Anachroniques

22/12/2022

Dans la nuit émerveilleuse des livres

BAUM Gilles, Tout noir, illustratrice Amandine PIU, Amaterra, 2022, 30 p. 29€90

Nul doute que ce livre-objet, un livre qui se fait frise quand on le déplie, un leporello avec des découpes, sera privilégié sous le sapin de Noël des enfants de 4 à 10 ans. L’objet est de toute beauté, le sujet de grand intérêt : un bug électrique, New York plonge dans le noir. La narratrice est une petite fille dont la maman, femme de ménage ou agente de service, travaille de nuit. Elle est seule chez elle et s’inquiète pour sa maman. Alors elle part la chercher en se munissant de trois allumettes. À la faveur de la nuit, l’étrange s’installe dans le périple enfantin. Les objets s’animent, un girafon sert de monture à l’enfant jusqu’à la rencontre d’un homme-de-rien, un saxophoniste qui se joint à la troupe en formation pour rejoindre la maman. À la troisième allumette, la maman apparaît, sur un banc avec une amie. Elles attendaient un peu de lumière. C’est l’enfant qui craque sa troisième allumette. Bien sûr, la frise noire qui se déplie s’illumine de jaune quand une allumette se consume. Et les cinq membres de la troupe du leporello regagnent l’appartement. Ils montent sur le plus haut toit pour éclairer le monde. La frise se lit d’avers et de revers, le texte sur l’avers seulement. Les dessins sont délicats, la prouesse technique fascine les enfants, l’intertextualité évidente (La Petite fille aux allumettes, Les Musiciens de Brême) enrichit encore la lecture. Les enfants aiment manipuler une histoire, ils peuvent aussi aimer jouer avec le rapport aux deux autres contes. Le texte est d’une poésie qui prend garde de bien maîtriser ses effets afin de laisser l’objet-livre et le travail illustratif emporter d’abord les enfants, lectrices ou lecteurs dans la nuit émerveilleuse.

 

 

CRÉPON Sophie & VEILLON Béatrice, L’Histoire des enfants en BD, illustrations de Béatrice VEILLON, Bayard, 2022, 213 p. 19€90

Ce fort volume part de la préhistoire, passe par l’Antiquité, le Moyen Âge, les Temps modernes, le XIXème siècle, le XXème et enfin le XXIème siècle. Un texte documentaire accompagne des histoires en bande dessinée (24 BD et 26 pages documentaires) retraçant la condition des enfants dans diverses civilisations et à travers les temps. Si on regrettera que la famille soit posée bien précocement dans l’histoire de l’humanité, on ne peut que noter la richesse informative du travail des deux autrices. L’enfant -de 8 à 13 ans- pourra lire le livre chronologiquement aussi bien que s’y plonger au gré de ses intérêts. Outre les temps préhistoriques, il est invité à découvrir les civilisations égyptienne, grecque, amérindienne. L’enfance dans la civilisation occidentale est plus particulièrement décrite à travers son Histoire, et le XXIème siècle est l’occasion de découvrir aussi l’enfance chez les Yanomami, au Pakistan. Bien sûr, la Convention Internationale des droits de l’enfant (1989) fait l’objet d’une page documentaire. Cette somme au papier glacé sera sûrement un cadeau prisé.

 

Mastro Pablo A., Des Histoires plein le ciel, illustrations de SUÁREZ, Helvetiq, 2022, 32 p. 14€

Cet album au format italien coïncide avec l’âge des « pourquoi ? » enfantins portant sur le ciel. Or, ce qui intrigue l’enfant est aussi ce qui a intrigué, apeuré, fasciné l’humanité en ses premiers âges. L’album traduit de l’espagnol conjoint ces deux problématiques, l’une astronomique, l’autre mythologique et anthropologique.

Ouvrons ce livre noir du monde des étoiles, des constellations qu’elles figurent et des galaxies qu’elles forment. L’imagination enfantine, si prompte à trouver justification à toute chose va, avec ce petit livre aux peintures oniriques et aux dessins abstraits, être confrontée aux réponses apportées par les imaginations ancestrales qui l’ont précédée. À son état de fabulation actuelle, l’enfant se voit proposé d’autres interprétations des constellations. Rien que cela est déjà, pour l’enfant, une richesse dans son apprentissage de la relativisation de son point de vue.

L’album part des dénominations communes attachées aux configurations des étoiles dans le ciel. L’enfant approche donc directement des récits de la mythologie grecque. On part du connu ou relativement connu, en tout cas d’un déjà entendu par l’enfant ; Puis commence le grand voyage vers d’autres civilisations et peuples : les Inuits, les Aborigènes, les Kazakhs, les Sumériens, les Japonais, les Navajos, les Kiliwas, les Polynésiens, les Sans (Afrique), les Incas. À chaque fois, une constellation sert de support de comparaison entre le connu et la civilisation abordée. Les dessins, couleurs et compositions varient, en approche du graphisme et des motifs artistiques des peuples sollicités. Et à chaque fois, ce sont de belles histoires, brèves, qui emportent vers un ailleurs où l’imaginaire roi cherche à se marier au réel qui fuit. La connaissance s’éclaire ainsi grâce à la multitude de voix imaginantes de l’humanité.

 

PRIME Joanna, ROI Arnaud, Océanomania, illustrations de Charlotte MOLAS, Milan, 2022, 14 p. 24€90

Ce livre est d’une belle facture éditoriale : un ingénieur papier (Arnaud Roi) a conçu des pages en pop-up. L’illustratrice use de couleurs chaudes et mates pour rendre compte des milieux marins décrits. Enfin Joanna Prime est une biologiste spécialisée en mammifères marins. On a donc une excellente présentation informative, une fabrication en pages qui se déplient et en pop-up qui enchante le jeune lectorat dès 7/8 ans, un grand soin apporté à la composition des images en couleurs. Le livre parcourt l’Atlantique, la mer Méditerranée, la Grande Barrière de corail, les abysses. Faunes et flores, un peu de géologie aussi sont convoquées. Le livre surprend les enfants, se lit et se relit. Les informations données sont ciblées, non foisonnantes mais précises. Elles sont aussi situées grâce à une carte accompagnant les quatre milieux visités. Ainsi, le jeune lectorat suit sans difficulté les textes tout en repérant les plantes, les animaux ou les reliefs marins sur les images. C’est un livre-objet qui fera un beau cadeau de Noël.

 

RYLANT Inge, Ma Petite Collection de choses, Amaterra, 2022, 1 boîte et 4 livres de 18 p. 24€

Présentée sous la forme d’un coffret à quatre compartiments, contenant chacun un livre cartonné de 18 pages, Ma Petite Collection de choses est un livre pratique, un documentaire et un imagier tout à la fois. Chaque livre décline la présentation de choses dans le cadrage d’une forme : le demi-cercle, le carré, le cercle, le triangle. Aucune forme géométrique n’est appréhendée abstraitement puisqu’elle sert de base à un imagier (une image et dessous la désignation de l’objet imagé). Mais l’intérêt ne s’arrête pas là. La conceptrice, Inge Rylant procède pour chaque livre par double page : il s’agit pour l’enfant de trouver le lien entre l’image de gauche et celle de droite, en dehors de la forme qui sert de cadrage. Ainsi, le livre implique l’adulte auprès de l’enfant pour qu’il stimule son imagination, sa capacité d’observation, ses facultés intellectuelles. En effet, les éléments fondamentaux sur lesquels s’appuie le travail de Inge Rylant sont la composition et la couleur. Les prolongements de cette « lecture-observation-compréhension-désignation » sont multiples, à commencer par la recherche dans l’entourage de l’enfant de ce que propose l’expérience du livre.

La boîte contenante est fortement cartonnée avec un aimant pour assurer la fermeture. Les livres sont eux aussi cartonnés avec des coins arrondis, parfaitement pensés pour les petites mains. On peut passer de longs moments avec l’enfant à partir de 12 mois et les enfants de trois à cinq ans apprécieront vivement passer d’un livre à l’autre, imaginer des histoires, s’amuser à interpréter des images.

