Anachroniques

01/10/2023

Une femme poète, une éducatrice, sans autre légende que leur œuvre

DESMET Tania, Marcelle Delpastre, la pastourelle de Chamberet, Limoges, éditions Mon Limousin, 2023, 11 p. 20€

« Il fallait respecter une source. Il fallait la contourner (…)

C’était trop magnifique une source ; c’était le départ de la vie »

Micheline Olive, « Escapades biographiques », dans Espaces, éditions Sémentes, 2011, p.55

 

L’ouvrage est un recueil de textes écrits à partir de souvenirs d’amis et d’amies, de proches par l’intérêt social et littéraire ou bien par la seule voisinance. Tania Desmet, la maitresse d’œuvre de l’ouvrage, accompagne ces dires de campagne par une abondante iconographie photographique qui permet aux lectrices et lecteurs de se représenter au plus près le village de Chamberet, au plus près de ce que fut le milieu de vie de Marcelle Delpastre (1925-1998), agricultrice, poète, ethnologue, folkloriste, écrivain de langue français et de langue occitane. 

Le livre ne se propose pas d’introduire à son œuvre mais à sa biographie. Il se compose de quatre parties (« Les chemins de Chamberet », « Amitiés », « La Vie à Chamberet », « Légendes et croyances ») et d’un épilogue. L’ouvrage nous amène sur les lieux, proposant une traversée de la terre et du pays de Germont où se situe la ferme de Marcelle Delpastre. Ici, les photographies de Tania Desmet sont particulièrement précieuses. Si les première et troisième parties soulignent la prégnance de la langue occitane dans l’univers delpastrien, elles montrent, aussi, l’apport de l’agricultrice poète (elle n’aimait pas le terme poétesse) à la littérature occitane. La quatrième partie souligne l’intérêt de Marcelle Delpastre pour l’ethnologie et les études du folklore, intérêt qui l’a amenée à une œuvre importante en ces deux domaines : étude de légendes, rites, bestiaires etc.

La deuxième partie repose sur des témoignages, soit rapportés par Tamia Desmet soit directement retranscrits ou écrits. Drôle et plein de délicatesse est celui de Micheline Bogé, poignant celui Jean-François Desmoulin-Catonnet, humoristique pour Marcelle Pathier, informatif pour Denise et Pierre, et tous livrent tant de facettes de Marcelle Delpastre, de la femme, de l’amie, de l’agricultrice et poète.

Annie Mas & Philippe Geneste

 

HALIM, La Maison des enfants. Maria Montessori, observer pour apprendre, dessin Caterina ZANDONELLA, Steinkis, 2022, 136 p. 20€

« C’est l’argent qui établit les injustices, même entre hommes et femmes »

Maria Montessori

La vogue des écoles Montessori ne se dément pas depuis une trentaine d’année en France et on peut dire qu’elle est l’objet actuellement d’engagements lucratifs où la recette a remplacé le travail expérimental initial de la première médecin femme d’Italie née en 1870, morte en 1952.  La bande dessinée du scénariste Halim et de la dessinatrice Zandonella tente de revenir aux engagements initiaux de Maria Montessori pour les enfants. Elle exerça d’abord auprès d’enfants « anormaux » avant d’étendre la méthode d’éducation qu’elle expérimentait et mettait au point, aux enfants « normaux ». C’est en 1907 qu’elle ouvre la Casa Bambini. Très vite sa méthode et ses recherches appliquées vont trouver un grand écho dans le milieu de l’éducation émancipatrice et nouvelle. En 1926, elle créera l’association Montessori internationale dont le siège est au Pays-Bas.

L’éducation est l’objet de la part de Montessori d’une anthropologie qui partant de l’enfance envisage les conditions d’un monde de paix. L’idée centrale est que les enfants sont opprimés par des adultes qui pensent pour eux. De plus, Montessori défend une éducation qui laisse l’enfant se développer à son rythme. En revanche, il ne s’agit pas de non directivité car il est de la responsabilité des éducatrices et enseignantes de mettre en place un environnement matériel qui facilite les apprentissages. La conception de ce matériel pédagogique (soit inventé soit intégré à l’école et organisé dans l’espace) est le grand apport de Montessori. Le livre d’Halim et Zandonella le montre bien.

