Anachroniques

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20/10/2024

La poésie pour saisir l’ailleurs de soi et s’y comprendre

BERGÈSE, Paul, La Maison, le jardin et le rêve, illustrations Solange GUÉGEAIS, éditions Voix Tissées, 2022, 54 p. 15€ ; BERGÈSE, Paul, Dans la clarté vive, illustrations Solange GUÉGEAIS, éditions Voix Tissées, 2024, 60 p. 15€

Chroniquer ensemble ces deux recueils s’impose non pas parce qu’ils sont du même écrivain mais parce qu’ils portent une même problématique que l’heureux recours à la même illustratrice pour les interpréter vient renforcer.

Le titre La Maison, le jardin et le rêve pose deux lieux en accueil du rêve. Par homothétie ces deux espaces miroitent le livre où sont recueillis les poèmes. Le poète a besoin de poser l’espace. La préposition, qui ouvre le titre du second recueil, Dans la clarté vive, inclut la poésie dans une intériorité, celle de « la clarté vive ».

Mais revenons au premier recueil. Les deux motifs qui s’imposent sont les oiseaux et le vent ou sa variante, l’air. Les illustrations y ajoutent des motifs de l’ordre de l’esprit (des cœurs en médaillons par exemple) épousant des sensorialités diverses. Les oiseaux semblent comme le produit du vent et de l’air. Et si le recueil convoque une riche collection de végétaux, c’est pour leur position en suspension entre ciel et terre qui les soumet au vent, au soleil et à la froidure. Sur le bord des peintures rougeoyantes, attiré par le jaune chaleureux, le rythme des vers pairs (largement majoritaires dans cet univers d’harmonie recherchée) propulse la pensée du lecteur ou de la lectrice vers un bonheur onirique : la maison qui s’ouvre, la maison qui chante, n’est-ce pas la poésie comme bâtisse de mots juchée aux quatre vents des rimes ?

Cette poésie est cosmique, poésie de la nature et qui la chante. La poésie en chantant le monde, la faune des airs, la flore des couleurs, n’imite pas, mais porte la nécessité que s’ouvre l’imaginaire pour saisir l’ailleurs sans lequel la personne resterait close sur elle-même. L’image se porte aux vers, les vers se portent à l’image et dans cet aller-retour incessamment joué par la lecture, la vérité d’être au monde de l’enfant trouve un dire homothétique à l’expérience de sa vie.

L’enchaînement des poèmes organise les qualités sensitives en correspondances : clair et ombre, eau et feu, terre et eau, chaud et froid, air et sol, le fluide et l’inerte… La peinture, le graphisme et les assemblages de Solange Guégeais rendent visibles cette diversité des relations des sens qui gouvernent les poèmes. Le retour constant des hexamètres (vers privilégié dans La Maison, le jardin et le rêve) et la préférence donnée dans le même recueil aux vers pairs (presque toujours encadrants), le jeu des rimes soit intérieures soit extérieures, les assonances, les consonances, les échos sonores dans les poèmes mais aussi entre les poèmes, et ce dans les deux recueils, traversent l’univers imagé. Le bouquet de couleurs suggère en retour une unité transparente qui invite le jeune lectorat à entrer dans l’espace des tableaux où les choses, la faune, la flore, les silhouettes, perdent le motif premier de leur aspect (oiseaux et fleurs en majorité) sous une lumière prégnante et sans foyer localisé.

La poésie de Paul Bergèse n’introduit pas un ordre factice mais tient à distance la destruction, la détérioration, la putréfaction, l’étiolement. Cette poésie soulève le renouveau d’un grand chant de la nature et de la vie. Chaque poème traque la dissonance, qui, surprise au détour d’une composition, est reversée dans le flux du vivant et de la Terre qui en répond. Cette poésie est une poésie de couleur et non de contraste, du réciproque et non de l’opposition, de la variation et non de la coupure, du flux et non des stases, de la répercussion et non de l’antithèse. Les multiples symétries forment le cadre d’harmonie de ce choix et Dans la clarté vive en est l’aboutissement éclatant. Ce recueil est complémentaire du premier. Il radicalise la symétrie. L’ensemble du recueil est isométrique, composé exclusivement de pentasyllabes réunis en quatrains. Le rythme des vers est invariable en 3/2. Savamment suggestif, ce rythme introduit à la perception du sensible par l’harmonie poétique, l’isométrie faisant flirter chanson et poème. Les deux dernières syllabes du rythme tombent presque toujours sur un mot substantif ou adjectif ce qui substantialise les vers et

« ravive la source

des harmonies douces »

Il y a chez Paul Bergèse, (faut-il dire dans la poésie destinée aux enfants ?) une confiance mise dans le langage pour exorciser l’âpreté du monde et les menées destructrices des hommes. Éveillé par les assonances, rimes et rythmes, courant sur les toiles chamarrées de couleurs, l’esprit enfantin rencontre la licence d’une libre innocence.

Lire la poésie c’est faire l’expérience que vivre par l’innocence n’est pas vivre en mensonge, bien que l’harmonie y soit saisie comme une utopie. Lire la poésie, c’est trouver les sens qui unissent au monde de l’inerte et du vivant. La poésie enfantine a peut-être cette visée enfouie au creux de ses vers : la constance de la prise de la vie en sa nature vaut mieux que l’inconstance des emprises consuméristes tenant lieu commun de vie. À l’unisson, les créations picturales – le terme d’illustration serait réducteur – invitent à percevoir l’unité du monde matériel qui semble plonger jusque dans la profondeur suggérée des tableaux. Ceux-ci renferment tout de même comme une réticence au continu de la substance dont pourtant ils sont faits et qu’ils chantent.

Paul Bergèse et Solange Guégeais, car on ne saurait évoquer l’une sans l’autre, font écho par leur travail créatif à cette remarque de Jacques Charpenteau : « Il faut (…) investir ce redoutable lieu commun de la bonne conscience collective en quête nostalgique de l’innocence perdue, dans un monde où chacun se sent un peu coupable, où chacun, surtout rend les autres responsables de son destin – de ce qu’il n’est pas devenu et qu’il avait rêvé d’être : qu’avez-vous fait de l’enfant que je fus ? » (1)

Philippe Geneste

(1) Charpenteau, Jacques, Enfance et poésie, Paris, les éditions ouvrières, 1977, 200 p.– p.9.

 

13/10/2024

« C’est si difficile d’être humain » ?

HARRINGTON C.C., Mary et le langage secret de la forêt, traduction française de RITSMANN Charlotte, éditions Milan, 2024, 313 pages, 14€90.

C’est l’hiver à Londres en cette année 1963. La jeune Mary n’a pas tout à fait 12 ans, et pourtant de nombreuses expériences d’humiliations, d’exclusions s’accrochent à elle, étouffant son esprit. La société de ce temps n’est pas tendre envers les personnes, enfants ou adultes, qui ne correspondent pas à la norme. Mary, elle, a « les mots imprimés comme autant d’hameçons dans la bouche », hameçons qui brisent sa voix, empêchant d’exprimer toute pensée, déchirant ses mots en lambeaux éclatés : Mary est une enfant qui bégaye.

Ce jour-là, dans sa nouvelle école en sa salle de classe, alors qu’une enseignante l’empresse de parler, la fillette ne trouve qu’une seule issue pour échapper à l’humiliation : enfoncer très profondément dans « la paume douce de sa main » la pointe d’un crayon bien aiguisée. Cet acte provoque dégoût et scandale et l’infirmière scolaire qui la soigne sans douceur menace de l’envoyer dans une institution où, comme Mary le sait, les enfants dits handicapés subissent des maltraitances. C’est alors qu’Evelyn, la mère de Mary, par amour pour elle, ose braver la sévérité du père et fait une proposition risquée : qu’afin de guérir de son bégaiement, l’enfant parte chez Fred, son grand-père, qui habite bien loin de Londres, en Cornouailles.

