Anachroniques

28/05/2017

maman, femme-oiseau

Olivier Ka, Janis est folle, édition Rouergue, collection Doado Noir, septembre 2015, 264 pages, 14€.
Titouan a quinze ans. Il est le narrateur du roman. Janis, sa mère, a le double de son âge, plus deux ans. Comme la chanteuse de blues dont elle porte le prénom, elle défie les précipices, sociaux et mentaux, refuse les dictats et principes de la bourgeoisie, et tous les compromis.
Elle raconte à Titouan, lors d’une pause de leur errance, qu’il existe une tribu amérindienne où les biens terrestres sont refusés, où la moindre possession est reléguée comme punition à l’être coupable de convoitise, qui est, ainsi, sous l’entrave de cette charge, empêché d’avancer. Cette tribu se nomme la tribu des « hommes-oiseaux », ceux qui refusent toute contrainte matérielle. Janis est pareille, c’est une « femme-oiseau ». Elle ne possède rien qu’une vieille voiture, qui lui sert de nid, et qui lui permet de s’enfuir après une déception amoureuse, des relations éphémères et trompeuses, des travaux toujours temporaires.
Si Titouan a parfois assez de cette marginalité où il ne peut construire de relation sociale d’amitié ou d’amour, il devient de plus en plus fervent du monde que Janis a créé, « cet univers qui ressemble à la réalité, mais avec une vibration en plus ». Il fait sien le dégoût de sa mère pour l’hypocrisie bourgeoise, pour cette société qui écrase les êtres dans des rôles convenus, qui comme le lui a appris Janis, n’offre que des cadeaux empoisonnés, avec intérêt et capital. Il fait sienne la rupture avec les tableaux confortables et figés que dépeignent les attaches et conventions sociales ainsi que nombre de familles bourgeoises, dans leur confort financier tout autant que mental.
A Titouan, on dit que Janis est bizarre, inquiétante, qu’elle « fait flipper », alors qu’il la sait si sensible, « égarée, en souffrance, pleine de douleurs ! et c’est cela qui la blesse, justement, ces regards apeurés portés sur elle ! ». Titouan, qui nous fait part de son désarroi face à la souffrance de sa mère, cherche, pour la comprendre et l’aider, à en connaître la source, le secret. Janis lui a depuis toujours caché l’existence de ses géniteurs et jamais parlé de son enfance. C’est au sein de sa famille d’origine, avec un père monstrueux, que l’horreur enfouie va être révélée…Paraphrasant la célèbre phrase de Simone de Beauvoir, nous pouvons écrire : « on ne nait pas fou, ou folle, on le devient ». La maison d’édition Rouergue publie ici un roman sans mièvrerie, sans faux-semblants. Un roman à la belle écriture, magnifique, à proposer dans tous les C.D.I des collèges et lycées.