Voilà une très bonne idée de cadeau.

 

Dans l’Océan, illustrateur Neil Clark, Tourbillon, 2022, 16 p. 10€90 ; Dans La Jungle, illustrateur Neil Clark, Tourbillon, 2022, 16 p. 10€90

Ces deux ouvrages sont des imagiers commentés. Ils nécessitent l’accompagnement de l’enfant durant les premières lectures, afin d’étayer les interprétations enfantines des images et notamment des transformations. Parce qu’en effet, ces deux livres reposent sur un mécanisme judicieux qui permet à la figure représentée (pour Dans La Jungle : le caméléon, le paon, le lézard à collerette, la tortue, ; pour Dans L’Océan : le diodon, la baudroie, le poulpe, la raie).

Bien sûr, le choix des animaux, absents de l’univers enfantin, interrogent. Comment l’enfant va-t-il s’approprier ces images ? N’est-ce pas pour lui l’équivalent d’animaux sortis d’une encyclopédie des animaux fantastiques ? Ne va-t-il pas voir et suivre des yeux les pages comme on entre et évolue dans un univers du merveilleux ? Nous pensons que c’est un grief que l’on peut faire aux deux ouvrages. Toutefois, le foisonnement sans complexité de l’illustration, les pages fortement cartonnées, les bous arrondis pour que l’enfant ne se blesse pas, tout cela l’invite à la manipulation de l’objet-livre.

De plus les deux ouvrages convainquent par le procédé de fabrication sur lequel repose leur originalité. Un mécanisme de languette s’actionne dès qu’on tourne une page. Si bien que l’animal vu dans un cadre rond se métamorphose en un état de lui-même différent : le paon fait la roue, la tortue rentre dans sa carapace etc. Or, on sait combien il est difficile de faire accepter à des petits et tout petits que même changé, même transformé, un animal, un objet demeure identique à lui-même. L’enfant de cet âge n’a pas encore atteint la conservation. Là, il peut se rendre compte que l’on parle toujours du même animal, même si l’image le présente sous un aspect différent.

 

MINHÓS MARTIN Isabel, Le Monde en 11 voyages extraordinaires, illustrations de CARVALHO Bernardo P., éditions Helvetiq, 2022, 136 p. 24€90

Comment l’homme s’est-il imaginé un ailleurs ? Quel est cet élan de curiosité qui l’a poussé ? Comment se repérait-il avant que n’existe la cartographie ? La carte est-elle une science des rêveries spatiales ?

Le petit enfant explore le monde qui l’entoure, il y découvre de l’inouï, il s’y accommode, l’assimile, s’y invente en terrain connu ou inconnu, donnant vie à ce qu’il voit, aux formes qu’il perçoit, prêtant animation à tout ce qui se trouve là : l’explorateur, l’exploratrice, les découvreurs sont-ils comme les enfants au point que ceux-ci pourraient y puiser quelque éthique de vie humaine ? Mais lesquels ? Ceux qui partis d’autour de soi se sont approprié terres, personnes, travail des membres de peuples colonisés ? Ceux mus par une volonté d’évangélisation et d’esclavage, assumant leurs conquêtes territoriales au nom de la foi et de la fureur de la guerre ? Ceux qui imbus de leur civilisation ont écrasé celles qui, leur étant inconnues, n’avaient pour eux aucune existence ? Comment le désir d’ailleurs peut-il échapper à l’égocentrisme civilisationnel, à l’égocentrisme social, à l’égocentrisme individuel ?

Le livre, illustré de dessins à l’encre et, semble-t-il, au fusain, mais aussi de peintures pleine page aux couleurs prononcées sur papier mat qui font penser aux paysages de Georgia O’Keefe (voir le blog lisezjeunessepg du 9 janvier 2002), apportent des réponses à ces questions. L’autrice explicite son choix de ne pas éclairer les atrocités dont les missions exploratrices ont abouti à l’esclavage, à l’élimination de peuples entiers, à des génocides, à des asservissements les plus brutaux. Elle explicite le privilège donné aux découvreuses et découvreurs ayant parcouru le monde dans le but d’accroître les savoirs anthropologiques, scientifiques, écologiques, géologiques, biologiques… Ainsi, et selon l’ordre chronologique de leur départ : Pyhéas (-350 av. JC), Xuanzang (629), Jean de Plan Carpin (1245), Marco Polo (1271), Ibn Bettûta (1325), Bartolomeu Dias (1487), Jeanne Baret (1767), Joseph Banks (1768), Alexander von Humboldt (1799), Charles Darwin (1831), Mary Henrietta Kingsley (1894). Pour chacun d’eux et chacune d’elles, une carte montre à l’enfant lecteur le trajet de l’explorateur, de la découvreuse.

Savoir explorer, c’est savoir rencontrer, nous dit Minhós Martin, sinon explorer revient à s’approprier pour soumettre.

« Qu’est-ce qui pousse quelqu’un à prendre la route quand la route n’existe pas ? » Le même élan que ce qui pousse à connaître, quelqu’un qui ne connaît pas, le même élan qui poussera l’enfant à ouvrir ce livre magnifique. Peut-être, en tirera-t-il pour leçon que « laisser à l’impossible la possibilité de se réaliser » apporte compréhension, sciences, et élargit nos idées.

 

HEGARTY Patricia, Un Soir dans les collines, illustrations de Xuan LE, Glénat jeunesse, 2022, 26 p. 13€90

Ce bel album coloré à souhait, est réalisé en pages découpées, les décors jouant des fenêtres ainsi creusées dans le volume, donnant une perspective aux tableaux qui se succèdent au fur et à mesure que l’enfant tourne les pages. Le nuancier des couleurs progresse, suivant en cela le passage du soir à la pleine nuit. Le récit est donc temporel, une temporalité directement saisissable par l’enfant car c’est celle du passage du jour à la nuit, du jeu au coucher. Le contenu de l’histoire est simple : la description du comportement d’un certain nombre d’animaux et de leurs petits, ce qui enthousiasme les enfants. Grâce au découpage des pages, accompagner l’enfant dans sa lecture peut permettre de lui poser de nouvelles questions et le pousser à scruter en profondeur les illustrations, à interroger le retour d’une double page à l’autre d’un même animal, l’amener à anticiper les attitudes des animaux. La beauté des pages illustrées opère une vive attraction sur les petits, dès quatre ans, mais aussi jusqu’à sept ou huit ans. Une nouvelle fois, le livre pour la jeunesse resplendit d’une créativité éditoriale rare dans les autres secteurs littéraires.

 

FIGUERAS Emmanuelle, Au Creux des arbres, illustration Sylvie BESSARD, Milan, 2022, 32 p. 18€

De l’automne à l’automne, puis de l’automne au printemps, cet admirable album décrit le cycle des saisons appliqué à l’arbre. Un pommier d’abord, un marronnier ensuite puis une forêt de bouleaux et des sapins pour enfin revenir au pommier. Le pommier sert de modèle pour expliquer comment la graine se transforme en arbre puis en feuilles et en fruits. L’enfant lecteur découvre ces arbres mais il les découvre dans la synergie avec les animaux qui les peuplent, qui les habitent ou qui les voisinent, dans la synergie avec la terre et le devenir des feuillages. Il croise la migration de certains des animaux présents, s’arrête plus patiemment sur le lérot qui court jusqu’à sa sortie de l’hibernation, le hérisson, les papillons Belles-Dames. L’album est donc un récit empli de péripéties naturellement déterminées, tout en étant un documentaire facile à lire dès l’âge de 7/8 ans. Bien sûr, on peut lire l’ouvrage à des plus petits.

