Anachroniques

25/08/2019

Propos sur l’écriture

Arrou-Vignod Jean-Philippe, Vous écrivez ? Le roman de l’écriture, Gallimard, 2017, 209 p. 18€
Cet ouvrage, par l’écrivain de littérature jeunesse et de littérature adulte, Jean-Philippe Arrou-Vignod, est une réflexion sur l’écriture. Organisé en huit parties (commencer, personnages, l’intrigue, scènes, dialogues, décrire, comment écrivent les écrivains, le récit de jeunesse), le propos est clair, vivant, mettant à contribution autant l’érudition de l’auteur que son expérience d’écrivain.
Pour J-P. Arrou-Vignod, on n’écrit pas pour la jeunesse, c’est le lectorat qui en décide. Au fond, il y a l’expérience des lectures de l’enfance et les histoires qu’on a entendues, écoutées, dont on s’est délecté. C’est parce que l’écrivain va rejouer dans une œuvre le rapport enfantin au monde, sans le vouloir, par cohérence narrative ou diégétique, que l’œuvre va devenir un livre de la littérature de jeunesse : « certains livres sont habités par un esprit d’enfance qui les rend accessibles aux plus jeunes, mais leur public réel est bien plus large que cette simple tranche d’âge ». Le roman jeunesse, nous dit l’auteur, est « écrit du point de vue des personnages, sans réticences ni précautions éducatives ». L’écrivain ne s’adresse pas aux enfants, il s’adresse « d’abord » à lui-même, à son expérience d’enfant. La littérature, ainsi, apparaît comme un rapport d’expérience. La forme prise pour l’exprimer est celle d’une « narration forte », avec un « héros auquel s’identifier » et, « le plus souvent, un dénouement heureux ». C’est le sujet qui impose cette forme. Le sujet, c’est « la somme des possibles » entrevue durant l’enfance où nulle barrière réaliste ni de convenance se mettent en travers des volontés et des projets. Aux yeux de l’enfant, en effet, « tout … est affaire de vie ou de mort – et pas seulement l’aventure ; l’amitié ou l’amour également ». Les plus jeunes vivent avec une pensée magique où le surnaturel est naturel, où le merveilleux est quotidien, où « l’extraordinaire [est] dans l’ordinaire ». La littérature de jeunesse, que décrit Jean-Philippe Arrou-Vignod, est telle parce qu’elle renoue avec la plasticité du mentalisme enfantin, parce qu’elle réussit à adopter le point de vue enfantin sur le monde, sur un sujet
Cette thèse tend à omettre la réalité du secteur de la littérature de jeunesse où abondent encore des textes didactiques, rédigés pour les enfants, des textes aseptisés avec une volonté d’édification civique (de nos jours, on ne dit plus morale quand on endoctrine les enfants). Mais elle démontre qu’il existe différentes approches du texte que l’édition choisit pour la jeunesse et que toutes ces approches n’ont pas la même valeur littéraire ni humaine.
S’il va intéresser en premier lieu les apprentis écrivains, l’ouvrage intéressera aussi le pédagogue. En effet, le savoir de l’écriture est un savoir spécial, un méta-savoir en quelque sorte puisque l’écriture, comme la parole, englobe tous les sujets, tous les domaines de savoirs. « On ne sait jamais écrire » écrit Jean-Philippe Arrou-Vignod. Une conséquence pédagogique est que l’enseignement de l’écriture ne peut pas se réaliser sans la situation réelle d’une expérience d’écriture. L’élève n’apprend pas l’écriture, il en fait l’expérience et c’est par cette expérience qu’il conquiert peu à peu des savoirs qui sont le propre de l’expression verbale d’une représentation du monde. « Mon dessein n’est donc pas d’établir des normes et des règles. De dire ce qu’il faut faire mais plus humblement, d’expliquer ce que l’on peut faire pour s’approcher de ce qui constitue … les qualités premières d’un bon récit : la cohérence d’un univers, l’efficacité d’une histoire et la justesse d’un style ». Pas un mot de cette citation n’est à retirer par le pédagogue soucieux d’amener l’enfant à construire ses savoirs dans le domaine de l’écriture comme dans tout domaine d’ailleurs.
Alors oui, le livre de Jean-Philippe Arrou-Vignod doit être pris entre toutes les mains, celles des apprentis écrivains, celles des pédagogues, celles des professionnels du livre, des animateurs et animatrices d’ateliers d’écriture. C’est un beau livre à l’écriture claire portant une pensée incisive, stimulante.

