Anachroniques

30/03/2020

Grandir


Grandir dans et par l’Album

Davies Benji, Mia, Milan, 2019, 32 p. 11€90
L’enfant impatient de grandir, voilà le thème de cet album qui est conçu sur la peur de la dévoration autant que sur le désir d’atteindre l’âge adulte. Dans ce parcours vers l’indépendance, le plus petit têtard de la mare devra affronter bien des dangers. Il y a d’abord l’art de déjouer les envies gloutonnes des prédateurs et puis il y a, aussi, l’art de contrer les angoisses. Le chemin de l’apprentissage passe par une expérience de la solitude qui fait sentir à Mia combien on vit mal sans les autres. Grandir devient alors synonyme de se rapprocher de l’autre et d’aller vers les autres. Symbolique, le récit s’achève quand Mia sort de l’enclos aquatique de la mare et accède à l’air libre. Le têtard est devenu grenouille parmi les grenouilles…
L’album abonde en variantes de verts sur papier mat. Le lecteur partage ainsi, par la couleur, le milieu sombre de la mare. Mais les personnages qui habitent cette dernière sont croqués avec humour. Mia n’a rien d’un animal mythique, mais se présente dans toute sa fragilité au cœur d’un univers hanté par les prédateurs. Grâce à ce trait d’humour du dessin, pour l’enfant qui lit, la frayeur est ainsi mise à distance. L’anthropocentrisme de ce têtard parlant est alors déjoué. Mia n’est point un apologue moral, juste une histoire qui se finit par une image de liberté : Mia bondit et s’évade du monde clos qui l’a vu naître et grandir. Il n’y a pas, de la part de l’auteur, de recherche d’une identification de l’enfant à la grenouille. Au contraire, la fin du récit l’en sépare définitivement. La nature est rendue à elle-même et l’humain à sa condition de lecteur qui peut méditer le parcours initiatique de Mia.

Grandir dans la littérature classique
Nombreux sont les textes littéraires de la littérature classique passés en éditions pour la jeunesse qui traitent du thème du grandissement de la personne. « Un classique, au sens usuel du terme », répondait le directeur de la collection “Folio junior Textes classiques”, Jean-Philippe Vignot, « est une œuvre étudiée en classe » (1).
(1) entretien paru dans la plaquette de présentation de la collection datée de juillet 2009.

Brontë Charlotte, Jane Eyre, traduit de l’anglais par Dominique Jean, édition abrégée par Patricia Arrou-Vignod, notes et carnet de lecture par Philippe Delpeuch, Gallimard, collection folio junior, 2016, 409 p. 5€50
Charlotte Brontë (1816-1855) publie Jane Eyre en 1847. C’est un roman à forte influence autobiographique, profondément mélodramatique, celui d’une personnalité torturée par des élans de passion et le désir de ne point blesser la vie d’autrui. Les sensations œuvrent à un rapport maladif au monde, et l’univers de la folie s’y trouve enfermé, un peu comme l’est l’épouse de Rochester dans sa propre demeure. Le roman de cette orpheline, domestique qui devient femme indépendante et riche, trouve dans son héroïne un relief pour échapper à une texture vieillie et réussir ainsi à saisir l’intérêt de jeunes lectrices et lecteurs.

Balzac Honoré, Le Père Goriot, texte abrégé par Patricia Arrou-Vignod, notes et carnet de lecture par Philippe Delpeuch, Gallimard, collection folio junior, 2016, 219 p. 6€
Force est de reconnaître que faire lire Balzac (1799-1850) aux élèves aujourd’hui n’est pas facile. Les jeunes lecteurs sont rebutés par les longues descriptions, et surtout, manquent de référence historiques comme littéraires pour trouver la saveur des textes du romancier.
Le Père Goriot, paru en 1835, est une œuvre importante pour Balzac car elle signe le début d’un succès croissant jusqu’à sa mort en 1850 et c’est par elle qu’il initie un classement des romans qu’il écrit selon un plan de grande envergure de ce qu’il nommera La Comédie Humaine. Tableau réaliste de la société française du dix-neuvième siècle commençant, roman d’apprentissage à travers la figure d’Eugène de Rastignac, Le Père Goriot est un chef d’œuvre du roman réaliste. La version abrégée permet au jeune lectorat d’entrer dans l’œuvre avec facilité, d’autant plus qu’un répertoire des personnages est placé à l’entrée de l’édition. Le travail éditorial sérieux peut être interrogé, mais en tout cas, il permet de faire vivre un roman par les jeunes générations.

