JOB Armel, Sa dernière chance, Namur, Mijade, 2023, 307 p.
« Quand
on se fourre dans la gueule du loup, il ne faut pas lui reprocher d’avoir les
dents longues » (JOB Armel, Sa
dernière chance, Namur, Mijade, 2023, 307 p. – p.127)
Le roman
réaliste, qui s’appuie sur les réseaux sociaux, conjugue la mise en scène qui
leur est propre à la scène fictionnelle que confectionne un narrateur en
suivant les personnages. On entre sur les réseaux sociaux en se créant un
double. Ici, Rachel est le double de façade d’Élise Dubois ; Tristan est le
double de manigance et louches affaires de Pierre Fauvol. Le roman les met en
scène, décrivant par les relations interpersonnelles des liens sociaux blessés,
brisés, aliénés à l’individualisme réificatoire. Les individus sont étrangers à
eux-mêmes, cherchant qui la thésaurisation de conquêtes (l’antiquaire, Pierre
Fauvol), qui la fructification des avoirs (le directeur d’agence immobilière,
Édouard Gayet), qui la reconnaissance sociale élitaire (Marie-Rose Gayet), qui
l’assouvissement morbide de désirs cachés (le chanoine responsable du
patrimoine de l’Église, Félix Grimaux). Ces quatre personnages vivent dans la
clôturation de leur monde, de leur Moi. Ils se coupent des autres chez qui ils
ne voient que des objets de jouissance, des objets de rapports pécuniaires, des
instruments d’usage domestique, des faire-valoir professionnels et sociaux.
Quant à Élise Dubois, elle subit leurs désirs
d’emprise. Servante, objet sexuel soumis à la tradition clérico-patriarcale,
Élise Dubois est femme de rapports pour ses prédateurs, le truchement
insignifiant de leurs manigances. Si elle est le personnage principal, c’est
parce que les autres s’emploient à nier sa personne.
Toutes les
relations sont avilies par une violence symbolique qui détermine l’essentiel
des échanges. L’imaginaire des personnages est altéré ; chacun est plongé
dans une crise existentielle qui se juxtapose à une crise économique brossée en
arrière fond. Le roman rapporte, sous la forme d’un fait divers, les ressorts
secrets d’une affaire inventée avec souffle et forte ruse narrative. Il met en
scène la révolte d’Élise Dubois, brisant les murs de la claustration où on la
tient. Et sa révolte a pour vecteur le corps, la vie du corps et plonge dans la
nuit des temps pour découvrir le sentiment de sympathie. Mais pour cela, il
faut défaire les voiles du faux : « mais tous les êtres humains ne
sont-ils pas des escrocs »[1] ?
« Mais trop c’est trop, je n’en puis plus de ces mensonges, de cette
comédie répugnante. »[2]
Sauver les apparences c’est perpétuer le faux. Sa dernière chance est donc
l’histoire d’une femme en quête d’elle-même, en reconquête d’une vérité
humaine.
Manipulation,
échappée belle, chosification ?
Au début,
pour créer sa page sur le site de rencontre, l’outil de communication organise
les renseignements, et oblige la personne à mettre en scène ce qu’elle pense
que les autres penseront d’elle en lisant ce qu’elle confie au site. Elle dit
le vrai autant qu’elle dissimule. On comprend, dès lors, pourquoi la thématique
centrale de la dissimulation se double de la question de l’identité.
Tous les
personnages ont un problème avec l’identité qu’ils ont ou se sont donné
ou les deux. Julia Blanmon a substitué à sa
vie campagnarde une vie de citadine qui lui sied ; Félix Grimaux est
catholique mais vit d’escroquerie et n’a de cesse de satisfaire ses
perversions ; Pierre Fauvol est Tristan, faux veuf d’un amour romantique,
escroc notoire et abuseur de femmes ; Marie-Rose Gayet soigne sa renommée
de gynécologue attentionnée, s’entourant d’une configuration sociale
conservatrice qui sied à sa stature sociale quitte à briser la vie de sa
sœur ; Édouard Gayet est un père de famille aussi peu disponible que son
épouse pour les enfants, un homme généreux, en réalité obsédé par
l’accumulation d’argent et la convoitise sexuelle ; Élise Dubois est
gouvernante effacée, célibataire traumatisée par un vécu de violence et de
manques, mais aussi Rachel, une femme en quête de sa libération cherchant à se
soustraire à la surveillance.