Arrou-Vignod Jean-Philippe, Comment Akouba inventa l’écriture, illustrations de Tali Ebrard, Gallimard jeunesse, 2019, 32 p. 13€50
Une couverture cartonnée douce au toucher, aux coins arrondis, des illustrations qui privilégient les plans moyens et généraux, pour un propos qui demande à prendre un peu de distance avec les injonctions de l’urgence de la vie contemporaine des enfants, voilà qui attire. Et les jeunes lecteurs de la commission lisez jeunesse l’ont tous lu. Bien sûr, l’auteur choisit de proposer un abrégé de l’invention de l’écriture en la personnifiant dans la figure inventive d’un petit garçon. Cela peut chagriner mais ce qui plaît, c’est que l’album porte à la connaissance des enfants que la création de l’écriture comme mode de communication entre les humains est née du besoin de mémoire. Il s’est agi, effectivement, d’abord de compter puis de conter. Retenir le nombre puis retenir l’histoire. C’est un besoin social qui, pour être satisfait a procédé par tâtonnements, par erreurs. Et là est une belle leçon de l’humaine condition que propose l’album d’Arrou-Vignod.
Philippe Geneste

15/08/2019

Woodstock 1969, un roman d’apprentissage

Lambert Christophe, Acid summer Woodstock 1969, Milan, 2019, 234 p. 14€90
Ce roman de commande est une entreprise originale pour traiter par la littérature le festival de Woodstock qui s’est tenu du 15 au 17 août 1969 à la campagne près du village de Bethel non loin de Woodstock, d’où son nom. Comment rendre compte de ce qui est devenu le symbole d’une génération, d’une scène musicale plurielle et du mouvement hippie ?
Christophe Lambert place son personnage, John Hudson, au premier plan de l’événement Woodstock. Le roman propose la bande son chronologique du festival sur les trois jours, ce qui donne une cohérence manifeste aux aventures racontées et crée un effet de réel. Dans cette unité de temps, le personnage va réaliser un parcours initiatique à l’amour, à la responsabilisation de soi qui aboutit à l’engagement, à la conscience du monde. Ce parti pris impose de situer le festival car si celui-ci fait événement, c’est parce qu’il n’existe qu’en rapport avec la contestation hippie du mode de vie consumériste en train de triompher, avec la dénonciation du militarisme US au Vietnam, avec le combat contre le racisme d’Etat et d’opinion dont les Black Panthers sont le révélateur. La narration ancre l’histoire dans la réalité socio-économique et l’événement musical s’y déroule avec la présence de personnages réels : le présentateur de Woodstock Chip Monck, un des organisateurs, Joel Rosenman, le cinéaste Martin Scorcese (absent du festival mais bien assistant de Michaël Wadleigh qui réalisa le film Woodstock sorti en 1970), celle des musiciens et groupes de Richie Havens à Jimi Hendrix, de Sweetwater à Santana, de Grateful Dead à Country & the Fish, de Janis Joplin à Joe Cocker….  
Le choix est d’insérer à une narration à la première personne (John) quatre récits de personnages. Après sept chapitres de mise en place de la fiction, est narrée à la première personne l’histoire d’un vétéran handicapé moteur de la guerre du Vietnam devenu alcoolique et ultra violent. Puis le récit par John reprend pour trois chapitres que coupe l’histoire, écrite à la troisième personne, de Kathryn et ses deux amants. John reprend son récit au présent durant deux chapitres qui s’interrompent à nouveau pour une narration à la troisième personne évoquant la secte de Charles Manson où est passé le junkie rencontré par le cousin de John. Enfin, après la reprise des aventures de John sur trois chapitres, intervient un nouveau récit de personnage, cette fois-ci à la première personne qui met en scène les Black Panthers. Les quatre derniers chapitres sont consacrés au dénouement de l’histoire de John. On a donc dix-neuf chapitres narrés par le personnage principal, entrecoupés de quatre récits de personnages différents. La narration par John de son expérience durant le festival encadre le tout si bien que l’insertion des récits de personnages relève bien d’un ancrage des aventures du héros dans la réalité, ancrage sur lequel il nous faut revenir.