Twain Mark, Les Aventures de Tom Sawyer, traduit de l’anglais par François de Gaïl, illustrations de Claude Lapointe, collection Folio Junior, Gallimard Jeunesse, 2008, 347 p. cat. 5
*Signalons la remarquable édition parue en son temps dans la collection Chefs-d’œuvre universels de chez Gallimard
C’est la traduction du mercure de France de 1969 et les illustrations de chez Gallimard de 1981 qui sont reprises pour ce roman picaresque, chef d’œuvre de la littérature universelle et chef d’œuvre de la littérature de jeunesse avec l’inégalable Huckleberry Finn (1884).
Dans Les Aventures de Tom Sawyer , Twain, de son vrai nom Samuel Langhorne Clemens (1835 – 1910), décrit son village d’enfance, Hannibal, situé sur la rive gauche du Mississippi. Le roman paraît en 1876 alors que Twain a fait fortune comme journaliste après avoir pratiqué de nombreux métiers. Il destine sciemment l’ouvrage aux enfants sans manquer d’en recommander la lecture aux parents. La page de préface écrite pour accompagner la première édition souligne qu’il s’agit d’expériences vécues ou authentiques dont le livre est tissé.
Le roman décrit une Amérique des années 1830/1840 et Twain donne à l’écrivain la fonction d’être une mémoire des croyances et des mentalités.
Geneste Philippe



22/03/2020

La physique quantique en jeunesse

Kaïd Salah Ferron Sheddad, Pr Albert Einstein présente la physique quantique. Même pas peur ! illustré par Eduard Altarriba, Nathan,  2019, 48 p. 14€95
Quarante-six chapitres suivent l’histoire et l’évolution de la physique quantique. Ce n’est évidemment pas très simple, malgré une mise en page qui facilite la lecture et un texte clair, bref. Le lectorat découvrira les secrets de la lumière (Maxwell), les circonstances ayant présidées à la découverte des quanta (Planck), à celle des photons ou quanta d’énergie ou quanta de lumière (Einstein) et l’explication de la lumière qu’ils permettent. Mais la lumière, qui a un comportement à la fois d’onde et de particule, a poussé à l’élaboration de la théorie quantique.
Ensuite on suit l’expérience qui permit à Rutherford de prouver l’existence de l’atome. Il est alors question d’électrons, de neutrons et de proton puis de quarks. Il est temps de passer aux types d’atomes c’est-à-dire aux éléments et au tableau périodique des éléments (Mendeleïev). Puis le physicien danois Niels Bohr s’invite et avec lui l’atome quantifié.
Le lectorat entrera dans les secrets de la radioactivité, on lui présentera la matière et l’antimatière, il reviendra sur les quarks grâce à une présentation de l’accélérateur de particules du CERN, le boson de Higgs. Une double page annonce des réalisations à venir grâce aux progrès en cours de la physique, une autre présente des équations fameuses, enfin une dernière comporte une frise chronologique de la physique quantique (1860-2017).
Cet ouvrage qui aborde donc les lois physiques qui régissent le monde, pose avec sérieux la question de la vulgarisation scientifique. Il évite la juxtaposition sans lien de découvertes pour essayer de les expliquer les unes par rapport aux autres. Évidemment, le sujet est si ardu que la lecture est difficile. Mais l’ouvrage, illustrations et textes conjoints tentent d’introduire l’enfant au domaine. Ainsi, contrairement à nombre de documentaires sur l’atome, ici, il est présenté à l’intérieur même de la question de la matière.
Certes, on pourra regretter qu’une seule page traite de l'intrication quantique alors qu'elle aurait méritée plus. C'est un des phénomènes voir LE phénomène le plus bizarre de la physique quantique. On pourra être surpris que le boson de Higgs, pourtant une des découvertes majeures du début du siècle (2012), n'ait pas eu sa page et son explication. Mais nous retiendrons surtout que l’ouvrage évite le côté mondain de bien de ses concurrents sur le marché de l’édition pour la jeunesse. L’éditeur le conseille dès 9 ans, ce qui nous semble bien précoce. Il serait mieux venu de le conseiller à partir de 12 ans âge où les élèves abordent les sciences physiques au collège. En effet, à qui ne connait rien à la physique quantique, il est bon de pouvoir étoffer la lecture par des apports de connaissances pour bien comprendre chaque découverte.