Dans le même temps, à Londres, une petite panthère des neiges est prisonnière avec sa sœur au parc d’attraction du Royaume des animaux. Son nom est Tornade, c’est un jeune mâle. Des humains l’achètent pour l’offrir en cadeau d’anniversaire à une bourgeoise. Mais Tornade n’est ni un jouet, ni une peluche. Pour avoir saccagé le bel appartement de sa maîtresse, il est conduit bien loin de Londres, en Cornouailles. C’est là qu’il va rencontrer Mary.

Entourée de l’attention tendre de son grand-père, Mary a mis un baume sur les brisures de ses mots. Auprès de lui, si différent des censeurs, elle se sent comprise et écoutée. Elle est libre aussi, comme pour ce jour de grande neige où parcourant la forêt millénaire qui jouxte leur maison, elle s’arrête tout près d’un arbre majestueux, un chêne, impressionnant et beau par plein d’années vécues ; beau et plein de sagesse aussi, lorsque l’entourant de ses bras, elle l’entend murmurer « Sois douce avec toi-même, c’est difficile d’être humain ». Souffle vibrant de la nature, ces paroles bouleversent Mary comme le feraient des envolées de joie. Ainsi sont effacées les angoisses, les mutilations physiques et mentales, la honte et le dénigrement de soi. Mary désormais, écoutera le vieux chêne. Par son courage, elle va sauver Tornade et laisser s’échapper d’elle les mots pour le défendre, des mots exprimés à sa façon, à son rythme. Et si pour elle et son grand-père, il « est difficile d’être humain » face aux murs de haine érigés par des hommes, tous deux sont, dans les pages du roman, les témoins d’une humanité vraie même si fragile, telle qu’elle nous est chère.

À cette histoire si émouvante et tendrement écrite, l’autrice offre des explications sur les travaux de reforestation dans le monde, les efforts de préservations des animaux sauvages et de nouvelles connaissances concernant le bégaiement – autant de connaissances et d’explications qui ajoutent à l’intérêt du livre, sans nuire aucunement à la sensibilité et à la beauté du roman qui s’adresse préférentiellement aux préadolescents et préadolescentes.

Mas Annie

 

DUPUY Valérie, Qui veut jouer dehors ?, illustrations Virginie BLONDEAU, tutos dessinés ZAD, Utopique 2024, 20 p. 16€

Les tutos désignent ici des dessins de gestes de la langue des signes pour signifier un mot. Le livre est une fable animalière tendre, celle d’un hérisson qui ne trouve personne pour jouer avec lui. C’est l’occasion pour l’album de passer en revue les différents éléments, les temps (beau, mauvais, chaud, froid), de convoquer des animaux afférents aux saisons évoquées.

Des dessins émanent une dimension d’empathie que cultive Virginie Blondeau avec des aquarelles ou des effets d’aquarelles. L’illustration, colorée avec discrétion et douceur, renforce cette dimension qui couvre l’ensemble de l’univers diégétique de l’ouvrage. Celui-ci, au format italien, aux pages fortement cartonnées et aux coins arrondis, se prête à la manipulation par le petit enfant. Le livre sera évidemment lu avantageusement avec les enfants sourds apprenant la langue des signes et les tutos de Zad aideront les parents dans l’accompagnement de cette fonction du livre. Ils serviront aussi à ouvrir les enfants entendants à la question de la surdité et à découvrir cette belle langue des signes française (LSF).

Philippe Geneste

NB : Pour découvrir la LSF, lire le supplément détachable du système de notation des signes de la LSF dont Philippe Séro-Guillaume a augmenté la troisième édition de son livre Langue des signes, surdité et accès au langage, Chambéry, CNFEDS – Université Savoie Mont Blanc, 20220, 302 p. + X p. Ce système est une « analyse componentielle (les paramètres physiologiques qui permettent la réalisation des signes manuels) assortie d’une transcription qui utilise les caractères alphabétiques et de ce fait permet l’utilisation de tous les médias modernes sans adaptation particulière ».

 

25/08/2024

Fêlures d’enfances

Parole de voyou

PANDAZOPOULOS Isabelle, L’honneur de Zakarya, éditions Gallimard, collection Scripto 2022, 259 p., 13,50 €.

Sur la première page de couverture de ce roman, le visage troublant d’un adolescent sort de l’ombre, laissant deviner seulement la moitié de son visage, de son regard, de son sourire. C’est que Zakarya dont l’histoire est ici narrée, se ressent comme « la moitié d’un ». La partie sombre, cachée, de son être est façonnée par l’empreinte de son père-patron, juste un géniteur et aussi son bourreau, prodigue de violence et de coups qu’il lui assénait dès son plus jeune âge, lors de rares apparitions, faisant de lui, Zakarya, un enfant battu, un enfant bâtard. C’est que lors de ces entrevues, cet homme voulait être seul avec Yasmina qu’il employait dans son entreprise, Yasmina, la mère du petit.

Racontée avec de nombreux détours dans le temps, celui de l’enfance, de l’adolescence, de son passé proche et de retours vers son présent, avec ces échappées du temps où se mêlent l’empreinte des lieux, l’histoire de Zakarya se façonne, se précise. Ainsi enveloppée par la tendresse de Yasmina, apparait son enfance dans un petit village du Morvan, qui, malgré les coups et l’exclusion paternels, va rester dans son souvenir un endroit propice au rêve. Apparaît aussi le temps de la Villa Curial dans le dix-neuvième arrondissement de Paris où avec Yasmina ils se sont installés lors de son adolescence, un temps et un lieu d’exclusion et d’exil jusqu’à son entrée dans un club de boxe dont il va devenir un membre apprécié et prometteur. Vient aussi le temps de son présent mutilé, la prison et son procès – car il est bien question de procès dans le roman qu’encadrent trois parties intitulées : « juger », « prouver », « condamner »… Zakarya sera jugé en effet, et condamné sans que rien ne soit prouvé sur son implication dans le meurtre de Paco Moreno, un camarade du club de boxe, il sera jugé seulement sur des présomptions et sur le silence insolent qui répond au racisme, aux préjugés des témoignages et des juges.

L’autrice, selon ses mots, vient défendre « ceux qui cherchent leur place (…) quand elle ne leur est donnée ni par leur histoire de famille, ni par la société si prompte à rejeter ceux qui vacillent. ». Sont dénoncés le machisme, le racisme, l’état inhumain des prisons tout comme l’idéologie de la compétition, le poids des traditions et de la religion. Sont convoqués, dans cette filiation, de beaux portraits de femmes : Yasmina, femme qui a payé chèrement sa liberté, Léonie, l’avocate avec sa figure et ses défenses magistrales, Zoé et ses fêlures, Aïssatou sous l’emprise des traditions…

Mais pourquoi Zakaria reste-t-il silencieux alors qu’il lui serait si simple de contrer les témoignages qui le condamnent ?

C’est que, bien plus qu’un roman noir, et bien plus qu’un roman social si magistralement écrit, L’honneur de Zakarya laisse entendre la voix de certains jeunes gens que l’on dit « moins que rien », que l’on dit « moitié d’un », eux qui, pour un souffle, pour une promesse, ont donné leur parole de voyou, leur parole d’honneur.

Annie Mas

NB : sur Isabelle Pandazopoulos, lire les blogs des 5/06/2016, 16/10/2016, 27/10/2018, 17/10/2021, 12/06/2022, 14/11/2022, 17/03/2024.