Mais sa spécificité, Au Creux des arbres la tient du travail minutieux de fines découpes au laser qui enluminent les pages, dévoilent l’univers arboricole dans une perspective écologique globale. Un très beau livre.

Philippe Geneste

19/12/2022

Voyages et mondes

ADAMS Nathaniel, Trains de légende. Un tour du monde des lignes ferroviaires les plus incroyables, illustrateur Ryan Johnson, Milan, 2022, 80 p. 17€50

La ligne de la Bernina et le Glacier express, le Caledonian Sleeper et le Jacobite, le Snowdon Mountain Railway, le Train du Cercle Arctique, le Désert Express de Namibie, les trains à vapeur indiens de darjeeling, des Nilgiris, de Shimia, le Transsibérien, le Shinkansen, le Ghan, le Rocky Mountaineer, le chemin de fer de l’Alaska, le Prurail, le New York and Atlantic Railway, voilà tous les trains présentés dans cet album de grand format aux illustrations généreuses. Documentaire, le livre s’augmente d’un index utile qui en rend plus aisée encore la lecture. Trois trains pour l’Amérique du Nord, un train pour la Russie, trois trains pour les pays du Nord, un train pour l’Asie, un pour l’Australie, un pour l’Inde, un pour tout le continent africain, un pour toute l’Amérique du Sud. En même temps qu’une découverte des trains eux-mêmes, le livre ouvre des horizons géographiques aux enfants dès 9 ans.

 

JOLIVOT Nicolas, Éole roi. Le livre des vents, HongFei, 2022, 120 p. 23€

Un 27 octobre 1990, à vingt-cinq ans, Nicolas Jolivot vient de finir ses études. Il entreprend un tour de la France à pied. Dans ses bagages un carnet 28cmx22 couvert de faux cuir noir de 200 pages et un porte-plume en plastique. Dans ce carnet, il note et croque les lieux. Le fil directeur, saisir les vents et leurs manifestations. Un index de vingt-sept entrées les répertorie dans le livre relié avec signet qui est une reprise de ce carnet. Dans le livre, ils sont évoqués, à la fois sous le signe du conte et sous celui du documentaire. La liberté d’écriture -en dehors de la contrainte à peu près tenue de l’écriture diaire- autorise les changements de registre et c’est aussi ce qui fait tout le sel de la lecture d’un carnet ou d’un journal d’un écrit intime. Les illustrations, elles, sont toutes afférentes au vent. Elles sont autant de concentrés d’histoires, d’appel à fables, de rappel de fabulations. Ils sont aussi mis en images : « j’ai essayé de donner une apparence aux choses invisibles en exagérant presque jusqu’à l’absurde, comme fait l’homme depuis la nuit des temps pour jouer, se rassurer et cohabiter avec la nature ». À la manière d’un carnet, le livre est chronologique, dates des jours mais point des années. Il est divisé selon les quatre orientations où mènent les pas et qui sont désignés : « méridional », « septentrional », « occidental », « oriental ».

Nicolas Jolivot allie ici, comme dans ses autres œuvres parues chez HongFei l’illustration et l’écriture pour composer un récit de voyage. À la source d’Éole roi. Le livre des vents se trouve donc un premier voyage revisité trente ans plus tard. Un voyage de jeunesse est souvent initiatique et c’est probablement cette quête qui a animé l’auteur. Comme dans le magnifique Voyages dans mon jardin (voir le blog lisezjeunessepg du 22/12/2021) c’est l’attention au monde qui s’impose comme caractéristique majeure. Les illustrations proposent une dominante spatiale qui contraste avec la dimension temporelle de la chronologie. Et si cette chronologie ne valait pas en tant que référentielle à un passé spécifié mais qu’elle renvoyait à une démarche : on apprend du monde, de soi, des autres, dans le cheminement. 

Ce livre est un magnifique cadeau pour adolescents, jeunes et moins jeunes adultes. Nicolas Jolivot est un philosophe de la lenteur et de la patience, un illustrateur des rêves. Il n’y a de liberté que dans l’expérience ouverte aux lieux, aux êtres et, ici, aux langues régionales. Les contes se forgent dans nos têtes, au contact avec le vent, avec la terre, avec les sites. Un nouvelle fois l’écoute du monde et des éléments se fait, comme nous l’écrivions en 2021, propédeutique à l’écoute des hommes.

 

DAY Yun, Je m’appelle Sudan, illustrations de LI Xingming, HongFei, 2022, 52 p. 15€90

Cet album nous vient de Chine. L’autrice et l’illustrateur sont allés au Kenya à la rencontre du dernier grand Rhinocéros blanc. L’animal, né en 1973 au Soudan, a perdu sa mère tuée par des braconniers pour lui arracher sa corne, dont la revente, en Chine, notamment, vaut de l’or. Le petit rhinocéros a ensuite été capturé par des gardes forestiers et protecteurs de la nature afin de le protéger. Il séjournera alors dans un zoo de Tchétchénie, avant d’être reconduit en Afrique, au Kenya. C’est sa vie, son odyssée, avec en perspective les méfaits du commerce des animaux sauvages, les menaces grandissantes sur la faune africaine, que conte ce bel album. Le texte est narratif, sur la modalité constative non sans touches pathétiques. Les dessins réalistes de Xingming LI sont rehaussés par un travail sur les couleurs et leurs contrastes. Yun DAI articule ainsi trois histoires. D’une part, le jeune lectorat suit une mère rhinocéros et son petit, ensuite, il s’étonnera de la relation du jeune animal avec son soigneur, enfin, et c’est la part de fiction, il suivra une quête d’identité aboutissant au nom Sudan qui donne le titre au livre.

 

GARANDON, Laurent & N’HAOUA, Rachid, Rivage de la colère, Philéas, 2022, 104 p. 18€90

Cette bande dessinée est une adaptation du roman de Caroline Laurent, écrivaine franco-mauricienne, paru en 2020. En suivant la classification proposée par Gérard Genette dans Palimpseste[1], nous parlerons de transposition du roman en bande dessinée. En effet, c’est un motif stylistique qui transporte le texte du registre de la littérature à un registre jugé moins soutenu celui de la bande dessinée. La bande dessinée ajoute au roman la visualisation des lieux, facilitant pour les lecteurs et lectrices et a fortiori pour les jeunes la compréhension contextuelle du récit.

L’action se passe à Diego Garcia, le plus grand des sept atolls de l’archipel des Chagos, archipel rattaché à l’Île Maurice. Le récit commence en 1967, un an avant que ne soit proclamée l’indépendance de l’Île Maurice encore donc sous l’emprise du colonisateur anglais (Territoire britannique de l’Océan indien). Un nouvel administrateur, d’origine mauricienne, Gabriel Neymorin, arrive sur l’île Diego Garcia pour aider l’administrateur colonial alcoolique et fatigué. Une histoire d’amour se noue entre le jeune arrivant et Marie-Pierre Ladouceur, une autochtone analphabète comme tous les habitants de l’île. Tous travaillent pour le colonisateur. Quand survient l’indépendance de l’Île Maurice, proclamée le 12 mars 1968, les chagossiens ont la surprise de voir débarquer un contingent britannique qui leur intime l’ordre d’embarquer immédiatement, quittant animaux, maisons, cultures, pour rejoindre l’Île Maurice. Les anglais, avec la complicité obtenue par corruption du tout récent gouvernement mauricien, ont en effet vendu l’archipel aux Américains qui veulent tout raser sur la plus grande île, Diego Garcia, pour y installer une base militaire. Les océans sont parsemés de ce type de casernes à ciel ouvert obtenues après l’exil forcé de populations autochtones.

Les administrateurs de Diego Garcia, eux-mêmes tenus au secret sous peine de répression, ont caché leur sort aux chagossiens. Deux mille personnes s’entassent ainsi dans un bidonville à Port Louis. Les Mauriciens les rejettent, les conditions de vie sont désastreuses. Ils sont réfugiés, sans espoir de retour. C’est la lutte pour la reconnaissance de leur déportation par l’impérialisme britannique que la bande dessinée raconte, chronologiquement, de 1967 à 1975. Les magnifiques illustrations, réalistes, aux couleurs chaleureuses mises en valeur par les contrastes, captivent l’œil pour suivre une lutte pour la dignité.