Olivier Bourdeaut, En attendant Bojangles, édition Finitude, 2016, 159 pages, 15,50 euros ;
Du narrateur de cette histoire, un petit garçon (on le sait parce qu’il va quelque fois à l’école), on ne connaît pas le prénom, ni celui de sa mère, ou plutôt, celui-ci change chaque jour, au gré de la fantaisie de son père, George… Lui d’ailleurs s’appelle-t-il vraiment George, prénom qui suit le jour de Valentin, prénom de la fête des amoureux, le 14 février, fête que les parents de notre narrateur, du petit garçon donc, ne célèbrent jamais, préférant le jour suivant, la saint George, pour fêter leur amour.
Sous les yeux éblouis de son enfant, la jeune femme efface, avec élégance, tous les tracas du quotidien, les blessures et roueries de l’école ; elle se joue des embourbements du quotidien. Elle a la grâce de l’oiseau, la magie d’une fée, la fantaisie qui permet au petit garçon de grandir, de s’épanouir dans un monde imaginaire, où il lui est seulement demandé de transformer des expériences rébarbatives ou contraignantes en histoires captivantes.
L’enfant n’est jamais exclu par ce couple amoureux et fusionnel que forment ses parents, ce couple de danseurs jamais alourdi, jamais enlisé ni stressé… Jusqu’au moment où les menaces des mauvais augures prennent forme et viennent blesser la merveilleuse maman, déchirant le voile que le bonheur de l’amour et de la maternité ont tissé, enveloppant, protégeant sa raison fragile. Elle va commettre un acte irrémédiable, asocial On dit alors au père et à l’enfant effarés, que pour la protéger d’elle-même et pour protéger la société, il faut l’interner. De vilains mots sont lâchés : schizophrénie, paranoïa, bi-polarité pour qualifier, épingler cette jeune femme, elle dont l’aura se joue de toute étiquette.
Mais c’est ignorer les ressources de l’imagination ingénieuse du père et de la mère qui, pour leur enfant, vont transformer la réalité de l’internement, de la folie et de la mort, en équipée farfelue, dont la destination a la beauté du rêve d’un château en Espagne.
Livre magique, que subliment la poésie et la grâce, pour les adolescents, garçons et filles et aussi pour les adultes, et pour celles que l’on fête le dernier dimanche de mai, celles qui, les mains en offrande, les bras en corbeille, accueillent, comme l’on écoute un livre, le petit, la petite, même si tant grandi, beaucoup, bellement grandie.