 

Face au vertige des colères

TOUSSAINT Emmanuelle, Qui s’occupe de Martha ?, Illustrations CECILE, Utopique, 2024, 40 p. 18€

L’enfance maltraitée, l’enfance attristée par des conditions de vie en famille où s’immisce la violence, l’enfance où pouvoir pleurer se fait en cachette, l’enfance en proie à la colère, au vertige des déséquilibres en tout genre, voilà le sujet de l’album soumis par les éditions Utopique au lectorat aujourd’hui. Il est écrit par une professionnelle qui connaît bien les foyers de l’enfance, les foyers d’accueil, et le circuit des familles d’accueil. Son interprétation esthétique est confiée à une dessinatrice peintre qui s’est plongée dans l’enfance privilégient des couleurs tendres, multiples, riches, jamais agressives, liée aux ambiances suscitées par le texte au fil de l’histoire de la petite martre, au nom limpide, Martha, dont les parents se déchirent à la maison… Martha va être prise en charge par des adultes, séparée de sa famille pour pouvoir se développer cognitivement, affectivement, sans les dommages des situations dont l’excluent les problèmes parentaux mais qui pèsent sur sa scolarité, sa vie émotionnelle et sentimentale.

Ce bel album, efficace par rapport à son objectif, est réussi en ce qu’il n’est pas un documentaire masqué en fiction mais propose un récit à motif d’enfance maltraitée. Reste à savoir pourquoi l’autrice a privilégié le récit animalier à l’histoire d’une fillette humaine ? Il est probable que ce choix tient à la volonté de mettre une distance entre le récit et l’enfant lecteur afin de faciliter à ce dernier la prise de parole sur le propos de l’album.

Philippe Geneste

NB : Sur le sujet de l’enfance maltraitée, et la vie en foyer d’accueil, lire aussi le blog du 18 février 2024

 

14/07/2024

De la bande dessinée de reportage au livre pratique pour enfant

BETAUCOURT Xavier, Les Âmes fendues, dessin LOYER Jean-Luc, couleur LAVAUD Thomas, Steinkis, 2024, 128 p. 22€

Le normal et l’anormal sont des notions propres au vivant et dénuées de sens par exemple en physico-chimie. Les Âmes fendues ne commente pas cette distinction, l’album donne à entendre, lire, voir des comportements, des univers psychiques, des actes et la manière dont l’institution psychiatrique y a répondu et surtout y répond et peut y répondre.

Il y a deux manières de lire cette bande dessinée. D’une part le lectorat suit le reportage des deux auteurs, Loyer et Bétaucourt, mettant en scène leur enquête sur l’hôpital psychiatrique Camille Claudel d’Angoulême. La bande dessinée est alors une suite de situations qui sont autant d’évocations de vies brisées, fendues, cassées par la maladie mentale, la dépression, la schizophrénie, surtout la schizophrénie. Les Âmes fendues chronique donc l’ordinaire de la vie asilaire et ses évolutions. En effet, s’il se penche sur les patientes et patients, l’album donne aussi la parole aux travailleurs et travailleuses de la santé. On suit ainsi l’évolution du lieu en lien avec l’évolution de la représentation de la folie. C’est une première lecture.

La seconde tient à la volonté des reporters de promouvoir une psychothérapie comportementale et cognitive et de présenter le programme psycho-éducatif nommé Profamille. Ce programme est basé sur des techniques motivationnelles autant que cognitives et comportementales. Il est mis en lien avec l’externalisation des soins de plus en plus préconisée par l’institution psychiatrique. L’album détaille ainsi la notion de Pair aidant.

Les deux lectures se rejoignent sur une finalité commune : combattre le sentiment de culpabilité qui s’empare des familles de schizophrènes, culpabilité qui se fait obstacle supplémentaire à l’accompagnement des malades.

Les deux lectures se rejoignent aussi sur l’énoncé de l’état des lieux de la psychiatrie en France : un délaissement politico-institutionnel qui se traduit par le manque de personnel à tous les niveaux de la hiérarchie médicale. Il manque de psychiatres ; des services sont externalisés soit vers les familles d’accueil, des maisons d’accueil spécialisées pour les jeunes vers… l’école au nom de l’inclusion scolaire ; le réseau des institutions travaillant en lien avec le Centre Hospitalier Camille Claudel, soit subissent des politiques budgétaires restrictives qui les empêchent de prendre en charge les patients, c’est le cas des centres médico-psychologiques, soit sont fermées par les pouvoirs publics, ce que les enquêteurs n’ont pas pris en compte. L’album montre donc bien que les saignées budgétaires contre l’hôpital psychiatrique public est la cause première de la mauvaise prise en charge des personnes en situation de souffrance mentale.

Le reportage comme genre est significatif de cette recherche de vérité et de réel qui, sourdement, travaille notre société et que l’on retrouve aussi bien en littérature que dans des secteurs de l’art graphique et de la peinture. Les Âmes fendues apportent une contribution notoire aux débats actuels sur la crise de la santé en France, et démontre, grâce à la multitude des observations réalisées durant l’enquête, combien délétères sont les politiques de la santé qui ne mettent pas au centre de leurs décisions le lien humain. Quand on voit la décision de l’Agence Régionale de santé du Grand-Est demander, lors du passage de la flamme olympique dans la région, d’enfermer les patients des institutions psychiatriques pour qu’il n’y ait pas de risque de trouble à l’ordre public on mesure combien cette bande dessinée puise son intérêt au cœur de l’actualité.

 

BROYART, Benoît, Ma Sœur à l’hôpital, illustrations de Léonie KOELSCH, avec l’éclairage du psychologue Baptiste FICHE, Hygée éditions, 2024, 32 p. 14€90

Cet album, qui paraîtra dans deux mois, est en propre un livre pratique en ce qu’il se donne comme accompagnement de l’enfant dans une situation réelle, celle signifiée par le titre. On peut bien sûr raconter l’histoire en dehors d’une telle situation, mais l’album y perdrait son véritable intérêt car il est conçu directement en fonction de celle-ci. De plus, s’il s’adresse aux enfants lecteurs le complément du psychologue Baptiste Fiche s’adresse lui aux enfants à partir de dix ans. L’album propose donc deux âges de lecture : soit des enfants de 4 ou 5 ans à qui on lit l’histoire, mais alors le complément du psychologue est réservé aux parents qui peuvent s’en inspirer pour parler avec leur enfant ; soit l’album est offert aux enfants de 10 à 13 ans qui peuvent maîtriser en lecture l’ensemble de l’ouvrage.

L’intérêt de l’ouvrage est de partir de situations précises et observées puis de les mettre en scène à l’adresse du jeune lectorat. Celui-ci y découvre le milieu hospitalier, y trouve des mots à mettre sur l’angoisse générée par le départ d’un proche à l’hôpital. Il y explore aussi l’univers de la maladie, de la médecine hospitalière, et de la place que les enfants y occupent.

Comme le précise le communiqué de presse, « plus d’un million d’enfants sont opérés chaque année en France » et c’est à leur entourage que s’adresse l’album qui ne masque pas sa visée fonctionnelle. Ajoutons que si l’album s’adresse aux enfants et aux parents, il s’adresse aussi aux enseignants de cycle 2, mais il pourrait s’adresser aussi bien aux enfants de cycle 3 comme d’ailleurs aux enseignants détachés dans les hôpitaux auprès des enfants en hospitalisation de moyenne ou longue durée.

Philippe Geneste

14/04/2024

Un visage pour deux. Sentiment du soi, confiance de l’Autre

HALARD Anaïs, CLAVIER Amélie, Ambroise et Louna, Jungle-Ramdam, 2024, 104 p. 19€95

La scénariste Anaïs Halard et la dessinatrice Amélie Clavier signent là un magnifique album d’une grande originalité de conception, intelligemment composé, subtilement peint et dessiné. Basé sur un récit rétrospectif, alternant encadrés narratifs à la troisième personne et extraits de correspondances, l’intrigue générale est d’une fluidité prenante tandis que les dialogues projettent le lectorat au cœur des sentiments et des points de vue des personnages. Les ambiances colorées de la peinture travaillée à l’aquarelle et à la gouache emportent dans un univers bohémien, croisement d’Asie, d’Inde et d’Espagne.

