Anachroniques

23/02/2020

Dans l’actualité d’un éditeur de documentaires

« Le ricochet forme des ondes à la surface de l’eau. De même, le livre est au cœur d’un réseau d’interférences… Au centre, un texte, une illustration, un objet… chacun suscite chez ses lecteurs un plaisir, une interprétation, une émotion… Depuis 25 ans, nous partageons en toute indépendance nos coups de cœur éditoriaux avec les enfants et leur entourage. Nous sommes animés par une seule envie : transmettre! »
(communiqué de l’éditeur)

Entretien avec Natalie Vock-Verley, éditrice et directrice des Éditions du Ricochet
-Pourquoi l’indépendance de votre maison d’édition est-elle si importante?
-Cette indépendance assure notre liberté! Chaque projet est examiné sous l’angle de son intérêt intellectuel et de son potentiel commercial, mais nous gardons l’entière maîtrise de nos choix, quitte à prendre parfois des risques plus importants ! Le pari de notre collection ados « POCQQ », dédiée à la réflexion sur de grandes questions de société, n’aurait peut être pas été pris si nous avions dû suivre les recommandations d’une étude marketing.

-Comment développez-vous votre ligne éditoriale?
-Les mots clé sont l’écoute et l’observation. En observant le monde, on identifie avec les auteurs les sujets que l’on souhaite porter à la connaissance des enfants. Cette approche nous permet de « tricoter» notre catalogue, sous la forme de collections ou de créations singulières comme Le livre des animaux magiques qui réconcilie les croyances et les sciences.

-En 2019, vous avez construit une nouvelle image graphique pour les éditions du Ricochet, notamment sur Internet?
-En effet! En créant un nouveau logo, un nouveau site Internet et une nouvelle charte graphique pour la communication. Cette réflexion était importante pour que notre image soit à la hauteur de la qualité de nos livres. Elle a pris une forme collective, elle a été un moment fédérateur de l’équipe autour de nos valeurs. Elle contribuera aussi à notre longévité!

-Quels sont vos vœux pour l’avenir?
-Quels sont vos vœux pour l’avenir? Je souhaiterais que la compréhension du monde et de la nature telle que nous la proposons dans nos livres permette aux enfants en devenir de grandir épanouis et proches de leur environnement. Qu’à l’âge adulte, ils se posent les bonnes questions et soient aptes à faire des choix pertinents pour eux-mêmes et pour la planète. Et aussi, que les futures générations puissent toujours admirer toutes les merveilles de la nature que nous montrons dans nos livres ! »
(Extrait du site Ricochet, avec l’autorisation de l’éditeur)

***

Quillardet Alicia, Une vie de chouette, éditions du ricochet, 2019, 28 p. 12€
L’album documentaire se lit comme un récit animalier ; La chouette en est le personnage principal. L’autrice fond les précisions dans une narration à laquelle nombre d’œuvres de naturalistes recourent pour servir une visée scientifique. Jamais l’expression de vulgarisation scientifique n’a eu autant de sens que dans Une vie de chouette.
Vu le sujet, évidemment, le sombre colore les pages narratives du récit ornithologique. Les images sont à la fois précises pour l’animal et stylisées pour le décor. Les deux choix épaulent la clarté du propos, lui apportant une part de rêve et d’humour qui porte à l’empathie envers la vie naturelle. Les onomatopées qui ponctuent certains épisodes permettent au jeune lectorat d’entrer plus intimement dans ce qui est conté.
Un petit chef d’œuvre tant dans le genre du documentaire que dans le genre de l’album.

Francesconi Michel, Mazille Capucine, A Vol d’oiseau. Les migrations, éditions du ricochet, 2019, 28 p. 12€
L’ouvrage se présente comme un commentaire des nombreux volumes consacrés aux migrations des oiseaux. Les sujets y sont rassemblés, traités de manière narrative et non sous le sceau de la définition et des classements. L’abondance des oiseaux parsemés sur les pages de l’album de format italien, obligent le lectorat à naviguer entre les représentations pour identifier chaque espèce. La dénomination, la classement entre non migrateurs et migrateurs, les techniques scientifiques pour étudier ces derniers, les raisons supposées des migrations, les explications biologiques, environnementales, les questionnements qui subsistent sur le mécanisme qui les commande et qui préside à l’orientation pendant le voyage, le détail des courses migratoires de quelques espèces, les formations collectives dessinées dans le ciel, les types de vol qui distinguent les espèces, la particularité exceptionnelle des manchots, les dangers, voici tous les sujets abordés au cours de l’album, sans aucune lourdeur, sans difficulté. Les dessins et peintures sont réalistes, avec quelques échappées rêveuses. Une des doubles pages finales rassemble tous les protagonistes, occasion pour l’enfant lecteur d’exercer sa mémoire, mais il peut tout autant regarder, car lui aussi, habite « cette Terre … avec les oiseaux ! ». L’ultime double page s’extrait de l’ouvrage pour, avec le style serré du documentaire strict, apporter des compléments de connaissances sur le sujet. Ce très beau livre bénéficie d’une composition rigoureuse qui se met au service d’une écriture libre et simple. Le résultat en est que l’enfant entre de plain-pied dans le livre. L’écriture ne fait jamais obstacle et les images sollicitent sans cesse l’attention et la traversée de l’œuvre s’en trouve stimulée.