La
manipulation sociale que symbolise le site catholique du chanoine Grimaux, en
lien avec la religion comme institution de manipulation des âmes, désinforme
les personnages sur eux-mêmes, notamment Pierre-Tristan. Élise Dubois qui croit
y trouver un refuge s’y perd pour y avoir livré des données personnelles. Le
propre du site est de manipuler l’identité, de l’exposer autant que la voiler,
la fictionner. Symbolique, le pouvoir de la technologie est ici personnifié par
le chanoine, un gardien des âmes d’une institution multiséculaire d’opium du
peuple.
Du virtuel
au réel, comment en sort la personne ?
Élise
Dubois, gouvernante chez sa sœur et son beau-frère, hébergée et logée, sans
rémunération, soumise à leur surveillance vit une existence d’esclave du bien
familial. Elle est aussi sous la surveillance du chanoine Félix Grimaux qui l’a
piégée sur le site de rencontre catholique qu’il a créé et qui tient à jour un
dossier de compromission pour la soumettre à ses calculs vénaux. Sous
surveillance, Élise Dubois a donc au fond peu d’espaces privés et expérimente,
jour après jour, le délitement de la distinction entre sphère privée et sphère
publique.
Son
inscription sur le site et son investissement pour conquérir Pierre Fauvol à
son plan de libération du corps, mais aussi pour se soustraire à la
surveillance (elle lui demande, lors de leur rencontre à l’hôtel dont elle est
l’organisatrice, de ne dire à personne qu’elle va rester dans l’hôtel durant
deux jours). Notons-le : se soustraire, c’est s’échapper, on ne s’échappe
que par une réduction de visibilité mais donc aussi d’être. La fragmentation de
la vie devient souhaitée afin de se trouver soi. Alors que l’unité de la
personne a longtemps été l’idéal, le but de la construction de sa personnalité,
ici, c’est la désunion, la scission de la personne qui est construction de
personnalité.
Les
personnages, Pierre-Tristan comme Élise-Rachel,
vivent en dissociation ce qu’ils écrivent et ce qu’ils font. Entre les pensées
énoncées sur internet et les motivations réelles qui les animent, s’est
installée une discontinuité qui prévient la fracture de toute vraie
rencontre : « Des gens comme Fauvol et elle ne pouvaient plus
s’aimer simplement. Ils se servaient des apparences de l’amour, mais ce n’était
que l’habillage de machinations souterraines »[3].
Une autre
question posée par Sa dernière chance est de comprendre le
rapport que la personne entretient avec son avatar numérique, les conséquences
mentales, psychologiques, sociales des relations virtuelles engagées, enfin
l’impact que des rencontres réelles ainsi provoquées peuvent avoir sur soi. Que
reste-t-il de l’humain sans corps ? Que reste-t-il de l’humain donnant son
corps pour son corps ? Les sites de rencontre étant des créations
d’entreprises pour la marchandisation de la relation amoureuse, comment
interpréter l’achat de la mise en ligne de son profil ?
Le roman est
traversé par ces questionnements, mais les personnages n’étant pas figés,
d’autres affleurent, laissant le lecteur ou la lectrice dans l’indétermination
de ce qui vient.
De
l’inquiétude
Tous les
personnages principaux sont pris dans l’inquiétude. Le chanoine passe du désir
d’objet à l’inquiétude qui va le faire retourner auprès de ses paroissiens et
renoncer à l’acquisition du tableau de ses rêves pour lequel il est allé
jusqu’à corrompre les uns et les autres, à mentir et humilier sa plus proche
confidente et amante. Fauvol, avide de profit, est traversé par l’inquiétude de
ne pas réussir à s’enrichir. Il est avide de profit, de désirs à satisfaire
dans l’éphémérité. Il est la figure typique du petit bourgeois. Sa rencontre
avec Élise va lui apprendre la passivité et avec la passivité l’écoute et avec
l’écoute il va découvrir la passion, une passivité faite patience. Grâce à
Élise qui déconstruit sa stéréotypie machiste des relations de couple, son
inquiétude va se porter non plus sur l’argent mais sur la vie humaine. De là
débouchera une autre perspective d’existence, malgré la ruine. Élise confiné
dans son corps par la claustration familiale imposée, va apprendre l’inquiétude
de l’insécurité pécuniaire et à se battre pour la surmonter, ce qui suppose de
sortir des griffes de l’ordre moral bourgeois qui la tient emprisonnée depuis
quinze années. Confrontée à l’absence d’Élise, Marie-Rose va s’inquiéter de
l’effondrement de l’institution familiale qu’elle pense avoir bâtie et
consolidée. Son mari est bousculé d’une nuée d’inquiétudes engendrées par ses
obsessions et sa vénération pour l’échange marchand.
La figure de
l’inquiétude déplie son ombre sur les sphères closes de la bourgeoisie et de la
petite bourgeoisie, donnant au roman psychologique Sa dernière chance
une coloration certaine de roman social.