Annie Mas

21/05/2017

Pourquoi l’exil est l’antidote des cérémonies commémoratives

Frappier Désirée et Alain, Là où se termine la terre. Chili 1948-1970, Steinkis, 2017, 262 p. 20€
Voici un chef d’œuvre de bande dessinée historique. Il s’agit d’un récit de personnage qui raconte sa vie. Une autobiographie, si on veut, mais avec la distance d’auteurs (Désirée et Alain Frappier) qui ont recueilli ce récit et le transcrivent dans le genre de la bande dessinée. Le personnage témoin est Pedro Atias fils du romancier, essayiste Guillermo Atias. Le roman graphique part de souvenirs de famille : l’exil économique du grand-père qui part du Liban vers Valpairaiso au Chili. Il s’y mariera et aura, en 1917, un enfant, Guillermo, futur père de Pedro.
Durant sa scolarité à l’école de l’Alliance, Pedro va être confronté à l’histoire officielle enseignée qui s’enorgueillit d’autant de l’indépendance du pays qu’elle passe sous silence le génocide des indiens Selkman, sur lequel cette indépendance s’est bâtie en parfait prolongement des massacres perpétrés par les différents colonisateurs de cette immense bande de terre. Parce qu’il raconte aussi l’histoire de son père et de sa mère, le récit montre les liens de subordination de l’économie et des gouvernements du Chili au pouvoir américain, alors que la guerre froide structure les diplomaties du monde. Il parle longuement de la school of the America, créée en 1946 dans la zone américaine du Panama, et destinée à former les forces répressives et militaires des pays d’Amérique latine contre les forces du mouvement des ouvriers, partis et syndicats. De là sortira le Kubak, ce manuel à l’usage des agents de la CIA inspiré des méthodes de tortures et de renseignement utilisées par la France durant la guerre d’Algérie. On retrouve dans le Kubak, l’enseignement de deux français, Aussaresses et Lachenoy, appelés comme instructeurs par les USA.
Le récit fait état des différentes candidatures de Salvador Allende à la présidence de la République ; la manipulation des élections de 1964 où le candidat démocrate chrétien Eduardo Frei, financé par la CIA, soutenu par le Pape, l’emporte contre lui. Le récit met en scène les débats qui traversent les opposants à partir de l’immense espoir soulevé par la révolution cubaine, le développement des mouvements révolutionnaires dont le MIR (Movimiento de la Izquierda Revolucionaria) auquel appartient le personnage de l’autobiographie, Pedro. La mobilisation contre la guerre du Viêt-Nam dont Kennedy fut un âpre partisan, a favorisée la conscience internationaliste de nombres de militants anti-impérialistes. Les rapprochements entre la lutte des afro-américains et du Black Panther Party et les révoltes des paysans mapuches, mais aussi les conditions de servitude dans lesquelles le pouvoir chilien maintenait l’immense majorité de la population aiguisent l’effervescence sociale dans le pays. L’impact de la pédagogie de la libération de Freire est abordé, comme est relevé le développement de la théologie de la libération contre l’église vaticanesque et le pouvoir politique dont elle est complice. L’année 1968 est l’objet de plusieurs scènes où sont convoqués les événements internationaux dans leurs répercussions dans le domaine politique au Chili. Le coup d’état manqué de Viaux le 21 octobre 1969, montre comment les Etats-Unis avaient mis les pays d’Amérique latine sous surveillance étroite afin de faciliter la mise en place de dictatures militaires à leur botte.
Durant toute ce roman d’apprentissage, le personnage souligne l’importance des arts, notamment celle de la chanson chilienne et le dur combat que dut mener Violeta Parra et à sa suite, les chanteurs et chanteuses chiliennes qui se donnent pour tâche de réveiller puis de maintenir en éveil « la respiration du peuple », contre sa muséification dans le folklore.
L’année 1970 voit la victoire de l’Unidad Popular (Unité Populaire) d’Allende. C’est l’occasion de plusieurs planches décrivant la liesse populaire mais appelant, aussi, l’ombre des commandos d’extrême droite comme par exemple le commando Rolando Matus du Parti National. Le livre se clôt avec le coup d’état de Pinochet le 11/09/1973, et la litanie des personnages croisés dans le livre et disparus, tués, assassinés, contraints à l’exil.
Grâce au dispositif narratif à la première personne, Désirée et Alain Frappier n’engluent pas la fiction dans le didactisme. L’histoire prend corps, car elle suit le cheminement affectif et politique d’un personnage plongé dans les vicissitudes sociales de la période historique traversée. De plus, chose d’une extrême rareté, Là où se termine la terre, ce roman d’apprentissage, prend la configuration de la genèse d’un NOUS, Pedro s’émancipant grâce à la socialisation de l’engagement militant.
Outre ces raisons d’ordre esthétique - qualité du dessin en noir, gris et blanc -, géographique – travail soigné dans l’évocation des paysages si changeant du Chili) -, historique, l’album présente l’avantage de témoigner de « l’obstination de la mémoire ». Or notre époque est une époque où le présent emporte tout, lénifie tout, arase les reliefs des faits jusqu’à les rendre virtuels ; or, si « la responsabilité commence dans les rêves », comme l’écrit Antonio Tabucchi, encore faut-il que la personne connaisse le réel dont le réel historique. Si le vingt-et-unième siècle fait un usage nauséeux de la commémoration, c’est que, pour les pouvoirs politiques, elle est à la mémoire ce que le vernis est à la peinture, une brillance mensongère de la couleur même des faits.

