Anachroniques

25/09/2022

Aurores lectrices, livres sonores. Lecture douceur, livres tissés. Sens et lecture sensitive

BILLET Marion, Mon premier livre des couleurs à toucher, Tourbillon, 2022, 6 p. 19€90

Magnifique ouvrage pour les tout-petits, réalisé en tissu, avec de la feutrine, du velours, du satin, du coton, de la matière à effet cuir. Les pages en tissus sont reliées entre elles, la lecture est douceur. Centrale dans sa fabrication, la matière ne l’est pas pour le contenu de l’ouvrage. En effet, comme l’indique le titre, il s’agit d’éveiller le tout-petit aux couleurs, par la vue, évidemment, et le toucher ; Le toucher vient à l’appui de la vue.

Les couleurs vont par deux, en général autour d’une couleur primaire, mais pas toujours : jaune/orange, bleu/vert, rouge/marron, rose/violet, et enfin noir/blanc avec gris. On incitera donc l’enfant à manipuler le livre-objet en s’appuyant sur les éléments sensoriels pour introduire le nom des couleurs, à la manière d’un imagier, mais d’un imagier tactile autant qu’interactif -au sens où l’enfant et l’adulte dialoguent atour des péripéties du vagabondage du geste de l’enfant sur le tissu et sur les matières.

Tout en tissu, le livre d’une grande douceur se prête aussi, image par image, page par page à se raconter une histoire en fonction des paysages et situations -très simples- figurés. Une vraie réussite, qui allie beauté et richesse d’explorations possibles avec l’enfant et par l’enfant.

 

BILLET Marion, Mes Animaux à attraper, Tourbillon, 2022, 6 p. 14€90

Il s’agit aussi d’un livre en tissu avec du papier crissant dans les éléments, ce qui ne manque pas d’intriguer l’enfant et donc de stimuler sa curiosité pour le conduire sur la voie de connaissances nouvelles grâce au dialogue avec l’adulte ou avec un autre enfant plus âgé. Chaque page présente des éléments qui dépassent (queue, oreilles, pattes) poussant le petit à manipuler la page et donc à joindre une action tactile voire gustative à la manipulation de mots. Chat, renard, toucan, cochon, lapin, poisson, crocodile, voilà qui fait du livre-tissu un imagier propice à l’acquisition du vocabulaire, même si, comme dans de nombreux imagiers, le mot réfère à une image et non à l’animal lui-même. C’est une nouvelle belle édition de Tourbillon pour les tout-petits.

 

LOUIS Catherine, Oh ! Colette, HongFei, 2022, 24 p. 9€90

Bien que l’éditeur destine l’ouvrage aux tout-petits jusqu’à deux ans, il serait mieux d’en faire profiter les enfants de 3 à 5 ans. En effet, le très efficace travail de linogravure de Catherine Louis, que nous avons déjà loué dans ces colonnes, propose des dessins (petits pois, carottes, banane, salade, citron, radis, pomme, cerises) en noir et blanc au service d’un propos sur les couleurs que dénonce l’écriture des mots de couleur (vert, orange, jaune, rouge). Mettre en correspondance le mot écrit et le dessin stylisé est mieux adapté aux enfants entrés dans la pensée intuitive qu’à des enfants de 0 à 2 ans.

À cet album de petit format (15 x 16 cm) fait suite l’excellent Hue ! avec le même bonheur de l’immédiateté de la lecture du dessin, la juste centration sur une question (ici les couleurs), le tout agrémenté d’un zeste d’humour lorsqu’apparaît le petit personnage qui donne son nom à l’album.

On lira avec l’enfant ce livre qu’il pourra tenir dans ses mains sans risque -les couvertures sont arrondies en leur bordure. C’est qu’un autre intérêt de l’ouvrage est de présenter, sur une double page, le légume ou le fruit selon deux points de vue, chacun remplissant une page : entier et coupé, planté et déterré, en botte ou seul. On comprend combien parler avec le petit l’aidera à se nourrir de toute la richesse du livre tout carton : plaisir cognitif, plaisir visuel et une belle réalisation éditoriale.

