JEAN & ZAD Didier, Surtout la nuit, illustrations Laura GIRAUD, Utopiques, 2023, 34 p. 18€
Une
main se glisse par une porte, seuil d’entre les obscurités. La peur du noir est
installée chez la petite fille. Non pas la peur pour le noir, mais la peur de
l’immense solitude face à ce qui vient dans le noir… cette main franchissant le
seuil de sa chambre, cette main qui passe sous les draps, qui la touche. Elle a
sept ans. Une expérience indicible à la fois inconnue et intraduisible en mots,
une souffrance, un secret imposé car « partagé », un secret
menaçant.
Comment
le dire ? Comment s’arracher à la prison du secret des nuits ? En
comprenant que jamais la main ne cessera de franchir le seuil ; en
réalisant contre ses propres appréhensions que la douleur cachée reste à jamais
douleur ; en se décidant de rompre le secret pour s’ouvrir à la personne
adulte et de confiance et lui confier le fleuve ancien et sans cesse renouvelé
des douleurs.
Le
choix éditorial du grand format par Utopique est à louer tant il rend justice
au récit d’images de Laura Giraud. Les dessins varient de l’illustration
dynamique, vivante, réaliste et colorée à l’illustration hallucinée, pesante,
symbolique et sombre. Le travail iconique double certes le texte, mais il
pourra, l’album une fois lu avec l’enfant ou lu par l’enfant, être relu par le
tissage unique du sens porté par les images. La relecture imagée éprouvera,
alors, le cheminement imaginaire de l’enfant qui lit.
Surtout
la nuit
est un album qui réussit l’alliage, toujours difficile, du poétique et du
didactique. L’art de la fable de Didier Jean & Zad et l’art de
l’illustratrice Laura Giraud convergent, proposant un album qu’aucune
bibliothèque d’école primaire ou de collège ne saurait manquer d’offrir aux
élèves, et dont on ne peut que souhaiter la présence au sein des bibliothèques familiales.
ABIER,
Gilles, On s’amusait, Le
Muscadier, 2023, 79 p. 11€50
Avec
le développement du secteur de la littérature jeunes adultes, qui vient
prolonger le secteur de la littérature destinée aux adolescents, n’assiste-t-on
pas à un revirement partiel et minoritaire, mais toutefois sensible, vers une
littérature qui viendrait bousculer les codes empruntés et forgés par la loi du
16 juillet 1949 (1) loi toujours en vigueur ? L’anti-héros serait alors le
fer de lance de cette offensive littéraire sur la base de trois thématiques
dérivées de la littérature adulte : la mort (violente), la sexualité et
l’argent. Une liberté de ton viendrait faire imploser la barrière
générationnelle, usant volontiers de certains procédés propres à la modernité
stylistique. Un des effets de cette évolution serait la mise au lointain du
didactisme comme force d’inertie encombrante pour toute vraie création. Le
roman On s’amusait de Gilles Abier
confirme-t-il cette observation ?
La sexualité est bien présente, le style ne ménage pas le lectorat, un
style direct, où abondent aussi les dialogues proches du langage des jeunes
gens. Le héros, Zack, est un anti-héros, sans aucun doute, mais le narrateur le
préserve quand même. La culpabilité d’Inès, sa demi-sœur, fait l’objet d’un
discours narratif incisif. Le rôle des SMS renforce la vraisemblance et le
contexte contemporain de la fonction des réseaux sociaux dans le harcèlement ou
le rapport humain délétère mis en cause.
Mais le roman va-t-il vraiment jusqu’au bout de ce que la collection Rester
vivant du Muscadier crée comme horizon d’attente ? On a bien la fonction
de l’alcool du violeur, du chantage par le biais de la sexualité, de l’enjeu de
la réputation, du rapport sexiste qui domine toujours les relations entre
garçons et filles. De plus l’auteur prend grand soin à éviter tout ce qui
pourrait prêter à une érotisation de la situation de violence sexuelle, ce dont
a contrario nombre de fictions usent et abusent. Il désigne comme acte
de dénégation les discours d’évitement du mot viol et il met en scène la
tentation du silence, que connaît Ines, celle de diminuer la portée du viol en
se réfugiant comme malgré elle dans la stéréotypie sexiste masculine et
patriarcale dominante et son corollaire de la réputation du nom, de la famille.
Tout cela est très présent et c’est l’indice qu’il faut combattre, cette loi
sociale qui édicte que pour la violée « À jamais le silence est roi »
(2).
On regrettera juste que l’ouvrage ne prenne pas toujours le temps de
trouver vraiment sa voix narrative. Le parti de la brièveté ne permet pas
d’explorer, vraiment, ce qui, à la jeune fille violée, est accordée de
compréhension dans son agression, de la consommation de son être dans la mise
en scène chosifiante de son corps. De même, la grande richesse de
l’intrigue, qui s’appuie sur les thématiques du mensonge et de la tromperie,
manque de temps d’exposition, pourtant nécessaire pour rendre partageable une
expérience de violence subie qui mure la victime dans l’impartageable. Ce
manque ne vient-il pas brouiller quelque peu le propos du narrateur ?
Ce questionnement en suspens ouvre à une critique du roman mais il serait
faux de négliger l’impact de sa brièveté, comme l’a souligné la vive discussion
au sein de la commission lisezjeunesse. On s’amusait
est un livre qui questionne, rien que pour cela – et il n’y a pas
que cela – il peut être recommandé (3).
Philippe Geneste
Notes
(1) lire
sur https://www.quiero.fr/spip.php?rubrique14 les trois
volets de l’étude Du Roman pour adolescents et adolescentes
(2)
Bayard, Inès, Le Malheur du bas, Paris,
Le Livre de poche, 2020 (1ère éd. Albin Michel 2018), 259 p. -
p.187.
(3) Sur la
même thématique du viol, lire le blog du 11 octobre 2020 d’Annie Mas, « Car
sans toi, une chambre froide » consacré à DISDERO Mireille, Ce
point qu’il faut atteindre, éditions le Muscadier, 2020, 188 p