Le risque est de tomber dans les clichés. L’auteur les évite sauf un, celui de la musicienne nymphomane. C’est le personnage de Janis Joplin peinte en dévoreuse sexuelle. Le passage est décevant, un faux-pas dont on s’étonne tant le travail de composition semblait mener à son évitement. Les trois autres motifs qui s’inscrivent dans le roman sont autrement mieux traités.
La drogue est omniprésente. Elle est abordée comme le rêve de repousser la connaissance intérieure de l’humain et comme cauchemar d’un commerce de l’abrutissement des individus. La drogue est donc soit un instrument de l’approfondissement de sa vie soit comme un contournement ou détournement de la vie. Dans ce dernier cas, elle est, pour l’individu, l’instrument d’une fuite hors de soi-même en se donnant en paroles comme une fugue intérieure ; elle est alors un vecteur psychologique et social de l’oubli. C’est surtout ce que décrit le roman. Le drogué s’absente de son corps. Il s’exile de lui-même en sacrifiant le support physiologique, somatique, de la pensée. C’est sa réalisation en tant qu’être pensant que le drogué s’interdit alors qu’il croit ouvrir de nouveaux champs à son esprits et faire exploser les frontières mentales qui le privent de l’intégralité de l’aperception du réel. Or, le corps absenté par l’effet de la drogue, l’absentéisme corporel pourrions-nous dire, génère son retour. Ce retour, comme un boomerang, décapite la spiritualité corporelle, anéantit la sexualité à laquelle l’absentéisme devait permettre une réalisation libératrice, détruit la migration ou déambulation de la personne dans le monde, c’est-à-dire sa capacité de rencontre à partir de laquelle pourtant cet absentéisme a promis l’instant fusionnel d’un bonheur. Loin d’être un passage dans une autre réalité, le corps absenté fait entrer dans le silence négatif, celui qui s’installe quand le dialogue est quitté. Le corps dès lors n’est plus suspect, n’est plus source d’instabilité, n’est pas volatil non plus, il est prison de soi.
La symbolique de la femme est abordée, sans distance avérée, depuis l’univers phallocrate du rock. Toutefois, au fil du roman, cette symbolique se nuance. La femme est d’abord traitée comme objet sexuel manipulé par l’idéologie individualiste de la libération. Puis, les personnages féminins apportent la prise de conscience de leurs corps et de leur force morale. Or, c’est dans celle-ci que le héros va puiser l’énergie et la volonté pour sa propre libération. La narration ne quitte pas ce réel rivage du triomphe de l’éros dans la civilisation mercantile bourgeoise. Elle porte ainsi, sans lourdeur, au cœur du roman, un gage de réalisme analytique. C’est le personnage d Pénélope, rencontrée alors qu’avec son cousin John se dirige en voiture vers le lieu du festival, qui va reconfigurer la symbolique féminine dans le roman Le héros va passer d’un désir de possession, d’emprise envers Pénélope, à une volonté de se libérer des carcans sociaux de son éducation. Ce mûrissement personnel correspond à l’évolution de la représentation de la femme et contrevient à l’image de celle-ci dans l’idéologie dominante de la musique rock.
Acid summer présente deux faces de l’individu. D’une part, la quête de sa libération exige de John le passage à l’âge adulte compris comme une conquête de la personnalisation de l’individuation . D’autre part, l’univers, édifié au cours du roman avec ses ancrages historiques et sociaux, apporte l’image d’un individu qui cherche dans les expériences son profit personnel aux dépens de tout intérêt collectif : conquête d’autonomie dans le premier cas et triomphe de l’égoïsme dans le second. Mario le vétéran brûlé par la violence guerrière creuse cette contradiction en s’enferrant, jusqu’à la folie meurtrière, dans l’individualisme. Le ménage à trois de Kathryn a raté l’expérience par une négligence portée à la réalité de la vie c’est-à-dire à la conquête par tout un chacun de son autonomie. Charlie, le junkie, a su fuir l’enrôlement sectaire, mais l’enfermement dans le cercle des drogues l’a empêché d’accomplir sa pleine libération et les paradis artificiels à l’intérieur desquels il évolue l’empêchent de trouver une autre voie que celle de l’individualisme. Leroy, le Black Panthers, résout, lui, cette contradiction par l’engagement militant au service de la communauté noire humiliée et exploitée. Quant à John, il évolue au cœur de la contradiction ; ses aventures le mènent vers l’autonomie et l’affirmation d’une volonté de ferme positionnement social, de réalisation de soi dans le respect de l’autre. C’est grâce à sa relation avec Pénélope que John est passé du désir à la volonté. Il s’affranchit ainsi de la soumission aux besoins, cette clé du consumérisme.