Philippe Geneste

16/02/2020

littérature de jeunesse et engagement

Deshors, Sylvie, La Vallée aux merveilles, rouergue, collection doado, 2020, 174 p. 12€50
Ravel Arnaud, Les Combats de Sara, oskar, 2017, 182 p. 12€

« Écrire, c’est donc à la fois dévoiler le monde et le proposer comme une tâche à la générosité du lecteur »
Jean-Paul Sartre, Qu’est-ce que la littérature ? Paris Gallimard, 1975 p.76 (1ère éd. 1948)

La littérature à destination de la jeunesse tend de plus en plus à se saisir des sujets d’actualité, des faits divers, pour rencontrer son lectorat. Les romans en sont réalistes, parfois relèvent-ils du naturalisme tempéré. Parfois, le réalisme suffoque-t-il sous une thématique tissée par le croisement de l’idéologie des droits de l’homme et celle de l’humanisme ; le récit rogne l’âpreté du réel et sombre alors dans un pseudo-réalisme où les points de vue suppléent les faits, où la généralité des idées impose une signification monophonique qui épouse les discours du pouvoir. La récupération de l’idée d’engagement depuis le ministre de l’éducation nationale Luc Ferry (2002-2004) jusqu’à aujourd’hui a entraîné des récits où le thème venait se confondre à l’individualisme du « c’est mon choix », mâtiné d’humanisme et d’une conception abstraite des droits de l’homme. Les exemples sont trop nombreux pour qu’il soit nécessaire d’en citer.
Mais quelques livres essaient d’éviter ces écueils et de tenir le traitement d’une thématique sociale au loin des discours convenus. Certains de ces derniers restent tout au long de la narration en tension entre l’énoncé déclaratif d’un engagement à l’intérieur d’un humanisme conciliant et la présentation de faits incorporés à l’histoire, faits qui viennent éclairer une approche de réalités clivées.
La Vallée aux merveilles nous semble tenir de cette dernière catégorie. Il s’agit d’un récit d’apprentissage, dans la mesure où l’héroïne, pétrie par ses problèmes personnels et confinée au milieu étroit de ses relations sociales va prendre conscience de la réalité des conditions de vie des humains d’autres classes et milieux sociaux, ainsi que d’autres traditions. Elle va alors changer son rapport au monde et aux autres, quitter son adhésion à la vie urbaine pour s’ouvrir à la vie de la campagne. La Vallée aux merveilles raconte un arrachement à l’égocentrisme, une objectivation des démarches égonomiques. Contre l’égoïsation (1), Jeanne opte pour la solidarité. Contre l’altération, elle va se retrouver dans l’entraide. L’expérience qu’elle fait de l’aide aux réfugiés de tous pays dans la vallée de la Roya, au sein d’un tissu villageois de complicité sociale –qui se nomment « les aidants » –, va donner du sens à sa vie. L’engagement quitte alors les rives de l’éducation morale et civique pour se confronter à la réalité. De fil en aiguille, l’actualité des migrations contemporaines est abordée, suivant en cela l’évolution de l’héroïne. Roman historique puisant dans l’histoire immédiate, La Vallée aux merveilles est aussi un roman d’apprentissage, comme c’est souvent le cas en littérature de jeunesse (2).
Un autre roman, procède aussi d’une plongée dans l’engagement auprès des réfugiés politiques ou économiques. Il s’agit de Les Combats de Sara, qui part de faits survenus au mois de mai 2010 dans un lycée du sud de la France (3). Le récit d’Arnaud Ravel s’élabore à rebours de celui de Sylvie Dehors. D’entrée de jeu, nous sommes avec une adolescente engagée pour la régularisation d’un élève de son lycée qui fuit la police. Elle va organiser une mobilisation des lycéens, avec occupation de l’établissement, devenir la porte-parole du Comité de soutien à Mihaï, le jeune rom « sans-papiers », et participer à des réunions du réseau éducation sans frontière (RESF). Sara va se heurter à sa famille, se découvrir une attirance affective pour un lycéen qu’elle ne remarquait qu’à peine jusqu’alors, se fourvoyer dans un soutien financier aveugle aux corruptions intestines d’un milieu où se rencontrent les réfugiés, les migrants, les passeurs, les profiteurs de tous ordres, des patrons spécialistes de l’emploi de travailleurs internationaux non déclarés. Cette irruption de la sphère économique souterraine est à l’origine des changements chez Sara qui va commencer, un peu, à mettre en ordre le chaos de notions : respect, dignité, droit de l’homme, liberté, humain, fraternité, amour, justice, injustice, politique, solidarité, égalité, militer, s’engager. L’adolescente mûrit et le roman se fait autant roman de l’histoire contemporaine que roman d’apprentissage.

