Jean-François Chabas, La loi du Phajaan, Didier jeunesse,
2017, 116 p., 13, 50€
Résumé :
Kiet
est un enfant de l’ethnie des Thaïs né en 1953. Il est le descendant de
Paithoon, un « mahout »
très connu. Les hommes « mahouts »
dressent les éléphants dont ils participent à la capture. Ils les asservissent
et s’en font obéir tout au long de leur vie. Aujourd’hui, Kiet a 64 ans et il
témoigne de ce qu’ils ont vécu, lui et son éléphant.
En
1963, son père, Lamon, est un chasseur si cruel que son humanité et sa douceur
semblent s’être volatilisées à jamais. Il est très autoritaire et a décidé de
la destinée de son fils. Ce dernier doit devenir un « mahout », comme lui. Alors que Kiet n’est âgé que de 10 ans,
Lamon organise une expédition avec des hommes du village pour capturer un jeune
éléphant. Pour cela, les « mahouts »
appliquent la loi du « phajaan »,
qui signifie « broyer ». Il
s’agit d’une pratique visant à briser l’esprit de l’éléphanteau capturé pour
qu’il ait peur, à jamais, des humains. Lamon fait preuve d’imprudence en
décidant de capturer un jeune éléphant de 8 ans, déjà assez fort
(habituellement les éléphanteaux sont capturés entre 1 et 5 ans), sans prendre
en compte les réticences de ses camarades. L’un des chasseurs se fait tuer lors
de la capture en tirant maladroitement sur la matriarche du troupeau, qui fait
tout pour protéger le jeune ciblé par les chasseurs. Mais l’éléphante est tuée
à son tour ainsi qu’une deuxième femelle. En moyenne, pour un éléphanteau
capturé, trois ou quatre adultes se font tuer.
L’éléphant
est entravé par les chasseurs qui exécutent sur lui le « phajaan » pendant plusieurs
jours : ils le privent d’eau, de nourriture et de sommeil, le laissent
enchaîner, le frappent… Beaucoup d’éléphanteaux meurent pendant le phajaan. Certains deviennent incontrôlables ou fous et sont
tués.
Mais
le jeune mâle est coriace et Lamon, admiratif, le nomme « Sura », qui veut dire « brave ». Il ordonne à son fils de
participer activement au phajaan.
Kiet obéit à contrecœur et est de plus en plus choqué et sensible au sort de
Sura. Plus de cinquante ans plus tard, il exprime ses regrets de ne pas avoir
réussi à libérer celui qu’il considère comme son meilleur ami. Alors que son
père dort, il lui donne à boire en cachette et refuse de le frapper. Mais la
volonté d’un enfant de 10 ans ne suffit pas face aux « mahouts » et au poids de la
tradition. Sura finit par être capturé et ramené au village. Les éléphants
dressés y servent pour accomplir de lourds travaux.
Cinq
années s’écoulent pendant lesquelles la relation entre Sura et Kiet est de plus
en plus fusionnelle. Un jour, Sura tue l’un de ses gardiens, un homme violent.
Pour ne pas que son éléphant soit tué, Kiet décide de s’enfuir avec lui.
Nomades,
ils travaillent chez différentes ethnies. En 40 ans, ils ne restent jamais plus
de 10 jours d’affilé quelque part. En 1976, alors qu’il a 23 ans, Kiet essaie
de libérer son éléphant dans un espace où il a aperçu des éléphants sauvages.
Mais cela ne marche pas, Sura a définitivement perdu sa famille d’origine et
est très attaché à Kiet.
Alors
qu’ils vieillissent ensemble, Kiet décide de retourner dans son village
d’origine, ses parents et les bourreaux de Sura n’étant plus là et la loi du phajaan ne s’appliquant plus là-bas.
Grâce aux nouveaux moyens de communication, il entre en relation avec des
associations protégeant les animaux.
Mon avis :
Ce
livre est un roman qui peut aussi être lu comme un documentaire sur cette
tradition méconnue dans le monde occidental qu’est le phajaan. Sa lecture m’a bouleversée tant j’étais loin de m’imaginer
combien l’être humain peut être cruel. Si les mahouts s’attaquent physiquement à Sura (en le frappant, en
l’étranglant…), celui-ci souffre aussi d’être arraché à sa mère, à son troupeau
et à son environnement.
Si
à l’époque de Kiet les éléphants servent à accomplir les lourds travaux du
village, aujourd’hui ils servent surtout à divertir les touristes. Comment se
fait-il que la pratique du phajaan
demeure malgré le fait que les éléphants sont une espèce aujourd’hui menacée ?
Lors de la capture, Kiet met beaucoup en avant l’intelligence de Sura, le lien
unique qui les unit ainsi que les interactions entre les éléphants du troupeau.