L’absence d’industrie, de voitures, les costumes renvoient à l’époque du dix-neuvième siècle, et l’histoire s’ancre dans le romantisme pour scruter les sentiments où se définissent des âmes. Le sujet est scandaleux, à bien des égards, et pourtant profondément émotif. En empruntant, au dix-neuvième siècle littéraire son thème du double, Ambroise et Louna interroge – instituant une expérience des limites – le poncif selon lequel la personnalité se forge sur le modèle de l’autre. La situation de fiction créée par la scénariste et la dessinatrice déjoue ce poncif et relance la question : de quoi est faite la personnalité ? Se constitue-t-elle des images en miroirs qui renvoient les unes aux autres, mais alors comment ne pas se perdre dans la mise en abyme ainsi en action ? Ou bien encore, est-ce la confiance mise en soi par l’autre qui permet au sentiment du soi de se construire ?

Poussant à l’extrême la situation, l’album joue de l’identité des visages et de l’identification par une enfant de celui de sa mère dans sa non-mère. Cette extrémité introduit alors la question du père d’une enfant à la mère substitutive… Est-il le père alors qu’il n’est plus l’amant puisque l’amante s’en est allée au pays des morts ? Quelle volonté résisterait à ce simulacre ? L’identité ne serait-elle qu’un simulacre mais alors mentirait-on à l’enfant qui lui vous croit ?

Si une image est l’objet d’amour de trois personnes, peut-on parler d’une même image et de la même personne dont elle est le double, qu’elle duplique ? Une telle situation ne se complique-t-elle pas de mésententes nécessairement aux aguets ? Et le culte de l’image de l’être cher peut-il supporter les confluences ?

L’autre aspect du double, on le sait, est la duplication d’un personnage de la même famille (1) et dont le ressort est le leurre. En quoi le dupliquant, par le rôle qu’il lui est imposé de jouer, est-il transformé par le dupliqué (dans Ambroise et Louna, par la dupliquée) ? Et que se passera-t-il si le rôle joué, si le leurre en action, si le visage identifié, si l’amour investi, se mettent à exister plus intensément que l’acteur ou l’actrice, le leurré ou la leurrée, l’identificatrice ou l’identificateur, l’amoureux ou la femme aimante ? Se retrouvera-t-on encore dans une expérience communicable ? L’intime imaginaire emportera-t-il une intimité réelle subvertie, submergée ? Serait-ce cela la personnalité ?

Mais Ambroise et Louna va plus loin encore, déstabilisant les lectrices et lecteurs, mais aussi démultipliant les sentes des interprétations. Si le double devient doublure, porte-t-il à l’annulation de la personnalité de celle-ci ? À l’inverse la doublure serait-elle démultiplicatrice de la personne qui la porte autant que celle qu’elle signifie ? Pourquoi l’amour se noie-t-il dans la doublure ? Si, par la présence vivante de la doublure, la spéculation du personnage doublé lui fait perdre son passé, comment n’entraînerait-elle pas la non-ouverture de l’avenir ?

Ambroise et Louna, organise le passage en continu du positif à une négativité : le double et non la personne, l’image du personnage et non le personnage réel, la doublure et non la personnalité, l’identique et non l’identité. Dans ces incessantes réflexions l’histoire se mue en un prisme qui décompose chaque être impliqué : en effet, chacun, chacune se définissant par ses relations à l’autre et aux autres, spéculation et réflexion font perdre pied, imprimant, chez les lectrices et les lecteurs, l’émotion intense provoquée par l’art narratif et dessiné des autrices.

Philippe Geneste

(1) Voir Goimard, Jacques, Stragliati, Roland, « Préface », La Grande Anthologie du fantastique. Histoires de doubles, Paris, Pocket, 1977, pp.7-31.

 


31/03/2024

Dans le monde de l’enfance, se font des histoires

JEAN Didier & ZAD, Chacun mon tour, Utopique, 2024, 28 p. 11€

Didier Jean & Zad savent saisir le réel enfantin, ici celui d’une école maternelle. Le dessin est réaliste, La plupart de la narration est tenue, principalement, en un discours intérieur qui adhère à la pensée enfantine de cet âge. Désormais, l’album est mis en place et le jeune lectorat lancé avec la voix en racontage de l’adulte qui lit.

Comme on ne parle pas pour parler mais bien pour dire quelque chose, Didier Jean & Zad approfondissent la situation, la mettent à l’épreuve de quelques réalités potentielles qu’elle pourrait engendrer. L’album met alors l’enfant lecteur dans l’obligation d’apporter un jugement – au sens de juger de la valeur des aces de l’héroïne. Alors l’enfant, si peu que l’adulte qui lui lit l’histoire entre en dialogue, va pouvoir scruter la problématique de soi et de l’autre, de l’égoïsme et du partage, de l’intérêt individuel et de l’intérêt collectif qui le subsume.

La commission lisez jeunesse du blog a beaucoup discuté, y compris les enfants lecteurs de 8/9 ans avec les petits non lecteurs. Chacun mon tour en se feuilletant fait le tour de la question : comment le « mon » du titre pourra-t-il se transformer en « son » que l’on attend, sans que la personne singulière soit spoliée mais qu’au contraire elle soit reconnue parce qu’elle reconnaîtrait le désir de ses camarades ?

Réalisme des situations, souci constant de la pensée enfantine tant au niveau du langage que du raisonnement moral, clarté des dessins, douceur des couleurs, Chacun mon tour est un album qui sollicite l’enfant, qui se fait action de pensée pour l’enfant.

 

ANGELI May, Le Poisson Caméléon, éditions Les éléphants, 2024, 32 p. 14€50

L’album repose sur une composition très étudiée. Deux récits se superposent. Le premier est celui d’un endormissement de la petite fille Sequoia, chez ses grands-parents. C’est l’appel d’une histoire que va raconter le grand-père à sa petite-fille. La durée de l’album correspond donc à la durée de sa lecture. Ce mimétisme réalisant (plutôt que réaliste) captive l’attention de l’enfant à qui un parent va lire Le Poisson Caméléon. Le second récit est l’histoire que raconte le grand-père, une histoire plus étendue dans le temps, l’histoire miraculeuse d’une pêche désastreuse.

Pourquoi cette histoire ? Parce que le lendemain, Sequoia et ses grands-parents doivent, avec la barque, aller à la pêche en mer. L’album est illuminé par le soleil de Tunisie. Le travail du bois par May Angeli, et le passage des couleurs livrent une dimension onirique aux illustrations, avec la multiplication des traces laissées par la gravure sur bois. Dans une vidéo consacrée à son travail, May Angeli loue « l’économie de couleur » que permet la gravure. Il faut ajouter que cette économie sert une intensité de la projection du jeune lectorat dans les planches. À part quatre d’entre elles, les illustrations gravées occupent chacune une double page. Le lectorat ne quitte donc pas l’univers de la fiction qui l’embrasse dans le merveilleux de ce conte où un poisson d’or se transforme en poisson bleu du ciel. Un « poisson caméléon » dit la petite fille, préfigurant le travail de tout conte qui est de transformer la matière : le bois en gravure, le poisson en personnage, la situation du lendemain en situation légendaire de tous les temps… Ajoutez à cela la présence anthropomorphique de cormorans de noir et or vêtus et vous saurez que l’enfant à qui vous raconterez cet album vous en redemandera la lecture à moins que, déjà lecteur ou lectrice, il ne s’empare du livre pour se délecter de la cohérence du texte et de l’image. Un chef-d’œuvre.

