Anachroniques

25/02/2024

Au fil de la vie, au fil des histoires

BRIÈRE-HAQUET Alice, Au Fil de…, illustrations de Michela ECCLI, Frimousse, 2024, 32 p. 14€50

Ce qui frappe les enfants dès 4/5 ans ou ceux en phase d’apprentissage de la lecture, ce sont les illustrations. Le rouge du tricot, le tricot de laine, sa photographie, l’aiguille à tricoter, les collages, les dessins, un mélange iconique pour des situations surprenantes. Ce qui vient ensuite, c’est l’insurrection du mot « fil » pour signifier aux enfants lecteurs que c’est à lui qu’il faut s’accrocher car l’histoire, ne tenant qu’à un fil, y tient tout entière. Le texte humoristique se met alors à jouer avec les locutions verbales (« filer droit », « filer doux », « le fil se perd »… mais pas la narratrice ni l’enfant écouteur ou lecteur) ; à jouer, une fois, sur un trait graphique (« les fils de soi »), ; à jouer à prendre les mots au mot : par exemple, « bouts de ficelles » dont Michela Eccli réalise le sens par des matériaux multiples.

L’enfant est désormais lancé dans cette drôle d’histoire. Mais que s’y raconte-t-il ? Une allégorie de notre monde, peut-être bien, celui des réfugiés climatiques, politiques, des migrants et migrantes chassés de chez eux par les guerres, la misère, la pauvreté, le climat hostile. Partir de chez soi, quitter sa terre, et, durant le parcours, tracer un chemin pour ne plus regarder le monde mais être dans le monde, pour (re)faire son monde, pour trouver où se poser, soi et les autres, tous ceux toutes celles qui sont sur le chemin. Un chemin part d’un lieu et aboutit à un lieu, ou bien on le fait aboutir à un lieu, un chemin c’est un lien. Au Fil de… est donc l’histoire du lien. Nouer le fil à l’aiguille, puis de fil en aiguilles traverser ses peurs, fuir la mort pour escalader la vie. Dans cet album mouvementé comme la mer qu’il figure d’ailleurs y compris sur les pages de garde, une mer de fils laineux, dans cet album peuplé de petites souris mais aussi de créatures fantastiques, dans cet album d’inventions cocasses et rieuses, et par le texte et par l’image une leçon d’humanité solidaire advient mais sans les gros sabots, peut-être en lisant et en relisant, en regardant pour mieux garder les éclats de sens qui surviennent au fil du temps de sa lecture.

SAUDO Coralie, À Tes Souhaits, le loup !, illustrations d’Aurélie GUILLEREY, amaterra, 2024, 16 p. 13€90

Au fil de la lecture, l’album suit un loup bien fragile qui va chercher auprès d’une mère-grand un chaperon rouge en laine et des chaussons eux aussi de laine. C’est qu’il fait froid et qu’au fil de l’histoire le rhume gagne le corps du loup.

À Tes Souhaits, le loup ! montre un monde apaisé, sans appétit dévorant. Les méchants ont disparu, l’harmonie règne en cet hiver de sévère froidure. L’enfant lecteur ou lectrice plonge dans les grandes pages cartonnées du livre pour scruter des détails. Il y en a tant que la relecture sera motivée… Cet arrière-plan des détails joue avec humour sur le choix animalier de l’histoire, mais aussi les autrices font-elles des clins d’œil à une riche intertextualité.

Mais une histoire, vous direz-vous, nécessite un peu de suspense pour dynamiser la lecture. Ici, celui-ci est assuré par un fil de laine qui traîne sur le chemin, mène à une porte puis passe de porte en porte puis en fenêtre. C’est peut-être que la paix ne tient qu’à un fil ? Le fil, en tout cas relie tous les protagonistes, comme une ficelle narrative souriante, il relie aussi les lieux, les actes, conférant ainsi sa cohérence à l’histoire.