Philippe Geneste

14/05/2017

Cacha-Diabolo, la Sorcière

Causse Rolande, Camille Claudel, La sculpture jusqu’à la folie, édition Oskar, collection Art Société, 2014, 155 pages
Le portrait de couverture de ce livre, crée par Georges Lemoine et Serge Bachelier, tente déjà de recueillir et d’assembler quelques fragments qui semblent de terre cuite pour composer un très beau visage de jeune fille. Selon cette image, Rolande Causse, par les phrases claires et sensibles de cette biographie si bien écrite, narre la vie de Camille Claudel et entrelace les liens entre l’œuvre de l’artiste et son histoire tourmentée, nous la donnant à connaître et à comprendre.
Née le 8 décembre 1864 peu après le décès d’un premier enfant, Camille est rejetée par sa mère, Louise Adélaïde, qui lui préfère sa seconde fille Louise, si obéissante, si sage, née treize mois plus tard. Le benjamin, Paul, plus jeune de quatre ans, n’attire que l’indifférence de sa mère, et plus tard sa colère lorsqu’il suit sa sœur aînée dans ses vagabondages et bientôt son goût pour la création. Tout au contraire, Louis Prosper, leur père, a pour eux une affection bienveillante. Toute sa vie durant, il va favoriser leurs penchants, Camille pour le dessin et la sculpture, Paul pour la littérature et la poésie.
Cacha-Diablo, tel est le surnom donné à Camille par Victoire, servante de Madame Claudel, dame qui initia les promenades aventureuses des enfants dans la campagne Champenoise avant de devenir l’un des premiers modèles de Camille. Cacha-Diablo c’est la fillette aventureuse qui entraîne son petit frère au bout des chemins, là où les rochers de grès prennent des formes indicibles, d’étranges silhouettes, là où la terre mêlée à l’eau des ruisseaux est recueillie, comme l’argile que ses mains d’enfant malaxent, façonnent en des personnages de plus en plus élaborés. C’est dans cette nature, au creux d’une grotte, tandis que le soleil vient éblouir sa danse, qu’elle se dit « Sorcière », tandis que l’écho propage son cri, devant son petit frère médusé. Instants d’échappée où l’on s’affranchit de la tutelle maternelle et de ses mots méchants, où l’on se salit, vêtements, mains et visages plein de boue, où l’on mêle son corps à la terre, instants où jeux et curiosité composent l’alchimie de la création. Moment de tristesse aussi, lorsqu’au lendemain, on découvre les brisures des personnages d’argile. A l’image du portrait fissuré de la couverture, la terre cuite a besoin, en ses premières heures, d’être recouverte, protégée.
Lorsque la famille Claudel s’installe à Paris, Camille continue ses errances, mais maintenant dans la grande ville. Musée du Louvre, jardin du Luxembourg, église Sainte Geneviève, détour d’une rue, tout conduit à une œuvre d’art. Tandis que Paul est inscrit au lycée Louis le Grand, Camille suit des cours de dessin et de sculpture dans une école réservée aux jeunes filles. L’école des Beaux-arts, moins chère, est réservée aux garçons. Les filles en auront l’accès qu’au début du XX siècle. A peine âgée de 17 ans, comme elle le fit adolescente en Champagne, Camille crée son atelier où la rejoignent trois de ses amies de l’école. Là, l’artiste Alfred Boucher qui, engagé par Louis Prosper, fut son professeur, vient les encourager, les conseiller. Obtenant une bourse d’étude en Italie, il doit partir. Mais avant son départ il introduit dans l’atelier le renommé Auguste Rodin. Impressionné par les premières œuvres de Camille, comme La vieille Hélène (modèle : Victoire) ou le buste de Paul Claudel enfant, le maître invite la jeune fille à visiter ses ateliers. Très vite elle devient l’une de ses praticiens. Ce travail consiste à dégrossir la pierre, la polir, la façonner suivant les dessins d’une œuvre. Elle va bientôt réaliser les pieds, les mains de quelques personnages de La Porte de l’Enfer dont elle esquisse aussi certains visages. Comme pour La jeune fille à la gerbe de Camille Claudel et Galatée d’Auguste Rodin, l’inspiration de nombre de leurs œuvres se confond.
Les deux artistes deviennent amants lorsqu’elle a tout juste 20 ans, lui 44, mais surtout des habitudes de séducteur et de confort affectif auprès de sa compagne, habitudes et confort qu’il ne sait rompre, malgré sa passion pour Camille. Son amour pour elle est ainsi trahi. Dans son grand tourment, la jeune femme désespérée confond abandon amoureux et rejet de son art. A l’image du portrait de Camille, l’âme délaissée se brise et ce qui faisait son charme et sa force s’éparpille, au souffle de la trahison.
Dans son nouvel atelier, Camille vit en recluse. Elle se sent rejetée par la société des hommes qui, de fait, la nie en tant qu’artiste femme (on la dépeint comme sœur de poète et égérie de sculpteur). Son identité est ainsi bafouée, de même que dans certaines expositions, ses œuvres sont reléguées en des coins obscurs, alors que celles de Rodin sont mises en évidence. La reconnaissance de ces admirateurs et admiratrices n’y peut rien, Camille détruit la nuit des sculptures qu’elle crée le jour, elle s’éloigne du monde qui lui fait peur et qui la rejette, ce monde qui la blesse autant qu’il la menace.
En 1913, à la mort de son père, qui l’a toujours protégée et qui a subvenu à ses besoins, Louise-Adélaïde sa mère et son frère Paul décident de l’interner. La mère est toujours aussi dure et sans compassion, sans tendresse ; le petit frère qui la suivait partout, le jeune poète qu’elle encouragea et dont elle fut la complice est maintenant un homme reconnu dans son art et d’une fortune confortable qui la délaisse, et d’une certaine façon, lui aussi, la trahit. Ce petit frère Camille la recluse l’espère, l’attend, mais il ne lui rend visite que 14 fois en trente ans et ne répond jamais à ses demandes de liberté.
Au mi-temps de la seconde guerre mondiale, en 1943, Camille se meurt de froid, de faim, comme nombreux rejetés de la société le furent dans l’indifférence et le mépris qui figèrent ces « folles », ces « fous », ces êtres fragiles détestés par la normalité car ils pourraient la faire basculer.
Au dernier chapitre de cette très belle biographie, Rolande Causse présente quelques raisons qui inciteraient à s’attacher à Camille : l’enfant détestée par sa mère, la petite fille aventureuse, l’artiste en herbe puis l’artiste de génie, l’amante passionnée, la femme brisée et incomprise, l’internée de force, la victime d’une société ignoble, inhumaine ; on n’en retire aucune de ces Camille, elle est tout entière et sans brisure en nous en son portrait de très belle jeune fille. Pour la jeune lectrice, le jeune lecteur aux yeux brillants et rougis après des heures à effeuiller ces belles pages, de petits Cacha-diablo, des diablotins enfouis en elles, en eux, viennent de s’éveiller, viennent les exciter pour des moments de récréations, des envies de création.