A l’heure où les demandes d’asile (132 614 en 2019) sont en hausse de 7,2%, et que les expulsions se multiplient comme jamais (plus de 20% de réfugiés renvoyés), ces deux ouvrages, bien que pris dans les rets de l’humanisme et sans approfondissement critique de ce que la convocation de l’argumentation des droits de l’homme permet de taire (l’exploitation des pays d’origine par les trusts capitalistes multinationaux et des entreprises nationales –par exemple, AREVA, Bolloré, Total…pour la France-, les politiques de guerres et de ravage des gouvernements des pays impérialistes), malgré ces limites, ces deux romans renouent avec une notion de l’engagement qui ne dépasse  pas les limites fixées par l’idéologie dominante.
En effet, si l’engagement en littérature était un thème porteur d’une critique radicale de la société après la seconde guerre mondiale portée par la publication de Qu’est-ce que la littérature ? de Sartre en 1948, la notion d’engagement a été reprise par l’idéologie citoyenniste bourgeoise (Luc Ferry, ministre de l’éducation nationale en 2002, inscrivit le thème dans les programmes scolaires, suivi par son ministre délégué puis ministre en 2007, Xavier Darcos, auteur de manuel de littérature) s’affadissant dans le nappage des bons sentiments, de la bienveillance. La notion est alors étrécie à la défense de valeurs universelles de liberté et de justice, Voltaire, Hugo, Zola, Camus, étant ainsi convoqués… S’engager pour une cause dans une association est alors valorisé par une inscription au livret scolaire numérique universel (justement universel puis dit ensuite unique). Les idées de lutte de classe, de conflit social, sont éradiquées, pour l’élève, au profit d’un positionnement « volontaire et réfléchi », synonyme d’une « réalisation de soi » par l’implication « dans le cours du monde » (4). Celle-ci s’opère à travers la participation à des associations ayant un but social ou sportif ou caritatif, tous thèmes englobés par l’idéologie de l’humanisme bourgeois.
Les Combats de Sara et La Vallée aux merveilles dépassent cette définition officielle. Si les deux romans restent ancrés dans l’idéologie des droits de l’homme et de l’humanisme, ils donnent à lire l’évolution de leur héroïne. Sara va conquérir une conscience de la complexité des situations et prendre de la distance avec l’activisme pur pour un militantisme plus réflexif. Jeanne va, elle, sortir de son égocentrisme, pour se réaliser avec les autres. Les deux trajectoires sont opposées. A Sara qui adhère à l’idée de la militante du RESF qui la conseille (« Ce doit être ça, l’engagement. Vivre d’autres vies que la sienne. Il faut peut-être savoir maintenir une juste distance entre ceux pour qui on s’engage et nous »), s’oppose Jeanne qui envisage « une vie nouvelle » par la solidarité (« Positiver avec ce qui nous bouleverse plutôt que se laisser abattre. Je réalise tout à coup la leçon que me donne la vallée »). Pour Sara, l’engagement s’oppose à l’indifférence et à la découverte de soi (le deviens qui tu es de Nietzsche en quelque sorte) ; pour Jeanne, l’engagement rime avec l’amplification de soi. Sara passe de la spontanéité immédiate à un engagement réfléchi par la confrontation avec les autres ; Jeanne apprend à comprendre l’engagement des autres avant de s’engager elle-même, à son rythme.
Dans les deux cas, le récit accueille des actions historiquement situées et donne ainsi à la question des valeurs une assise concrète. En cela les deux écrivains font œuvre d’écrivains engagés. Reste, et c’est la limite contemporaine de la quasi-totalité des meilleurs ouvrages sur la question, que l’horizon de l’engagement y est serti par les valeurs idéales. Celles-ci mettent plus ou moins hors de portée les valeurs concrétées au cœur des conflits de classes quotidiens.
Philippe Geneste
(1) terme que nous empruntons à André Jacob, L’Homme et le mal, Paris, Cerf, 1998, 126 p. Ce même auteur analyse avec justesse et précision la tendance contemporaine à l’égonomie dans Esquisse d’une anthropo-logique, Paris, CNRS éditions 2011, 239 p. Ces concepts appliqués à l’étude du roman de Sylvie Deshors montrent toute leur rigueur opératoire. En retour, ils viennent souligner la pertinence de la problématique de l’autre soulevée par le roman. – (2) Geneste Philippe, « Les Axes de la préoccupation sociale dans le roman pour la jeunesse » et « Le roman historique pour la jeunesse » dans Escarpit Denise, La Littérature de jeunesse. Itinéraires d'hier et d'aujourd'hui, Magnard, 2008, pp.399-416 et 416-433. – -(3) le roman s’appuie sur une Bande dessinée, La Rafle, extraite d’un ouvrage collectif Histoires Sans Papiers. – (4) Hugon, Claire, Lire les sans-papiers. Littérature de jeunesse et engagement, Paris, éditions CNT-RP, 2012, 190p.-p.113


