Anachroniques

27/02/2017

Deux lectures, deux regards sur

McNaught, Histoires de Pebble Island, Dargaud, 2016, 40 p. 12€

Mc Naught… pour un peu il était naughty ce boy !... Comme dans Saratoga Woods d’Elizabeth George, l'insularité resserre l'action en un huis-clos tantôt étouffant ou libérateur.
Jon Mc Naught, dans Pebble Island met en scène un pur moment d'enfance; de ceux que l'on garde au fond de soi, ne constituant aucune gloire, mais plutôt, le souvenir minuscule mais marquant, d'une banale étape sur le parcours vers l'âge adulte: le sacrifice d'un jouet ! Toute la démesure d'Indiana Johns lui même n'est rien face à l'immense et pragmatique simplicité du quotidien sur Pebble Island
Dominique Brochet

Cet album de bande dessinée rassemble trois récits graphiques sans parole. Le premier, Zone humide, donne le ton et offre l’ensemble de l’éventail technique du dessinateur et scénariste. C’est une histoire d’enfance qui se concentre sur des plans moyens après une série de gros plans. Puis, peu à peu, le point de vue neutre fait place à des plongées quand on s’éloigne pour ouvrir le paysage en vue panoramique. On suit un enfant parti en expédition d’aventure comme s’en invente tous les enfants. Les tons pastel à la fois donnent une ambiance douce mais aussi étouffante, un enfermement dans un souvenir dont la gaieté est absente. C’est dans les déchets de la civilisation laissés sur la plage et sur le sol de la campagne insulaire qu’opère l’approche non point du drame mais du but de l’expédition enfantine. Des enfants rejoignent le héros pour une mise à feu d’un dinosaure en plastique qui finira démembré. Puis nous suivons l’enfant à vélo qui rentre chez lui. Les quelques cases de plus grand cadre rythment cette pérégrination cet aller retour qui se laisse lire comme la plénitude d’une journée d’enfant sur une île sans grand échappatoire.
Le second récit n’en est pas un. C’est une parodie de prospectus touristique pour Peeble Island. Là aussi, les méfaits de la pollution, la présence d’une civilisation des déchets s’impose comme thématique. Pour le lecteur, c’est une manière d’entrer dans l’île où s’est passé la première fiction et où va se passer la  troisième, Radiodiffusion.
Dans celle-ci, on plonge dans la solitude d’une soirée d’un habitant qui enregistre Indiana Jones qui passe à al télévision. Même abondance des plans moyens préparés par des gros plans, rares cases de grand format, Tous els cadres sont carrés : point d’échappée possible sur Pebble Island. L’auteur joue avec maestria des faisceaux d lumière intégrés à la logique du récit qui les impose. Avec le personnage, on s’attarde à contempler la lune lors d’une pause pour réarmer le générateur d’énergie.
La monotonie du cadrage, la permanence des mêmes tons doux, l’art des traits horizontaux ou verticaux ou obliques, par endroits, s’allient avec l’art du pointillisme pour donner vie aux cases. Les personnages sont toujours vus sous la forme de silhouettes, ombres traversant les lieux. Les planches, ainsi, dépeignent la vie insulaire comme une existence dominée par la vacuité et une lenteur des faits et gestes qui remplissent les vies, ont pour mission d’en créer la plénitude. L’auteur on le sait a vécu son enfance ou une partie de celle-ci aux îles Malouine et cet album pourrait bien être une touche mouchetée de sa biographie.

Philippe Geneste

19/02/2017

Dans la veine du bestiaire poétique

David François, De 1 à 1 milliard. Ouistiti et petites souris, illustrations d’Elza Lacotte, édition La Poule qui pond, 2016, 30 p. 13€50
On ouvre l’album, on voit des bestioles qui prolifèrent de page ne page. On lit l’album : on entre dans des comptines en vers libres, avec assonances nombreuses préférées aux allitérations, preuve que c’est le divertissement qui est recherché, l’amusement avec les sons, avec le souffle des mots, le jeu des mots entre eux. Vient appuyer ce parti pris la suprématie des vers pairs sur les impairs (34 contre 22). Quant aux figures de style, elles sont celles habituelles de l’humour avec pour privilégiée absolue, la répétition.
L’image répète le texte ou le texte se répète dans l’image, ce qui serait mieux dit car suivrait plus fidèlement la lecture enfantine. Les bestioles préférées sont les insectes et les mammifères ; un centaure fait un clin d’œil à la mythologie.
Quant au titre il ouvre deux portes qui sont celles de l’album : la comptine avec « petites souris » -on pense à « une souris verte… »- et le comptage appuyé par les rimes plates… François David fait un retour aux sources de la comptine : compter. Il en emprunte les critères essentiels : simplicité, économie des moyens pour stimuler le pouvoir d’évocation du jeune lectorat ou auditoire. Avec Elza Lacotte, il entraîne les enfants à compter les bestioles dans les pages, jusqu’à 10. C’est là un parti des éditions La poule qui pond, rendre accessible à tous et toutes la lecture et faire œuvre didactique par la fiction. Chercher dans l’illustration, écouter ou lire, et le texte se donne à entendre, facétieux sur des vers ne dépassant que rarement l’octosyllabe. François David réalise un travail sur la variété du rythme qui est, on le sait, un socle du genre de la comptine. En effet, le rythme est décompte de syllabes, décompte à l’insu de l’enfant, bien sûr, mais qui donne sa cohérence au propos. Cette brièveté des vers accuse le ton primesautier et d’apparence désinvolte que reprennent aussi les dessins et les couleurs d’Elza Lacotte. Evidemment, et en dehors du titre, l’intertextualité est présente, avec le virelangue des « six cent six petites souris ». Ainsi De 1 à 1 milliard. Ouistiti et petites souris introduit à un gai savoir pour parler vite et compter bien ou l’inverse…