Annie Mas

07/05/2017

Ecouter la littérature pour mieux l’entendre

Pef, Le Petit Motordu, raconté par Olivier Chauvel et Julie Kremer, Gallimard jeunesse,  40 p.+1 CD 14mn, 9€90
Nous voici au début de la longue vie de Motordu (première histoire en 1980) avec des parents qui se désespèrent car dans la famille Motordu, on ne parle pas droit pour rester roi. Or, le petit Motordu parle sans paronymie, sans métathèse, bref, il parle normalement ! C’est une atteinte à l’honneur familial. Heureusement, avec leur méthode particulière, faite de beaucoup de hasard, les parents vont lancer leur rejeton dans l’apprentissage tordu des mots déroutés. Un régal, que magnifie la version racontée par Chauvel et Kremer, où explose l’humour indissociable des aventures du petit prince des mots tordus…

Leprince de Beaumont, La belle et la Bête, lu par Jacques Bonnaffé, Gallimard, 2015, 1CD 50’, 15€
Voici une magnifique interprétation du conte deMadame Leprince de Beaumont. Jacques Bonnaffé varie sa voix, jouant des transferts de personne en imitant de la voix la scénarisation discursive (1), emportant le jeune lectorat dans le monde fiévreux de la Bête autant qu’en lui permettant de s’identifier à l’honnêteté sentimentale de la Belle. La mise en musique subtile d’Isabelle Abouker met clarinette, piano et voix au service de la dramatisation toute intérieure des événements du monde qui touchent le riche marchand devenu pauvre et sa famille. Une grande leçon de lecture et de mise en scène audiophonique.