La première planche et les trois dernières annoncent et forment un épilogue, mettant en scène Josephin, le fils reconnu de Marie-Pierre Ladouceur et de Gabriel Neymorin. Josephin poursuit le combat de sa mère, de son peuple. On est en 2019. La cour internationale de justice de La Haye a donné un avis consultatif, reconnaissant que le droit du peuple chagossien a été bafoué et que le processus de décolonisation de l’Île Maurice a été empêché par le deal entre les gouvernements britanniques et américains. Rien de contraignant, les troupes américaines n’ont pas de souci à se faire, la spoliation des terres du peuple chagossien peut se poursuivre. Le droit est parfois une illusion de justice, les peuples opprimés, chassés, humiliés en savent quelque chose, les chagossiens, par exemple.

Le récit repose sur une histoire d’amour impossible. La figuration des personnages porte la tragédie de l’Histoire. L’adaptation en bande dessinée est une vraie réussite que toutes les médiathèques, bibliothèques scolaires, Centres de Documentation et d’Information auront à cœur de présenter et qu’on offrira aux jeunes dès 12 ans.

 

LESCROAT Marie, La Grande Barrière de corail, jardin de l’océan, illustrations Catherine CORDASCO, éditions du ricochet, 2022, 76 p. 17€

Voici un beau livre relié avec signet, « sur un papier issu de sources responsables » avec des illustrations aux « encres à base d’huiles végétales », qui en dix-huit chapitres informe le jeune lectorat sur la barrière de corail. La géographie pose le cadre, l’histoire raconte la découverte liée aux volontés colonialistes des pays occidentaux et donc aborde la vie des peuples autochtones qui vont se trouver spoliés de leur environnement. Les enfants, à partir de 9 ans jusqu’à 14 ans sont amenés à explorer toute cette zone qui s’étend sur la côte est de l’Australie. C’est un merveilleux voyage visuel que propose le livre. Les explications sont claires et si les aspects écologiques dominent, les aspects économiques sont traités et les aspects géostratégiques, un peu, abordés. La question de la protection de la nature en grande partie déjà en perdition est évidemment abondamment étudiée.

C’est un très beau livre-cadeau, un ouvrage aussi que toute bibliothèque scolaire se munira pour le bonheur de lecture et l’instruction des élèves.

 

JUNYENT, Crstina , LOSANTO, Cristina, Tous des humains de la même famille. L’homme et ses origines, Glénat jeunesse, 2022, 36 p. 14€90 ; JUNYENT, Crstina , LOSANTO, Cristina, Tous des humains très différents. L’homme et ses évolutions, Glénat jeunesse, 2022, 36 p. 14€90.

Deux ouvrages complémentaires à offrir ensemble ou à présenter ensemble. Les pages y sont animées par des rabats qui mènent l’enfant des classes du primaire jusqu’à la classe de cinquième, à manipuler l’ouvrage, stimulant ainsi sa curiosité et motivant son attention.

La thèse est annoncée dès le titre : les humains ont une même origine et s’ils ont des différences selon les lieux géographiques, ils forment bien une même espèce, l’homo sapiens, dont on peut suivre l’évolution. Tout commence par la création de la vie, d’où l’intérêt d’un recours à la géologie et à l’astronomie pour comprendre son apparition. Les deux tiers du premier livre sont consacrés au sujet. Ensuite vient l’histoire des hominidés, la bipédie, la traversée des temps préhistoriques : Lucy, homo habilis, homo erectus, l’invention du feu, Néandertaliens, homo sapiens. Puis est évoquée la sortie de l’Afrique il y a environ 200 000 ans.

Le second ouvrage poursuit donc le premier en mettant l’accent sur le lien vital qui unit l’espèce humaine à la Terre et à son atmosphère. C’est l’occasion de présenter les climats sur la planète et la problématique du climat pour l’ensemble des êtres humains. Puis viennent des pages sur l’évolution d’homo habilis, le passage de la vie nomade à la sédentarisation, l’invention de l’agriculture il y a 12 000 ans, de l’élevage, l’évolution de l’alimentation et enfin les inventions dans de multiples domaines avec les métiers afférents. Puis l’ouvrage parle des échanges entre peuples pour échanger des produits devenant peu à peu des marchandises puis le moteur du profit qui accélère ces échanges avec l’exploitation de l’homme par l’homme et le recours massif à l’esclavage. Les révolutions scientifiques et techniques liées au développement de l’industrie achèvent la présentation sur une humanité qui souffre de sa non maîtrise de ces révolutions orientées vers l’enrichissement de quelques-uns au mépris des conditions de vie de la majorité de la population mondiale et de la viabilité de la Terre elle-même.

 

HOUSSAIS Emmanuelle, Forêt sauvage, éditions du ricochet, 2022, 32 p. 17€

La forêt est la narratrice de sa propre histoire, pour mieux capter l’attention du lectorat débutant et au-delà (7/9 ans). La forêt explique comment elle respire ; comment elle se nourrit ; elle dévoile les relations qui unissent les arbres et végétaux qui la constituent ; elle fait comprendre la symbiose des animaux avec elle. Les peintures sensibles d’Emmanuelle Houssais plans rapprochés et gros plans, plongent l’enfant au cœur de la forêt lumineuse. L’album Forêt sauvage est un livre de la proximité heureuse. Parce que le cycle des saisons s’impose, l’histoire se poursuit par différences successives. C’est l’occasion de découvrir d’autres animaux, d’autres plantes mais surtout d’approfondir des idées déjà soulignées : les plantes s’entraident, les comportements du végétal et de l’animal se complètent, la terre elle-même ne vit que de la symbiose de ce qu’elle accueille. Avant le cycle des saisons est le cycle du jour et de la nuit mais c’est à nouveau l’histoire du triomphe d’un équilibre qui est contée. Le livre se ferme sur cette utopie : « Généreuse et libre, moi la forêt de plus en plus sauvage, je nous construis un avenir plein de promesses ». Que ce livre soit un instrument de prise de conscience des enfants est une certitude, mais est incertain l’accueil de ces consciences à naître par un monde adulte de ravages tant naturels qu’humains, monde de destruction et de guerre.

 

NOGUES Alex, Un million d’huîtres au sommet de la montagne, illustrations MIREN ASIAN Lora, traduit de l’espagnol par Sébastien Cordin, les éditions des éléphants, 2022, 48 p. 15€

Le documentaire ne cesse d’interroger le lecteur ou la lectrice afin de l’amener à observer les doubles pages. Il s’agit d’une imitation de la pratique de l’observation nécessaire pour tout géologue. Car le livre, sous son beau titre poétique est un documentaire intelligent sur l’étude des sols et ce qu’ils révèlent de l’histoire de la terre et de la vie qui s’y est développée depuis le fond des temps : le Démonien, puis le Carbonifère, le Permien, le Jurassique et le Crétacé. Les illustrations suggestives et de facture naïvo-poétique, subtiles mais précises aussi de Loran Miren Asian suivent le texte instruit d’Alex Nogués. Dès le livre ouvert, la curiosité du jeune lectorat (à partir de 8/9 ans mais jusqu’à 12/13 ans) est piquée au vif : que font des huîtres en haut d’une montagne ? À partir de là, l’histoire de la terre commence à être abordée par le texte, illustré et exemplifié par le travail illustratif. L’album est un voyage de géologue qui évoque la terre mais aussi le mouvement des océans et des plaques tectoniques. L’intérêt majeur est de montrer le lien entre géologie et biologie, histoire des sols et histoire des organismes vivants.