 

VAÏSSE Violette, Léon dit non, L’Agrume, 2024, 40 p. 14€

Violette Vaïsse a déjà écrit deux volumes de ce qui devient une série destinée aux enfants dès 4 ans et jusqu’à 7 ans, chez L’Agrume. Le dessin est gai, les couleurs avec leurs aplats sont douces et variées. Le personnage, Léon, un renardeau métaphore d’un enfant humain, est espiègle, drôle. Violette Vaïsse choisit, avec intelligence, de faire entendre en off la voix des parents qui demandent, enjoignent, proposent. Ils se heurtent au refus de Léon, qui dit non. Justement ça rime… Ce centrage mène le lectorat à suivre le renardeau et donc à observer ses mimiques, ses attitudes, autant que ce qu’il dit et répond. C’est que le langage s’enracine dans le corps.

Par l’avalanche de ses négations, Léon affirme la primauté de son monde imaginaire, le monde qu’il organise pour s’amuser, sur le monde réel dont le langage des parents serait le signe sinon le signal lorsqu’il s’agit d’ordre. Cette remarque amène à proposer aux lecteurs et pourquoi pas à l’éditeur, de recommander ce livre à lire par les adultes aux enfants de de deux à trois ans. C’est que Léon ne ment pas, il est dans ce qu’il fait, au présent, c’est bien son réel. Il ne feinte pas, il affirme l’existence de ces situations imaginées dans lesquelles il évolue.

À cette époque, l’enfant fait l’expérience de frustrations (les parents aussi, d’ailleurs), puisque bien des injonctions, des demandes, des propositions des adultes sont là pour encadrer les libres volontés enfantines (1). À cette époque, les adultes s’investissent dans une fonction de protection de l’enfant vis-à-vis de ses désirs au lieu d’en être les agents d’exécution. On le voit, lire un tel ouvrage à des enfants de deux à trois ans aurait une grande fonctionnalité pour l’adulte lecteur et pour l’enfant regardeur-écouteur.

Léon dit non pourrait donc être vu et lu comme un objet permettant à l’enfant et à l’adulte d’échanger sur ces situations où, bien souvent, et contrairement à ce qui se passe dans l’album, la volonté de l’enfant est déçue ou « vaincue » dirait Spitz.

Philippe Geneste

(1) Nous employons le terme de volonté même s’il est sujet à caution. Voir Spitz, René A., Le Non et le oui. La genèse de la communication humaine, traduit par Anne-Marie Rocheblave-Spenlé, Paris, PUF, 1976, 132 p.

 

24/03/2024

Du corps, de la robinsonnade, de la fable

LEE Soyung, Courage petite taupe, éditions des éléphants, 2023, 52 p. 16€

Voici une fable animalière entre un lucane, psychiatre de profession mais aussi fatigué que triste et une taupe besogneuse, dont le rêve est de faire pousser de très grosses carottes. Entre le travailleur libéral réparateur des âmes et l’ouvrière jardinière nourricière, va jouer la magie d’une rencontre. La taupe rêve d’être appréciée par les autres, d’une reconnaissance ; le lucane rêve de liberté : socialisation d’un côté pour se réaliser et individuation d’un autre côté pour aussi se réaliser.

Le lucane arrache la taupe à son travail et les deux comparses décident de vagabonder sans but dans un univers fictif dont les pages de garde proposent la cartographie. Les ingrédients du conte traditionnel sont alors convoqués : une forêt noire où se perdent les héros, le danger d’un prédateur, la fuite, l’affrontement, le voyage au centre de la terre, la remontée au jour de l’héroïne transformée, la découverte du bonheur grâce aux épreuves. À ces caractéristiques qui portent à l’intertextualité dont est friand le genre de l’album, s’ajoute une philosophie de la vie plus singulière propre à Courage petite taupe : il faut emprunter la route inconnue comme savoir vaguer sans destination préétablie pour se découvrir au-delà de ce que l’habitude des pratiques sociales et de la vie quotidienne a bâti de soi une image. Et, pour vraiment goûter à l’aventure il faut savoir suivre un bout de chemin ensemble, à l’encontre des conventions intériorisées. Il faut donc accepter la rencontre comme ouverture à l’inconnu.

 

TASZEK Romain, Les Petits Robinsons, mØtus, 2023, 72 p. 16€50

Voici une bande dessinée pour les enfants de l’âge de l’école primaire et la classe de sixième voire de cinquième. Le propos de l’auteur est ouvertement didactique. L’histoire est très simple : six personnages, trois filles et trois garçons, préadolescents et enfants, sont perdus dans une forêt. Harassés par la marche du jour, ils décident de dresser leur campement. Ensuite, ils exploreront les lieux, s’organiseront pour survivre, tentant de rester le plus longtemps possible entre eux, c’est-à-dire à vivre en communion avec la nature, à vaincre leurs peurs, à surmonter leur éducation qui les pousse à l’individualisme. Tous les conflits naissent de cette confrontation entre les traces du mode de vie quitté et la réalité à construire d’un nouveau mode de vie sans les ressources de la civilisation.

Les dialogues sont soignés et très bien composés. Ils sont proches de la transcription dialogale de séances de dynamique de groupe. On pourrait craindre une certaine sécheresse, mais l’album, fort épais, y gagne en rigueur et devient matière à réflexion. Surtout, les dialogues explicitent les questions cruciales, et même vitales en l’occurrence, de la vie du groupe. Les enfants sont seuls, pas d’adultes, pas d’institutions pour les « mener », les « diriger ». Comment faire ? Bien des notions obsessionnelles de la société contemporaine sont alors remises en question, comme celle de la sécurité, du zéro risque etc. La vie est risque, mais le risque se maîtrise sans ériger un appareil de répression.

L’intertextualité va de soi, bien au-delà de L’Odyssée d’Homère cité. De Defoe à Vernes, des multiples variantes de la thématique de la robinsonnade en littérature destinée à la jeunesse, les accroches intertextuelles peuvent être multiples, surtout si on travaille la bande dessinée en classe.

La coopération est montrée comme une nécessité. L’entraide suit la prise de conscience de l’organisation du groupe comme un bienfait pour chacun et chacune. La fin de l’histoire qui annonce le retour des six personnages chez eux ne manquera pas de susciter débat, comme elle l’a fait au sein de la commission lisezjeunesse. Mais, n’est-ce pas en accord avec le choix des dialogues méthodiquement composés et dont l’ordre épouse la nécessité croissante pour chacun des protagonistes d’agir en fonction du groupe ? Le récit Les Petits Robinsons n’est pas une utopie, il est une tentative de rendre compte d’un réel possible et, pourquoi, de donner envie de faire l’expérience. Le dessin, certes didactique aux couleurs sans violence, impose une quiétude, un équilibre parfaitement posé par la composition classique des planches. La luminosité des pages, la clarté du dessin, la lisibilité maximale du texte dans les phylactères, tout concours à ce même but d’un récit à vocation réflexive pour des enfants de 9 à 12 ans.

 

DENEUX Xavier, Les Cinq sens, Milan, 2023, 24 p., 12€90

Voici le second volume de la collection « cogito » débutée avec Le Cerveau, du même Xavier Deneux, chroniqué sur https://lisezjeunessepg.blogspot.com/ le 4 juin 2023. Il s’agit ici d’initier les petits enfants (« dès 3 ans » précise la présentation de la collection) grâce à la palpation de pages en relief, aisément manipulable par des mains inhabiles grâce au fort cartonnage, aux coins arrondis pour ne pas se blesser, et un format bien adapté.

Mais le texte reste difficile et inaccessible aux petits ce qui signifie qu’il faut que le livre soit lu et commenté à l’enfant. Dans ce dernier cas, l’ouvrage sera un support de choix, sinon, il raterait sa cible de lecture. Ajoutons, qu’un tel ouvrage serait particulièrement adapté aux enfants plus âgés et lecteurs ou lectrices, nonobstant le format et la présentation matérielle réalisée pour les petits.