Volo & Cédric

08/03/2020

Des émotions

Didier Jean & Zad, Et toi, comment tu te sens ? Utopique, 2019, 36 p. 8€
Est-ce un album ou un livre pratique ? Un ouvrage parascolaire ludique ? Un album documentaire sur les émotions ? Un peu tout cela, sans lourdeur. Le propos y est d’une intelligence fine. Les auteurs usent des émoticônes pour aborder douze émotions. Page de gauche une situation est présentée. Le syntagme qui fait l’objet de la réflexion de l’enfant est en couleur, une couleur identique à celle de l’émoticône qui ponctue la page de droite. En observant les visages des personnages, tous des animaux, l’enfant est entraîné à nuancer les sentiments qu’il peut éprouver ou qu’il a déjà éprouvé. L’association entre émotion et couleur double l’association émoticône et nom d’émotion, ce qui crée un double repère pour l’enfant. L’album comprend aussi l’invitation à créer un jeu de cartes reprenant les émoticônes et le nom des émotions. Le livre peut ainsi se poursuivre en un jeu à partager avec d’autres enfants, et déjà avec l’adulte. Cet album est un objet livre simple et formidablement adapté aux enfants. Une vraie réussite.

Deneux Xavier, Les émotions, Milan, collection les imagiers gigognes, 2019, 16 p. 12€50
Voici un ouvrage très créatif qui s’adresse aux enfants à partir de 2 ans. La lecture doit en être accompagnée par l’adulte pour que l’enfant bénéficie de la puissance efficiente de l’album. Les émotions sont créées en creux et en relief. Le plein et le creux sont les vecteurs de l’accès aux émotions que l’adulte lecteur viendra à définir par des situations imaginaires, pour beaucoup animalières. Ce choix du plein et du creux signifie aussi que c’est par le toucher que l’auteur veut faire aborder la thématique des émotions aux tout petits. Et c’est réussi. L’album enthousiasme. Les expérimentations avec des tout-petits de la commission lisezjeunesse le prouvent. Le prix peut paraître élevé, mais c’est un format carré, (180mmx180mm), les pages sont fortement cartonnées, ce que nécessite par ailleurs les illustrations en relief ou creusées dans la page. Sont abordés dans l’ordre : la joie, la tristesse, le courage, la peur, le calme, la colère, l’ennui, la surprise. On peut lire en suivant l’ordre des pages mais on peut tout aussi bien feuilleter l’ouvrage en fonction des réalités de la vie de l’enfant.

Zucchelli-Romer Claire, Les émotions au bout des doigts, Milan, 2019, 26 p ; 13€90
Câlin, chatouilles, colère, agacement, ordre, tristesse, joie, peur, ennui, énervement, sont les émotions traitées par ce petit ouvrage. L’enfant est invité à suivre des traits creusés dans les pages pendant que l’adulte prononce des onomatopées ou des interjections. Le dessin –ils sont tous géométriques- figure l’émotion en lien avec la couleur de la double page qui le contient. Cette approche sensorielle des émotions peut ne pas convaincre, en revanche, ce qui convainc c’est le dialogue suscité par la composition du livre et qui, immanquablement, rapproche l’enfant et l’adulte par une complicité de jeu à partir du livre et avec le livre.