09/02/2020

Quand la patience de l’art narre l’ardeur du monde

Olagon Alexia, Les Affiches, illustrations de David Rebaud, éditions chant d’orties, 2019, 32 p. 16€
Voici une belle et rare production pour la jeunesse qui pourrait être lue comme un documentaire tout autant que comme une fiction. L’album, qui s’adresse à tous les âges, doit sa composition à une étude du rapport qu’entretiennent l’autrice et l’illustrateur avec les affiches. Avec l’affiche, c’est l’espace de la rue qui est convoqué ; et l’ouvrage paraît coïncidence ou hasard objectif, en pleine grève contre le projet gouvernemental de réforme des retraites. Cet espace est celui des libertés qui se conquièrent ou se reconquièrent. Et pour cet œuvre, il faut ouvrir, dans les rets de l’ordre quotidien des choses, des trouées de rêverie, il faut creuser des brèches d’espérances, il faut décapsuler les bouteilles à la mer et laisser s’échapper, des cerveaux endormis, les songes des nuits à venir, les rêves de société future. L’affiche se conjuguant au pluriel des regards, des créateurs et créatrices, les affiches sont dialogues, confrontations, expressions contre la répression de l’action, de l’acte même de penser. Les affiches sur les murs, ce sont les portes de l’autre perception, ce sont les portails ouverts à l’aperception, pour paraphraser Aldous Huxley. Les affiches ont une histoire et elles sont de l’histoire. Alexia Oragon et David Rebaud en font toute une histoire d’initation de la jeune Cheyenne qui vit au dixième bâtiment E appartement 8 du quartier Voltaire. Puisse Les Affiches rencontrer son public, car c’est un conte urbain de notre temps, un conte chaleureux et profond. La culture de la rue ne doit rentrer dans les musées, elle doit vivre à l’air libre et arracher les défenses d’afficher du discours autoritaire légaliste.

Fombelle Timothée de, Le Jour où je serai grande. Une histoire de Poucette, photographies de Marie Liesse, Gallimard jeunesse, 2019, 32 p. 14€50
Ici, la photographie pilote le texte. L’ouvrage se présente comme une variation du conte Poucette. Voir le monde depuis le regard de l’enfance, c’est immerger l’humanité au sein de la nature et susciter les émerveillements, les curiosités. Le parti pris est esthétique. Le texte est une sorte de rampe livrée à la lecture pour oser avancer dans l’inconnu du regard et renouveler le sien. Il est centré sur la mémoire comme support du rêve, ayant fonction de le faire perdurer.