Modj Souleymane, L’Antilope et la panthère et autres contes africains, illustrations de Justine Bax, Milan, 2012, 24 p. + 1 CD, 15
Il s’agit de contes peul, bambara ou wolof. Un glossaire permet de retrouver le sens de ces mots prononcés durant les cinq contes qui composent le recueil. Le livre, vingt-quatre pages cartonnées, est très richement illustré par Justine Bax à qui on doit un travail d’illustratrice parmi les meilleurs sur  Histoires comme ça de Kipling. Elle interprète le conte plus qu’elle ne l’illustre et c’est toute la dimension de l’imaginaire du conte qui est convoquée. Chaque conte ressemble à s’y méprendre à une fable, car chacun se termine par une morale très didactique. Modji propose sur le CD une interprétation intimiste très proche de la tradition orale africaine, avec un accompagnement musical. Bien que cet album-CD soit destiné aux enfants de 4/7 ans, il peut être entendu à tout âge.

Stevenson Robert Louis, L’Île au trésor, lu par Patrick Poivre d’Arvor, Gallimard jeunesse, 1 CD mp3, durée d’écoute 4h. 18€90
Voici une version audiophonique du chef d’œuvre de Stevenson paru en 1883, légèrement abrégé, lu à partir de la traduction de l’anglais réalisée par Jacques Papy.
La fabuleuse histoire de Jim Hawkins qui habitait en 1800 à l’auberge de l’Amiral Benbow, tout au bord de la mer, en Angleterre, est une des œuvres majeures de l’écrivain écossais. L’Île au trésor repose sur l’aventure et les personnages relèvent de la légende et non de la psychologie. Pour Stevenson, la littérature romanesque, le récit, c’est l’aventure : « Ce sont les événements non les personnages, qui nous arrachent à notre réserve ». Les événements sont ce qui forme, ce qui in-forme, ce qui introduit par la forme du contenu qui va se réaliser en une histoire. Ils sont la forme, pas le contenu. Peut-on, alors, dire que si le récit est à l’origine du langage comme bien des remarques scientifiques, anthropologiques et philologiques semblent nous inviter à le penser, est-ce parce que l’événement est ce qui fonde la venue du langage lui-même, s’y love comme nœud de la pensée verbale ? 
Si, maintenant, on pense l’appartenance de L’Île au trésor au domaine de la littérature destinée à la jeunesse, doit-on y lire un manifeste antiréaliste ? Stevenson écrit : « Le roman existe, non par les exemples qu’il entretient avec la vie, inévitables et matériels, tout comme une chaussure est faite de cuir, mais par son incommensurable différence d’avec elle ». L’idée est donc que les événements font surgir des images. Ecoutons Jim Hawkins, c’est au début du roman lu avec sobriété : « Si ce personnage hantait mes songes, il est inutile de le dire. Par les nuits de tempête où le vent secouait la maison tandis que le ressac mugissait dans la crique et contre les falaises, il m’apparaissait sous mille formes diverses et avec mille physionomies diaboliques. Tantôt la jambe lui manquait depuis le genou, tantôt dès la hanche ; d’autres fois c’était un monstre qui n’avait jamais possédé qu’une seule jambe située au milieu du corps. Le pire de mes cauchemars était de le voir s’élancer par bonds et me poursuivre à travers champs ». Mais alors, ce qui est un parti pris formel chez Stevenson, souvent souligné par la musique de Caroline Glory et de Zorica Stanojevic (violon et violoncelle), peut-il être appliqué tel quel à la littérature de jeunesse ? C’est une question difficile, mais quand on voit comment les romans historiques (1) sont pervertis en romans d’aventure, on peut penser qu’il y a là une opération fondatrice de la littérature de jeunesse. Pour autant, il serait faux de faire de Stevenson l’initiateur de cette opération car il ne perverti pas le contenu, comme le fait souvent le roman social ou le roman historique pour la jeunesse, il le met en forme par les événements. C’est, sans aucun doute, une piste à creuser pour qui s’intéresse au fonctionnement de la littérature de jeunesse contemporaine.
Philippe Geneste

(2) voir Geneste Philippe Les axes de la préoccupation sociale dans le roman pour la jeunesse suivi de Le roman historique pour la jeunesse et L’heroïc fantasy source prolifique du récit pour la jeunesse in Dupont-Escarpit, Denise, La Littérature de jeunesse, itinéraires d’hier à aujourd’hui, Magnard, 2008, pp.399-433.