Morale de l’individualisme
Les
personnages du mal font le mal par intérêt, « car en fait tout est lié
à l’argent »[4].
L’argent gouverne leur vie, leur image, leur représentation de la vie sociale.
L’argent est destructeur de l’autre, parce qu’il repose sur la hiérarchisation
des personnes, comme Élise Dubois en subit les conséquences au quotidien.
L’argent monnaye, chosifie, et l’être chosifiée est bafoué dans son humanité.
L’amour en subit les conséquences aussi, devenant chez Edouard Gayet une haine
de possession. Dans le roman, la violence symbolique « articule les
Sujets à un pacte »[5].
Entre eux, nul partage si bien que l’agressivité prend le dessus avec le repliement
accentué de l’individu sur lui-même. Edouard Gayet est d’une « turbulence
corruptrice »[6] ;
Félix Grimaux, le chargé du patrimoine de l’église, est habité par la raison
corruptrice du collectionneur fétichiste et se range avec les bourgeois moyens
comme ses congénères bureaucrates de la sainte croix ; Pierre Fauvol est,
avant sa rencontre avec Élise Dubois, le type du petit-bourgeois qui rage de ne
pas accumuler fortune. Quant à la sœur d’Élise Dubois, Marie-Rose, épouse
Gayet, elle a l’amour corrompu par l’égoïsme et la certitude suffisante du
jugement administrateur et du bling-bling mondain.
Élise
Dubois, dépossédée, déshumanisée, dégradée, déséquilibrée par la double
pression familiale et sociale, est le réceptacle des dards convergents des
corruptions morales. Pour trouver sa personne, pour atteindre son soi-même,
elle va prendre sa vie à son corps partisan. C’est dans l’étreinte qu’elle va
se construire. Elle va y puiser le fondement du rapport à l’autre ; se
construire c’est rencontrer l’autre. Or, la relation sexuelle est la source
instinctuelle de ce rapport, devenue au cours du procès d’humanisation, la
relation amoureuse mais aussi la relation sociale. Dans l’étreinte se love et
l’accomplissement culturel de l’humain et le dépassement collectif de
l’individu. L’enjeu ? La réalisation de l’individu.
Conclusion
Le roman
pose au cœur de sa thématique le déni physique ou symbolique de la relation
humaine, il pose l’enjeu relationnel de ce qui fait mal, ce mal qui traverse la
banalité des quotidiennetés individuelles : « Par-delà les pièges
de la communication galopante et dévoyée, la mise en relation de l’homme avec
le monde et avec ses semblables est le seul gage d’intensité et de déploiement
de l’existence »[7] Roman
psychologique, il porte un regard social scrupuleux dans les limites d’un huis
clos familial. Mais s’il semble un roman d’analyse de l’inquiétude
existentielle de nos contemporains, il est aussi, par la verve compositrice
d’un narrateur espiègle qui se rappelle régulièrement aux lecteurs en les
interpellant, un roman d’aventure annulant chaque prévisibilité dès à peine
esquissée.
Ce dernier
trait appelle une remarque sur le choix de la position du narrateur. Le roman
se donne comme la relation d’un fait divers et l’incipit met d’ailleurs en
scène un journaliste qui écrit un papier sur l’affaire et pour ce faire mène
une enquête. Mais le narrateur va se substituer au journaliste : « Il
y a bien des éléments que les journalistes ne peuvent savoir, car ils n’ont
d’autres sources que les déclarations des témoins et l’apparence des
événements. C’est aux romanciers qu’il revient, comme un devoir, de les faire
connaître. »[8]
Ainsi, l’acte de raconter s’inclut-il dans l’histoire, non seulement pour
établir une relation de complicité avec le lecteur ou la lectrice, mais aussi
pour souligner l’illusion de vérité, celle d’avoir assisté aux événements.
Ironie, il s’agirait donc d’inclure une évaluation de vérité dans le récit… La
littérature serait donc plus vraie que le réel, elle offrirait la compréhension
englobante. Ce surréel n'existerait donc que par la parole présente et
subjective du narrateur. Dès lors, l’histoire pourrait reprendre…
Philippe
Geneste
[1]
Job Armel, Sa dernière chance, Namur,
Mijade, 2023, p.273.
[2]
Job Armel, Ibid. p.285.
[4]
Job Armel, Ibid. p.255.
[5]
Jacob, André, Penser le mal aujourd’hui. Contribution à une anthropologie
du mal, Paris, Penta, 2011, 195 p. – p.42.
[6]
Jacob, André, Ibid. p.44.
[7]
Jacob, André, Ibid. p. 95.
[8]
Job Armel, op. cit., p.306.