Le texte est découpé en de multiples questions auxquelles correspondent des développements d’une grande clarté, formulés avec style et grande exigence de l’écriture. C’est un vrai premier manuel poético-scientifique de géologie qui ravira les jeunes mais aussi les moins jeunes…

 

Philippe Geneste

Prochain blog 22 décembre 2022

16/12/2022

De belles histoires en de beaux livres vrais


HERVÉ Jane, Le Fils du caïman, éditions chant d’orties, 2022, 88 p. 13€

Dans notre temps présent, installé sur le bord du Xingu, un affluent de l’Amazone, vit le peuple fictif des Xalaroyos. L’invention d’un peuple permet au roman de se construire de bout en bout comme une fiction, et à l’autrice d’éviter le piège du plaidoyer. Le Fils du caïman n'est donc ni un roman à thèse ni un récit didactique. Pour ce faire, l’autrice s’appuie sur un des personnages, Sampao, qui tient à distance l’idéalisation de la civilisation indienne. Sampao subit la réalité sociale constituée autour de formes hiérarchiques diverses. Il s’agit d’une jeune sorcière marginalisée parce que femme dans une culture où la fonction est dévolue à un homme.

L’univers indien fait l’objet d’une construction attentive. Les jeunes lecteurs et lectrices trouverons, dans la tribu des Xalaroyos, une description instruite de cette réalité : rôle central du respect unilatéral, respect voué à des règles hétéronomes, soumission au sacré, animisme et obéissance à des volontés surnaturelles, sociocentrisme caractéristique. Les personnages sont profondément enracinés dans la pensée dite primitive ou sauvage, sans idéalisation de leur civilisation d’appartenance. Ces divers éléments assurent au livre sa force de vraisemblance.

Le tout social est indifférencié, ce qui nourrit la tension tragique croissante qui se noue à travers le personnage de Sampao. En effet Sampao aime Cadjo, fils de chef qui, après la mort du père et du frère, devient lui-même chef du peuple indien obligé alors, par la coutume, de se marier avec la veuve du frère. Sampao s’enfermera alors dans une folie et les Xalaroyos la pousseront à l’exil.

Le drame de Sampao n’aurait pas de connotation tragique s’il n’était pas que l’écho individuel de la tragédie historique du peuple qui l’englobe. C’est l’intérêt tout particulier du livre de Jane Hervé. Entre le peuple des indiens Xalaroyos de la forêt amazonienne et les « Livides » (p.40), « ces hommes couleurs de nuages » (p.39), métonymie de l’homme blanc, de la civilisation occidentale et, par extension, de l’humanité vouée aux intérêts du capitalisme, entre ces deux entités l’opposition de vie se mue en guerre des civilisations. D’un côté une civilisation qui vit en harmonie avec la terre, de l’autre une civilisation qui exploite la terre comme elle exploite l’homme.

Bien que, comme nous avons pris soin de le souligner, le récit n’ait rien de documentaire, que les faits soient fictifs, l’univers du roman repose sur des contradictions qui le minent. Une tragédie se joue, mettant à nu nombre de mécanismes de l’insurmontable opposition entre le monde industriel et le monde humain vivant en symbiose avec la nature. C’est pourquoi Le Fils du caïman est une tragédie qui s’inscrit dans le prosaïsme du monde contemporain. Cette interprétation mérite quelques justifications. Gameb, Naramatiga, Cadjo, chefs reconnus de leur peuple, forment trois étapes de la prise de conscience de la situation indienne amazonienne. Gameb meurt au moment de la prise de conscience, par son peuple, du danger que représentent « les envahisseurs » (p.66), ces hommes « de cendres » (p.64). Naramatiga meurt en les combattant. Cadjo leur succède, cherchant à fédérer les peuples indiens autochtones, à faire taire leurs différends rendus dépassés par la situation. L’histoire étant racontée de leur point de vue exclusif, le lecteur épouse cette prise de conscience.

La survie des peuples de la forêt nécessite le renversement du capitalisme qui accapare l’eau, la terre, les arbres, déracine les peuples pour tracer sa voie impériale vers le profit. Ce constat est historique ; mais, la réalisation de ce renversement est en pratique impossible. Cette contradiction est la force motrice du récit qui verse, ainsi, dans la tragédie. Le Fils du caïman, figure, à travers le peuple fictif des Xalaroyos, une tragédie des temps modernes.

Examinons maintenant comment la question de la concrétisation du problème tragique est traité. Le conflit objectif entre les peuples autochtones et les blancs, entre le peuple de la nature et le peuple du profit, fait l’objet d’une peinture vigoureuse sous les traits d’une lutte entre civilisations. La fin du roman, où Cadjo œuvre à l’unité des peuples de la forêt, décrit une étape présente de cette lutte où la guerre est reconnue comme une solution fausse. Le Fils du caïman ne franchit pourtant pas et n’évoque point l’autre pas nécessaire à cette lutte, qui serait d’intégrer les mouvements contradictoires internes à la lutte des classes au cœur de l’indianité (la perversion par l’alcool, la religion, l’argent de certaines tribus ou individus) mais aussi au sein des « Livides ». Si ce pas reste non franchi, la fin du récit en laisse ouverte la possibilité d’en poser la problématique. Donnons crédit au roman, que cette limitation dans l’exploration des contradictions à l’œuvre est cohérente avec la vraisemblance du récit portée par les descriptions des mœurs et surtout par la narration dont la voie épouse le point de vue des Xalaroyos, c’est-à-dire des peuples autochtones.

La tragédie n’y perd pas en rigueur, peut-être, certes, en teneur. Toutefois, les personnages se hissent à la dimension de héros, qui défendent un ordre social condamné. C’est un élément essentiel de la qualification tragique d’un récit, au sens plein et littéraire du terme. Par cette dimension, Le Fils du caïman narrant la disparition héroïque mais inéluctablement programmée des peuples des forêts, met en scène la désagrégation de l’humanité, une désagrégation orchestrée, au nom du progrès, par la civilisation industrielle. Un vieillard décrivant des blancs parle de « fantômes » (p.85). Et quand l’enfant Koruya demande

« - Ces hommes veulent quoi ?

Le silence lui répond » (p.85).

 

LEVY Didier, Arnold. Tout ce que je suis, illustrations Anne-Lise BOUTIN, Helvetiq, 2022, 24 p. 13€27

Le prénom est évidemment une identité dont s’approprie l’enfant jusqu’à en devenir l’unique source de signification. Le prénom choisi par les parents est d’abord une projection, mais très vite il cristallise les sentiments de l’enfant à l’égard de lui-même. Un enfant parcourt son prénom dans tous les sens et met sens dessus dessous ce que les uns et les autres peuvent avoir projeté ou projeter des attentes. L’album de Didier Lévy et les illustrations d’Anne-Lise Boutin explorent cette thématique du prénom et font exploser l’opinion commune d’une analogie entre le prénom et un comportement de prédilection (autrefois déterminé par le nom d’un saint). Arnold, dont Anne-Lise Boutin se plaît à varier la typographie expressive, devient tour à tour le signe de l’individu pénible, sympathique, doux, tendre, infernal, sauvage, amusant, orgueilleux, vantard, menteur, timide.

Alors, qui est Arnold ? Existe-t-il une symbolique unique des prénoms ? Si on suit l’album, on conclut plutôt que l’identité est une conquête, d’où le sous-titre : « Tout ce que je suis ». Mais suis-je ce tout ? Est-ce que si je suis tout cela à la fois je suis quelque chose ? Cette multiplicité ne nuit-elle pas à ma personne ? Ne peut-elle pas être source de trouble ? Et puis, si vraiment Arnold est tout ce que l’album montre à la fois, par quoi peut s’effectuer l’œuvre d’identification nécessaire à la construction de sa personne ? Eh bien, peut-être que le titre donne la réponse : le prénom est ce qui réunit tous les comportements illustrés et décrits au long du volume. Arnold permet l’unité identificatrice qui pose l’enfant distinct des autres enfants, lui permettant de se sentir distinct de tous et membre de la même communauté. Alors, oui, Arnold a raison de nous faire rire et de jouer avec les situations déroutantes où il met à mal l’identité de sa prénominalisation. On te reconnaît petit Arnold, oui, c’est toi tout aussi bien dans ta personne que dans la figuration dessinée qu’en propose non sans une tendre impertinence Anne-Lise Boutin.