 

Dans l’Océan, illustrateur Neil Clark, Tourbillon, 2022, 16 p. 10€90 ; Dans La Jungle, illustrateur Neil Clark, Tourbillon, 2022, 16 p. 10€90

Ces deux ouvrages sont des imagiers commentés. Ils nécessitent l’accompagnement de l’enfant durant les premières lectures, afin d’étayer les interprétations enfantines des images et notamment des transformations. Parce qu’en effet, ces deux livres reposent sur un mécanisme judicieux qui souligne la figure représentée (pour Dans La Jungle : le caméléon, le paon, le lézard à collerette, la tortue, ; pour Dans L’Océan : le diodon, la baudroie, le poulpe, la raie).

Bien sûr, le choix des animaux, absents de l’univers enfantin, interroge. Comment l’enfant va-t-il s’approprier ces images ? N’est-ce pas pour lui l’équivalent d’animaux sortis d’une encyclopédie des animaux fantastiques ? Ne va-t-il pas voir et suivre des yeux les pages comme on entre et évolue dans un univers du merveilleux ? Nous pensons que c’est un grief que l’on peut faire aux deux ouvrages. Toutefois, le foisonnement sans complexité de l’illustration, les pages fortement cartonnées, les bous arrondis pour que l’enfant ne se blesse pas, tout cela invite les petites mains à la manipulation de l’objet livre.

De plus les deux livres convainquent par le procédé de fabrication sur lequel repose leur originalité. Un mécanisme de languette s’actionne dès qu’on tourne une page. Si bien que l’animal vu dans un cadre rond se métamorphose en un état de lui-même différent : le paon fait la roue, la tortue rentre dans sa carapace etc. Or, on sait combien il est difficile de faire accepter à des petits et tout-petits que même changé, même transformé, un animal, un objet demeure identique à lui-même. L’enfant de cet âge n’a pas encore atteint la conservation. Là, il peut se rendre compte que l’on parle toujours du même animal, même si l’image le présente sous un aspect différent.

 

Cache-cache sonore dans la ville, illustrateur Édouard MANCEAU, Tourbillon, 2022, 8 p. avec animation sonore intégrée 13€95 ; Cache-cache sonore dans la maison, illustrateur Édouard MANCEAU, Tourbillon, 2022, 8 p. avec animation sonore intégrée 13€95

Ces deux créations des éditions Tourbillon proposent au tout jeune lecteur ou à la toute jeune lectrice des situations surréalistes (des vaches installées sur un canapé et derrière ; un canard sous une table, un éléphant dans un bus etc.) et anthropomorphiques. Sur les pages fortement cartonnées, des languettes, des caches doivent être actionnés par l’enfant : un cri de l’animal ainsi découvert se fait alors entendre. Les deux volumes sont donc des imagiers onomatopéiques. C’est joyeux et on ne peut que recommander aux parents ou à un adulte d’accompagner l’enfant afin de donner sa pleine dimension éducative et instructive à ces petits livres très solides aux bouts arrondis et sans dommage à craindre en cas de choc. Une nouvelle collection est donc née qui allie l’audition et le toucher par la manipulation.

Philippe Geneste

18/09/2022

Jeux de mots petits ou gros, jeux de mains, jeux d’humains

DOUZOU Olivier, Bonjour, Veaux, vaches, cochons, illustrations de Frédérique BERTRAND, Rouergue éditeur, 2021, 40 p. 15€

Cet ouvrage de création de comptines est un petit répertoire des procédés stylistiques, des figures dont usent les poètes de comptines, les comptineurs et comptineuses. Qu’on en juge, le lecteur va pratiquer la paronymie, l’homophonie, le jeu de mots, l’anaphore à effet de refrain, le tautogramme absolu ou relatif. L’onomatopée, les assonances et allitérations aux mille et une combinaisons, les rimes et répétitions diverses, les consonances, les épanalepses, les vers et strophes anagrammatiquement suturés introduisent au chant, à la joie des sons. L’enfant va jouer avec la dissimilation de phonèmes, les métathèses, les apophonies, les échos sonores. Il va s’initier à la symétrie syntaxique, aux identités de structure qui versent le texte vers la ritournelle. Il va entrer dans le jeu de mots avec effet d’équivoque. Il va éprouver l’effet humoristique de l’hyperbate, s’approprier des expressions populaires déposées dans la mémoire collective, va être confronté à des intertextes du domaine de la chanson populaire,