Cela creuse davantage le fossé entre la tristesse et l’impuissance que l’enfant
ressent et la tyrannie de son père qui ne se rend pas compte que son fils est
bouleversé. Les éléphants sont des animaux pacifiques, ce qui contraste avec la
violence et la brutalité des mahouts.
En plus, la capture de Sura est très dangereuse pour les chasseurs, l’un
d’entre eux se fait d’ailleurs tuer.
Je
recommande vivement ce livre, assez court, qui se lit très facilement et offre
une lecture à la fois émouvante et instructive.
Milena
Geneste-Mas
*
HASSA Yaël, Un Poids sur le cœur, illustration
de page de couverture de Ludivine MARTIN, édition Nathan, février 2019, 160
pages, 5€ 95
Sur
la page de couverture de ce beau roman écrit par Yaël Hassa, se dessine le
visage d’une jeune fille aux yeux baissés, à la bouche triste et serrée dans
une moue amère, qui se détourne d’un miroir comme dégoutée par son reflet.
Ainsi qu’une colombe blessée qui s’abrite de son aile, elle enfouit son visage
dans le creux de son épaule, comme pour se protéger des paroles assassines,
moqueries, et quolibets qui viennent meurtrir son dos. Tel est le portrait
plein de sensibilité que fait Ludivine Martin de Marjorie, la narratrice du
roman, en son début d’année scolaire en quatrième.
Harcelée
par ses « camarades », qui
jugent son physique trop lourd, à la cantine, en récréations, et même en cours,
comme en EPS, isolée en classe où elle n’ose prendre la parole pour ne pas être
remarquée, même si elle connaît les réponses, surtout en Littérature, Marjorie
est en souffrance depuis son entrée au collège, en sixième. En souffrance
malgré la prévenance de ses parents qui stigmatisent malgré eux, ainsi que
l’entourage familial proche, par des propos maladroits, le physique de la jeune
fille, son supposé surpoids. Comment en effet ne pas perdre confiance en soi
lorsque l’apparence du corps est sans cesse mise en exergue, même sans mauvaise
intention ? Marjorie doute tellement d’elle-même, se sent si peu digne
d’intérêt, qu’elle se méfie tout d’abord de l’amitié d’une nouvelle venue dans
la classe, nommée Jo. Et pourtant Jo insiste, parce qu’elle a reconnu en
Marjorie un être qui lui ressemble. Bien sûr Jo est d’apparence gracile tout
autant que Marjorie, on l’a bien compris, est enlisée dans ses rondeurs. Jo,
convalescente d’une leucémie, a connu l’angoisse de la mort, puis la trahison
d’un amour et d’une amitié. Elle aide Marjorie à renverser les situations
d’humiliation, les expériences de harcèlement qu’elle subissait. Au fil des pages
émouvantes du roman, les deux amies ont des discussions profondes,
réfléchissent sur ce qui favorise le harcèlement, prennent confiance en elles,
en leurs corps. C’est l’apprentissage de la samba, et aussi d’une cuisine
savoureuse et légère, des fous rires et le bonheur d’être ensemble tout en
s’aidant à épanouir leurs talents réciproques… Puis, vigilantes, elles ouvrent
les yeux sur des camarades isolés, en détresse. Elles déjouent les moindres
moqueries, le moindre soupçon de harcèlement. Bientôt la cour de leur collège
s’embellit de nombreux cercles d’amitié, jamais menacés, mais ni enclos ni
cellés.
L’autrice
Yaël Hassan dédie son beau roman « à
tout ceux et celles qui s’y reconnaîtront », afin de déjouer et de
s’affranchir de toutes les bêtises et méchancetés, afin de ne pas rester isolé,
malmené, afin de reprendre confiance en soi, afin d’oser aller vers l’autre, et
d’aller plus loin. Et le portrait de Marjorie, notre héroïne, en cette fin
d’année scolaire, ne sera plus celui d’une adolescente au reflet malheureux,
mais les traits lumineux d’une jeune fille au regard direct, ouvert sans
craindre le monde.
Annie Mas
*
Maricourt Thierry, Joyeuses
Utopies, éditions Ressouvenances, 2018, 68 p. 10€
Un
libraire dont la boutique pâtit de travaux interminables dans le quartier où
elle se situe. Un réfugié politique clandestin militant de la cause basque. La
délibération intérieure sur l’accueil, l’hébergement d’un représentant d’une
cause non partagée, car le libraire est à toute distance de toute cause
nationale ou nationaliste -de plus il est « pacifiste » et ne croit pas à la violence pour faire triompher
une cause… L’entour du texte est ainsi campé. Il reste donc la narration de la
rencontre, du séjour et de la vie qui continue.
Au
cœur de ce court récit est le livre : « On ne craint pas la solitude quand on aime les livres » parce
que « s’ils ne rendaient pas forcément
la vie plus belle, [ils] en augmentaient la densité ». Et puis les
livres peuvent permettre d’abolir « l’idée
de frontières à maintenir ».
