RAGON, Michel, Nous sommes 17
sous une lune très petite…, Franconville-la-Garenne, Prolit’s,
2023, 291 p. 12€ (éditions Prolit’s, 79 rue du
docteur Roux 95130 Franconville, editions.prolits@free.fr)
Ce roman de la lutte tiers-mondiste,
au temps glorieux de la Tricontinentale (conférence du 3 au 15 janvier 1966),
débute par une longue narration de la seconde déclaration de La Havane, du 4
février 1962. Celle-ci est prononcée trois ans après la victoire de la guérilla
cubaine sur la dictature de Batista soutenue par les USA : « Au
peuple de Cuba, aux peuples de l’Amérique et du monde » : « blancs,
noirs, mulâtres, métis et indiens, frères dans le mépris et l’humiliation du
joug yankee, sont frères aussi dans l’espoir d’un lendemain meilleur ».
L’avant-propos de Raphaël Romnée situe opportunément, pour cette réédition, le
contexte biographique, politique et sociologique ayant présidé à l’écriture du
livre et rend compte, avec clarté, des événements historiques qui le
traversent.
Le héros du roman de Michel Ragon (1924-2020)
est porté, comme toute une génération de révolutionnaires, par les signes,
interprétés comme avant-coureurs, de l’effondrement du capitalisme (« un
monde s’écroule », p.21). Contre l’équilibre de la terreur, entretenu par la guerre
froide entre les régimes américains et soviétiques, l’alliance des peuples en
révolution non alignés fait entendre sa voix, un immense espoir qui vibre de
par le monde chez les peuples de couleur des colonies ou nouvellement libérés du
joug impérialiste, comme le peuple de Chine. Ils portent la volonté de s’unir
en dehors des deux blocs de la guerre froide dont les conflits interfèrent
comme frein aux luttes anticolonialistes et anti-impérialistes.
Entre roman historique et politique-fiction
Le héros est porté jusqu’au type par
l’auteur. Résistant en France durant la seconde guerre mondiale alors que tout
juste sorti de l’adolescence, Charles s’engage à la Libération avant de
comprendre qu’en Indochine, en Algérie les libérateurs de 1944 poursuivent
l’œuvre coloniale et meurtrière de l’impérialisme occidental. Il déserte,
devient clandestin, guérillero de la cause révolutionnaire, avec Che Guevara (1) comme figure de proue, et Carlos
comme pseudonyme. Il appartient à une organisation secrète, terroriste, menant
des luttes armées clandestines, l’Organisation Insurrectionnelle du Tiers-Monde
(OITM), clin d’œil probable à l’Organisation
de la Solidarité des Peuples d'Asie, d'Afrique et d'Amérique Latine (OSPAAAL)
de la Tricontinentale à la recherche d’une politique de non-alignement. L’OITM
a repris son slogan – « peuples
colonisés, peuples opprimés du monde entier, unissez-vous »
(p.49) – à N’Krumah (représentant du panafricanisme et premier président
du Ghana indépendant) ; elle se bat pour les Nations Unies
Anticolonialistes avec pour figures : Fidel Castro, Patrice Lumumba,
N’Kruma, Sukarno, Mehdi Ben Barka, Ahmed Ben Bella, Mao-Tsé-toung, Sékou Touré,
Nasser, Malcolm X, Félix-Roland Moumié. Le récit de Michel Ragon est, à la fois,
ancré dans des événements historiques et un récit de politique fiction, une
anticipation scientifique pour le volet des armes de destruction massive et une
uchronie où le cours révolutionnaire du monde des années soixante fait l’objet
d’hypothèses géopolitiques hardies.
Dans
les arcanes du romanesque
Le roman emprunte au roman
picaresque espagnol (2).
Les péripéties naissent des situations géographiques et géopolitiques
différentes que traverse le héros Charles devenu Carlos. La période décrite est
traversée « d’agitations », le personnage fait face à des
dangers permanents, la mort à ses côtés ; ses missions pour l’OITM sont
autant de pérégrinations forgeant « l’auréole de l’aventure ».