Ajoutez à cela l’humour de situation dont use l’illustratrice, et vous obtenez une œuvre nonsensique qui égale celle de la littérature anglophone qui en a inventé la formule. Les doubles sens abondent surtout avec le support de l’image dont le fil directeur est de conforter la thématique animalière de chaque poème, conformément à l’annonce du titre : ours, dindon, hamster, truite, chat, paon, coq, poule, veaux, vaches cochons, canards, oursin, crevette, bigorneau, teckel, poney… c’est un voyage illustré, un joyeux désordre, que l’enfant va mener durant ces lectures. Son inconscient s’imprègnera de tous ces procédés que son discours va s’approprier. Voilà l’enjeu majeur, ancien et toujours actuel, de l’entrée des enfants dans la langue par la saveur des mots. C’est ce qui fera des comptines la propédeutique à chaque génération renouvelée de l’entrée du petit humain dans le lien social. Faut-il souligner que celui-ci est pétri de coopérations sonores et d’échos dialogiques, motivé par le plaisir et a liberté permise par le choix du non-sensisme.

 

CHAURAND Rémi, Ours et les gros mots, Bayard jeunesse, 2022, 56 p. 11€90

Le livre s’adresse aux enfants dès 3 ans, mais peut être lu jusqu’à 7 ans avec plaisir et bénéfice. C’est un album anthropomorphique dont le personnage principal est un ours humanisé. C’est, à notre avis, une erreur puisque la visée du livre est de travailler sur le langage et sur les « gros mots » : Cul cul !Gros caca !Gros gras gris kiki !Grosse gueule !Oui plein !Brouf ! – Vieille marmite !Petit prout !Gros truc pourri !

On le voit, on n’est pas dans le registre vulgaire, pas même dans les expressions salaces. Donc, l’intérêt du livre n’est pas dans une approche sociale du langage qui permettrait à l’enfant de distinguer les niveaux de langue. Il n’abordera pas, non plus, la norme sociale du langage familier. Certes, le livre en relève mais comme les gros mots y sont inventés, ils ne sont pas, par définition, employés autour de l’enfant. Alors, quel est l’intérêt de ce livre aux illustrations suggestives et à la mise en page toute en clarté ?

Le livre dédramatise le jugement des expressions familières ou des gros mots en faisant comprendre que leur usage est général. Il montre aussi que le gros mot procède d’une certaine utilité pour celui qui l’emploie. Enfin, justement parce qu’il s’agit de gros mots forgés pour l’édition du livre, on comprend qu’ils révèlent des pans de la personnalité de quelqu’un, raison, peut-être, de ne pas user de gros mots communs et d’en inventer. Ce serait une manière de retourner la critique initiale fait au livre de Rémi Chaumard pour en faire un manuel de créations personnelles des tous jeunes lecteurs et toutes jeunes lectrices.

 

JEAN Didier & ZAD, Une faim de loup, illustrations Anne DERENNE, Utopique, 2022, 20 p. 16€

Cet album est un album fripon, où un lapereau part chercher des fraises dans le jardin familial pour que sa maman lapine cuisine un gâteau. Seulement, trop gourmand, le lapereau mange d’autres fruits du verger. Quand il revient, il a oublié les fraises, et n’a plus faim. Une histoire humoristique fraîche, sensible et tendre. La mise en couleur et les dessins de Derenne avec le texte sur un aplat de couleur page de gauche et l’illustration semi-réaliste page de droite, participent de l’atmosphère douce et paisible que procure l’album. Sur les pages de gauche, le texte est accompagné d’un dessin présentant le signe manuel -donc en langue des signes française- du fruit évoqué dans la page correspondante de droite, sauf à la dernière double page où le signe est celui de [plus faim].