L’auteur et l’autrice attribuent à Montessori la pédagogie coopérative, ce qui est peu compatible avec le socle théorique de la conception montessorienne. Celle-ci repose sur l’innéisme biologique qui explique la place donnée au corps et à la sensation mais aussi conséquemment au jeu. L’éducation doit veiller à laisser libre le développement biologique de l’enfant ce que Montessori nomme l’Hormé. En revanche, elle pose bien comme finalité de l’éducation la marche vers une autonomie individuelle dans les apprentissages, ce que développe justement la bande dessinée. Et, si elle est bien loin de la pédagogie coopérative, le lien se fait à travers le principe de la relation interpersonnelle au sein de l’engagement de l’enfant dans des actions. Il se fait aussi par la critique montessorienne de l’aliénation de l’enfant qui subit l’encasernement dans des écoles aux règlements inappropriés à l’enfance. C’est comme cela que la société fabrique des êtres infériorisés.

Certes, la bande dessinée laisse dans l’ombre la conception des besoins de l’enfant dans une conception innéiste, l’éducation devant servir à la satisfaction des besoins par l’épanouissement du développement biologiquement programmé. Mais la bande dessinée ne cache pas des épisodes ambigus comme lorsqu’en 1924, Mussolini l’éleva au rang de membre d’honneur de l’organisation féministe fasciste italienne. Cependant la centration sur l’enfant et son libre développement allait vite convaincre le pouvoir fasciste d’un malentendu, même s’il chercha à bénéficier de l’aura internationale des expériences éducatives de la médecin et pédagogue. La bande dessinée met bien en lumière les conditions de l’abandon de son enfant à la naissance, enfant avec qui elle travaillera plus tard mais qui resta douze années séparées de sa mère.

Le choix de la dessinatrice de jouer avec le débordement des cases, leur chevauchement, l’utilisation de la matité des couleurs, épouse la centralité du corps et des sensations dans la pédagogie Montessori. L’alternance des pages à dominante de gris et des pages colorées rend compte d’une période historique troublée. Le scénariste a puisé tant du côté de l’histoire de Anne Frank que du roman d’Une Vie dans les bois de Félix Stalten une intertextualité qui installe la biographie du côté de la lutte contre l’antisémitisme. De même, l’autrice et l’auteur identifient le vingtième siècle de Maria Montessori à un siècle de l’enfant, ce qui est pour le moins bien optimiste et faux au vu de la pérennité de la guerre et de l’irrationalisme humain menant la catastrophe planétaire. Or, ce choix a beaucoup à voir avec le triomphe de l’individualisme bourgeois. Or, force est de constater que l’œuvre pionnière de Montessori n’a jamais su se départir de cet individualisme qui permet aujourd’hui à des entreprises éducatives de fleurir en arguant de manière éhontée des recettes Montessori ! C’est éhonté car Montessori était pour une éducation fondée à partir de l’observation de l’enfant et sans cesse réajustée... Ainsi va l’exploitation de la mémoire des œuvres passées. La Maison des enfants, qui, bien qu’en pleine empathie avec son sujet, sait ouvrir des questionnements, évite d’entrer sur le marché où s’agitent ceux et celles qui veulent tirer des dividendes de l’Histoire relue et corrigée.

Philippe Geneste

25/09/2023

De la relation humaine

JOB Armel, Sa dernière chance, Namur, Mijade, 2023, 307 p.

« Quand on se fourre dans la gueule du loup, il ne faut pas lui reprocher d’avoir les dents longues » (JOB Armel, Sa dernière chance, Namur, Mijade, 2023, 307 p. – p.127)

Le roman réaliste, qui s’appuie sur les réseaux sociaux, conjugue la mise en scène qui leur est propre à la scène fictionnelle que confectionne un narrateur en suivant les personnages. On entre sur les réseaux sociaux en se créant un double. Ici, Rachel est le double de façade d’Élise Dubois ; Tristan est le double de manigance et louches affaires de Pierre Fauvol. Le roman les met en scène, décrivant par les relations interpersonnelles des liens sociaux blessés, brisés, aliénés à l’individualisme réificatoire. Les individus sont étrangers à eux-mêmes, cherchant qui la thésaurisation de conquêtes (l’antiquaire, Pierre Fauvol), qui la fructification des avoirs (le directeur d’agence immobilière, Édouard Gayet), qui la reconnaissance sociale élitaire (Marie-Rose Gayet), qui l’assouvissement morbide de désirs cachés (le chanoine responsable du patrimoine de l’Église, Félix Grimaux). Ces quatre personnages vivent dans la clôturation de leur monde, de leur Moi. Ils se coupent des autres chez qui ils ne voient que des objets de jouissance, des objets de rapports pécuniaires, des instruments d’usage domestique, des faire-valoir professionnels et sociaux. Quant à Élise Dubois, elle subit leurs désirs d’emprise. Servante, objet sexuel soumis à la tradition clérico-patriarcale, Élise Dubois est femme de rapports pour ses prédateurs, le truchement insignifiant de leurs manigances. Si elle est le personnage principal, c’est parce que les autres s’emploient à nier sa personne.