Comme le roman picaresque, les récits de Carlos sont portés par une narration
autobiographique et les préoccupations sont celles de la vie quotidienne du
peuple, des exploités, des dominés, des spoliés : bref, comme dans le
roman picaresque les « conditions matérielles de l’existence »
(3)
sont présentes. La composition laisse libre cours à des insertions réflexives,
à l’évocation d’épisodes chronologiquement décousus. Autre parenté avec le
roman picaresque, la fin est ouverte, sur une base déceptive, puisque la vie et
les idées tendent à se désaccorder. Le personnage narrateur, qui cherche à
définir son parcours de vie, prend alors le lecteur pour confident. En
revanche, l’intrigue centrale de Nous sommes 17 sous une lune très
petite… n’est pas lâche et, contrairement au roman picaresque, la
vraisemblance matérielle reste de mise. Quant à la critique, elle n’est pas
moralisante comme dans ces romans du dix-septième siècle, mais c’est, entre
mémoire politique et roman picaresque réaliste, une critique révolutionnaire et
internationaliste des sociétés de classes contemporaines.
Le roman n’est pas un roman
d’apprentissage car on ne suit pas la genèse de la personnalité de Carlos. La
plupart des récits sont rétrospectifs qui visent plutôt le bilan d’une vie, une
sorte d’Éducation sentimentale à rebours du point de vue de la
composition. Cela interroge, évidemment, puisque le regard du personnage se
retourne vers les actions de guérillero accomplies avec l’OITM, les met en
relation avec son expérience de résistant, puis de soldat et de déserteur. Le
futur, carburant de la motivation révolutionnaire, s’étrécit jusqu’à ne plus
être figuré que par les trois points – points de suspension, indicateurs
routiers d’une direction erronée ?
Pertinence
historique de la fiction
Le long du procès romanesque, la
lutte des classes, ciment de la lutte révolutionnaire et anticolonialiste,
devient un argument secondaire face à la « la déclaration de guerre des
peuples de couleur aux nations blanches » (p.22). L’intrigue se construit autour
d’une problématique fort actuelle en 2024 : les causes différencialistes
en viendront-elles à supplanter la causation des luttes par l’exploitation
économique et sociale ? Nous sommes 17 sous une lune très petite…
voit advenir le retournement des idéaux révolutionnaires et tiers-mondistes
durant cette fin de décennie des années soixante, retournement qui entre en
échos avec la révolution russe trahie, les révolutions allemandes, espagnoles,
indonésienne, assassinées. L’intrigue, au fil des rencontres que fait le
révolutionnaire et des lieux où il se rend, finit par rendre conscient Carlos
que les défaites des luttes des peuples n’engendrent pas des victoires mais au
contraire un désintéressement pour l’Histoire puisque celle-ci les a trahis. Ce
qui se joue dans la durée centrale du roman (la décennie 1960), c’est l’échec
du panarabisme et du panafricanisme, la fin du rôle du « communisme
joyeux » (p.36),
« romantique et internationalement insurrectionnel » (p.35). Le roman paraît à l’automne 1968
et sa tonalité anticipative n’est pas dans l’air du temps. Mais il se lit
aujourd’hui avec étonnement puisqu’il met à jour des embranchements de la
contestation sociale qui ont cours de nos jours, notamment celui du
différencialisme en lieu et place de la lutte des classes.
Le personnage qui doute au début du
roman de la possibilité de vaincre va peu à peu douter de la forme de la lutte
clandestine et violente. Le roman décrit l’inefficacité de l’action et
l’inutilité de l’héroïsme. En ce sens Nous sommes
17 sous une lune très petite… fait écho à la modernité romanesque
des années cinquante et soixante (le livre est initialement paru en 1968) qui
tend à considérer le personnage comme une forme entrée en obsolescence. Mais à
la différence des avant-gardes littéraires formalistes, Michel Ragon, dont on
sait l’attachement à la littérature populaire, fait reposer son roman sur le
souffle de la signification. L’héroïsme est mis en doute par Carlos, parce que
l’engagement révolutionnaire est voué à la défaite qui réenclenche les processus
funèbres de la violence, de l’oppression et de l’exploitation. C’est là que la
problématique du mal – « Pourquoi tant d’acharnement dans le
mal ? » (p.190) – vient lier les soubresauts multiples propres au
picaresque de l’intrigue. Cette imbrication de la mise en doute de l’héroïsme
et de cette problématique du mal, symbolisée par la guerre impérialiste et les
violences qu’elle fomente et qui lui répondent, porte le personnage à se
demander si la volonté peut suppléer aux illusions de l’espérance professée. La
coupure entre les révolutionnaires professionnels et les exploités soumis aux
impératifs de la survie, de la lutte vitale, du quotidien de l’humaine
condition mise à mal par le capitalisme ne vient-elle pas fracasser le projet
de Nations Unies Anticolonialistes ?