alix Cécile, Les émotions de Moune. La timidité et la confiance en soi, illustrations de Claire Frossard, Magnard jeunesse, 2019, 32 p. 9€90 ; alix Cécile, Les émotions de Moune. La peur et le courage, illustrations de Claire Frossard, Magnard jeunesse, 2019, 32 p. 9€90 ; alix Cécile, Moune et ses copains, l’agitation et la concentration, illustrations de Claire Frossard, Magnard jeunesse, 2019, 29 p. 9€90 ; alix Cécile, La Gentillesse et la méchanceté, illustrations de Claire Frossard, Magnard jeunesse, 2019, 29 p. 9€90
Les deux premiers albums, réalisés sous le regard de la psychologue Florence Millot qui signe la définition des émotions présentées, sont un régal pour les enfants. La conception des ouvrages implique toujours les parents. Ainsi, la peur est certes un défi pour l’enfant, mais ça en est un aussi pour les parents qui doivent aider l’enfant à l’appréhender rationnellement, grâce au dialogue. Des pages spécialement réalisées pour l’interaction parents-enfant sont présentées très clairement. Pour installer des situations de peur, l’album s’appuie sur la connaissance de contes (personnage de l’ogre, ne pas avoir de repère dans un espace…).
L’album sur la timidité et la confiance en soi est une source d’information pour les parents autant qu’un support accueillant l’enfant comme il est. La timidité est le signe de l’enfant observateur. La timidité interroge la pudeur, la modestie. Elle implique un rapport à nu avec l’environnement que l’enfant craint qu’il soit intrusif : il rougit, par peur que les autres lisent ses sentiments sur son visage. La timidité est aussi un autre rapport au temps, à l’attente. De même, la confiance en soi ne peut pas être séparée de la pulsion de vie, c’est pourquoi il faut à l’enfant prendre des risques qu’il mesurera de lui-même. On imagine combien nos sociétés de surveillance (protection, usage immodéré du portable comme moyen de liaison permanente avec l’enfant etc.) vont à l’encontre de cette nécessité naturelle chez l’humain.
Les deux ouvrages de la série Moune et ses copains ont l’intelligence de s’adresser à la personne de l’enfant à travers deux histoires reposant sur des situations sociales qu’il va reconnaître immédiatement, parce qu’elles appartiennent à son quotidien. Il y a une histoire, un texte pour les parents définissant les émotions traitées, des jeux de relaxation qui participent à la connaissance de soi et qui ne peuvent être réalisés qu’avec l’adulte. Ce sont, là aussi, deux très bons albums qui empruntent au récit pour approfondir un message plus documentaire.  

Philippe Geneste

02/03/2020

La petite musique d'histoires tendres

Davies Benji, Le Gristiti, adaptation française de Mim, Milan, 2018, 32 p. 11€90
Une double-page en générique qui rassemble tous les personnages de cette histoire tendre. Une page de titre : sous un réverbère, un musicien de rue avec boîte à musique et, dessus, un petit singe tenu en laisse. Le contexte est planté, nous sommes dans un quartier pauvre d’une ville britannique. C’est le soir, le moment où sort la peur du ventre des enfants, du noir fait pour le sommeil. L’afficheur de publicité, la bibliothécaire, l’enfant, la femme de ménage, le policier, tous constatent des objets qui disparaissent. C’est l’œuvre de ce petit singe qui, dans l’espace du rêve, à la nuit noire, façonne une montgolfière pour rejoindre les oiseaux au pays des libertés jolies. La boîte à musique a perdu de son attrait, et on ne comprend pourquoi qu’à la toute dernière page, preuve d’une maîtrise parfaite par l’auteur de la technique du suspense.
L’adaptation française est soignée, recherchant assonances et échos sonores afin de coller au plus près du texte anglais qui prend la forme d’un poème en rimes de style victorien. L’œuvre graphique est un trompe l’œil du style réaliste. L’album propose en effet un voyage au pays du quotidien et une introduction pacifiée à l’approche de l’inconnu. Non effrayant, l’album détourne le codes du récit de peur pour exalter le sentiment de liberté.
Benji Davies est sans aucun doute un auteur-illustrateur à suivre tant son œuvre sensible sait user de l’humour grâce à une délicate subversion des codes génériques où se classent les albums destinés aux enfants.

Roederer Charlotte, Petit Cœur, texte écrit avec Clémentine du Pontavice, Nathan, 2019, 40 p. 13€90
Par la métaphore du cosmos, des ondes et vibrations qui le traversent, l’album parle de l’enfant porté dans le ventre de la mère. L’album répond à la question enfantine de l’origine. Un monde, un univers l’entoure et le porte au rythme du tadan tadan du cœur. Le texte est toujours très court. Les illustrations en noir et blanc, avec quelques pointes rouges en épousent la sobriété.