Toutes les relations sont avilies par une violence symbolique qui détermine l’essentiel des échanges. L’imaginaire des personnages est altéré ; chacun est plongé dans une crise existentielle qui se juxtapose à une crise économique brossée en arrière fond. Le roman rapporte, sous la forme d’un fait divers, les ressorts secrets d’une affaire inventée avec souffle et forte ruse narrative. Il met en scène la révolte d’Élise Dubois, brisant les murs de la claustration où on la tient. Et sa révolte a pour vecteur le corps, la vie du corps et plonge dans la nuit des temps pour découvrir le sentiment de sympathie. Mais pour cela, il faut défaire les voiles du faux : « mais tous les êtres humains ne sont-ils pas des escrocs »[1] ? « Mais trop c’est trop, je n’en puis plus de ces mensonges, de cette comédie répugnante. »[2] Sauver les apparences c’est perpétuer le faux. Sa dernière chance est donc l’histoire d’une femme en quête d’elle-même, en reconquête d’une vérité humaine.

Manipulation, échappée belle, chosification ?

Au début, pour créer sa page sur le site de rencontre, l’outil de communication organise les renseignements, et oblige la personne à mettre en scène ce qu’elle pense que les autres penseront d’elle en lisant ce qu’elle confie au site. Elle dit le vrai autant qu’elle dissimule. On comprend, dès lors, pourquoi la thématique centrale de la dissimulation se double de la question de l’identité.

Tous les personnages ont un problème avec l’identité qu’ils ont ou se sont donné

 ou les deux. Julia Blanmon a substitué à sa vie campagnarde une vie de citadine qui lui sied ; Félix Grimaux est catholique mais vit d’escroquerie et n’a de cesse de satisfaire ses perversions ; Pierre Fauvol est Tristan, faux veuf d’un amour romantique, escroc notoire et abuseur de femmes ; Marie-Rose Gayet soigne sa renommée de gynécologue attentionnée, s’entourant d’une configuration sociale conservatrice qui sied à sa stature sociale quitte à briser la vie de sa sœur ; Édouard Gayet est un père de famille aussi peu disponible que son épouse pour les enfants, un homme généreux, en réalité obsédé par l’accumulation d’argent et la convoitise sexuelle ; Élise Dubois est gouvernante effacée, célibataire traumatisée par un vécu de violence et de manques, mais aussi Rachel, une femme en quête de sa libération cherchant à se soustraire à la surveillance.

La manipulation sociale que symbolise le site catholique du chanoine Grimaux, en lien avec la religion comme institution de manipulation des âmes, désinforme les personnages sur eux-mêmes, notamment Pierre-Tristan. Élise Dubois qui croit y trouver un refuge s’y perd pour y avoir livré des données personnelles. Le propre du site est de manipuler l’identité, de l’exposer autant que la voiler, la fictionner. Symbolique, le pouvoir de la technologie est ici personnifié par le chanoine, un gardien des âmes d’une institution multiséculaire d’opium du peuple.

Du virtuel au réel, comment en sort la personne ?

Élise Dubois, gouvernante chez sa sœur et son beau-frère, hébergée et logée, sans rémunération, soumise à leur surveillance vit une existence d’esclave du bien familial. Elle est aussi sous la surveillance du chanoine Félix Grimaux qui l’a piégée sur le site de rencontre catholique qu’il a créé et qui tient à jour un dossier de compromission pour la soumettre à ses calculs vénaux. Sous surveillance, Élise Dubois a donc au fond peu d’espaces privés et expérimente, jour après jour, le délitement de la distinction entre sphère privée et sphère publique.