Commenté avec l’enfant petit, lu par l’enfant d’âge de l’école primaire, le livre propose une exploration du corps et de son fonctionnement pour capter les sensations auditives, olfactives, visuelles, tactiles, gustatives. On pourrait interroger la propension de l’auteur à ne considérer la mémoire que comme un réceptacle des sensations reçues, alors qu’elle repose sur un travail opératoire de sélection des expériences. Mais ce n’est pas un défaut disqualifiant, car là n’est pas le but de l’ouvrage. Sa lecture, en revanche, permet d’associer aux sensations des qualités discernées. Par exemple pour le toucher, on distinguera le mou, le dur, le rugueux, le lisse, le doux, le piquant, le froid, le chaud. La fin de l’ouvrage s’ouvre sur la fonction des sensations concernant la prévention du danger, le lien avec le plaisir etc. 

Philippe Geneste

18/02/2024

Ces enfances de solitude infinie

GRANVAL Daniel, Vincent, Benoît, Hugo et les autres… Une enfance au foyer, L’Harmattan, 2023, 173 p. 16€50

Ce roman, à lire tant à la pré-adolescence qu’à l’adolescence, est une immersion dans un foyer de l’Aide sociale à l’enfance (ASE). Les enfants, qui y sont placés, ont connu des maltraitances à l’intérieur de leurs familles, ont assisté à la déchéance sociale ou physique de leurs parents avant que des services sociaux et le juge décident de les retirer, de les en séparer.

Parfois, comme Vincent le héros de 12 ans, ils ont connu aussi le placement en famille d’accueil, avant d’intégrer un foyer. Ici le foyer n’est ni un Foyer de l’enfance ni un Centre d’accueil, ni un Centre d’hébergement, mais un foyer pour garçon de statut privé catholique. L’auteur, éducateur spécialisé de formation, a fait sa carrière dans le secteur de l’ASE et a dirigé un établissement social pour adolescents et adolescentes en difficulté. Mais les éléments du récit sont abstraits de son expérience et l’établissement est fictif.

En dehors du premier et du dernier chapitre du livre, qui sont écrits à la troisième personne, autour de l’histoire de Benoît, un pensionnaire du foyer, les vingt-deux-autres sont narrés par Vincent dont on suit l’histoire. C’est à travers son point de vue que l’on découvre les histoires des membres de son groupe de référence dans ce foyer où il est affecté.

Le roman s’appuie sur la description détaillée de la vie au sein du centre de mineurs, en faisant découvrir le fonctionnement et l’emploi du temps, les rythmes annuels et les contraintes quotidiennes. Au fil des péripéties, on entre dans l’histoire de plusieurs protagonistes, et c’est une image de l’envers de la société qui s’y dessine. Au fil des mois, car le récit est chronologique, Vincent, le narrateur, va constater les menées pédophiles du directeur catholique qui rôde dans les chambres, la nuit, après le départ des éducateurs. Le roman raconte aussi comment les enfants et les éducateurs vont réagir. Cette seconde trame de l’histoire permet de poser la question centrale pour les enfants de l’ASE comme pour la société, celle du rapport à l’autorité.

Le livre refermé, on comprend combien « managérialiser » les structures de l’ASE ou codifier les méthodes de l’Aide à l’enfance en danger, sont inaptes à accompagner la reconstruction de ces enfants, pré-adolescents ou adolescents. Les histoires si singulières refusent la standardisation qui sied à l’uniformisation de la gestion administrative et numérique de l’ASE. « L’humain est impondérable » disait Henri Joubrel (1) qui ajoutait que « technifier » les relations avec les jeunes ne pouvait qu’éloigner un peu plus le travail d’éducation et rééducation de la visée humaine et socialisante pourtant annoncée. Parce que Vincent, Benoît, Hugo et les autres… Une enfance au foyer n’angélise pas les jeunes du foyer, mais parce qu’aussi, il décrit les contradictoires interventions des adultes responsables de son fonctionnement, le roman ouvre aux lecteurs et lectrices à la réflexion. Le placement est un traumatisme, parce qu’il sépare l’enfant du milieu de sa vie qui ne se limite pas à la famille et donc nie son histoire faite de relations interpersonnelles (autres enfants, voisins, adultes autres que les parents), d’investissement personnel dans des lieux où chacun, chacune compose sa vie. Dans la plupart des cas, « le placement signifie la perte totale et brutale de tous ceux – et de tout ce – qui faisaient leur vie antérieure » (2) À l’heure où le secteur social et médico-social subit la fermeture de nombre de ses structures, où la violence sociale (creusement des inégalités, licenciements massifs, déprofessionnalisations, chômage entretenu et stigmatisation des laissés pour compte identifiés à des fraudeurs) atteint un haut degré et où, en retour, se multiplient des troubles de comportement chez des enfants, des adolescents présentant pour certains des difficultés psychologiques pénalisant leur socialisation et leur accès aux apprentissages, lire l’ouvrage de Daniel Granval peut permettre au jeune lectorat de débattre de l’avenir, un avenir qui ne peut pas être dessiné sans sortir les enfants de l’ASE de la solitude infinie face à leur avenir condamné. Un avenir est social ou bien reste inimaginable.

Philippe Geneste

(1) Joubrel, Henri, « Préface » à Ziolkowski, Jean, Les Enfants de sable, illustrations de Serge Ziolkowski, Blainville-sur-mer, L’Amitié par le livre, 1957, 317 p. – p.7. (2) Maillard-Déchenans, Nicole, Maltraitance sociale à l’enfance. Témoignage d’une institutrice en Foyer de l’Enfance, Saint-Pierre d’Oléron, Les Éditions Libertaires, 204 p. – p.75.


21/01/2024

L’enfance face à l’ennui et au rythme de vie

MONCHOUX Céline, Léonie s’ennuie, illustrations ZAD, Utopique, 2023, 26 p. 11€

Voici un bel album illustré de riches images colorées. Le choix des plans moyens pour la narration iconique apporte une grande douceur d’équilibre, bien apte à séduire les enfants lectrices ou lecteurs. Le texte, intelligemment composé, traite du caractère de l’ennui.

Trois étapes scandent l’histoire.

La première, correspondant à la situation initiale, voit une petite fille, Léonie, devant la télévision, fascinée par le divertissement programmé, passive et pourtant croyant faire quelque chose par le temps figé des émissions.

L’intervention de la mère qui éteint la télévision est l’élément perturbateur qui déclenche colère et ennui. La narratrice et son compère illustrateur explorent alors le sentiment d’une monotonie de l’existence qui envahit la petite fille. Le temps n’est plus que temps à tuer dans une rage de plaisir à rien : « Elle [la petite fille] ne sait pas quoi faire de tout cet ennui ».

S’ouvre alors la troisième étape. Léonie vagabonde dans le monde, dehors et ne tourne plus son énergie vers elle-même mais vers le milieu qui l’entoure… et qu’elle découvre. C’est par l’observation de ce qui se passe autour d’elle et notamment dehors, qu’elle apprend l’art, non pas du divertissement, mais de la distraction. Elle prend son temps, conquérant de nouveaux plaisirs, découvrant la joie.

 

GRANIER-DEFERRE Karine, Rien, Rien, Rien, illustrations Itzumi MATTEI-CAZALIS, A2MIMO, 2023, 32 p. 17€

Ce récit animalier met en scène le refus de son anniversaire par une petite renarde, qui se nomme, elle aussi, Léonie. Jeux de mots, de syntagmes et de phrases, exposent le drame des parents à la recherche d’une solution, car ils souhaitent quand même faire plaisir à leur fille. Mais comment offrir Rien ? Léonie se demande bien ce que c’est que ce rien quand les parents l’amènent dans une clairière où il n’y a rien.