Dubost Louis, Bestiolerie potagère, éditions Les Carnets du Dessert de Lune, 2016, 55 p. 12€
Certes, on entend d’ici la critique : ce livre est un ouvrage de poésie, point un documentaire. Et nous y répondons, tout de go : oui, un livre de poésie qui reprend le genre des bestiaires non pour entrer dans l’imaginaire animalier ni dans les fantasmes des monstres, mais un livre pour scruter, avec les mots, les dénominations même des animaux. Car le texte est d’un précis de naturaliste : « une coccinelle : ouvre ses élytres sur le bout de l’index de Laurette qui me chuchote à l’oreille : “elle est coquine, hein Papy ! ” » ; ou encore : « un rouge coquin / -du grec kokkinos, / l’envol de la coccinelle ».
L’auteur, qui fut éditeur au sein de l’association Le dé bleu, est connu dans le milieu de la poésie. Il ne cesse, d’autre part, de convoquer un intertexte de poètes tout en s’en libérant avec des convocations de philosophes, Aristote, surtout. En outre, Louis Dubost travaille sur son activité potagère avec une minutie de jardinier et d’entomologiste dont le langage prolonge l’œuvre. De cela, Bernadette Gervais, qui illustre les pages de ce beau petit volume, en a tiré le choix graphique de planches de bestioles traitées à la manière des naturalistes.

Desnos Robert, La Ménagerie de Tristan et autres poèmes, illustré par Martin Matje, Gallimard jeunesse, enfance en poésie, 2014, 28 p. 5€
Il est heureux que Desnos, qui s’est spécifiquement intéressé à la poésie destinée à la jeunesse, conserve une actualité éditoriale. Les illustrations de Matje rehaussent le texte par la bizarrerie propre à la tradition de l’art incohérent qui plaît tant au jeune lectorat. Les poèmes empruntent pour moitié à la veine animalière et pour moitié au thème des végétaux.

Apollinaire Guillaume, Petit Bestiaire, illustré par Béatrice Alemaga, Gallimard jeunesse, enfance en poésie, 2014, 28 p. 5€
Le bestiaire d’Apollinaire est un régal de lecture à tous les âges y compris aux plus jeunes. Les textes sont mis en valeur par une œuvre illustratrice qui ose l’interprétation, ce que l’on ne peut qu’apprécier, entre clin d’œil au cubisme et au naïvisme, entre appel à Miro et à Klee.
Prévert Jacques, Chanson des escargots qui vont à l’enterrement… et autres poèmes, illustré par Jacqueline Duhême, Gallimard jeunesse, enfance en poésie, 2014, 28 p. 5€
C’est une Duhême hautement inspirée par la vigueur du langage poétique de Prévert qui déploie son art, ici. Les textes ont du punch, ils se rapprochent de la chanson, traversés d’humour et ne tombant jamais dans une vision mièvre de la vie.