Son inscription sur le site et son investissement pour conquérir Pierre Fauvol à son plan de libération du corps, mais aussi pour se soustraire à la surveillance (elle lui demande, lors de leur rencontre à l’hôtel dont elle est l’organisatrice, de ne dire à personne qu’elle va rester dans l’hôtel durant deux jours). Notons-le : se soustraire, c’est s’échapper, on ne s’échappe que par une réduction de visibilité mais donc aussi d’être. La fragmentation de la vie devient souhaitée afin de se trouver soi. Alors que l’unité de la personne a longtemps été l’idéal, le but de la construction de sa personnalité, ici, c’est la désunion, la scission de la personne qui est construction de personnalité.

Les personnages, Pierre-Tristan comme Élise-Rachel, vivent en dissociation ce qu’ils écrivent et ce qu’ils font. Entre les pensées énoncées sur internet et les motivations réelles qui les animent, s’est installée une discontinuité qui prévient la fracture de toute vraie rencontre : « Des gens comme Fauvol et elle ne pouvaient plus s’aimer simplement. Ils se servaient des apparences de l’amour, mais ce n’était que l’habillage de machinations souterraines »[3].

Une autre question posée par Sa dernière chance est de comprendre le rapport que la personne entretient avec son avatar numérique, les conséquences mentales, psychologiques, sociales des relations virtuelles engagées, enfin l’impact que des rencontres réelles ainsi provoquées peuvent avoir sur soi. Que reste-t-il de l’humain sans corps ? Que reste-t-il de l’humain donnant son corps pour son corps ? Les sites de rencontre étant des créations d’entreprises pour la marchandisation de la relation amoureuse, comment interpréter l’achat de la mise en ligne de son profil ?

Le roman est traversé par ces questionnements, mais les personnages n’étant pas figés, d’autres affleurent, laissant le lecteur ou la lectrice dans l’indétermination de ce qui vient.

De l’inquiétude

Tous les personnages principaux sont pris dans l’inquiétude. Le chanoine passe du désir d’objet à l’inquiétude qui va le faire retourner auprès de ses paroissiens et renoncer à l’acquisition du tableau de ses rêves pour lequel il est allé jusqu’à corrompre les uns et les autres, à mentir et humilier sa plus proche confidente et amante. Fauvol, avide de profit, est traversé par l’inquiétude de ne pas réussir à s’enrichir. Il est avide de profit, de désirs à satisfaire dans l’éphémérité. Il est la figure typique du petit bourgeois. Sa rencontre avec Élise va lui apprendre la passivité et avec la passivité l’écoute et avec l’écoute il va découvrir la passion, une passivité faite patience. Grâce à Élise qui déconstruit sa stéréotypie machiste des relations de couple, son inquiétude va se porter non plus sur l’argent mais sur la vie humaine. De là débouchera une autre perspective d’existence, malgré la ruine. Élise confiné dans son corps par la claustration familiale imposée, va apprendre l’inquiétude de l’insécurité pécuniaire et à se battre pour la surmonter, ce qui suppose de sortir des griffes de l’ordre moral bourgeois qui la tient emprisonnée depuis quinze années. Confrontée à l’absence d’Élise, Marie-Rose va s’inquiéter de l’effondrement de l’institution familiale qu’elle pense avoir bâtie et consolidée. Son mari est bousculé d’une nuée d’inquiétudes engendrées par ses obsessions et sa vénération pour l’échange marchand.

La figure de l’inquiétude déplie son ombre sur les sphères closes de la bourgeoisie et de la petite bourgeoisie, donnant au roman psychologique Sa dernière chance une coloration certaine de roman social.

Morale de l’individualisme

Les personnages du mal font le mal par intérêt, « car en fait tout est lié à l’argent »[4]. L’argent gouverne leur vie, leur image, leur représentation de la vie sociale. L’argent est destructeur de l’autre, parce qu’il repose sur la hiérarchisation des personnes, comme Élise Dubois en subit les conséquences au quotidien. L’argent monnaye, chosifie, et l’être chosifiée est bafoué dans son humanité. L’amour en subit les conséquences aussi, devenant chez Edouard Gayet une haine de possession. Dans le roman, la violence symbolique « articule les Sujets à un pacte »[5]. Entre eux, nul partage si bien que l’agressivité prend le dessus avec le repliement accentué de l’individu sur lui-même. Edouard Gayet est d’une « turbulence corruptrice »[6] ; Félix Grimaux, le chargé du patrimoine de l’église, est habité par la raison corruptrice du collectionneur fétichiste et se range avec les bourgeois moyens comme ses congénères bureaucrates de la sainte croix ; Pierre Fauvol est, avant sa rencontre avec Élise Dubois, le type du petit-bourgeois qui rage de ne pas accumuler fortune. Quant à la sœur d’Élise Dubois, Marie-Rose, épouse Gayet, elle a l’amour corrompu par l’égoïsme et la certitude suffisante du jugement administrateur et du bling-bling mondain.