Les traits graphiques, les couleurs, à l’encre, au numérique et au crayon de couleur, portés par la capacité d’observation et d’attention de la petite Léonie, suscitent alors l’éblouissement. Ce qui jusque-là était inaperçu se dévoile, ce qui était minuscule apparaît, ce que l’ouïe ne percevait pas se distingue soudain. L’univers inconnu où on ne voyait rien, où on n’entendait rien, se peuple de tout un tas de choses, plantes et animaux.

Rien, Rien, Rien est, pour l’enfant, une invitation à scruter l’environnement, le milieu, ce qui l’entoure.

 

CHAZERAND Émilie, Vite, vite !, Sandra de la PRADA, Milan, 2023, 40 p. 12€90

Cet album, plus qu’une histoire, pourrait être considéré comme un documentaire. La juxtaposition des scènes comme procédé de montage prend sens. Les parents de l’héroïne sont des gens pressés, stressés, ils écrasent les moments de transition pour imposer l’impératif des urgences qui se succèdent dans leur emploi du temps.

Les dix-huit premières pages exposent les effets sur une enfant d’une société gouvernée par l’urgence. De plus, à force de gagner du temps pour répondre à la tyrannie de l’urgence les parents oublient d’accompagner le grandissement de leur enfant. Puis viennent quatre pages de prise de conscience des parents sur la vie qu’ils mènent et imposent. Suivent alors dix-huit autres pages où sont narrées des situations paisibles, où les parents sont attentifs au développement de leur enfant, où l’enfant se délecte du temps commun. Durant cette troisième partie, le désir personnel s’exprime, l’enfant se sent libre, c’est-à-dire libéré du temps imposé.

La dernière réplique (« Alors on les mange “vite, vite !” et c’est terminé ») sonne comme une alarme. La perspective de vie paisible semble se refermer, sans certitude d’être poursuivie. Le rapport au temps est une lutte de chaque instant, un enfant grandit mal à flux tendu et, à vivre pressés, des parents s’absentent de la relation affective. La tyrannie de l’urgence menace de reprendre sa mainmise sur la vie. Ce serait, alors, la liberté dans la vie autant que l’intensité de la vie qui se verraient à nouveau écrasées.

On ne peut qu’espérer que cet album soit lu, et soit lu avec les enfants, pour que, dans les limites de son espace d’action, soit interrogé le rythme de vie de notre « société malade du temps » (1).

Philippe Geneste

(1) Aubert, Nicole, Le Culte de l’urgence. La société malade du temps, Paris, Flammarion, 2004, 376 p.

01/10/2023

Une femme poète, une éducatrice, sans autre légende que leur œuvre

DESMET Tania, Marcelle Delpastre, la pastourelle de Chamberet, Limoges, éditions Mon Limousin, 2023, 11 p. 20€

« Il fallait respecter une source. Il fallait la contourner (…)

C’était trop magnifique une source ; c’était le départ de la vie »

Micheline Olive, « Escapades biographiques », dans Espaces, éditions Sémentes, 2011, p.55

 

L’ouvrage est un recueil de textes écrits à partir de souvenirs d’amis et d’amies, de proches par l’intérêt social et littéraire ou bien par la seule voisinance. Tania Desmet, la maitresse d’œuvre de l’ouvrage, accompagne ces dires de campagne par une abondante iconographie photographique qui permet aux lectrices et lecteurs de se représenter au plus près le village de Chamberet, au plus près de ce que fut le milieu de vie de Marcelle Delpastre (1925-1998), agricultrice, poète, ethnologue, folkloriste, écrivain de langue français et de langue occitane. 

Le livre ne se propose pas d’introduire à son œuvre mais à sa biographie. Il se compose de quatre parties (« Les chemins de Chamberet », « Amitiés », « La Vie à Chamberet », « Légendes et croyances ») et d’un épilogue. L’ouvrage nous amène sur les lieux, proposant une traversée de la terre et du pays de Germont où se situe la ferme de Marcelle Delpastre. Ici, les photographies de Tania Desmet sont particulièrement précieuses. Si les première et troisième parties soulignent la prégnance de la langue occitane dans l’univers delpastrien, elles montrent, aussi, l’apport de l’agricultrice poète (elle n’aimait pas le terme poétesse) à la littérature occitane. La quatrième partie souligne l’intérêt de Marcelle Delpastre pour l’ethnologie et les études du folklore, intérêt qui l’a amenée à une œuvre importante en ces deux domaines : étude de légendes, rites, bestiaires etc.

La deuxième partie repose sur des témoignages, soit rapportés par Tamia Desmet soit directement retranscrits ou écrits. Drôle et plein de délicatesse est celui de Micheline Bogé, poignant celui Jean-François Desmoulin-Catonnet, humoristique pour Marcelle Pathier, informatif pour Denise et Pierre, et tous livrent tant de facettes de Marcelle Delpastre, de la femme, de l’amie, de l’agricultrice et poète.

Annie Mas & Philippe Geneste

 

HALIM, La Maison des enfants. Maria Montessori, observer pour apprendre, dessin Caterina ZANDONELLA, Steinkis, 2022, 136 p. 20€

« C’est l’argent qui établit les injustices, même entre hommes et femmes »

Maria Montessori

La vogue des écoles Montessori ne se dément pas depuis une trentaine d’année en France et on peut dire qu’elle est l’objet actuellement d’engagements lucratifs où la recette a remplacé le travail expérimental initial de la première médecin femme d’Italie née en 1870, morte en 1952.  La bande dessinée du scénariste Halim et de la dessinatrice Zandonella tente de revenir aux engagements initiaux de Maria Montessori pour les enfants. Elle exerça d’abord auprès d’enfants « anormaux » avant d’étendre la méthode d’éducation qu’elle expérimentait et mettait au point, aux enfants « normaux ». C’est en 1907 qu’elle ouvre la Casa Bambini. Très vite sa méthode et ses recherches appliquées vont trouver un grand écho dans le milieu de l’éducation émancipatrice et nouvelle. En 1926, elle créera l’association Montessori internationale dont le siège est au Pays-Bas.

L’éducation est l’objet de la part de Montessori d’une anthropologie qui partant de l’enfance envisage les conditions d’un monde de paix. L’idée centrale est que les enfants sont opprimés par des adultes qui pensent pour eux. De plus, Montessori défend une éducation qui laisse l’enfant se développer à son rythme. En revanche, il ne s’agit pas de non directivité car il est de la responsabilité des éducatrices et enseignantes de mettre en place un environnement matériel qui facilite les apprentissages. La conception de ce matériel pédagogique (soit inventé soit intégré à l’école et organisé dans l’espace) est le grand apport de Montessori. Le livre d’Halim et Zandonella le montre bien.

L’auteur et l’autrice attribuent à Montessori la pédagogie coopérative, ce qui est peu compatible avec le socle théorique de la conception montessorienne. Celle-ci repose sur l’innéisme biologique qui explique la place donnée au corps et à la sensation mais aussi conséquemment au jeu. L’éducation doit veiller à laisser libre le développement biologique de l’enfant ce que Montessori nomme l’Hormé. En revanche, elle pose bien comme finalité de l’éducation la marche vers une autonomie individuelle dans les apprentissages, ce que développe justement la bande dessinée. Et, si elle est bien loin de la pédagogie coopérative, le lien se fait à travers le principe de la relation interpersonnelle au sein de l’engagement de l’enfant dans des actions. Il se fait aussi par la critique montessorienne de l’aliénation de l’enfant qui subit l’encasernement dans des écoles aux règlements inappropriés à l’enfance. C’est comme cela que la société fabrique des êtres infériorisés.