Acid summer est donc un roman d’apprentissage (1) qui s’appuie sur une trame historique documentée, formant unité de lieu et unité de temps où se retrace l’événement Woodstock. L’intelligence de la composition permet à cette œuvre, qui paraît pour le cinquantième anniversaire du festival, de présenter au jeune lectorat de 12 à18 ans un road movie dont la structure épouse le genre même.
Aujourd’hui, où l’individualisme règne sur les esprits comme le capitalisme règne sur l’économie et comme la concurrence s’est imposée en principe social planétaire, choisir d’évoquer le festival de Woodstock à travers la déréliction des espérances portées et par le courant psychédéliques et par le mouvement hippie a toute sa pertinence. Des utopies -qui s’expriment et s’illustrent dans les envolées de guitares, dans les chants, dans les solos de batteries, dans les improvisations symboles de liberté- il reste leur manipulation par le fétichisme de la marchandise et l’idéologie individualiste bourgeoise. C’est ce désenchantement qui devient, cinquante années plus tard, un permanent désespoir devant la situation mondiale.
Christophe Lambert, dans son intéressante postface, se réclame du caractère épique de son œuvre, l’auteur indiquant comment il a travaillé l’évocation de l’événement Woodstock à partir de l’épopée homérique. Or force est de constater l’impossibilité à donner un caractère épique à une fiction, en 2019. Dans une société en crise, tout retour sur des genres devenus obsolètes est voué à faillir. Ce qui demeure de l’œuvre est le ralliement au roman historique et ce qui demeure de l’utopie est l’autonomie conquise par John. Son autonomie contraste avec l’enfermement des autres personnages qui font de leurs propres limites les limites propres du monde ; ils sont enfermés dans un univers clos sur lui-même.
Du coup, Acid Summer relève de la lucidité dépressive et invite à faire le pari de la volonté critique tant au niveau de la projection sociale envers les autres que de la construction personnelle envers soi. Son héros, John, et son inspiratrice, Pénélope, réagissent à un idéal qui s’effondre –Woodstock chant du cygne du mouvement hippie– en appelant à la volonté personnelle et à reprendre goût pour une histoire qui se fait et qui n’est point achevée. C’est en ce sens que le roman évite le romantisme de la désillusion, comme l’a nommé Lukacs (2) et verse dans le roman d’apprentissage. A la fin du livre, John ne s’enfonce pas dans la désillusion ; il se saisit de la vie dans une vision non dissociatrice du monde. Il doit cette capacité nouvelle à Pénélope, c’est à-dire à la présence de l’autre à ses côtés, présence qui le mène à la conscience et rassérène sa volonté.
On le voit, Acid Summer n’est pas un roman de la désillusion ni un roman de l’utopie. C’est tout l’intérêt de cette œuvre qui cherche une voie entre deux travées romanesques où se fourvoient bien des romans contemporains, notamment ceux du secteur de la littérature de jeunesse. Aussi, Acid Summer montre que la littérature de jeunesse appartient simplement à la littérature tout court.
Philippe Geneste