Mais alors le loup, dans tout cela, qui mange-t-il ? Personne, est-il écrit, l’album est de paix et d’harmonie. Le loup est enrhumé, parle de plus en plus en déformant les sons, les nasalisant, ce qui fait sourire le tout jeune lectorat. Mais on ne rit pas du loup parce qu’il serait ridicule, on rit de son rhume, de sa vêture de chaperon rouge, on sourit de lui car il est un être fragile, comme tout un chacun, chacune. Comme l’a démontré Eva Barcelo-Hermant (1) la fabrique des méchants dans les fictions pour la jeunesse n’est plus ce qu’elle était. Le loup, ici, est mis en difficulté par son rhume. Il est drôle. Le rire réconciliateur de l’enfant résonne quand il referme le livre avant de le rouvrir et reprendre le fil de cette quête du personnage faite de rencontres. L’album ne verse pas dans la morale, il ne verse pas dans l’éducatif. Il vise le plaisir heureux de la lecture du tout jeune lecteur, de la toute jeune lectrice. La littérature de jeunesse pour le seul vrai plaisir de lire…

Philippe Geneste

(1) Lire, sur le blog du 23 janvier 2023, l’entretien que nous a accordé Eva Barcelo-Hermant autrice de l’excellent Contes de loup, contes d’ogres, contes de sorcières. La fabrique des méchants, L’Harmattan, 2022, 186 p. 19€50. Lire aussi le blog du 17 décembre 2023.

 

 


18/02/2024

Ces enfances de solitude infinie

GRANVAL Daniel, Vincent, Benoît, Hugo et les autres… Une enfance au foyer, L’Harmattan, 2023, 173 p. 16€50

Ce roman, à lire tant à la pré-adolescence qu’à l’adolescence, est une immersion dans un foyer de l’Aide sociale à l’enfance (ASE). Les enfants, qui y sont placés, ont connu des maltraitances à l’intérieur de leurs familles, ont assisté à la déchéance sociale ou physique de leurs parents avant que des services sociaux et le juge décident de les retirer, de les en séparer.

Parfois, comme Vincent le héros de 12 ans, ils ont connu aussi le placement en famille d’accueil, avant d’intégrer un foyer. Ici le foyer n’est ni un Foyer de l’enfance ni un Centre d’accueil, ni un Centre d’hébergement, mais un foyer pour garçon de statut privé catholique. L’auteur, éducateur spécialisé de formation, a fait sa carrière dans le secteur de l’ASE et a dirigé un établissement social pour adolescents et adolescentes en difficulté. Mais les éléments du récit sont abstraits de son expérience et l’établissement est fictif.

En dehors du premier et du dernier chapitre du livre, qui sont écrits à la troisième personne, autour de l’histoire de Benoît, un pensionnaire du foyer, les vingt-deux-autres sont narrés par Vincent dont on suit l’histoire. C’est à travers son point de vue que l’on découvre les histoires des membres de son groupe de référence dans ce foyer où il est affecté.

Le roman s’appuie sur la description détaillée de la vie au sein du centre de mineurs, en faisant découvrir le fonctionnement et l’emploi du temps, les rythmes annuels et les contraintes quotidiennes. Au fil des péripéties, on entre dans l’histoire de plusieurs protagonistes, et c’est une image de l’envers de la société qui s’y dessine. Au fil des mois, car le récit est chronologique, Vincent, le narrateur, va constater les menées pédophiles du directeur catholique qui rôde dans les chambres, la nuit, après le départ des éducateurs. Le roman raconte aussi comment les enfants et les éducateurs vont réagir. Cette seconde trame de l’histoire permet de poser la question centrale pour les enfants de l’ASE comme pour la société, celle du rapport à l’autorité.