L’album s’adresse ainsi aux enfants, sourds ou entendants, indifféremment mais ingénieusement.

L’album est cartonné, ce qui évitera qu’il ne s’abîme. Généreux, il présente aussi, grâce à un QR code, la « démonstration vidéo de Carole Borry pour chacun des signes évoqués ». Un album complet, en quelque sorte, malicieux et drôle qui a enchanté la commission jeune de lisezjeunesse.

Philippe Geneste

NB Signalons pour les personnes intéressées par la langue des signes et curieuses de langage, la parution de la troisième édition revue et augmentée de Philippe Séro-Guillaume, Langue des signes, surdité et accès au langage, Chambéry, éditions CNFEDS-Université Savoie Mont Blanc, 2020, 302 p. + X p., 25€. Cette édition comporte un livret détachable de dix pages qui accompagne la première transcription alphabétique de la langue des signes fondée sur une analyse systématique du signe manuel. Philippe Séro-Guillaume donne ici pour la langue des signes ce que Troubetskoï a élaboré pour la langue orale. Le moins que l’on puisse dire est que ce travail scientifique, minutieux et essentiel (sans lui le dictionnaire de la langue des signes, dit dictionnaire le Fournier, n’aurait pas été aussi opératoire) n’a pas rencontré l’intérêt des médias, pas même de l’Éducation Nationale qui, pourtant, ne cesse de parler d’inclusion scolaire…

 

11/09/2022

Dans les rues de l'enfance

COMTOIS Céline, La Ruelle, illustrations de Geneviève DESPRÉS, éditions d2eux, 2022, 44 p. 15€

« Cric crac » et le conte commence, c’est-à-dire l’histoire que fait de sa vie la petite enfant, narratrice de cet album aux dessins colorés, parfois aquarellés ou aux effets aquarellés.

La seconde héroïne de l’album est la ruelle qu’imite le format italien. Les peintures figurent un décor où s’aventure Élodie qui, comme le jeune lectorat tournant la page, découvre une scène. L’album repose sur un dédoublement narratif : d’une part, suivant la narration à la première personne, le lecteur ou la lectrice épouse le point de vue d’Élodie, d’autre part, suivant les illustrations qui mettent en scène l’enfant, ils se retrouvent avec l’illustratrice omnisciente équivalente diégétique d’une narration à la troisième personne. Cette dualité crée une étrangeté dans la manière dont est menée l’histoire. Domine toujours, toutefois, le point de vue de l’enfant : le monde autour d’elle est animé, les cailloux habitent la ruelle, les fourmis vivent, le chien sait ce qu’il fait.

La troisième héroïne est Aimée, une petite voisine ayant nouvellement aménagé dans la ruelle. L’imitation des cris des animaux, l’imitation des uns et des autres, préludent à leur contrat d’amitié, sous le signe du fantasque et de la tendre impudence.

Élodie a les poches pleines de ses trouvailles, mais en plus, aujourd’hui, elle a trouvé l’amitié.

C’est un très bel album, très vif, plein d’humour, servi par des portraits d’enfants aux yeux scrutateurs, des portraits installant la présence des personnages, à travers qui l’éloge est fait de l’observation et de la curiosité. Et puis, afin de faciliter par le jeune lectorat l’appropriation de cette histoire, Élodie est laissée seule, le temps justement d’explorer la ruelle. Les parents c’est bien pour lire l’histoire, mais s’amuser seule et découvrir seule le monde, quel plaisir. « Cric crac »

 

POIRIER Nadine, La Case 144, Geneviève DESPRES, éditions d2eux, 2022, 32 p. 16€

« Pourquoi le ciel est-il si haut ?

Pour que les oiseaux ne se cognent pas la tête ».