(1) Voir sur cette problématique en littérature de jeunesse : Geneste Philippe, "Le Roman pour la jeunesse" dans Escarpit Denise, La Littérature de jeunesse. Itinéraires d'hier et d'aujourd'hui, Magnard, 2008, pp.399-433

(2) Lukacs Georges, La Théorie du roman, traduit de l’allemand par Jean Clairevoye, Paris, éditions Gonthier, 1963 ; puis repris dans la bibliothèque médiations de chez Denoël Gonthier en 1971. 

04/08/2019

Florilège de la commission lisez jeunesse

Jean-François Chabas, La loi du Phajaan, Didier jeunesse, 2017, 116 p., 13, 50€

Résumé :
Kiet est un enfant de l’ethnie des Thaïs né en 1953. Il est le descendant de Paithoon, un « mahout » très connu. Les hommes « mahouts » dressent les éléphants dont ils participent à la capture. Ils les asservissent et s’en font obéir tout au long de leur vie. Aujourd’hui, Kiet a 64 ans et il témoigne de ce qu’ils ont vécu, lui et son éléphant.
En 1963, son père, Lamon, est un chasseur si cruel que son humanité et sa douceur semblent s’être volatilisées à jamais. Il est très autoritaire et a décidé de la destinée de son fils. Ce dernier doit devenir un « mahout », comme lui. Alors que Kiet n’est âgé que de 10 ans, Lamon organise une expédition avec des hommes du village pour capturer un jeune éléphant. Pour cela, les « mahouts » appliquent la loi du « phajaan », qui signifie « broyer ». Il s’agit d’une pratique visant à briser l’esprit de l’éléphanteau capturé pour qu’il ait peur, à jamais, des humains. Lamon fait preuve d’imprudence en décidant de capturer un jeune éléphant de 8 ans, déjà assez fort (habituellement les éléphanteaux sont capturés entre 1 et 5 ans), sans prendre en compte les réticences de ses camarades. L’un des chasseurs se fait tuer lors de la capture en tirant maladroitement sur la matriarche du troupeau, qui fait tout pour protéger le jeune ciblé par les chasseurs. Mais l’éléphante est tuée à son tour ainsi qu’une deuxième femelle. En moyenne, pour un éléphanteau capturé, trois ou quatre adultes se font tuer.
L’éléphant est entravé par les chasseurs qui exécutent sur lui le « phajaan » pendant plusieurs jours : ils le privent d’eau, de nourriture et de sommeil, le laissent enchaîner, le frappent… Beaucoup d’éléphanteaux meurent pendant le phajaan. Certains deviennent incontrôlables ou fous et sont tués.
Mais le jeune mâle est coriace et Lamon, admiratif, le nomme « Sura », qui veut dire « brave ». Il ordonne à son fils de participer activement au phajaan. Kiet obéit à contrecœur et est de plus en plus choqué et sensible au sort de Sura. Plus de cinquante ans plus tard, il exprime ses regrets de ne pas avoir réussi à libérer celui qu’il considère comme son meilleur ami. Alors que son père dort, il lui donne à boire en cachette et refuse de le frapper. Mais la volonté d’un enfant de 10 ans ne suffit pas face aux « mahouts » et au poids de la tradition. Sura finit par être capturé et ramené au village. Les éléphants dressés y servent pour accomplir de lourds travaux.
Cinq années s’écoulent pendant lesquelles la relation entre Sura et Kiet est de plus en plus fusionnelle. Un jour, Sura tue l’un de ses gardiens, un homme violent. Pour ne pas que son éléphant soit tué, Kiet décide de s’enfuir avec lui.
Nomades, ils travaillent chez différentes ethnies. En 40 ans, ils ne restent jamais plus de 10 jours d’affilé quelque part. En 1976, alors qu’il a 23 ans, Kiet essaie de libérer son éléphant dans un espace où il a aperçu des éléphants sauvages. Mais cela ne marche pas, Sura a définitivement perdu sa famille d’origine et est très attaché à Kiet.
Alors qu’ils vieillissent ensemble, Kiet décide de retourner dans son village d’origine, ses parents et les bourreaux de Sura n’étant plus là et la loi du phajaan ne s’appliquant plus là-bas. Grâce aux nouveaux moyens de communication, il entre en relation avec des associations protégeant les animaux.