 

PINCE Chloé, Tant qu’on l’aura sous les pieds, éditions CotCotCot, 2022, 90 p. 19€90

Cet ouvrage inaugure une nouvelle collection chez CotCotCot, destinée aux quinze ans et plus : « Les Randonnées graphiques ». Le titre de la collection porte en lui un attachement à la nature autant qu’au voyage en lenteur, attentif aux contrées, aux mondes humains, géographiques, économiques traversés. L’écriture manuscrite rapproche la créatrice du lectorat. Le format italien, 24x17cm se prête au carnet de randonnée, avec son beau papier et sa couverture souple ; Les dessins se livrent comme autant d’esquisses soignées de traits avec un art de la composition qui intègre les fiches documentaires d’animaux, par exemple les postures de moutons, aussi bien que des paysages panoramiques, et toujours avec la volonté manifeste qu’y soit inscrit un point de vue humain, celui de la narratrice graphiste. Ce travail remarquable, enthousiasmant dès les premières planches lues, n’est pas sans s’approcher du carnet de reportage tant graphique que littéraire.

Les textes de l’ouvrage sont datés et s’inscrivent dans une réflexion ouverte et généreuse sur la résistance à la dévoration capitaliste de la planète. En effet, le préambule précise que vu l’état du monde, l’enjeu des comportements de l’humain est de sombrer avec la nature dénaturée et détruite ou bien de tenter d’enrayer la catastrophe qui, jour après jour, se silhouette inéluctable. Commence alors le carnet en date du 28 octobre 1971, jour de l’annonce de l’expropriation des paysans du Larzac pour y étendre la zone militaire autour du camp militaire de La cavalerie : un camp où furent internés pendant la guerre d’Algérie des membres du FLN… Suit une anecdote de 2013, toujours sur l’armée française avec les propos d’un jeune soldat de la Légion étrangère de retour d’Afghanistan. Le carnet va ainsi alterner l’histoire de lutte contre l’extension du camp militaire avec expropriation des paysans au Larzac (1971) et des événements récents, qui entrent en échos avec la lutte d’il y a cinquante années.

Tout commence avec le jeûne initié par Lanza del Vasto, fondateur de la communauté de l’Arche, qui rallie les paysans du Larzac autour d’une action non violente et de désobéissance civile. L’autre déclencheur de la solidarité paysanne est la crainte que l’État procède par le rachat une à une des fermes : ce sera le « serment des 103 » du 28/03/1972. Le titre donné par Chloé Pince à son carnet est un extrait des paroles d’Étienne Paloc, paysan à La Cavalerie : « le Larzac on l’a sous les pieds et, tant qu’on l’aura sous les pieds, ils nous le prendront pas ».

Peu à peu, des organisations militantes, politiques, syndicales, associatives, se joignent en solidarité à la mobilisation paysanne, en s’engageant à respecter le choix de la modalité non violente de la lutte. En août 2013, 100 000 manifestants et manifestantes se rassemblent au Larzac : antimilitaristes, pacifistes, trotskystes, non violents, féministes, anarchistes, maoïstes, anarchistes non violents, néoruraux, travailleurs et travailleuses de toutes les professions, convergent contre l’armée et pour la sauvegarde de la vie rurale : « Ce que nous défendons, ce que vous défendez avec nous, c’est la vie, la dignité de l’homme et la paix. C’est pour cela que nous avons entrepris la construction de la bergerie de La Blaquière (…) C’est celle de vous tous, de tous les gens de France et du monde qui relèvent la tête et veulent vivre debout » (discours du 26/8/1973de Marie-Rose Guiraud, paysanne à La Blaquière). Construire sans permis de construire, construire pour y vivre et construire tous ensemble.

Le livre est aussi une enquête où se mêlent les démarches de la narratrice à la première personne et des retours en arrière rappelant des moments de la lutte et soulignant la modalité particulière d’action. Se crée ainsi un suspense que nous n’aurions pas dans un récit purement rétrospectif et encore moins, bien sûr, avec un documentaire. Les dessins eux-mêmes empruntent à la fiction quoiqu’ils figurent avec précision les lieux. Le travail de style emporte une brise de poésie :

« Nous étions les uns pour les autres, la seule raison de ne pas se consumer sous les flammes des douleurs » (p.37). Au niveau de la composition, la continuité des deux évocations celle du passé et celle du présent est assurée par l’existence du camp militaire aujourd’hui comme hier, mais aussi par le chevauchement du présent de l’écriture du carnet et le présent utilisé pour la rétroprojection dans le passé.

Le carnet mêle aussi les voix, celles des acteurs des années soixante-dix et celles des personnes avec qui dialogue la narratrice qui visite le Larzac. Lecteurs et lectrices assistent ainsi au livre qui s’écrit : « j’écris un livre sur la lutte du Larzac (…) J’ai besoin de sentir la terre du causse sous mes pieds. J’espère ainsi étoffer mon récit » (p.68). La narration est transparente en quelque sorte. Les récits de personnage sont intégrés permettant au carnet de rentrer dans des détails techniques, comme le contrat de gérance qui permet à quelqu’un d’habiter et de faire vivre un lieu, le gel des terres qui subordonne l’Administration « au service de la terre et de ses habitants » : la terre pour y vivre, non comme objet de spéculation. La narratrice apprend à ne pas parler de moutons mais de brebis, dans un passage où ce qui s’est passé rencontre comment elle en a pris connaissance et comment la lutte prend consistance pour elle ; et aussi comment la lutte du Larzac s’invite dans les luttes en cours aujourd’hui. On passe ainsi de la manière dont les événements se sont déroulés à la manière dont les événements nous sont présentés et viennent modifier les représentations de la narratrice : « Je suis venue ici chercher une conclusion à mon livre. Mais je ne tombe que sur de nouvelles pistes » (p.71). Les deux histoires se joignent, n’en formant plus qu’une, comme deux aspects d’une même histoire.

La randonnée graphique tracée au crayon graphite, avec ses vues panoramiques ou lointaines, pour la plupart, mais retraçant l’atmosphère du lieu, l’activité qui le peuple, n’est pas seulement poétique. Elle est aussi politique. À la conscience actuelle du ravage invinciblement perpétré par l’ordre économique d’une planète unifiée sous le capitalisme, Chloé Pince tente d’unir l’élan pour la sauvegarde de la terre, sauvegarde fondée sur le travail in situ, avec des modalités de lutte ayant pour vecteur une non-violence révolutionnaire. Tant qu’on l’aura sous les pieds allie l’enthousiasme d’un devenir et le réalisme du regard sur l’actualité de l’état du monde présent. La confiance en l’harmonie réalisée de l’homme avec la nature entretient l’enthousiasme autant que la pratique coopérative le nourrit. Le réalisme s’impose par les défaites accumulées face au monde capitaliste. Le mouvement social qui a fait profession de foi de l’évitement de la lutte des classes s’est abîmé, justement, du fait de cet évitement. C’est entre l’infini du possible et le fini des défaites que se déplie le carnet de Chloé Pince. L’intelligence pratique des constructions et alternatives portées dans le mouvement social sombre dans l’impuissance de l’élargissement de ses aspirations quand demeure le monde fini de l’économie de marché et sa logique destructrice.

On le voit, ce premier volume de la nouvelle collection de chez CotCotCot est une création sobre et soignée, traversée de débats et s’y ouvrant.