Élise Dubois, dépossédée, déshumanisée, dégradée, déséquilibrée par la double pression familiale et sociale, est le réceptacle des dards convergents des corruptions morales. Pour trouver sa personne, pour atteindre son soi-même, elle va prendre sa vie à son corps partisan. C’est dans l’étreinte qu’elle va se construire. Elle va y puiser le fondement du rapport à l’autre ; se construire c’est rencontrer l’autre. Or, la relation sexuelle est la source instinctuelle de ce rapport, devenue au cours du procès d’humanisation, la relation amoureuse mais aussi la relation sociale. Dans l’étreinte se love et l’accomplissement culturel de l’humain et le dépassement collectif de l’individu. L’enjeu ? La réalisation de l’individu.

Conclusion

Le roman pose au cœur de sa thématique le déni physique ou symbolique de la relation humaine, il pose l’enjeu relationnel de ce qui fait mal, ce mal qui traverse la banalité des quotidiennetés individuelles : « Par-delà les pièges de la communication galopante et dévoyée, la mise en relation de l’homme avec le monde et avec ses semblables est le seul gage d’intensité et de déploiement de l’existence »[7] Roman psychologique, il porte un regard social scrupuleux dans les limites d’un huis clos familial. Mais s’il semble un roman d’analyse de l’inquiétude existentielle de nos contemporains, il est aussi, par la verve compositrice d’un narrateur espiègle qui se rappelle régulièrement aux lecteurs en les interpellant, un roman d’aventure annulant chaque prévisibilité dès à peine esquissée.

Ce dernier trait appelle une remarque sur le choix de la position du narrateur. Le roman se donne comme la relation d’un fait divers et l’incipit met d’ailleurs en scène un journaliste qui écrit un papier sur l’affaire et pour ce faire mène une enquête. Mais le narrateur va se substituer au journaliste : « Il y a bien des éléments que les journalistes ne peuvent savoir, car ils n’ont d’autres sources que les déclarations des témoins et l’apparence des événements. C’est aux romanciers qu’il revient, comme un devoir, de les faire connaître. »[8] Ainsi, l’acte de raconter s’inclut-il dans l’histoire, non seulement pour établir une relation de complicité avec le lecteur ou la lectrice, mais aussi pour souligner l’illusion de vérité, celle d’avoir assisté aux événements. Ironie, il s’agirait donc d’inclure une évaluation de vérité dans le récit… La littérature serait donc plus vraie que le réel, elle offrirait la compréhension englobante. Ce surréel n'existerait donc que par la parole présente et subjective du narrateur. Dès lors, l’histoire pourrait reprendre…

Philippe Geneste



[1] Job Armel, Sa dernière chance, Namur, Mijade, 2023, p.273.

[2] Job Armel, Ibid. p.285.

[4] Job Armel, Ibid. p.255.

[5] Jacob, André, Penser le mal aujourd’hui. Contribution à une anthropologie du mal, Paris, Penta, 2011, 195 p. – p.42.

[6] Jacob, André, Ibid. p.44.

[7] Jacob, André, Ibid. p. 95.

[8] Job Armel, op. cit., p.306.

10/09/2023

Détacher ses cheveux

SODKI Agnès, Ma Vie en rousse, illustrations d’Olivier CHENE, Utopique, 2023, 48 p. 8€

pour Alice & Juliette

Voici un roman pour enfants qui porte l’attention sur une singularité : être roux (1). La petite fille, héroïne du livre, souffre de la discrimination dont elle est l’objet, s’attachant les cheveux alors qu’elle les aime détachés, se défendant d’être une sorcière, vivant mal la blancheur de sa peau constellée de taches de rousseur, affublée du qualificatif de martienne, du nom de la planète rouge.