Mon avis :
Ce livre est un roman qui peut aussi être lu comme un documentaire sur cette tradition méconnue dans le monde occidental qu’est le phajaan. Sa lecture m’a bouleversée tant j’étais loin de m’imaginer combien l’être humain peut être cruel. Si les mahouts s’attaquent physiquement à Sura (en le frappant, en l’étranglant…), celui-ci souffre aussi d’être arraché à sa mère, à son troupeau et à son environnement.
Si à l’époque de Kiet les éléphants servent à accomplir les lourds travaux du village, aujourd’hui ils servent surtout à divertir les touristes. Comment se fait-il que la pratique du phajaan demeure malgré le fait que les éléphants sont une espèce aujourd’hui menacée ? Lors de la capture, Kiet met beaucoup en avant l’intelligence de Sura, le lien unique qui les unit ainsi que les interactions entre les éléphants du troupeau. Cela creuse davantage le fossé entre la tristesse et l’impuissance que l’enfant ressent et la tyrannie de son père qui ne se rend pas compte que son fils est bouleversé. Les éléphants sont des animaux pacifiques, ce qui contraste avec la violence et la brutalité des mahouts. En plus, la capture de Sura est très dangereuse pour les chasseurs, l’un d’entre eux se fait d’ailleurs tuer.
Je recommande vivement ce livre, assez court, qui se lit très facilement et offre une lecture à la fois émouvante et instructive.
Milena Geneste-Mas
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HASSA Yaël, Un Poids sur le cœur, illustration de page de couverture de Ludivine MARTIN, édition Nathan, février 2019, 160 pages, 5€ 95