Mbodj Souleymane, Soriba et les animaux musiciens, illustrations de Jessica das, Milan, 2019, 40 p. + CD, 18€
Ce beau conte de Souleymane Mbodj est à la fois un conte moral sur la musique et une aventure dans la tradition de la littérature orale d’Afrique.
C’est un conte moral puisque les animaux font l’apprentissage de la nécessité de l’écoute, de la compréhension du jeu de l’autre pour pouvoir créer une musique. L’harmonie est une solidarité des notes entre elles ; Chaque animal a sa propre physionomie sonore qu’il singularise au fur et à mesure qu’il est capable d’intégrer les lignes musicales des autres membres de l’orchestre. On reconnaît chacun à un phrasé et à un thème propre. N’est-ce pas un clin d’œil à Pierre et le loup de Serge Prokoviev ?
C’est un conte traditionnel en cela qu’il raconte une lutte entre le mal et l’harmonie, en cela qu’il met en exergue la métamorphose comme une illusion des apparences dont il faut savoir se défier. Les illustrations vivement colorées et aux dessins stylisés plaisent aux enfants. L’histoire permet la découverte d’instruments africains : le djembé, le doumdoumba, le tama, le balafon pentatonique, le tambour de bois et le udu.

Maret Pascale, Le Lac des cygnes, illustrations d’Alexandra Huard, Nathan, 2019, 32 p. 17€95
Qui ne connaît le ballet mis en musique par Ilitch Tchaikovsky (1840-193) ? L’œuvre de Maret et Huard est une adaptation de la version réalisée par Rudolf Noureev de ce ballet. L’œuvre est déceptive. En effet, l’amour pur qui devait libérer la princesse transformée en cygne par un sortilège jeté sur elle par le terrible Rothbart butera sur la ruse du magicien sinistre. L’interprétation graphique est magnifiée par le grand format de l’album. Les images de la femme cygne et de ses infortunées compagnes sont sombres et magnifiques. Le Lac des cygnes conte le triomphe du mal sur l’amour. Malgré sa volonté, le jeune prince Siegfried n’évitera pas le tragique du destin d’Odette. Le conte met face à face de manière irréconciliable le tragique et le gracieux. Si le mal triomphe, c’est à cause du manque de vigilance du prince, trop pressé à réaliser son désir, donc trop centré sur lui-même.
Le moment de la rencontre, soutenu par une illustration d’un onirisme sombre que vient percer l’illumination centrale des deux amants, est l’instant où s’inscrit « une possibilité indépassable du gracieux »(1). Mais le prince ne saura pas ou ne pourra pas sortir du figement de sa conduite dans les rites du palais. Il n’y aura donc pas d’ouverture à une « temporalisation régénératrice » (2). Les dessins et couleurs montrent la générosité des femmes cygnes à laquelle le prince de rouge habillé ne répond que par la formalité du mariage, c’est-à-dire la possessivité aliénante. L’amour ne sera donc pas régénérateur. Dès lors, Rothbart triomphera, abusant facilement le prince par un simulacre. La relation amoureuse qui aurait pu être libératrice pour Odette mais aussi pour le prince va rester lettre morte. A travers le personnage du prince, l’album ne met-il pas en scène le mal de l’homme à devenir soi-même ? Le Lac des cygnes peut-il alors être lu comme une contre-édénisation (3) de l’existence humaine ? La symbolisation animale de la métamorphose d’Odette serait le pendant du triomphe du « collectif contraignant », qu’analyse le philosophe (4) et duquel le prince ne peut s’extirper ?
Philippe Geneste
(1) Jacob André, L’homme et le mal, Paris, cerf, 1998, 126 – (2) ibid. p.78 – (3) Nous empruntons à André Jacob, Aliénation et déchéance. Post-scriptum à une théorie du mal, Paris Ellipse, 2000, 128 p. – p.108, le terme d’édénisation. - (4) André Jacob, Aliénation et déchéance… op. cit. p.95