Le livre refermé, on comprend combien « managérialiser » les structures de l’ASE ou codifier les méthodes de l’Aide à l’enfance en danger, sont inaptes à accompagner la reconstruction de ces enfants, pré-adolescents ou adolescents. Les histoires si singulières refusent la standardisation qui sied à l’uniformisation de la gestion administrative et numérique de l’ASE. « L’humain est impondérable » disait Henri Joubrel (1) qui ajoutait que « technifier » les relations avec les jeunes ne pouvait qu’éloigner un peu plus le travail d’éducation et rééducation de la visée humaine et socialisante pourtant annoncée. Parce que Vincent, Benoît, Hugo et les autres… Une enfance au foyer n’angélise pas les jeunes du foyer, mais parce qu’aussi, il décrit les contradictoires interventions des adultes responsables de son fonctionnement, le roman ouvre aux lecteurs et lectrices à la réflexion. Le placement est un traumatisme, parce qu’il sépare l’enfant du milieu de sa vie qui ne se limite pas à la famille et donc nie son histoire faite de relations interpersonnelles (autres enfants, voisins, adultes autres que les parents), d’investissement personnel dans des lieux où chacun, chacune compose sa vie. Dans la plupart des cas, « le placement signifie la perte totale et brutale de tous ceux – et de tout ce – qui faisaient leur vie antérieure » (2) À l’heure où le secteur social et médico-social subit la fermeture de nombre de ses structures, où la violence sociale (creusement des inégalités, licenciements massifs, déprofessionnalisations, chômage entretenu et stigmatisation des laissés pour compte identifiés à des fraudeurs) atteint un haut degré et où, en retour, se multiplient des troubles de comportement chez des enfants, des adolescents présentant pour certains des difficultés psychologiques pénalisant leur socialisation et leur accès aux apprentissages, lire l’ouvrage de Daniel Granval peut permettre au jeune lectorat de débattre de l’avenir, un avenir qui ne peut pas être dessiné sans sortir les enfants de l’ASE de la solitude infinie face à leur avenir condamné. Un avenir est social ou bien reste inimaginable.

Philippe Geneste

(1) Joubrel, Henri, « Préface » à Ziolkowski, Jean, Les Enfants de sable, illustrations de Serge Ziolkowski, Blainville-sur-mer, L’Amitié par le livre, 1957, 317 p. – p.7. (2) Maillard-Déchenans, Nicole, Maltraitance sociale à l’enfance. Témoignage d’une institutrice en Foyer de l’Enfance, Saint-Pierre d’Oléron, Les Éditions Libertaires, 204 p. – p.75.


11/02/2024

Entre Histoire et politique-fiction

RAGON, Michel, Nous sommes 17 sous une lune très petite…, Franconville-la-Garenne, Prolit’s, 2023, 291 p. 12€ (éditions Prolit’s, 79 rue du docteur Roux 95130 Franconville, editions.prolits@free.fr)

Ce roman de la lutte tiers-mondiste, au temps glorieux de la Tricontinentale (conférence du 3 au 15 janvier 1966), débute par une longue narration de la seconde déclaration de La Havane, du 4 février 1962. Celle-ci est prononcée trois ans après la victoire de la guérilla cubaine sur la dictature de Batista soutenue par les USA : « Au peuple de Cuba, aux peuples de l’Amérique et du monde » : « blancs, noirs, mulâtres, métis et indiens, frères dans le mépris et l’humiliation du joug yankee, sont frères aussi dans l’espoir d’un lendemain meilleur ». L’avant-propos de Raphaël Romnée situe opportunément, pour cette réédition, le contexte biographique, politique et sociologique ayant présidé à l’écriture du livre et rend compte, avec clarté, des événements historiques qui le traversent.

Le héros du roman de Michel Ragon (1924-2020) est porté, comme toute une génération de révolutionnaires, par les signes, interprétés comme avant-coureurs, de l’effondrement du capitalisme (« un monde s’écroule », p.21). Contre l’équilibre de la terreur, entretenu par la guerre froide entre les régimes américains et soviétiques, l’alliance des peuples en révolution non alignés fait entendre sa voix, un immense espoir qui vibre de par le monde chez les peuples de couleur des colonies ou nouvellement libérés du joug impérialiste, comme le peuple de Chine. Ils portent la volonté de s’unir en dehors des deux blocs de la guerre froide dont les conflits interfèrent comme frein aux luttes anticolonialistes et anti-impérialistes.