Crayons de bois, pastel, acrylique, gouache, Geneviève Desprès installe un univers de transparence brumeuse, de superposition épousant le dédoublement des personnes, avec un jeu de papier calque, de traits précis sur du fond vague. Dans cette atmosphère s’installe La Case 144. Le fil conducteur est l’idée géographique d’une enfant, Lia, qui veut explorer la ville et ses parcs. Pour ne pas se perdre, là où le Petit Poucet égrenait les cailloux, Lia trace des cases d’un jeu de marelle. Le jeune lectorat parcourt ainsi la ville avec elle.

Là où elle doit tracer la case n°144, un homme est assis sur un carton. Un sans domicile fixe que l’enfant prend pour un génie des Mille et une nuits. D’ailleurs, c’est par la lecture par l’enfant d’un conte drolatique que commence leur relation, en plein milieu du trottoir. Pour l’enfant, c’est l’espoir que cet homme de rue en bon génie d’Orient fasse apparaître une boîte de craies pour qu’elle puisse continuer le tour de la ville ; pour l’homme assis, c’est l’écoute d’une vie à travers des mots poétiquement à rire. Chaque jour l’enfant et le vieil homme se retrouvent. Avec le froid disparaissent les illusions enfantines d’avoir affaire à un génie et le souffle de vie gelé par le temps. L’enfant alors trace, sur ce qui devait être la case 144, une maison qui entoure l’homme, au « 144 rue de la Marelle ».

Ce bel album tout en sobriété, des dessins comme du texte, propose une réflexion tant poétique que philosophique sur la rue, sur le trottoir, sur la misère, sur les personnes sans abri, sur la propriété aussi et sur l’art. Au gré des pages, ces thèmes s’entrecroisent, ouvrant larges les horizons de compréhension du monde aux enfants lecteurs. Qu’on lise l’album à l’enfant petit ou bien que les 7/9 ans lisent seuls l’album, la pérégrination de Lia se fait cheminement intérieur du sentiment de solidarité et d’humanité. Les mots y sont à leur place, fabricateurs de poésie et s’ils sont adressés avec compréhension à l’autre, accomplisseurs du présent de la vie.

Philippe Geneste

04/09/2022

Quand la plus faible intention devient impraticable…

AUBRY Florence, Salle de classe, Namur, 2021, 184 p. 7€

Cet excellent roman pour collégiens de la sixième à la troisième sera aussi lu avec intérêt par les lycéens, notamment en seconde, et au-delà. Si le sujet en est le harcèlement, l’intrigue présente cette particularité de se centrer sur une jeune professeure enthousiaste prenant son premier poste après des années à cravacher pour obtenir le concours du CAPES. Il ne fait pas de doute que l’autrice, professeure documentaliste, possède une solide connaissance du système éducatif et a su travailler avec excellence des témoignages et relations d’expérience. Le professeur chahuté (1) est, en effet, un sujet tabou dans l’éducation. L’intéressé lui-même évite de partager son expérience, car il sait que son administration ne le soutiendra pas ou que, si celle-ci se montre compréhensive, les échelons hiérarchiques supérieurs ne tolèreront pas qu’il ne « tienne pas sa classe ». Et c’est bien ce qui se passe pour l’héroïne du roman, Stella Godin, jeune professeure d’histoire-géographie.

Par cette situation, la fiction propose, d’une part, une vue panoramique de la représentation conventionnelle que se fait l’enseignant de sa fonction à partir de l’endoctrinement dans les Instituts Supérieurs du Professorat et de l’Éducation, et scrute, d’autre part, la représentation que se font les élèves de l’ordre scolaire et de ses fissures. Fort intelligemment, Florence Aubry a composé son récit chronologiquement, suivant une année scolaire, à partir d’une narration alternée : le narrateur omniscient conte à la troisième personne l’histoire de la jeune professeure qui officie devant la troisième A ; le personnage Manou, élève de cette classe, raconte à la première personne l’évolution de sa vie sentimentale, ses interrogations, ses révoltes, ses doutes. Ce dispositif permet bien sûr l’identification des jeunes lectrices ou jeunes lecteurs à Manou, suivant en cela un poncif de la littérature destinée aux adolescents et adolescentes. En revanche, la narration à la troisième personne pour les passages concernant l’enseignante Stella, imite la distance générationnelle et institutionnelle entre élève et professeur. Le croisement des deux modalités narratives produit un effet réaliste qui renforce le pouvoir de la fiction. Florence Aubry évite ainsi le didactisme et, telle une autrice naturaliste, elle met en place des personnages, dont le personnage collectif de la classe troisième A, et laisse jouer la logique du récit jusqu’au bout. Les lectrices, les lecteurs observent ce qui se passe et sont plongés dans la mécanique inexorable du chahut caractérisé (2) qui va broyer l’enseignante.

