VOSSOT Olivier, L’écart qui existe, Bruxelles, éditions Les Carnets du Dessert de Lune, 2020, 86 p. 14€
Voici le dernier ouvrage publié par les
éditions sous l'égide de Jean-Louis Massot. Ces
éditions, au catalogue si riche, poursuivront leur route sous d'autres auspices. Hasard objectif,
c’est à interroger le rapport à la mort que nous invite L’écart qui
existe. Adolescents et jeunes adultes y puiseront réflexions et
sensibilités.
La vie est-elle dans l’écart que
construit l’expérience entre ce qui advient et l’action ou réaction du
sujet ? Quand un être cher meurt, le grand-père, ici, l’écart entre la
mort et la vie, entre la nuit et le jour sépare-t-il les êtres ou bien est-il
un espace de tissage renouvelé d’une relation ? On comprend pourquoi la
thématique de la fenêtre est si prégnante. La fenêtre n’existe que par le sujet
qui l’ouvre ou la ferme, la fenêtre n’est rien en elle-même sinon un obstacle
autant qu’une ouverture. La fenêtre questionne : quel acte en fera une
réalité.
L’expérience du deuil fait éprouver le
mouvement d’absorption de l’extérieur, de l’hétérogène, par l’intériorité du survivant.
En intériorité, le mort renaît d’une vie fantasmatique mais obligeante. Mais
c’est un nouveau brouillage. Le dedans semble peindre du passé, pourtant le
souvenir est expérience actuelle, une expérience contemporaine de la peine.
Dans ce travail mental de l’endeuillé, le mur entre l’ici et le là se fait
espace de silence, écart. Les murs s’écartent, un passage se fraie où le
langage empêché, le langage aux mots encore inadvenus s’élabore en étayage des
pensées inarticulées. L’écart qui existe est une attente, l’endeuillé éprouve
l’attente, la tension vers le renouvellement d’une présence en allée : le
temps passe, le sujet s’y perd entre les deux bords du passage frayé ; le
temps passe qui commente le trépas de ce qui a vécu.
L’espace chez Olivier Vossot n’existe
que par ce qui sépare et par le regard qui figure cet écart : fenêtre,
mur, attente, silence attentif : l’espace de l’endeuillé se crée durée et
le sujet s’y tient, tient le coup. Entre les deux bords, œuvre une dilution des
frontières, le mort saisit le vif pour vivre en lui : « l’étreinte »
de la « la peine » se fait « peine diluée », « les
regards lestés » se font « regards dilués ». C’est
l’aujourd’hui qui nulle le souvenir, c’est « l’angoisse de la lutte »
qui se noie dans « l’alcool dilué ».
L’expérience de la mort de l’être cher
forge le passé dans l’abolition du devenir (« le passé ne vieillit pas ») ;
il verse donc dans une sorte d’éternité. Mais celle-ci, par les « regards
lestés » est porté comme un poids (« le regard est un long regret »),
puisque l’éternité abolit toute action, toute prise de décision, toute
mobilité. L’éternité s’institue dès que « le passé fait socle ».
Dans L’écart qui existe le
deuil se rapproche d’une expérience du temps. Au temps tendu vers l’avenir se
substitue le temps qui passe, le temps qui emporte, et le poète s’interroge sur
ce qui vient. L’expérience du deuil est une remise en cause du temps historique
au profit d’une dimension anthropologique du temps. La dilution est
permissive à l’égard de cette remise en cause auquel le poète n’accède que par
« trouées » (« l’ombre meurt sous les trouées »,
« à peine on distingue ce qu’il reste / des personnes, / des voix
percées »). Le sujet tient parce qu’il va maintenir dans
l’écart un passé retenant ce qui passe des jours : or cet espace de
temps est le présent, un présent actif qui ne lâche rien parce que la vie ne
rebrousse jamais chemin, parce que l’avenir n’est que pure nulle part,
utopie si on veut. Reste l’instant vif du sentiment de la perte qui retient ce
qui est parti. L’instant est une suspension, une vie en suspens, une tension
que seul le vivant active. C’est une condition pour que le passé ne se fige
pas, pour que l’existence rejette toute clôture, ne se mure pas, donc pour que
la vie « déborde » du mort, faisant de la mort et de la vie un
continuum.
N’est-ce pas le grand mystère du
silence ? Mais n’est-ce pas aussi l’enjeu de « l’écart qui existe » :
que s’accomplisse la dilution, le continuum, comme dans le rêve ? Le discours
poétique peut-il exprimer cette expérience ? Le poète peut-il appeler sur
la page du recueil le langage de sa pensée non verbale ? Les échos des
mots, des images, des formules qui tressent les soixante treize poèmes pour en
faire un recueil, une œuvre, s’y emploient. Dans l’univers du discontinu, le
vivant échoue à la pleine rencontre avec le mort. Pour que celle-ci ait lieu,
il faut annuler la fragmentation, la séparation, il faut que la vie s’illimite,
s’in-mobilise si nous osons le néologisme c’est-à-dire reste un continuum dans
l’espace vivant de l’instant, de la durée de l’instant.
Nous pourrions dire, en nous appuyant
sur le philosophe André Jacob, que l’instant se perpétuant d’instant en instant
et « à tout instant et en un instant » (1) est l’espace-temps par excellence du poétique. La poésie n’est donc pas
mémorielle parce que la mémoire et plus encore le souvenir figent,
immobilisent. La poésie est présence active, instance de vie permissive à
l’égard du doute, de l’incertain, de l’illimité, laissant venir à soi des mots
pour les ouvrir contre ces « mots qui viennent dont on ne sort pas »,
ceux usés de trop d’usage ou ceux dont la certitude académique abuse du sens.
Laisser venir les mots, se laisser emporter par eux, en quelque sorte, diffracter
à l’infini le seuil où le sujet les accueille, les laisser prendre silhouette,
s’enformer. L’endeuillé et le mort peuvent se réunir à nouveau parce que
« le temps passe un peu plus vite que nos vies ».
Philippe Geneste
(1) Jacob André, « Du Cogito à l’instant du loquor », Degrés. Revue de synthèse à orientation sémiologique, n°143 automne-hiver 2010, pp.1-19, -p.10-.