Certes, la bande dessinée laisse dans l’ombre la conception des besoins de l’enfant dans une conception innéiste, l’éducation devant servir à la satisfaction des besoins par l’épanouissement du développement biologiquement programmé. Mais la bande dessinée ne cache pas des épisodes ambigus comme lorsqu’en 1924, Mussolini l’éleva au rang de membre d’honneur de l’organisation féministe fasciste italienne. Cependant la centration sur l’enfant et son libre développement allait vite convaincre le pouvoir fasciste d’un malentendu, même s’il chercha à bénéficier de l’aura internationale des expériences éducatives de la médecin et pédagogue. La bande dessinée met bien en lumière les conditions de l’abandon de son enfant à la naissance, enfant avec qui elle travaillera plus tard mais qui resta douze années séparées de sa mère.

Le choix de la dessinatrice de jouer avec le débordement des cases, leur chevauchement, l’utilisation de la matité des couleurs, épouse la centralité du corps et des sensations dans la pédagogie Montessori. L’alternance des pages à dominante de gris et des pages colorées rend compte d’une période historique troublée. Le scénariste a puisé tant du côté de l’histoire de Anne Frank que du roman d’Une Vie dans les bois de Félix Stalten une intertextualité qui installe la biographie du côté de la lutte contre l’antisémitisme. De même, l’autrice et l’auteur identifient le vingtième siècle de Maria Montessori à un siècle de l’enfant, ce qui est pour le moins bien optimiste et faux au vu de la pérennité de la guerre et de l’irrationalisme humain menant la catastrophe planétaire. Or, ce choix a beaucoup à voir avec le triomphe de l’individualisme bourgeois. Or, force est de constater que l’œuvre pionnière de Montessori n’a jamais su se départir de cet individualisme qui permet aujourd’hui à des entreprises éducatives de fleurir en arguant de manière éhontée des recettes Montessori ! C’est éhonté car Montessori était pour une éducation fondée à partir de l’observation de l’enfant et sans cesse réajustée... Ainsi va l’exploitation de la mémoire des œuvres passées. La Maison des enfants, qui, bien qu’en pleine empathie avec son sujet, sait ouvrir des questionnements, évite d’entrer sur le marché où s’agitent ceux et celles qui veulent tirer des dividendes de l’Histoire relue et corrigée.

Philippe Geneste

27/08/2023

De l’album au roman, la littérature de jeunesse et l’abus sexuel

JEAN & ZAD Didier, Surtout la nuit, illustrations Laura GIRAUD, Utopiques, 2023, 34 p. 18€

Une main se glisse par une porte, seuil d’entre les obscurités. La peur du noir est installée chez la petite fille. Non pas la peur pour le noir, mais la peur de l’immense solitude face à ce qui vient dans le noir… cette main franchissant le seuil de sa chambre, cette main qui passe sous les draps, qui la touche. Elle a sept ans. Une expérience indicible à la fois inconnue et intraduisible en mots, une souffrance, un secret imposé car « partagé », un secret menaçant.

Comment le dire ? Comment s’arracher à la prison du secret des nuits ? En comprenant que jamais la main ne cessera de franchir le seuil ; en réalisant contre ses propres appréhensions que la douleur cachée reste à jamais douleur ; en se décidant de rompre le secret pour s’ouvrir à la personne adulte et de confiance et lui confier le fleuve ancien et sans cesse renouvelé des douleurs.

Le choix éditorial du grand format par Utopique est à louer tant il rend justice au récit d’images de Laura Giraud. Les dessins varient de l’illustration dynamique, vivante, réaliste et colorée à l’illustration hallucinée, pesante, symbolique et sombre. Le travail iconique double certes le texte, mais il pourra, l’album une fois lu avec l’enfant ou lu par l’enfant, être relu par le tissage unique du sens porté par les images. La relecture imagée éprouvera, alors, le cheminement imaginaire de l’enfant qui lit.

Surtout la nuit est un album qui réussit l’alliage, toujours difficile, du poétique et du didactique. L’art de la fable de Didier Jean & Zad et l’art de l’illustratrice Laura Giraud convergent, proposant un album qu’aucune bibliothèque d’école primaire ou de collège ne saurait manquer d’offrir aux élèves, et dont on ne peut que souhaiter la présence au sein des bibliothèques familiales.

 

ABIER, Gilles, On s’amusait, Le Muscadier, 2023, 79 p. 11€50

Avec le développement du secteur de la littérature jeunes adultes, qui vient prolonger le secteur de la littérature destinée aux adolescents, n’assiste-t-on pas à un revirement partiel et minoritaire, mais toutefois sensible, vers une littérature qui viendrait bousculer les codes empruntés et forgés par la loi du 16 juillet 1949 (1) loi toujours en vigueur ? L’anti-héros serait alors le fer de lance de cette offensive littéraire sur la base de trois thématiques dérivées de la littérature adulte : la mort (violente), la sexualité et l’argent. Une liberté de ton viendrait faire imploser la barrière générationnelle, usant volontiers de certains procédés propres à la modernité stylistique. Un des effets de cette évolution serait la mise au lointain du didactisme comme force d’inertie encombrante pour toute vraie création. Le roman On s’amusait de Gilles Abier confirme-t-il cette observation ?

La sexualité est bien présente, le style ne ménage pas le lectorat, un style direct, où abondent aussi les dialogues proches du langage des jeunes gens. Le héros, Zack, est un anti-héros, sans aucun doute, mais le narrateur le préserve quand même. La culpabilité d’Inès, sa demi-sœur, fait l’objet d’un discours narratif incisif. Le rôle des SMS renforce la vraisemblance et le contexte contemporain de la fonction des réseaux sociaux dans le harcèlement ou le rapport humain délétère mis en cause.

Mais le roman va-t-il vraiment jusqu’au bout de ce que la collection Rester vivant du Muscadier crée comme horizon d’attente ? On a bien la fonction de l’alcool du violeur, du chantage par le biais de la sexualité, de l’enjeu de la réputation, du rapport sexiste qui domine toujours les relations entre garçons et filles. De plus l’auteur prend grand soin à éviter tout ce qui pourrait prêter à une érotisation de la situation de violence sexuelle, ce dont a contrario nombre de fictions usent et abusent. Il désigne comme acte de dénégation les discours d’évitement du mot viol et il met en scène la tentation du silence, que connaît Ines, celle de diminuer la portée du viol en se réfugiant comme malgré elle dans la stéréotypie sexiste masculine et patriarcale dominante et son corollaire de la réputation du nom, de la famille. Tout cela est très présent et c’est l’indice qu’il faut combattre, cette loi sociale qui édicte que pour la violée « À jamais le silence est roi » (2).

On regrettera juste que l’ouvrage ne prenne pas toujours le temps de trouver vraiment sa voix narrative. Le parti de la brièveté ne permet pas d’explorer, vraiment, ce qui, à la jeune fille violée, est accordée de compréhension dans son agression, de la consommation de son être dans la mise en scène chosifiante de son corps. De même, la grande richesse de l’intrigue, qui s’appuie sur les thématiques du mensonge et de la tromperie, manque de temps d’exposition, pourtant nécessaire pour rendre partageable une expérience de violence subie qui mure la victime dans l’impartageable. Ce manque ne vient-il pas brouiller quelque peu le propos du narrateur ?

Ce questionnement en suspens ouvre à une critique du roman mais il serait faux de négliger l’impact de sa brièveté, comme l’a souligné la vive discussion au sein de la commission lisezjeunesse. On s’amusait est un livre qui questionne, rien que pour cela – et il n’y a pas que cela – il peut être recommandé (3).

Philippe Geneste

Notes

(1) lire sur https://www.quiero.fr/spip.php?rubrique14 les trois volets de l’étude Du Roman pour adolescents et adolescentes

(2) Bayard, Inès, Le Malheur du bas, Paris, Le Livre de poche, 2020 (1ère éd. Albin Michel 2018), 259 p. - p.187.

(3) Sur la même thématique du viol, lire le blog du 11 octobre 2020 d’Annie Mas, « Car sans toi, une chambre froide » consacré à DISDERO Mireille, Ce point qu’il faut atteindre, éditions le Muscadier, 2020, 188 p