Entre roman historique et politique-fiction

Le héros est porté jusqu’au type par l’auteur. Résistant en France durant la seconde guerre mondiale alors que tout juste sorti de l’adolescence, Charles s’engage à la Libération avant de comprendre qu’en Indochine, en Algérie les libérateurs de 1944 poursuivent l’œuvre coloniale et meurtrière de l’impérialisme occidental. Il déserte, devient clandestin, guérillero de la cause révolutionnaire, avec Che Guevara (1) comme figure de proue, et Carlos comme pseudonyme. Il appartient à une organisation secrète, terroriste, menant des luttes armées clandestines, l’Organisation Insurrectionnelle du Tiers-Monde (OITM), clin d’œil probable à l’Organisation de la Solidarité des Peuples d'Asie, d'Afrique et d'Amérique Latine (OSPAAAL) de la Tricontinentale à la recherche d’une politique de non-alignement. L’OITM a repris son slogan – « peuples colonisés, peuples opprimés du monde entier, unissez-vous » (p.49) – à N’Krumah (représentant du panafricanisme et premier président du Ghana indépendant) ; elle se bat pour les Nations Unies Anticolonialistes avec pour figures : Fidel Castro, Patrice Lumumba, N’Kruma, Sukarno, Mehdi Ben Barka, Ahmed Ben Bella, Mao-Tsé-toung, Sékou Touré, Nasser, Malcolm X, Félix-Roland Moumié. Le récit de Michel Ragon est, à la fois, ancré dans des événements historiques et un récit de politique fiction, une anticipation scientifique pour le volet des armes de destruction massive et une uchronie où le cours révolutionnaire du monde des années soixante fait l’objet d’hypothèses géopolitiques hardies.

Dans les arcanes du romanesque

Le roman emprunte au roman picaresque espagnol (2). Les péripéties naissent des situations géographiques et géopolitiques différentes que traverse le héros Charles devenu Carlos. La période décrite est traversée « d’agitations », le personnage fait face à des dangers permanents, la mort à ses côtés ; ses missions pour l’OITM sont autant de pérégrinations forgeant « l’auréole de l’aventure ». Comme le roman picaresque, les récits de Carlos sont portés par une narration autobiographique et les préoccupations sont celles de la vie quotidienne du peuple, des exploités, des dominés, des spoliés : bref, comme dans le roman picaresque les « conditions matérielles de l’existence » (3) sont présentes. La composition laisse libre cours à des insertions réflexives, à l’évocation d’épisodes chronologiquement décousus. Autre parenté avec le roman picaresque, la fin est ouverte, sur une base déceptive, puisque la vie et les idées tendent à se désaccorder. Le personnage narrateur, qui cherche à définir son parcours de vie, prend alors le lecteur pour confident. En revanche, l’intrigue centrale de Nous sommes 17 sous une lune très petite… n’est pas lâche et, contrairement au roman picaresque, la vraisemblance matérielle reste de mise. Quant à la critique, elle n’est pas moralisante comme dans ces romans du dix-septième siècle, mais c’est, entre mémoire politique et roman picaresque réaliste, une critique révolutionnaire et internationaliste des sociétés de classes contemporaines.

Le roman n’est pas un roman d’apprentissage car on ne suit pas la genèse de la personnalité de Carlos. La plupart des récits sont rétrospectifs qui visent plutôt le bilan d’une vie, une sorte d’Éducation sentimentale à rebours du point de vue de la composition. Cela interroge, évidemment, puisque le regard du personnage se retourne vers les actions de guérillero accomplies avec l’OITM, les met en relation avec son expérience de résistant, puis de soldat et de déserteur. Le futur, carburant de la motivation révolutionnaire, s’étrécit jusqu’à ne plus être figuré que par les trois points – points de suspension, indicateurs routiers d’une direction erronée ?

Pertinence historique de la fiction

Le long du procès romanesque, la lutte des classes, ciment de la lutte révolutionnaire et anticolonialiste, devient un argument secondaire face à la « la déclaration de guerre des peuples de couleur aux nations blanches » (p.22). L’intrigue se construit autour d’une problématique fort actuelle en 2024 : les causes différencialistes en viendront-elles à supplanter la causation des luttes par l’exploitation économique et sociale ? Nous sommes 17 sous une lune très petite… voit advenir le retournement des idéaux révolutionnaires et tiers-mondistes durant cette fin de décennie des années soixante, retournement qui entre en échos avec la révolution russe trahie, les révolutions allemandes, espagnoles, indonésienne, assassinées. L’intrigue, au fil des rencontres que fait le révolutionnaire et des lieux où il se rend, finit par rendre conscient Carlos que les défaites des luttes des peuples n’engendrent pas des victoires mais au contraire un désintéressement pour l’Histoire puisque celle-ci les a trahis. Ce qui se joue dans la durée centrale du roman (la décennie 1960), c’est l’échec du panarabisme et du panafricanisme, la fin du rôle du « communisme joyeux » (p.36), « romantique et internationalement insurrectionnel » (p.35). Le roman paraît à l’automne 1968 et sa tonalité anticipative n’est pas dans l’air du temps. Mais il se lit aujourd’hui avec étonnement puisqu’il met à jour des embranchements de la contestation sociale qui ont cours de nos jours, notamment celui du différencialisme en lieu et place de la lutte des classes.