Le
récit peut être lu comme une fable illustrant l’axiome d’un engagement à
contre-pouvoir : « l’entraide,
pour un militant, est un acte qui doit aller de soi ». Comme les
livres, selon le personnage libraire, l’entraide se définit ainsi :
« j’étais persuadé que le bonheur
des uns se reflétait dans la vie des autres et qu’il rendait cette vie, de
fait, plus avenante ».
Dans
une ère levée où les idéaux de transformation révolutionnaire des sociétés ont
sombré qui dans les réalisations dictatoriales des pays de l’Est et du
détournement des soviets en pratique étatique oppressante et exploiteuse, qui
dans les aspirations militantes radicales au bureaucratisme soit politique soit
syndical soit associatif, qui -et tous et toutes d’ailleurs- dans le
hiérarchisme de pensée, d’organisation et de relations humaines, que
reste-t-il ? La réponse apportée par Joyeuses Utopies est l’entraide et
une solidarité de principe. Au fond, le récit dépeint un rebroussement des
idéaux de libération et d’émancipation sociales vers un altruisme militant rivé
à des principes éthiques qui demandent à repartir de la relation humaine, du
dialogue pour construire une conception sociale égalitaire. Il ne s’agit pas,
pour autant, d’une démission devant les pouvoirs puisque le principe de la
solidarité est toujours supérieur à tout autre principe face à un pouvoir
politique, d’Etat comme économique. L’entraide, « l’empathie », la solidarité s’interpénètrent pour former une
clef de l’extension de la construction humaine à contre-courant de l’évolution
contemporaine capitaliste. Ces comportements s’opposent avant tout au principe
de la compétition clé de voûte de la justification bourgeoise de
l’inégalitarisme. L’acte de solidarité est acte d’accueil où l’action
individuelle au profit de la réalisation de la vie des autres individus. Ils
forment aussi une composante affective apte à faire naître et à développer une
pensée sociale contestataire hors des travées qui ont jusqu’alors failli.
Certains lecteurs ou certaines lectrices pressées pourraient voir dans Joyeuses
Utopies un affaiblissement de l’entraide comme principe de l’évolution
humaine (Kropotkine mais aussi l’anthropologie darwinienne) à la notion
humaniste chrétienne en vogue parmi un nombre incalculable d’ONG et d’associations.
Or cette lecture serait fausse car le libraire du récit n’omet de souligner que
son action est bien posée contre un pouvoir. Ce qui se dessine, s’ébauche dans
le texte de Thierry Maricourt nous semble être non pas une opposition de
l’altruisme contre l’égoïsme mais plutôt un parti pris de l’action d’entraide
qui éclaire les situations de pouvoir, de possession d’un élément humain, de
répression, d’inégalité. Les éclairant, parce qu’en prenant acte, cette action
s’y oppose. Il y aurait ainsi un déport du terrain de la morale vers celui de
l’action engagée du côté des opprimés donc aussi des exploités. Certes, la
polarité entre classes n’est pas affirmée dans le récit, mais la « complicité » qui contrevient à
« l’égoïsme » n’y mène-elle
pas ? Mais alors on ne saurait ramener le socialisme à la valeur de la
solidarité, parce qu’il y aura toujours, comme en fait l’expérience le
personnage de Joyeuses Utopies, menace du pouvoir sur la pratique de la
liberté de conviction. La solidarité est une composante de la réalisation possible
d’une humanité débarrassée de l’ordre qui contraint et donc de l’exploitation.
Pour autant l’engagement économique et social ne peut que puiser son énergie
dans une réflexion à mener sur les relations qu’entretiennent les hommes entre
eux. Voilà ce que pousse à débattre ce dernier bref récit de Thierry Maricourt,
bellement édité par les éditions Ressouvenance.
Philippe Geneste
*
Brami Elisabeth, Le Courage d’être moi,
Nathan, 2018, 112 p. 5€95
Le
titre édulcore un peu l’histoire. Il s’agit d’un cas de harcèlement, comme il
peut se produire dans les cours de récréation des collèges. On est en classe de
quatrième. Un garçon timide subit les moqueries de ses pairs. La dépression
guette. Une amie, Manon, va à sa rencontre et le motive pour qu’il ne se laisse
pas faire. Les jeunes lecteurs et jeunes lectrices discutent âprement l’idée
proposée par l’intrigue de répondre à la violence des harceleurs par la
violence. Mais en même temps, il ressort bien de l’ouvrage que ce qui compte
c’est de prendre courage, pour, moralement, être en mesure de répondre, non à
coups de poings mais verbalement. Le livre montre également, que le harcèlement
n’est pas le problème individuel du harcelé mais celui du groupe, de la classe.
L’amitié, qui symbolise la solution solidaire au harcèlement, illustre avec
intérêt cette affirmation : « Des
fois, Personne c’est Quelqu’un. C’est alors que Manon est rentrée dans ma vie ».
La commission
lisezjeunesse