Maumont François, La Petite casseuse de cailloux, Milan, 2019, 40 p ; 12€90
Dans un univers de carriers, dont les trois premières doubles pages présentent le dur labeur et les conditions misérables de vie, advient une enfant en âge d’exercer le métier. Là commence la fiction. L’enfant sculpte des animaux. Arrêtée pour détournement de matériau, le roi lui impose de le sculpter. L’enfant s’exécute. Elle a presque fini qu’un oiseau vient se poser sur le poignet gauche de la statue. La main entière se détache et vient écraser le roi qui tenait la pose en dessous. Le royaume est libéré du monarque. L’enfant est fêtée dans une liesse populaire qui rassemble tous les sujets désormais émancipés : « désormais les cailloux ne sont plus casés mais sculptés ». Un album pour que l’art prenne le pouvoir en quelque sorte. Le ton léger de l’album, les illustrations très aérées, tout concourt à l’allégresse finale.

Chabas Jean-François, Le Coffre enchanté, illustrations David Sala, Casterman, 2016, 32 p. 15€90
Un grand format vertical (24x34 cm) page paire le texte, page impaire l’illustration, soit deux registres pour une même histoire, l’illustration suivant le texte mais l’approfondissant en imaginaire de représentation inouï. L’histoire connue par des échos divers est celle d’un pauvre pêcheur qui trouve un coffre dans ses filets, un coffre qui ne s’ouvre point. L’intendant du roi est là, avide, qui récupère le coffre et l’amène au roi. La suite est un exercice de style, celui de la juxtaposition des tentatives infructueuses pour ouvrir le coffre et au final, la naïveté du roi rendu heureux non pas par la réalité mais par ce qu’il croit être comme trésor dans le coffre… Le lectorat, lui, saura que le coffre est tout simplement vide, c’est un leurre. L’enchantement ne vaut que pour ceux qui y croient : « Ce que nous croyons posséder ne compte-t-il pas autant à nos yeux que ce que nous possédons vraiment ? ».
Ce conte moral est servi par l’illustration de David Sala, véritable création artistique qui donne vie plastique au récit. Les illustrations de David Sala s’appuient sur la finesse du dessin, la luxuriance des détails ou les fonds proches de motifs de tapisserie, réalisés dans l’esprit de l’art nouveau, avec une nette présence de Klimt pour le traitement pictural des vêtements du héros, mais aussi, des appels à la peinture naïve ici, là des touches d’impressionnisme. Le dessin fin, entremêlant les lignes courbes des formes humaines et des vêtures avec les motifs géométriques, l’illustration fouillée, la peinture aux abords du pointillisme avec des touches parfois suggérant un infini que ne livre pas les rares dessins en perspectives, le jeu des couleurs sombres traversées de touches lumineuses, les rehaussements de dorure, proches de l’art nouveau, et qui épousent la féerie du genre même du conte merveilleux, emportent le lecteur dans une nouvelle interprétation du récit. Toutes ces références accompagnent des compositions picturales souvent sur-réalistes par le stylisme de nombreux jeux de lignes et de courbes.
De par le format et le choix éditorial de l’alternance page de texte / page d’image, le haut et le bas dominent sur l’horizontalité, les personnages pouvant, parfois, flotter sur la page. Le merveilleux du conte s’approche alors. Le faste de l’illustration, la luxuriance des couleurs et des motifs, créent un effet d’étouffement imitatif de l’avarice du roi et de sa boulimie de propriété et de richesses.
Equilibre du texte, luxuriance de l’image, rigueur de leur articulation, exigence de la composition de la fiction s’allient pour offrir à la lecture un livre d’art et de création que l’enfant gardera précieusement dans sa bibliothèque.