Par ailleurs, l’alternance de la narration permet de casser la tentation d’entrer dans le parti d’un personnage, Stella ou Manou, afin de maintenir le récit à distance critique. Ce dispositif permet à la fois d’éviter toute artificialité des identifications, si courante en littérature de jeunesse, et à la fois de laisser libre le lectorat de forger sa compréhension des mécanismes de harcèlement appliqués par une classe à un enseignant ou à une enseignante.

Enfin, en suivant les événements racontés par les deux narrations alternées, le jeune lectorat voit la tragédie prendre forme et il en saisit chaque étape de son accomplissement jusqu’au dénouement. La dynamique de la lecture se concentre davantage dans cette caractéristique que dans la fonction d’identification au personnage.

 

La grande réussite de Salle de classe est la présence centrale du personnage collectif de la troisième A. C’est une classe difficile, c’est-à-dire une classe où la négociation entre l’enseignante et les élèves, voire entre les élèves, se renégocie au jour le jour, d’heure en heure même, et parfois de manière explicite. Le chahut étant par définition une manifestation collective, chercher un ou une coupable est peine perdue. Or, pétrie d’individualisme et refoulant la réalité de groupe que sont les regroupements d’élèves par classes, l’institution scolaire est incapable de reconnaître cette nature collective. Salle de classe en apporte une illustration. Il est intéressant de remarquer que toutes les techniques de groupe élaborées en pédagogie Freinet mais aussi en pédagogie institutionnelle sont méconnues et combattues par l’ordre scolaire dominant. Or, cette dimension est essentielle pour comprendre la dynamique positive ou négative d’une classe, essentielle pour savoir que la résolution du chahut n’est pas de l’ordre de l’enseignement, ce que l’histoire de Stella démontre parfaitement.

Au cœur du chahut est le déni : déni de la violence institutionnelle par l’institution, déni des enseignants eux-mêmes (l’épisode du conseil de classe, relaté dans le livre, est plein de vérité), déni de l’hétérogénéité de la composition de la classe vite homogénéisée par les jugements des uns et des autres -rôle central dans le livre du personnage de Roderick-. C’est encore au crédit de ce roman de pousser le jeune lectorat à interroger l’attitude des élèves de la classe en termes de responsabilité individuelle et d’identité collective.

À la place du questionnement de ces dénis, l’institution, qui les entretient, fait peser, sur l’enseignante chahutée, un sentiment de culpabilité qui la fragilise d’autant plus qu’elle a pris comme argent comptant l’idéologie individualiste scolaire, qui isole chaque enseignant pour mieux masquer la dimension institutionnelle de l’éducation. Un exemple suffit ici : le respect est assimilé institutionnellement à être respecté, se faire respecter or ces deux expressions sont une mauvaise entrée dans le problème du chahut, parce qu’elles assimilent le respect à la discipline ! Stella Godin, fragilisée, va se marginaliser puis perdre pied dans une solitude mortifère. Elle sombrera mais le secret sera bien gardé, aucune vague ne secouera l’institution…

Philippe Geneste

(1) Pour une étude et une synthèse des études sur le chahut, nous renvoyons le lecteur et la lectrice au dictionnaire du chahut établi dans Geneste, Philippe, Le travail de l’école : contribution à une critique prolétarienne de l’éducation. Genèse de l’éducation hiérarchique, Chambéry, CNFEDS-Université Savoie Mont Blanc, 2017, 270 p. pp.186 à 195. – (2) ibid. pp.158/159.