Le personnage qui doute au début du roman de la possibilité de vaincre va peu à peu douter de la forme de la lutte clandestine et violente. Le roman décrit l’inefficacité de l’action et l’inutilité de l’héroïsme. En ce sens Nous sommes 17 sous une lune très petite… fait écho à la modernité romanesque des années cinquante et soixante (le livre est initialement paru en 1968) qui tend à considérer le personnage comme une forme entrée en obsolescence. Mais à la différence des avant-gardes littéraires formalistes, Michel Ragon, dont on sait l’attachement à la littérature populaire, fait reposer son roman sur le souffle de la signification. L’héroïsme est mis en doute par Carlos, parce que l’engagement révolutionnaire est voué à la défaite qui réenclenche les processus funèbres de la violence, de l’oppression et de l’exploitation. C’est là que la problématique du mal – « Pourquoi tant d’acharnement dans le mal ? » (p.190) – vient lier les soubresauts multiples propres au picaresque de l’intrigue. Cette imbrication de la mise en doute de l’héroïsme et de cette problématique du mal, symbolisée par la guerre impérialiste et les violences qu’elle fomente et qui lui répondent, porte le personnage à se demander si la volonté peut suppléer aux illusions de l’espérance professée. La coupure entre les révolutionnaires professionnels et les exploités soumis aux impératifs de la survie, de la lutte vitale, du quotidien de l’humaine condition mise à mal par le capitalisme ne vient-elle pas fracasser le projet de Nations Unies Anticolonialistes ?

Enfin, ce roman pose, dès 1968, des questionnements lucides sur la base de la réalité des défaites du mouvement ouvrier et des errements enclenchés de la lutte anticoloniale. Il interroge la centralité des moyens mis en œuvre pour combattre l’exploitation, l’impérialisme et ses massacres d’humanité historiquement instruits. S’ajoute à cet intérêt, une réflexion sur ce que peut la littérature. En effet, si elle construit un monde et raconte une histoire dans ce monde, d’un point de vue de classe, nécessairement, pourquoi n’aurait-elle pas un rôle social à jouer ? Ce rôle se limite-t-il nécessairement à l’idéologie ou bien peut-il entrer plus avant dans le corps social culturel ?

Un art de la thématique en renfort de la composition

Nous sommes 17 sous une lune très petite…, qui emprunte sa composition au roman picaresque espagnol, la renforce par une grande cohésion de la thématique. Nous illustrons cela par la manière dont se distribuent certains thèmes dans l’ensemble de l’œuvre.

Une première illustration examinera trois thèmes (ici numérotés pour repérage sans aucune valeur ordinale) :

- thème 1, l’action révolutionnaire clandestine ;

- thème 2, la peur / la mort ;

- thème 3, la hiérarchie / l’obéissance ;

Ces trois thèmes ne sauraient être étudiés pour eux-mêmes, pour la raison qu’ils sont liés entre eux et se répondent dans leur distribution dans le roman et dans l’évolution psychologique du personnage principal. De la liaison des deux premiers thèmes émerge le motif de l’héroïsme. Mais ces thèmes 1 et 2 sont unis dans une relation qui les lie au troisième. En effet, celui-ci met en question l’efficience de l’action et du risque et donc interroge l’héroïsme. Si les thèmes 1 et 2 posent un contenu thématique cohérent, le thème 3 vient se souder à eux en lézardant cette cohérence. La répartition des trois thèmes et leur réunion sous une même thématique insufflent un dynamisme à la signification du texte et créent une problématique ouverte.