Philippe Geneste

02/02/2020

Venir d’ailleurs pour l’ici d’une espérance

Makaremi Chowra et Parciboula Matthieu, Prisonniers du passage, dessins Matthieu Parciboula, Steinkis, 2019, 159 p. 18€
Un journal personnel et un reportage au cœur d’une zone d’attente pour personne en instance (ZAPI) aux Aéroports de Paris. La narratrice personnage se nourrit de la connaissance de l’autrice chargée de recherche au CNRS, pour raconter son expérience auprès de l’ANAFE (Association Nationale d’Assistance aux Frontières pour les Étrangers). Cette bande dessinée est à la fois un récit autobiographique et un documentaire précis sur la réalité des zones internationales des aéroports.
Elle révèle la politique gouvernementale de l’asile. On comprend mieux, alors, le paradoxe apparent de l’amélioration des conditions d’accueil en ZAPI et la multiplication des difficultés administratives qui aboutissent, en hausse vertigineuse, à des taux d’expulsion et de refus d’asile pour les migrants. La bande dessinée montre, en effet, que l’État assure la forme démocratique du droit en foulant aux pieds la substance du respect des droits humains… C’est que plus sont tatillons les règlementations du contrôle et plus efficaces sont les politiques de contrôle, de refoulement mais aussi d’arbitraire : « De 1945 jusque dans les années 1980, le contrôle des frontières était encadré par une ordonnance d’une demi-page ; aujourd’hui, il est réglé par au moins 18 décrets, 10 circulaires et 36 articles de loi ».
Prisonniers du passage est aussi une réflexion pointilleuse et souvent poétique sur la notion de frontière. Le récit montre que pour le migrant, au fil « de son long parcours », « la frontière s’est construite comme lieu d’enfermement ». La frontière, comprise comme espace fragile d’une suspension du règne des nationalités, s’abolit sous l’impact des politiques migratoires, pour devenir ligne de démarcation des nationalités. Mais la frontière tient aussi à la visée de discours de celui qui la dresse. En effet, la représentation de la frontière n’est pas la même selon que le politicien parle de français expatriés au Canada, en Afrique etc. ou d’afghans, d’Érythréens, de Syriens… expatriés en France. Dans ce dernier cas, le mot Frontière, évocateur du voyage, de l’aventure, devient mot d’enfermement dans une identité. Le phénomène de la migration, constitutif de l’humanité, est récusé, voilé. Un an après le vote de la loi Asile et Immigration, quelques semaines après la révision des règles de l’asile, de la naturalisation et de la protection sociale du gouvernement Philippe en marche sur les terres de l’extrême droite (élections municipales en vue), Prisonniers du passage se lit comme une enquête de terrain sur ces zones d’attente où se déroulent la complexité d’une procédure (vingt-six jours si elle est menée au bout) déterminant l’admission ou non en France du réfugié politique ou de guerre, de l’enfant, du parent venus d’ailleurs pour l’ici d’une espérance. Dans la vacuité du temps d’une zone d’attente, dans le tragique des jours qui passent, dans le drame fomenté par les délais de réception, la bande dessinée opère une visite au scalpel de ces zones de nulle part et pourtant délimitatrices d’inégales humanités.
Philippe Geneste

Jean Didier et Zad, Paris-Paradis, quatrième partie, illustrations de Bénédicte Némo, Utopique, 2019, 38 p. 17€
Voici le dernier tome de ce qui restera un album illustré exemplaire sur l’immigration et la clandestinité imposée par le dogme des frontières qui sont aussi des frontières entre riches et pauvres, entre aspiration à la liberté de vivre et réalité des enclos mentaux où s’étiolent l’humanité. Entre le rêve d’occident comme illusion d’une vie meilleure et réalité sordide des vies de misère dans des pays surexploités par les centres impérialistes, y a-t-il une issue pour une espérance ? Les auteurs évitent de répondre, laissant toute latitude au lectorat de construire sa réponse.
Moussa, qui a quitté son pays d’Afrique (tome 1), a vaincu les obstacles de l’émigration (tome 2) pour faire ses apprentissages à Paris (tome 3), prend conscience de ce qui l’enracine après le passage dans un centre de rétention administrative, dans le bureau d’un juge pour mineurs clandestins. Dans ce quatrième tome, Moussa croise aussi la mémoire d’autres immigrés, le rêve britannique de certains, les expulsés, les militants et militantes de la solidarité et de leurs associations. La narration en plans moyens et rapprochés de Bénédicte Némo, de temps à autres dynamisés par une peinture en gros-plan ou bien par un avant-plan, rapprochent le lecteur ou la lectrice du personnage et de sa vie.
Les quatre volumes forment un récit à la documentation rigoureuse sur la condition immigrée dans la France contemporaine. Pour autant la fiction mène la danse, se subordonnant adroitement (art du scénario) les faits avec lesquels elle s’est construite. Cette tétralogie devrait s’imposer dans les médiathèques destinées à la jeunesse, bibliothèques d’écoles et centres de documentation des collèges.
Philippe Geneste
2019
Kochka, Frères d’exil, illustrations de Tom Haugomat, Flammarion jeunesse, 2019, 143 p. 5€
Sur fond de réchauffement climatique, Kochka conte une fable sur l’exil, une réflexion sur l’accueil et l’hospitalité, un conte d’enfance relié par des lettres aux êtres chers des générations antérieures laissés sur place. La fin est euphorique, épousant l’humanisme de l’auteur pour conjurer la haine des migrants qui traverse le monde contemporain.

Commission lisezjeunesse