Philippe Geneste

Prochain blog 19 décembre 2022

11/12/2022

Animisme, féerie, onirisme, tournis d’images, audace, tourment du langage, questionnements ou des albums pour un devenir de l’humain

 

RIVOAL Marine, Magma, rouergue, 2022, 48 p. 16€

Les petits entrent de plain-pied dans cet album qui repose sur ce qui irrigue leur pensée : l’animisme, le magico-phénoménisme, qui, en littérature se manifeste par la personnification des forces de la nature. Ici, c’est l’histoire empathique d’un volcan dont l’éruption est le prélude à un voyage qui mène des entrailles de la terre dans les airs, au-dessus des terres et des mers. Mais le personnage, phénomène naturel à teneur animée, se heurte à l’urbanisation humaine, à la rationalité civilisatrice dont l’impact sur terre est de briser la poésie par des menées exterminatrices de la vie planétaire.

C’est alors que l’album retourne sur lui-même l’élan vital de la pérégrination joyeuse en une furie de barbarie qui s’empare en réaction du magma. Dans l’alternance du noir/gris et de l’orange/rouge se lit une allégorie de notre temps d’anthropocène finissant. Pour autant, l’album évite le didactisme, le récit à thèse, exigeant en effet du lectorat une interprétation du défilé des dessins et peintures. D’un lecteur à l’autre, les avis de la commission lisezjeunesse divergent. Les plus petits suivant les images rapprochent des détails qui y sont parsemés, multipliant de ce fait les significations parcellaires en lieu et place d’une signification générale, globale. Les plus âgés entrent, en revanche, dans un travail de sensification, qui s’ouvre à la réflexion contemporaine sur un questionnement portée par les dernières images : un recommencement de vie sur terre en harmonie entre l’humanité et la nature est-il envisageable ?

Il faut saluer l’audace des éditions du rouergue à proposer un album ouvertement polysémique. Quelle meilleure propédeutique à la littérature ? 


DORÉMUS Gaëtan, Champignons, rouergue, 2022, 40 p. 15€

Dessiné et probablement coloré à l’ordinateur, l’album ouvre, par des onomatopées, à un monde féérique, comme saisi sous hallucinogène… La vie des petites bêtes avec les champignons qui les abritent, les nourrissent, leur offre un terrain d’activités multiples. En suivant ces petites bestioles, l’enfant, dès trois ans, découvre l’anatomie des champignons : pied, tête, production/sécrétion, moyen de défense, esthétique… et le tout avec des clins d’œil aux mœurs humaines (un coin à champignon, ça ne se dévoile ! Quel généreux auteur que Dorémus !). La dynamique narrative est assurée par le dessin d’un insecte qui nous guide tout en s’effrayant du sans-gêne de ses congénères qui mettent à mal l’harmonie naturelle du milieu. L’album se fait alors apologie du respect des équilibres naturels.

Champignons n’est pas un documentaire mais y introduit de manière ludique. Champignons est une fiction, une promenade à méditer dont les sens multiples laissent l’enfant lecteur ou lectrice œuvrer à sa guise et reprendre tout autant le tournis des pages aux couleurs enivrantes.

 

ROBBINS Rose, Parler, c’est difficile pour moi ! Bayard jeunesse, 2022, 32 p. 12€90

L’autrice-illustratrice propose avec cet album, une réflexion aux petits enfants, dès trois ans -accompagnés de l’adulte, évidemment- sur le phénomène du mutisme et de l’autisme. L’astuce typographique est de faire figurer les pensées de l’enfant dans une bulle avec petits ronds alors que son frère parle et ses propos sont signifiés par une bulle avec appendice.

Rien n’empêche de lire cet album, aussi, comme une histoire cherchant à libérer la parole de l’enfant, en dehors de la question du mutisme ou de l’autisme. Le dialogue avec le tout petit peut ainsi s’avérer très intéressant car il s’agit, ni plus ni moins que d’une réflexion sur le dialogue, mais une réflexion concrète fondée sur les réactions de l’enfant.

Une question demeure. Les personnages sont des chats, une petite chatte et un petit chat : pourquoi avoir choisi une situation anthropomorphique ? Est-ce qu’elle ne vient pas nuire au dessein de l’album ? Certes l’enfant se trouve moins directement impliqué, mais la médiation animale du problème humain langagier empêche aussi de l’affronter directement…

 

 

GUILLET Martine, L’Ogre de barbarie, illustrations de Sophie LEBOT, Cipango, 2022, 32 p. 18€

L’album annonce dès le jeu de mot du titre la centralité que va tenir le langage dans l’histoire. Celle-ci est racontée à la manière d’un conte classique : un univers du merveilleux, la présence de personnages imaginaires et d’un roi, d’une reine et de leur fils le prince Igor. La narration est à la troisième personne. Mais quelques éléments structuraux du conte sont modifiés : le présent s’impose au début et surtout à la fin du livre, l’histoire intègre nombre de personnages issus d’autres contes, faisant de l’intertextualité un pilier du sens de l’histoire. De plus, l’autrice-ce-narratrice intervient plusieurs fois, par des modalisations soulignant que cette histoire est racontée aujourd’hui, loin des temps immémoriaux de l’âge des contes.

Comment le jeune prince, lecteur passionné, va-t-il convaincre l’ogre insatiable défricheur de forêt pour combler son appétit à respecter l’environnement végétal et comment, ainsi, l’équilibre idyllique de la situation initiale va-t-il être rétabli, ouvrant à une ère nouvelle… mais toujours gouvernée par un roi et une reine… Igor, lui, deviendra écrivain le soir, jardinier le jour. Prendre le temps de lire en suivant les illustrations fouillée et aquarellées de Sophie Lebot, oniriques autant qu’en parfaite symbiose avec le texte ouvrant au respect de la nature de Martine Guillet.

 

 

THIRY Mélusine, Rêves d’étincelle, HongFei, 2022, 40 p. 14€

Réédition de Si je grandis… paru en 2009, cet album de beau papier, album de format italien relié toile, composé selon la technique de « papiers découpés mis en lumière sur table lumineuse » et « papiers texturés de couleur plus ou moins transparents », invite l’enfant à réfléchir sur son rêve de grandir. Grandir n’est pas se séparer de soi si l’on sait conserver « l’étincelle de la vie ». Mais qu’est l’étincelle de la vie ? Elle est l’homme ou la femme d’avenir. Sur cette interprétation, on fera de Rêves d’étincelle un conte moral ou philosophique se dressant à l’encontre d’une société mortifère où jeunisme et vieillissement ont écrasé la patience ardente du grandissement.

Les illustrations aux personnages et objets silhouettés de contours floutés, les effets de matière issus de la composition du fond, le jeu des couleurs douces, jamais criantes, mais tendres opposées au noir profond de motifs et de figures, plongent le jeune lectorat dans un univers onirique, d’où l’humour n’est pas absent.

La tentation semble grande durant la lecture de figer le bonheur à l’enfance et de faire de l’héroïne de Rêves d’étincelle une sœur de Peter Pan. Mais ce serait se tromper. Grandir y est présenté non pas comme la recherche de l’enfant demeuré au fond de nous mais comme un savoir vivre avec l’enfance où se construisent le sentiment de la liberté, le rapport aux autres où se réalise le rapport à soi. Rejoignant L’Homme en proie aux enfants d’Albert Thierry, Mélusine Thiry montre que l’enfant est le passé de l’adulte comme l’adulte est l’avenir de l’enfant. L’album conte l’appréhension de l’adulte par l’enfant tout autant que la compréhension de l’enfant par l’adulte.

L’album, au fond, nous parle de la rencontre de l’adulte et de l’enfant, l’étincelle étant la métaphore de cette humanité réconciliée avec elle-même contre ses divisions générationnelles figeantes, contre l’essentialisation de la jeunesse, de l’âge adulte ou du vieil âge. C’est encore Albert Thierry que l’album convoque, même insciemment : rester attentif à l’enfant qu’on est pour que la vie en devenir ne se brise pas en l’adulte devenu.