Philippe Geneste

12/02/2017

Dans les profondeurs de l’in-conformité

Maricourt Thierry, L’Homme sous le réverbère, éditions les soleils bleus, 2016, 130 p. 14€
« Il était là depuis si longtemps qu’il avait fini par ressembler aux autres habitants des lieux. A l’image, plus exactement, que l’on se faisait en général des autres habitants des lieux. Il ne ressemblait plus à lui-même. Mais cela il ne le savait pas car il n’avait jamais bien su qui il était ». Ainsi commence ce roman, d’un homme saisi par la vie, qui suit sa vie sans vraiment la prendre en main, qui en est le jouet parce qu’il est pétri par ce qui se dit de lui, parce que son apparence maghrébine l’enferme dans une image pour les autres. Il, car il n’a pas de nom, il n’est personne, -serait-il donc tout le monde ?-, il passe sa vie enserré dans les stéréotypes des jugements sociaux. Il puise pourtant dans ses expériences, non pas du bonheur mais de la quiétude. Il la trouve en prison comme lors de l’échappée belle à la campagne ; il l’éprouve à l’ombre des murs comme au plein soleil, sauf que le plein soleil fait naître une idée, celle de la liberté qui l’enivre. Mais le temps effacera, de l’espace de sa vie qui lui en octroie l’expérience, cette ivresse fugace.
Il en est ainsi. C’est comme cela. On ne se refait pas même si on change… Le personnage est transparent.
C’est un Bartleby de notre temps en France. Comme le héros d’Herman Melville, c’est un contre-héros. Mais, à l’inverse de Bartleby (je préfèrerais n’en rien faire répète celui-ci), il ne parle pas. Il n’est qu’un regard, un réceptacle des paroles des autres, des jugements des autres, des condamnations prononcées par les autres. Le personnage est emporté par la vie et, pour le romancier, il est le miroir promené pour y faire réfléchir le monde qui est le nôtre, raciste, discriminatoire, oppressif envers les pauvres, violent.
En revanche, comme Bartleby, il « a gagné le droit de survivre, c’est-à-dire de se tenir immobile », « être en tant qu’être, et rien de plus » (1). Il ne s’engagera pas dans tous ces actes qu’on aimerait lui voir accomplir. S’il s’enfuit de la prison, c’est parce qu’il est transparent, parce qu’il est confondu avec le décor, parce qu’on ne fait pas attention à lui en tant qu’être humain. Il se fait la belle par inadvertance, en quelque sorte, pointant le dérisoire de la société sécuritaire.
Il n’est pas un révolté, il ne refuse rien, il n’accepte rien, il fait des choses, en souriant, accueillant ce qui arrive sans y inscrire sa subjectivité. En cela il n’a pas de passé, il n’a pas de futur, il existe au présent. S’il ne parle pas – à quoi bon ? Ses interlocuteurs soit manient tellement mieux la parole qu’il se sent incapable de les convaincre par ses mots à lui ; soit profèrent des paroles d’autorité, des paroles galonnées policières ou morales ; et dans les deux cas, c’est tout un, sa parole est d’emblée disqualifiée –, donc s’il ne parle pas, c’est parce que sa voix vient de trop loin, des bas fonds de la société, pour pouvoir atteindre un soupirail d’écoute, une écoutille du vaisseau social.
Alors le personnage se tait. C’est une différence d’avec Bartleby qui, lui, se réfugie dans une formule toute faite pour s’abstraire du monde. L’Homme sous le réverbère, c’est l’homme réduit au silence par sa solitude, une solitude qui s’est constituée par l’expérience. Cet homme est seul, ne possède rien, ni domicile, ni papiers, ni de quoi manger, ni de quoi boire. La parole même reste prisonnière de son corps. Le corps social le rejette comme étranger à lui, lui ne se sait pas sous les feux de la rampe et y entre malgré lui, par inadvertance, encore et toujours. Il devient une image de l’être aliéné par les mécanismes sociaux, il révèle cette image comme il est lui-même le produit des stéréotypes politiques. Jusqu’au bout, il ne choisit rien, la vie vient à lui sans crier gare, il se laisse entraîner par elle. Le récit nous montre alors que de l’indifférence des opinions socialement construites sort la stigmatisation de l’étrange, du non convenu, de l’in-conformité.
Philippe Geneste

(1) Gilles Deleuze, « postface, Bartleby et la formule », dans Melville, Herman, Bartleby, Les îles lointaines, Le campanile, traduit de l’anglais par Michèle Causse, postface et bibliographie de Gilles Deleuze, chronologie par Robert Silhol, Paris, GF-Flammarion, 219 p. – p.175

05/02/2017

Quand le chemin des mythes et légendes brille à l’horizon du conte

Ferrante Simona, Sînzienele ou les fées de l'amour. Mythes et légendes de Roumanie, illustrations d’Emil Florin Grama, L’Harmattan, collection la légende des mondes, 2017, 89 p. 12€50
Ce bel ouvrage, orné de magnifiques illustrations, est une contribution à la relecture contemporaine des récits populaires, ici issus de mythes et de légendes de Roumanie. Un prologue situe les sept histoires qui composent l’ouvrage dans l’univers culturel roumain. D’une écriture sensible, elles sont travaillées avec le souci de s’adresser au jeune lectorat, sans ravaler les exigences de style.

