Anachroniques

12/05/2024

Dans l’inachèvement des sentiments

ROMAN Ghislaine, L’Ivresse des profondeurs, Le Muscadier, 2024, 88 p., 11€50

« Avoir mal n’offre-t-il pas un départ irrécusable à l’expérience sensible la plus commune ? »

Jacob, André, Penser le mal aujourd’hui. Contribution à une anthropologie du mal, Paris, Penta, 2011, 195 p. – p.97.

Le discours de Luce reproduit un fatalisme bovarien, en se cramponnant à des représentations justificatrices de la violence qu’elle subit de Tobias. Elle répète des lambeaux de phrases venus d’un stock qui semble inépuisable, mais qui est aussi un réservoir d’images figées de la relation amoureuse fantasmée. Luce refuse de voir.

Sasha n’adhère pas à ce fatalisme, elle éprouve l’irréalité de ce qu’affirme Luce, mais, fragilisée par un processus de socialisation qui ressemble à un parcours d’obstacles, elle refuse d’aller contre l’univers discursif de son amie afin de ne pas la perdre. Sasha chute dans le fossé qui sépare son discours, son action surtout, de ce qu’elle sait avoir entendu dans l’attitude de Luce. Sasha refuse de faire savoir et met son énergie à ne pas croire en ce savoir pourtant perçu, déniché. Ne pas dire, ne pas savoir devoir dire entraîne la fêlure depuis laquelle la narration du roman est prononcée.

Chez Luce, ne pas vouloir dire, réprimer son vouloir dire, enclot l’adolescente en un territoire qui se situe hors du réel. C’est dans cette déréalité que s’accomplit la déréliction de sa personne, corps affligé, cœur saignant, esprit en dérive mortifère. Luce, à force de répétition s’enferme dans son discours déréalisant. Elle s’enferme ainsi dans la violence subie mais masquée. Objet des coups, elle ne peut plus se récupérer comme sujet. La représentation aliénante triomphe en ce que Luce s’identifie à cet objet frappé qu’elle est devenue. Et cette identification fait disparaître à ses yeux, son identité d’être libre. La répétition des coups, des discours tenus stéréotypés, se ferment sur elle, bouchent tout horizon autre. Luce a remplacé les relations réelles avec Tobias par des représentations de l’amour imaginé. Celles-ci se sont édifiées dans les discussions avec les copines, dans des lectures ou vision de fictions sentimentales. Elles forment la matrice stéréotypée et conventionnelle dans laquelle Luce fait entrer de force sa relation avec Tobias, quitte à tordre le réel.

Ce déni de réalité entraîne aussi l’amitié : celle-ci est remplacée par Luce en demande de complicité frauduleuse ; quant à Sasha, elle se perd dans cette amitié déniée et donc peu à peu insaisissable. Le roman fouille alors l’aliénation, ce mal où un autre figé, destructeur s’immisce dans le sujet. Luce présente un comportement aliéné c’est-à-dire étranger à ce qu’il est, un comportement couvert par une fausse conscience du rapport qu’elle entretient avec Tobias. Le discours qu’elle tient à Sasha et le discours intérieur de Sasha refusant de contrer ce discours jusqu’à le faire, extérieurement du moins, sien, dans ces deux discours s’accomplit la perte de la puissance analytique du langage. Un processus de symbolisation construit chez Luce la fausse conscience et un autre processus de symbolisation construit chez Sasha son impuissance à agir (le discours retenu fait barrage). Chez Sasha, ce processus œuvre à l’inverse de ce qu’elle éprouve, à l’inverse de l’amitié profonde qu’elle voue à Luce et annihile la conduite d’entraide que, spontanément, elle souhaiterait mettre en œuvre, mais que, sous les interdits discursifs de Luce, elle refoule. C’est pour cela, à cause de ces contradictions qui la minent, que Sasha perd pied avec le réel, dans une souffrance qui la paralyse.

La vérité semble se révéler lorsque la relation normative au réel se réinstaure sous l’impact de l’enquête politico-judiciaire sollicitée. Mais, et c’est un effet de la composition du roman, il n’en est rien ou, plutôt, cette vérité est problématisée par la fin du roman. Sasha, par complicité d’amitié, s’est épuisée dans l’adhésion aux conduites de détour de Luce, jusqu’à entrer dans une duplicité que dénoue l’acte dernier de sa complicité en amitié. Le dénouement où vengeance et hasard se confondent est ambigu. La justice va chercher à dénouer cette ambiguïté, savoir s’il y a duplicité volontaire, aidée en cela par l’institution psychiatrique. Le roman de Ghislaine Roman, bien qu’à partir d’une toute autre problématique, entre en écho avec Coupable ? de Yves-Marie Clément, dont la narratrice, « Élona, est accusée soit de complicité soit de non-assistance à personne en danger » (1). L’Ivresse des profondeurs comme Coupable ? analysé par Annie Mas est un « roman [qui] éveille notre empathie et [où] nous ressentons les émotions qui (…) submergent » l’héroïne. La fin du roman interroge la possibilité de l’articulation du système des valeurs personnelles qui animent Sasha avec le système des valeurs de l’ordre social rappelé par l’enquête judiciaire relayée par l’institution psychiatrique.