 

YEH Chun-Liang, Pi, Po, Pierrot, illustrations de Samuel RIBEYRON, HongFei, 2022, 48 p. 14€50

Un conte de pierres, un conte de guérison, un conte sur le destin subi ou sur la vie choisie, un conte aux illustrations à technique mixte, féeriques, sensibles, alternant les pages aux couleurs chaudes ou sombres avec des pages de pâleur évanescentes. Le dessin multiplie les détails, invitant les jeunes lectrices et lecteurs à fouiller les images pour, à partir des faits contés, en imaginer d’autres composantes soit annonciatrices soit conditionnantes.

La fin est euphorique, tant parce qu’elle voit les habitants « de cet étrange royaume » s’approprier leur présent d’existence, que parce que Pierrot le héros refuse la marque de richesse pour vivre san clinquant ni emblème sociale supérieure. Mais le livre refermé, c’est le tragique des morts de Pi et Po, les frères de Pierrot, qui reste à la mémoire et interroge. Leur geste d’altérité généreuse pour sauver la princesse malade a-t-il son pendant dans le comportement du roi ? Comment juger de l’action des trois garçons en regard des décisions des experts médicaux qui entourent le roi ? Quand le peuple choisit de prendre sa vie à bras le corps à travers la métaphore des pierres que chacun s’approprie par un geste créateur, est-ce que cela change son état social ? Pourquoi n’est-ce que ce peuple qui saisit la nécessité d’une évolution quand les gens du pouvoir sont maintenus en extériorité de toute transformation y compris intérieure ?

Rien que pour la richesse des questionnements contenus et pour le soin apporté à l’illustration et à l’édition du volume au dos toilé, Pi, Po, Pierrot peut être proposé en lecture et offert avec certitude de plaire aux enfants.

Philippe Geneste

04/12/2022

Le livre pour pratiquer la cognition, l’art et la littérature

Pour les petits petits

MEUNIER Hervé, Croque-Cochon, rouergue, 2022, 56 p. 17€

Sur la base du conte des Trois Petits Cochons, voici un album aux pages cartonnées et aux vives couleurs, jouant du beaucoup et du peu, pour apprendre aux petits enfants à compter, leur apprendre quelques dénominations de couleurs, leur apprendre à désigner des formes. Le graphisme plaît aux petits, il est humoristique et joyeux. Le franglais utilisé, notamment pour les nombres, n’a guère de justification ; quant aux paronymies présentes de ci de là, elles vont à l’encontre de l’intérêt de l’apprentissage. Ce sont deux choix curieux et qu’on regrettera car le travail d’édition et l’œuvre de l’illustration sont réussis.

 

Pour les petits petits et les moins petits

SIMON Isabelle, En Route !, éditions Kilowatt, 2022, 40 p. 11€

Un tel album se prête à un grand nombre de discussions avec l’enfant non lecteur ou même lecteur. L’histoire tient en un récit itératif : des personnages se rassemblent sur le modèle des musiciens de Brêmes, défilent puis subissent une catastrophe qui les fragmente. Puis la ribambelle se reforme, faite de personnages recomposés ; ils défilent et une nouvelle catastrophe…

Les personnages sont surréalistes dans la mesure où il s’agit de figures anthropomorphiques composées de matière minérale. L’histoire est donnée comme une variation sur un schème narratif identique. Cette propédeutique à la fiction est d’une compréhension immédiate pour les enfants.

Mais on parlera aussi avec le jeune lectorat de la construction de l’histoire, de la création des personnages. Il s’agirait alors d’amener l’enfant à comprendre que l’autrice a d’abord créé des personnages avec des cailloux, qu’en mélangeant les composantes de chacun elle a pu recomposer d’autres figures. Ensuite, on expliquera à l’enfant que la créatrice de l’album a photographié ses figurines et a réalisé un montage, comme elle l’aurait fait pour un dessin animé. Enfin, en s’appuyant sur la dernière page de l’album, on pourra proposer au jeune lectorat de créer à son tour des personnages puis à son tour une histoire mettant en scène ces personnages.

Nous avons parlé de propédeutique à la fiction, ce qui nous semble juste car, au fond, Isabelle Simon, à l’instar du poète Nerval, en appelle à la primauté de l’imagination sur le réel. Mais par le procédé même de création, Isabelle Simon rappelle que l’imagination se nourrit du réel pour construire un surréel.

 

Pour les moins petits

Je Trouve, Musée des impressionnismes Giverny. RMN- Grand Palais, 2022, 32 p. 11€90 ; Je Cherche, Musée des impressionnismes Giverny. RMN- Grand Palais, 2022, 32 p. 11€90 ; Je Compte, Musée des impressionnismes Giverny. RMN- Grand Palais, 2022, 32 p. 11€90

Ces trois livres de la collection « L’Art à tout petits pas », s’adresse par syllepse aux tout petits et petits, mais aussi aux enfants des âges de l’école primaire. Pour les deux premiers, le principe en est simple : un tableau est présenté et en face est donné la copie de ce tableau avec des modifications. Il s’agit de repérer les modifications. Pour le dernier, un tableau est donné et il s’agit de compter un objet ou un motif ou un détail désigné, présent une ou plusieurs fois dans le tableau. Ce dernier volume est donc un livre d’art, un documentaire qui sensibilise à la peinture et qui joue un rôle parascolaire dans l’apprentissage du nombre et du décompte. Non sans humour avec la double page finale : « 10 000 et plus, une myriade de touches de couleur »… Les deux premiers volumes rejoignent Je Compte en ce qu’ils sont une initiation à la lecture de la peinture, à être regardeur de peintures.

Livres pratiques, livres parascolaires, livres documentaires, les trois volumes sont à recommander. Les albums anticipent toute frustration en donnant, en fin d’ouvrage, les solutions au cas où l’enfant achopperait sur le repérage des transformations apportées. L’enfant y apprend le jeu des différences et des ressemblances, son attention est sollicitée en des temps où le mode de vie contemporain vient la perturber assez violemment. Ludique, les ouvrages offrent une éducation à l’art avec des reproductions de qualité des tableaux de l’ère de l’impressionnisme.  


Pour les bien moins petits et les plus grands

ARROU-VIGNOD Jean Philippe, Les recettes du chef. Histoires des Jean-Quelque-Chose, illustrations de François Avril, Gallimard jeunesse, 2022, 158 p.,14€50 ; ARROU-VIGNOD Jean Philippe, Les recettes du chef, lu par Laurent Stocker, CD-MP3, 1h30, 18€50.

Comme décrire un personnage, inventer des dialogues, trouver un titre ? À ces questions qui sous-tendent l’exercice des ateliers de l’écriture par des écrivains professionnels, Les recettes du chef apportent des réponses, en les mettant en pratique. L’ouvrage fait l’éloge du métier d’écrivain : « Un roman est composé d’une multitude d’éléments qui requièrent une technique particulière. Pas facile de les mettre en œuvre si l’on n’en connaît pas les rudiments. C’est pourquoi je crois beaucoup aux conseils d’écrivains, aux ateliers ou aux cours d’écriture créative. Ils aident à ne pas violonner interminablement dans sa chambre dans l’attente de la note juste » déclare Arrou-Vignod dans le dépliant de présentation du livre.

Les souvenirs d’enfance inspirent les Histoires des Jean-Quelque-Chose et Laurent Stocker qui lit ces histoires sur le CD-MP3 en fait magistralement ressortir l’humour. Car ce livre qui s’inscrit dans une logique éditoriale des séries, celle des Jean-Quelques-Choses se situe entre l’autobiographie et l’autofiction. L’enfance en est la source imperturbable, car elle est « un fonds inépuisable » dit Jean-Philippe Arrou-Vignod. À la fin du livre, un cahier d’écriture peut servir de guide incitatif au jeune lectorat de 9 à 13 ans.