Une deuxième illustration examinera deux autres thèmes numérotés 3 et 4 (sans aucune valeur ordinale) :

- thème 3, le révolutionnaire professionnel, aspect technique ;

- thème 4, principe présidant à l’engagement ou motivation ;

Ces deux thèmes prennent consistance durant le roman par la relation qu’ils entretiennent en eux selon deux figures jouant sur la caractérisation intensive du propos : d’une part, la figure de l’ironie portée par le discours de Charles, d’autre part, le ton sérieux qui traverse le discours d’Enrico. La relation thématique vient renforcer le dispositif des personnages membres de l’OITM. Le thème 3 est commun à tous mais les personnages se différencient par le thème 4 qui définit la modalité de réalisation du thème 3. Comme dans la première illustration, la thématique se constitue par la relation de thèmes.

De plus les deux thématiques (celle de la première illustration et celle de la seconde) s’entrecroisent. Si la première (qui rassemble les thèmes 1, 2, 3) se déploie principalement dans les énoncés narratifs, la seconde (thèmes 3, 4) s’expose dans l’énonciation des dialogues.

Ces deux illustrations, concernant la thématique du roman, montrent combien l’auteur a travaillé son texte pour assurer la continuité, sinon la fluidité, à une composition importée du roman picaresque.

 

Politique-fiction, émo-fiction (si on accepte ce néologisme d’ Éric Simard) du militantisme, uchronie, roman picaresque, Nous sommes 17 sous une lune très petite… met en scène un héros qui garde une distance avec le lecteur mais dont celui-ci vient partager les doutes et réflexions. Le lectorat est invité à saisir, chez le personnage narrateur, une transparence à soi-même qui lui échappe, rendant la lecture d’autant plus passionnante qu’elle est constructive. Les aventures de Carlos instruisent sur les rapports de force des peuples et des oligarchies et pouvoirs qui les gouvernent, elles instruisent sur l’époque, acmé du tiers-mondisme, exaspération des luttes de classes, prémices de la critique de la société de consommation, contradictions de la montée de révolutions culturelles sur la plupart des continents. Au final, à travers celle de Carlos, c’est le sens de la vie qui est questionné. Et, comme le romanesque s’inscrit dans les événements plus que dans les sentiments, Nous sommes 17 sous une lune très petite… interroge la place de la subjectivité dans l’histoire sans quitter la rive de la geste collective, mais sans sérieux excessif puisque le roman est porté par la veine picaresque.

Philippe Geneste

Notes

(1) Le titre du roman est un membre de phrase extrait du « journal de bord de “Che” Guevara, rédigé alors qu’il tentait d’organiser un foco en Bolivie, écrite quelques heures avant qu’il ne soit exécuté par l’armée » (Romnée, Raphaël, « Avant-propos » à RAGON, Michel, Nous sommes 17 sous une lune très petite…, Prolit’s, 2023, 291 p. – p.13).

(2) Lire, Schaeffer, Jean-Marie, Qu’est-ce qu’un genre littéraire ?, Paris, éditions du Seuil, 1989, 187 p. – pp.139 sv.

(3) Les citations de ce paragraphe sont extraites de Coulet, Henri, Le Roman jusqu’à la Révolution. Tome I : Histoire du roman en France, 3ème édition revue, Paris, Armand Colin, 1970, 560 p. – p.186.

Nota Bene

Signalons, concordant avec le centenaire de la naissance de Michel Ragon, le colloque « Michel Ragon, la littérature prolétarienne, l’anarchisme, l’architecture » qui se tiendra à l’AGECA 177 rue de Charonne 75011 Paris les 8 et 9 juin 2024 à l’initiative du CCLOPS cclops@orange.fr.