Cette interrogation vient placer Tobias, le jeune homme violent, au centre du récit. La problématique se déplace alors vers la coïncidence que la société recherche entre les conduites individuelles et la loi. La question de la socialisation est alors posée en différenciation avec celle de l’inclusion qui rabote. La socialisation dans le groupe des pairs et la socialisation élargie à la société doivent s’articuler. Or, dans L’Ivresse des profondeurs il y a échec de cette articulation. De plus, où s’indexe le réel entre la représentation du bonheur qui alimente le désir de Luce et l’univers de normes et de règles sensées constituer la représentation aboutie de la vie en société ? 

La fin n’est ni euphorique ni dysphorique, mais elle demeure dans l’inachèvement et c’est une richesse pour la lecture à qui est confiée l’achèvement de l’histoire.

Philippe Geneste

(1) CLEMENT Yves-Marie, Coupable ?, édition le muscadier, collection Rester Vivant, 2023, 79 pages, 11€50, chroniqué par Annie Mas sur le blog https://lisezjeunessepg.blogspot.com/ du 19/11/2023. Les citations sont d’A. Mas.

05/05/2024

Balade écologique et danses en comptines

MOLAS Charlotte, Balade en forêt, amaterra, 2024, 14€90

Une nouvelle réussite d’amaterra pour cet imagier élaboré en bande dépliante. Le petit y est invité à traverser le printemps et l’été, de jour et de nuit, puis l’automne. Dominent, dans les images, le vert  le bleu nuit puis le marron. Intelligemment conçue, la bande imagière inscrit des personnages dans les vignettes. Le ruban déplié se retourne et, alors, l’enfant trouve l’imagier dont l’adulte peut s’emparer pour inviter le petit à retrouver sur la bande du verso chaque sujet dénommé. Les couleurs douces, le plaisir de la manipulation, tout concourt à faire de cet ouvrage un beau cadeau à l’enfant jusqu’à 4/6 ans. 

 

DAVIES Nicola, La Vie en vert. L’histoire des plantes de notre planète, illustrations d’Emily SUTTON, les éditions des éléphants, 2024, 40 p. 15€50

Le sous-titre explicite précisément la teneur de cet album qui s’adresse aux enfants de fin d’école primaire mais aussi aux collégiens. Le propos est scientifiquement instruit, guidé par un point de vue évolutionniste que sert avec brio l’illustratrice. Les dessins aux effets naïfs, les couleurs enchanteresses et, à leur manière, explicatives du point de vue documentaire, motivent le lectorat à reprendre le texte pour en voir sa traduction graphique et ainsi entrer plus avant dans la compréhension du mécanisme qui fait de la vie en vert un indispensable point d’appui de la vie des plantes, animaux et humains. Surtout, Nicola Davies et Emily Sutton démontrent, avec simplicité mais sans entamer la réalité des processus de la fabrication du CO2 et de l’oxygène, le lien intime entre la géologie et le biologique, entre la constitution de la terre et le développement des organismes. Intelligemment, les autrices ont intégré des frises chronologiques de l’évolution des plantes directement sous les illustrations foisonnantes des doubles pages. Lire cet album documentaire est un régal pour la vue, un régal pour l’intelligence, une stimulation de l’intérêt à faire naître tant chez les petits que les plus grands pour les forêts, pour le végétal et donc pour la vie naturelle. Un livre magistral.

 

SEKANINOVA, Stĕpánka, Le Monde des fourmis, illustrations de Zuzana Dreadka KRUTÁ, Albatros, 40 p., 12€90

L’autrice a choisi de s’adresser directement à son lectorat, jeune, à qui on lira l’ouvrage dès 5/7 ans ou qui le lira seul (7/10 ans). L’expérience de la commission lisezjeunesse a montré que des plus âgés (11/12 ans) se l’appropriaient avec intérêt…

Fortement cartonné, de format confortable (24x28 cm), didactique dans sa présentation illustrée où des cases dessinées portent le texte explicatif ou informatif, l’ouvrage vise l’efficacité. Il s’agit de faire comprendre ce que sont des insectes sociaux, de montrer la diversité des rôles que se répartissent les membres d’une même fourmilière, de susciter la curiosité en présentant quelques-unes des 25 à 35 000 espèces de fourmis connues, à en décrire l’évolution depuis l préhistoire.

Chaque double-page équivaut à un chapitre dont le titre étonne et stimule la lecture : « Le radeau de la fourmi », « La prise du château », « Les grosses têtes partent en guerre », « Les fourmis Dracula », etc. Comme il apparaît, le choix est fait d’une approche anthropomorphique, pour appuyer par l’humour du dessin le propos entomologiste. Ce serait un bémol, mais il faut saluer que le texte et l’image s’épaulent pour expliquer de manière démonstrative tel ou tel aspect de la vie des fourmis ou de leur constitution.

La commission a beaucoup apprécié l’album documentaire, suscitant les lectures et donc stimulant la curiosité des enfants. N’est-ce pas la preuve d’une réussite de l’œuvre ?

 

MICHAUD Raphaëlle, Mes Comptines pour danser, Gallimard, 2024, 12 p. 10€

Raphaëlle Michaud rassemble ici cinq comptines : C’est Gugusse, Un petit pouce qui dance, J’ai un pied qui remue, La fille du coupeur de paille, L’alouette est sur la branche. Toutes s’adressent aux enfants petits, tout petits et moins petits, à la fois par les yeux et par les oreilles. Il s’agit en effet d’un livre sonore aux arrangements gais. L’adulte pourra s’appuyer pour sa relation à l’enfant sur les illustrations aux couleurs dynamiques réalisées sur un support fortement cartonné. Un « jeu inédit de cherche et trouve », alliant vue et ouïe, vient augmenter le livre aisément manipulable, dès deux ans.

Philippe Geneste