Sur la page de couverture de ce beau roman écrit par Yaël Hassa, se dessine le visage d’une jeune fille aux yeux baissés, à la bouche triste et serrée dans une moue amère, qui se détourne d’un miroir comme dégoutée par son reflet. Ainsi qu’une colombe blessée qui s’abrite de son aile, elle enfouit son visage dans le creux de son épaule, comme pour se protéger des paroles assassines, moqueries, et quolibets qui viennent meurtrir son dos. Tel est le portrait plein de sensibilité que fait Ludivine Martin de Marjorie, la narratrice du roman, en son début d’année scolaire en quatrième.
Harcelée par ses « camarades », qui jugent son physique trop lourd, à la cantine, en récréations, et même en cours, comme en EPS, isolée en classe où elle n’ose prendre la parole pour ne pas être remarquée, même si elle connaît les réponses, surtout en Littérature, Marjorie est en souffrance depuis son entrée au collège, en sixième. En souffrance malgré la prévenance de ses parents qui stigmatisent malgré eux, ainsi que l’entourage familial proche, par des propos maladroits, le physique de la jeune fille, son supposé surpoids. Comment en effet ne pas perdre confiance en soi lorsque l’apparence du corps est sans cesse mise en exergue, même sans mauvaise intention ? Marjorie doute tellement d’elle-même, se sent si peu digne d’intérêt, qu’elle se méfie tout d’abord de l’amitié d’une nouvelle venue dans la classe, nommée Jo. Et pourtant Jo insiste, parce qu’elle a reconnu en Marjorie un être qui lui ressemble. Bien sûr Jo est d’apparence gracile tout autant que Marjorie, on l’a bien compris, est enlisée dans ses rondeurs. Jo, convalescente d’une leucémie, a connu l’angoisse de la mort, puis la trahison d’un amour et d’une amitié. Elle aide Marjorie à renverser les situations d’humiliation, les expériences de harcèlement qu’elle subissait. Au fil des pages émouvantes du roman, les deux amies ont des discussions profondes, réfléchissent sur ce qui favorise le harcèlement, prennent confiance en elles, en leurs corps. C’est l’apprentissage de la samba, et aussi d’une cuisine savoureuse et légère, des fous rires et le bonheur d’être ensemble tout en s’aidant à épanouir leurs talents réciproques… Puis, vigilantes, elles ouvrent les yeux sur des camarades isolés, en détresse. Elles déjouent les moindres moqueries, le moindre soupçon de harcèlement. Bientôt la cour de leur collège s’embellit de nombreux cercles d’amitié, jamais menacés, mais ni enclos ni cellés.
L’autrice Yaël Hassan dédie son beau roman « à tout ceux et celles qui s’y reconnaîtront », afin de déjouer et de s’affranchir de toutes les bêtises et méchancetés, afin de ne pas rester isolé, malmené, afin de reprendre confiance en soi, afin d’oser aller vers l’autre, et d’aller plus loin. Et le portrait de Marjorie, notre héroïne, en cette fin d’année scolaire, ne sera plus celui d’une adolescente au reflet malheureux, mais les traits lumineux d’une jeune fille au regard direct, ouvert sans craindre le monde.
Annie Mas
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Maricourt Thierry, Joyeuses Utopies, éditions Ressouvenances, 2018, 68 p. 10€