Enfin, ce roman pose, dès 1968, des
questionnements lucides sur la base de la réalité des défaites du mouvement
ouvrier et des errements enclenchés de la lutte anticoloniale. Il interroge la
centralité des moyens mis en œuvre pour combattre l’exploitation,
l’impérialisme et ses massacres d’humanité historiquement instruits. S’ajoute à
cet intérêt, une réflexion sur ce que peut la littérature. En effet, si elle
construit un monde et raconte une histoire dans ce monde, d’un point de vue de
classe, nécessairement, pourquoi n’aurait-elle pas un rôle social à
jouer ? Ce rôle se limite-t-il nécessairement à l’idéologie ou bien
peut-il entrer plus avant dans le corps social culturel ?
Un art de la thématique en renfort de la composition
Nous sommes 17 sous une lune très
petite…, qui emprunte sa composition au
roman picaresque espagnol, la renforce par une grande cohésion de la
thématique. Nous illustrons cela par la manière dont se distribuent certains
thèmes dans l’ensemble de l’œuvre.
Une première illustration examinera
trois thèmes (ici numérotés pour repérage sans aucune valeur ordinale) :
- thème 1, l’action révolutionnaire clandestine ;
- thème 2, la peur / la mort ;
- thème 3, la hiérarchie / l’obéissance ;
Ces trois thèmes ne sauraient être
étudiés pour eux-mêmes, pour la raison qu’ils sont liés entre eux et se
répondent dans leur distribution dans le roman et dans l’évolution
psychologique du personnage principal. De la liaison des deux premiers thèmes
émerge le motif de l’héroïsme. Mais ces thèmes 1 et 2 sont unis dans une
relation qui les lie au troisième. En effet, celui-ci met en question
l’efficience de l’action et du risque et donc interroge l’héroïsme. Si les
thèmes 1 et 2 posent un contenu thématique cohérent, le thème 3 vient se souder
à eux en lézardant cette cohérence. La répartition des trois thèmes et leur
réunion sous une même thématique insufflent un dynamisme à la signification du
texte et créent une problématique ouverte.
Une deuxième illustration examinera
deux autres thèmes numérotés 3 et 4 (sans aucune valeur ordinale) :
- thème 3, le révolutionnaire professionnel, aspect technique ;
- thème 4, principe présidant à l’engagement ou motivation ;
Ces deux thèmes prennent consistance
durant le roman par la relation qu’ils entretiennent en eux selon deux figures
jouant sur la caractérisation intensive du propos : d’une part, la figure
de l’ironie portée par le discours de Charles, d’autre part, le ton sérieux qui
traverse le discours d’Enrico. La relation thématique vient renforcer le
dispositif des personnages membres de l’OITM. Le thème 3 est commun à tous mais
les personnages se différencient par le thème 4 qui définit la modalité de
réalisation du thème 3. Comme dans la première illustration, la thématique se
constitue par la relation de thèmes.
De plus les deux thématiques (celle
de la première illustration et celle de la seconde) s’entrecroisent. Si la
première (qui rassemble les thèmes 1, 2, 3) se déploie principalement dans les
énoncés narratifs, la seconde (thèmes 3, 4) s’expose dans l’énonciation des
dialogues.
Ces deux illustrations, concernant
la thématique du roman, montrent combien l’auteur a travaillé son texte pour
assurer la continuité, sinon la fluidité, à une composition importée du roman
picaresque.
Politique-fiction, émo-fiction (si
on accepte ce néologisme d’ Éric Simard) du militantisme, uchronie, roman picaresque, Nous
sommes 17 sous une lune très petite… met en scène un héros qui garde
une distance avec le lecteur mais dont celui-ci vient partager les doutes et
réflexions. Le lectorat est invité à saisir, chez le personnage narrateur, une
transparence à soi-même qui lui échappe, rendant la lecture d’autant plus
passionnante qu’elle est constructive. Les aventures de Carlos instruisent sur
les rapports de force des peuples et des oligarchies et pouvoirs qui les
gouvernent, elles instruisent sur l’époque, acmé du tiers-mondisme,
exaspération des luttes de classes, prémices de la critique de la société de
consommation, contradictions de la montée de révolutions culturelles sur la
plupart des continents. Au final, à travers celle de Carlos, c’est le sens de
la vie qui est questionné. Et, comme le romanesque s’inscrit dans les
événements plus que dans les sentiments, Nous sommes 17 sous une lune
très petite… interroge la place de la subjectivité dans l’histoire sans
quitter la rive de la geste collective, mais sans sérieux excessif puisque le
roman est porté par la veine picaresque.
Philippe Geneste
Notes