Entretien avec l'autrice
Votre livre est clairement un ouvrage d'écriture qui puise dans des récits de tradition orale. Comment l'autrice que vous êtes-vous situez-vous donc vis-à-vis de cette tradition ? Pensez-vous que ces récits de la tradition populaire exigent, aujourd'hui, pour être perpétués, de passer par l'écriture personnelle ? Pensez-vous qu'il s'agisse tout simplement du procédé commun de la littérature en général ?
Simona Ferrante : J’ai toujours été émerveillée par l’univers populaire. Je suis née dans une grande ville roumaine, Timisoara, qui était à l’époque de mon enfance en plein essor industriel. Il n’y avait rien de magique dans les quartiers, à part des bâtiments, des usines et des magasins alimentaires. La magie était ailleurs, dans les villages. Mes collègues d’école qui y habitaient racontaient souvent le déroulement d’une fête de village, les rites d’un mariage, la tradition émouvante qui accompagnait un enterrement. Cela me fascinait. Plus tard, à l’Université, j’ai fait partie d’un groupe de chanteuses de la littérature populaire. L’atmosphère grave, remplie de mélancolie, que les ballades populaires, les « doine », les chants de douleur à la perte d’un être cher, créaient auprès du public, est restée ancrée en moi. Un jour j’ai raconté à une amie française la ballade populaire qui ouvre le livre, « Le Monastère d’Arges ». Elle m’a écouté attentivement et à la fin elle a pleuré. J’ai senti que je devais raconter ces merveilleuses ballades populaires roumaines méconnues en France. Les raconter, non pas les traduire, non pas les réciter.
D'après la notice de la quatrième de couverture, vous vous êtes aussi appuyée sur des retranscriptions versifiées. Pouvez-vous nous en parler ?
Simona Ferrante : Pour certains contes, Le Monastère d’Arges et  Flocon de neige, je me suis basée sur les ballades populaires les plus connues en Roumanie, qui font même partie des sujets pour le Baccalauréat, « Mesterul Manole » (Le maître Manole) et « Miorita » (La brebie). Je les ai racontées en suivant les pas du récit populaire de manière fidèle. Bien sûr en les racontant je les ai réécrites, j’ai créé des narrations qui sont plus explicites que la versification populaire. Pour d’autres contes, La vieille Dochia et Voinicel et le Serpent je pars des textes populaires, ballade et légende, que j’adapte, j’ajuste ou je développe, toujours à ma manière. En occurrence, le conte qui porte le titre du livre, Sînzienele ou les Fées de l’amour est une création à part entière. J’ai introduit des rites qui rythment la vie du village pendant une fête, la fête des Sînziene. Le mot « sinziene » c’est le nom d’une fleur, le gaillet jaune. « Sinzienele » sont aussi des fées imaginaires qui bénissent la nature dans la nuit de 24 juin. C’est aussi un joli prénom féminin roumain. Voici pour exemplifier, un fragment de la ballade populaire « Mesterul Manole » (Le Maître Manole) qui a inspiré mon premier conte, Le Monastère d’Arges :
Neuf maîtres maçons,
Apprentis et briqueteurs !
Savez-vous quel rêve j’ai fait
Depuis que je me suis couché ?
Une voix de là-haut m’a vraiment parlé
Que tout ce que nous construisons le jour,
La nuit s’écroulera,
Sauf si nous jurons
Que dans le mur nous emmurerons
La première épouse,
La première sœur,
Qui se présentera demain  à l’aube,
Pour apporter des mets
Au mari ou à son frère.
Donc si nous voulons
Finir de construire
Le saint monastère
Pour commémoration
Nous devons jurer
Et nous lier par
Le secret de le garder :
Que la première épouse
La première sœur
Qui viendra demain
À l’aube
Nous allons la sacrifier
Dans le mur l’emmurer !
Pourquoi rassembler des textes prenant leur source dans les mythes et d'autres dans les légendes ? Aujourd'hui, où ces histoires sont plus d'ordre patrimoniales que traversant la société dans son appréhension du monde, accepteriez-vous de dire que les mythes et légendes perdurent dans nos sociétés à l'égal de contes voire viennent se fondre dans le genre du conte ?
Simona Ferrante : Le folklore est une source abondante d’où jaillissent des sentiments, des principes de vie, des exemples moraux, des valeurs humaines universelles. D’un côté la littérature s’y inspire, d’un autre côté nous intégrons tout cela dans notre vie de tous les jours. Les mythes, les légendes, les contes ont pouvoir d’exemple, d’éducation et de guérison. Les mythes font partie de notre vie. Le mythe autour duquel se construit le premier conte, Le Monastère d’Arges, qui est le mythe du sacrifice pour la création (pour accomplir une œuvre le créateur doit sacrifier quelque chose auquel il tient), c’est un parfait exemple. Dans la vie nous faisons tous des choix. Un choix est un sacrifice. Nous sommes tous, à une autre échelle, des « Maîtres Manole » et les rêves que nous sacrifions pour en accomplir d’autres sont notre « Ana »  à nous. 

Entretien réalisé par Annie Mas & Philippe Geneste les2/5 février 2017