ROMAN Ghislaine, L’Ivresse des profondeurs, Le Muscadier, 2024, 88 p., 11€50
« Avoir
mal n’offre-t-il pas un départ irrécusable à l’expérience sensible la plus
commune ? »
Jacob,
André, Penser le mal aujourd’hui. Contribution à une anthropologie du mal,
Paris, Penta, 2011, 195 p. – p.97.
Le
discours de Luce reproduit un fatalisme bovarien, en se cramponnant à des
représentations justificatrices de la violence qu’elle subit de Tobias. Elle
répète des lambeaux de phrases venus d’un stock qui semble inépuisable, mais
qui est aussi un réservoir d’images figées de la relation amoureuse fantasmée.
Luce refuse de voir.
Sasha
n’adhère pas à ce fatalisme, elle éprouve l’irréalité de ce qu’affirme Luce,
mais, fragilisée par un processus de socialisation qui ressemble à un parcours
d’obstacles, elle refuse d’aller contre l’univers discursif de son amie afin de
ne pas la perdre. Sasha chute dans le fossé qui sépare son discours, son action
surtout, de ce qu’elle sait avoir entendu dans l’attitude de Luce. Sasha refuse
de faire savoir et met son énergie à ne pas croire en ce savoir pourtant perçu,
déniché. Ne pas dire, ne pas savoir devoir dire entraîne la fêlure
depuis laquelle la narration du roman est prononcée.
Chez
Luce, ne pas vouloir dire, réprimer son vouloir dire, enclot l’adolescente en
un territoire qui se situe hors du réel. C’est dans cette déréalité que
s’accomplit la déréliction de sa personne, corps affligé, cœur saignant, esprit
en dérive mortifère. Luce, à force de répétition s’enferme dans son discours
déréalisant. Elle s’enferme ainsi dans la violence subie mais masquée. Objet
des coups, elle ne peut plus se récupérer comme sujet. La représentation
aliénante triomphe en ce que Luce s’identifie à cet objet frappé qu’elle est
devenue. Et cette identification fait disparaître à ses yeux, son identité
d’être libre. La répétition des coups, des discours tenus stéréotypés, se
ferment sur elle, bouchent tout horizon autre. Luce a remplacé les relations réelles
avec Tobias par des représentations de l’amour imaginé. Celles-ci se sont
édifiées dans les discussions avec les copines, dans des lectures ou vision de
fictions sentimentales. Elles forment la matrice stéréotypée et conventionnelle
dans laquelle Luce fait entrer de force sa relation avec Tobias, quitte à tordre
le réel.
Ce
déni de réalité entraîne aussi l’amitié : celle-ci est remplacée par Luce
en demande de complicité frauduleuse ; quant à Sasha, elle se perd dans
cette amitié déniée et donc peu à peu insaisissable. Le roman fouille alors
l’aliénation, ce mal où un autre figé, destructeur s’immisce dans le sujet.
Luce présente un comportement aliéné c’est-à-dire étranger à ce qu’il est, un
comportement couvert par une fausse conscience du rapport qu’elle entretient
avec Tobias. Le discours qu’elle tient à Sasha et le discours intérieur de
Sasha refusant de contrer ce discours jusqu’à le faire, extérieurement du
moins, sien, dans ces deux discours s’accomplit la perte de la puissance
analytique du langage. Un processus de symbolisation construit chez Luce la
fausse conscience et un autre processus de symbolisation construit chez Sasha
son impuissance à agir (le discours retenu fait barrage). Chez Sasha, ce
processus œuvre à l’inverse de ce qu’elle éprouve, à l’inverse de l’amitié
profonde qu’elle voue à Luce et annihile la conduite d’entraide que,
spontanément, elle souhaiterait mettre en œuvre, mais que, sous les interdits
discursifs de Luce, elle refoule. C’est pour cela, à cause de ces
contradictions qui la minent, que Sasha perd pied avec le réel, dans une
souffrance qui la paralyse.
La
vérité semble se révéler lorsque la relation normative au réel se réinstaure
sous l’impact de l’enquête politico-judiciaire sollicitée. Mais, et c’est un
effet de la composition du roman, il n’en est rien ou, plutôt, cette vérité est
problématisée par la fin du roman. Sasha, par complicité d’amitié, s’est
épuisée dans l’adhésion aux conduites de détour de Luce, jusqu’à entrer dans une
duplicité que dénoue l’acte dernier de sa complicité en amitié. Le dénouement
où vengeance et hasard se confondent est ambigu. La justice va chercher à
dénouer cette ambiguïté, savoir s’il y a duplicité volontaire, aidée en cela
par l’institution psychiatrique. Le roman de Ghislaine Roman, bien qu’à partir
d’une toute autre problématique, entre en écho avec Coupable ?
de Yves-Marie Clément, dont la narratrice, « Élona, est accusée soit de complicité soit de non-assistance à personne
en danger » (1).
L’Ivresse des profondeurs comme Coupable ?
analysé par Annie Mas est un « roman
[qui] éveille notre empathie et [où] nous ressentons les émotions qui (…)
submergent » l’héroïne.
La fin du roman interroge la possibilité de l’articulation du système des
valeurs personnelles qui animent Sasha avec le système des valeurs de l’ordre
social rappelé par l’enquête judiciaire relayée par l’institution
psychiatrique.
Cette interrogation vient placer Tobias, le jeune
homme violent, au centre du récit. La problématique se déplace alors vers la
coïncidence que la société recherche entre les conduites individuelles et la
loi. La question de la socialisation est alors posée en différenciation avec
celle de l’inclusion qui rabote. La socialisation dans le groupe des pairs et
la socialisation élargie à la société doivent s’articuler. Or, dans L’Ivresse
des profondeurs il y a échec de cette articulation. De plus, où
s’indexe le réel entre la représentation du bonheur qui alimente le désir de
Luce et l’univers de normes et de règles sensées constituer la représentation
aboutie de la vie en société ?
La fin n’est ni euphorique ni dysphorique, mais elle
demeure dans l’inachèvement et c’est une richesse pour la lecture à qui est
confiée l’achèvement de l’histoire.
Philippe
Geneste
(1) CLEMENT Yves-Marie, Coupable ?, édition le muscadier, collection Rester
Vivant, 2023, 79 pages, 11€50, chroniqué par Annie Mas sur le blog https://lisezjeunessepg.blogspot.com/ du 19/11/2023. Les citations sont d’A. Mas.