Un libraire dont la boutique pâtit de travaux interminables dans le quartier où elle se situe. Un réfugié politique clandestin militant de la cause basque. La délibération intérieure sur l’accueil, l’hébergement d’un représentant d’une cause non partagée, car le libraire est à toute distance de toute cause nationale ou nationaliste -de plus il est « pacifiste » et ne croit pas à la violence pour faire triompher une cause… L’entour du texte est ainsi campé. Il reste donc la narration de la rencontre, du séjour et de la vie qui continue.
Au cœur de ce court récit est le livre : « On ne craint pas la solitude quand on aime les livres » parce que « s’ils ne rendaient pas forcément la vie plus belle, [ils] en augmentaient la densité ». Et puis les livres peuvent permettre d’abolir « l’idée de frontières à maintenir ».
Le récit peut être lu comme une fable illustrant l’axiome d’un engagement à contre-pouvoir : « l’entraide, pour un militant, est un acte qui doit aller de soi ». Comme les livres, selon le personnage libraire, l’entraide se définit ainsi : « j’étais persuadé que le bonheur des uns se reflétait dans la vie des autres et qu’il rendait cette vie, de fait, plus avenante ».
Dans une ère levée où les idéaux de transformation révolutionnaire des sociétés ont sombré qui dans les réalisations dictatoriales des pays de l’Est et du détournement des soviets en pratique étatique oppressante et exploiteuse, qui dans les aspirations militantes radicales au bureaucratisme soit politique soit syndical soit associatif, qui -et tous et toutes d’ailleurs- dans le hiérarchisme de pensée, d’organisation et de relations humaines, que reste-t-il ? La réponse apportée par Joyeuses Utopies est l’entraide et une solidarité de principe. Au fond, le récit dépeint un rebroussement des idéaux de libération et d’émancipation sociales vers un altruisme militant rivé à des principes éthiques qui demandent à repartir de la relation humaine, du dialogue pour construire une conception sociale égalitaire. Il ne s’agit pas, pour autant, d’une démission devant les pouvoirs puisque le principe de la solidarité est toujours supérieur à tout autre principe face à un pouvoir politique, d’Etat comme économique. L’entraide, « l’empathie », la solidarité s’interpénètrent pour former une clef de l’extension de la construction humaine à contre-courant de l’évolution contemporaine capitaliste. Ces comportements s’opposent avant tout au principe de la compétition clé de voûte de la justification bourgeoise de l’inégalitarisme. L’acte de solidarité est acte d’accueil où l’action individuelle au profit de la réalisation de la vie des autres individus. Ils forment aussi une composante affective apte à faire naître et à développer une pensée sociale contestataire hors des travées qui ont jusqu’alors failli. Certains lecteurs ou certaines lectrices pressées pourraient voir dans Joyeuses Utopies un affaiblissement de l’entraide comme principe de l’évolution humaine (Kropotkine mais aussi l’anthropologie darwinienne) à la notion humaniste chrétienne en vogue parmi un nombre incalculable d’ONG et d’associations. Or cette lecture serait fausse car le libraire du récit n’omet de souligner que son action est bien posée contre un pouvoir. Ce qui se dessine, s’ébauche dans le texte de Thierry Maricourt nous semble être non pas une opposition de l’altruisme contre l’égoïsme mais plutôt un parti pris de l’action d’entraide qui éclaire les situations de pouvoir, de possession d’un élément humain, de répression, d’inégalité. Les éclairant, parce qu’en prenant acte, cette action s’y oppose. Il y aurait ainsi un déport du terrain de la morale vers celui de l’action engagée du côté des opprimés donc aussi des exploités. Certes, la polarité entre classes n’est pas affirmée dans le récit, mais la « complicité » qui contrevient à « l’égoïsme » n’y mène-elle pas ? Mais alors on ne saurait ramener le socialisme à la valeur de la solidarité, parce qu’il y aura toujours, comme en fait l’expérience le personnage de Joyeuses Utopies, menace du pouvoir sur la pratique de la liberté de conviction. La solidarité est une composante de la réalisation possible d’une humanité débarrassée de l’ordre qui contraint et donc de l’exploitation. Pour autant l’engagement économique et social ne peut que puiser son énergie dans une réflexion à mener sur les relations qu’entretiennent les hommes entre eux. Voilà ce que pousse à débattre ce dernier bref récit de Thierry Maricourt, bellement édité par les éditions Ressouvenance.
Philippe Geneste
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Brami Elisabeth, Le Courage d’être moi, Nathan, 2018, 112 p. 5€95

Le titre édulcore un peu l’histoire. Il s’agit d’un cas de harcèlement, comme il peut se produire dans les cours de récréation des collèges. On est en classe de quatrième. Un garçon timide subit les moqueries de ses pairs. La dépression guette. Une amie, Manon, va à sa rencontre et le motive pour qu’il ne se laisse pas faire. Les jeunes lecteurs et jeunes lectrices discutent âprement l’idée proposée par l’intrigue de répondre à la violence des harceleurs par la violence. Mais en même temps, il ressort bien de l’ouvrage que ce qui compte c’est de prendre courage, pour, moralement, être en mesure de répondre, non à coups de poings mais verbalement. Le livre montre également, que le harcèlement n’est pas le problème individuel du harcelé mais celui du groupe, de la classe. L’amitié, qui symbolise la solution solidaire au harcèlement, illustre avec intérêt cette affirmation : « Des fois, Personne c’est Quelqu’un. C’est alors que Manon est rentrée dans ma vie ».

La commission lisezjeunesse