04/02/2024

Pour une culture de la terre humaine

BARRIER Marie-France, GANDNER Céline, JAFFREDO Marie, Paysans. Le champ des possibles, Steinkis, 2023, 128 p. 20€

Cette bande dessinée se présente comme un reportage sur des alternatives à l’agriculture industrielle. Après douze semaines de stage pratique autour de l’agriculture biologique et ses enjeux, l’autrice, documentariste et fondatrice d’une association écologiste, part en visite dans sept fermes de France. Elle s’entretient avec les paysans et décrit les méthodes respectueuses de la terre, de la flore et de la faune. Véritable hymne à l’harmonisation de la vie humaine et de la vie naturelle, Le Champ des possibles fait prendre conscience au jeune et moins jeune lectorat de l’importance des haies dont on a arraché depuis les années 1960, en France,750 000 kilomètres, la centralité de l’arbre dans l’écosystème duquel l’homme ne saurait être abstrait !

Chaque reportage peut se lire à part, ce qui facilite la lecture de l’ouvrage et en offrant une lecture éventuellement fragmentaire. Les informations sont nombreuses, l’écriture du texte, au lyrisme bucolique dans ses conclusions est travaillée.

On ne peut qu’espérer que ce qui est présenté annonce l’agriculture de demain, mais les dernières décisions européennes et nationales en matière agricole montrent combien le combat en la faveur du respect de la nature sera rude face aux appétits du profit.

 

DAUGEY Fleur, Les P’tits Champignons, illustrations de Chloé du Colombier, éditions du ricochet, 2023, 26 p. 10€50

Quelle belle réussite, une nouvelle fois, que cet album documentaire des éditions du ricochet destiné aux tout petits. Le sujet impose de démontrer la symbiose des éléments de la nature, en l’occurrence le lien essentiel et constitutif de la vie des champignons, des arbres et des animaux. Le mycélium est expliqué avec force images et un texte limpide, comme toujours avec Fleur Daugey. L’album n’est en rien un catalogue des champignons, justement parce qu’il s’adresse aux petits et tout petits. Il met vraiment l’accent sur la complémentarité des éléments naturels Il s’inscrit dans une collection qui porte un nom explicité « Éveil Nature ». Le papier glacé, les bouts arrondis du livre, le dessin réaliste et les couleurs en harmonie avec la volonté de transmettre l’éveil d’une harmonie naturelle, tout concourt à recommander la lecture de l’album aux enfants.

 

LEDU Stéphanie, Les Fleurs merveilles sauvages et cultivées, illustrations de Lisa LUGRIN, Milan, 2023, 40 p. 9€20

D’abord où trouve-t-on les fleurs ? Fleurs des arbres, fleurs de plantes du potager, fleurs du fleuriste, fleurs sauvages, fleurs cultivées, fleurs de fermes florales, fleurs de l’industrie du parfum, fleur de produits médicinaux, cosmétiques, fleurs comestibles, fleurs pour teindre ? Tous ces usages des fleurs sont évoqués dans cet album aux dimensions confortables, au papier glacé et solide, aux couleurs vives et au dessin naturaliste ou réaliste. Si quelques fleurs sont dénommées sans appui sur une image, la plupart l’est et l’enfant découvrira un univers proche de lui et aussi lointain. Le travail des fleurs est évoqué, dont les conditions de l’exploitation d’ouvriers agricoles. L’album met l’accent sur le lien entre les saisons et la présence de telle ou telle fleur, incitant à une réflexion sur le rapprochement de l’humanité avec la nature pour choisir et acheter les fleurs.

 

LECOEUVRE Claire, Où va le climat ?, illustrations Élodie PERROTIN, éditions du ricochet, 2023, 125 p. 13€

En ces temps où la crise climatique sature les discours en tous genres, l’ouvrage de Claire Lecoeuvre et d’Élodie Perrotin tente de faire le tour de la question en 125 pages. Pour ce faire, l’autrice part du connu, la question météorologique, puis amène son lectorat dans le domaine scientifique. Le sujet est ardu, mais Claire Lecoeuvre le rend accessible. Un glossaire à la fin du livre est aussi une aide précieuse pour les jeunes lecteurs et lectrices. La question du carbone fait l’objet d’une partie spécifique suivie d’une partie consacrée aux problématiques impliquées dans la question climatique. Le livre s’achève sur de nombreuses questions interrogeant la capacité de l’humanité à sortir de l’impasse qu’elle a elle-même, par son addiction au capitalisme, sa soif de compétition et de morale individualiste, façonnée.

Philippe Geneste