C’est grâce à un sentiment amoureux partagé que Mélissa va affronter sans honte ce que les autres lui font appréhender comme une différence. C’est grâce à sa plus proche amie qu’elle va sortir de l’univers dans lequel elle s’enferme, croyant échapper à la stigmatisation en se repliant dans un monde clos solitaire où l’autodépréciation est de rigueur. « Parfois, une identité n’est pas une identité » écrit Bertrand Dicale (2) ; on peut ajouter que toute identité est une construction, le résultat d’une relation. Si la rousseur sépare Mélissa d’un grand nombre d’élèves de sa classe, la rousseur va aussi la rapprocher d’Arthur et c’est à l’épreuve de sa rousseur que l’amitié de Jeanne se montre indéfectible.

Derrière la fiction bien écrite d’Agnès Sodki et illustrée dynamiquement par Olivier Chéné, c’est une histoire culturelle de l’occident qui affleure. Dans le moindre des stéréotypes langagiers, c’est l’embrasement des intolérances passées et présentes qui se déclinent. Le roman suit alors une autre voie que la distraction, celle audacieuse d’une prévention contre la discrimination. La petite fille a du mal à accepter qu’une simple variation génétique éprouve ainsi sa vie. Elle est loin de se douter que les camarades qui la poursuivent de leurs sarcasmes sont le jouet d’associations ancestrales entre rousseur et diablerie et totalement ignorant de la relativité des croyances selon les civilisations. Mélissa, sortant du roman pour venir dans cette chronique, nous répondrait que cela lui fait une belle jambe, que c’est au quotidien qu’elle doit affronter les remarques dégradantes. Ne lui parle-t-on pas des « taches de rousseur » comme si elles étaient autre chose (une salissure suggère le mot tache, car si on ne naît pas immaculée…) que des ponctuations épidermiques que les scientifiques nomment éphélides.

L’air de rien, l’encre d’Agnès Sodki et la couleur d’Olivier Chéné impriment des arguments littéraires sur la diaphanéité des idées qui laisse passer le soleil irradiant des croyances et opinions communes. S’il met en exergue des éléments du schéma immuable de la stigmatisation et de l’exclusion, le récit écrit à la première personne de Mélissa mène le jeune lectorat à ressentir les émotions dégradées qui rongent l’héroïne. Le roman à lire dès 8 ans conte un parcours d’apprentissage qui part du négatif pour se retourner en positivité, qui part de l’enfermement en soi pour se dépasser grâce aux relations interpersonnelles et sociales autrement fondées. La force de Ma Vie en rousse est de déployer son intrigue non pas sur l’énoncé d’un jugement moral contre les discriminations, mais sur le double mouvement de la reconnaissance de soi par les autres pour vraiment se connaître soi-même. Mélissa n’est pas la super héroïne qui vaincrait seule la montagne des obstacles qui se dressent devant elle, par la seule force vitale de sa raison et de sa volonté ; non, Mélissa va assimiler ses caractères de rousseur pour se situer à l’intérieur du monde, grâce à la relation nouée avec d’autres. Chaque personne s’instruit des autres et jamais de soi seul, de la réciprocité nait la socialisation, comme l’a démontré Jean Piaget (1896-1980) en des travaux magistraux curieusement marginalisés aujourd’hui.

La valeur d’un tel ouvrage pour la lecture individuelle ou collective, prend d’autant plus d’importance dans une époque où le code relationnel façonné par l’individualisme exacerbe les comportements de harcèlement. Chez les adolescents, par exemple, « il ne fait pas bon (…) être gentil et serviable, il convient pour être populaire de se montrer persiffleur, ostensiblement critique, de faire de l’humour aux dépens des autres » (3)

Philippe Geneste

(1) Roux-Guyomard, Élodie, Colin, Marie-Savine, Être(s) roux. Regards croisés sur une singularité, préface Bertrand Dical, Rennes, éditions Goater, 2018, 175 p. – (2) Ibid. p.9. – (3) citation extraite d’une étude qui n’a pas perdu de son actualité : Catherine, Nicole, « Harcèlements en milieu scolaire », Enfances & Psy, vol. 45 n°4, 2009, pp.82-90. Voir aussi le blog https://lisezjeunessepg.blogspot.com/ du 7 janvier 2018.


03/09/2023

Pour les petits et tout petits tourne-pages


Parce que le livre c’est bien pratique, avec lui, on joue, on apprend, on rêve, on grandit. Il fait naître désir et curiosité. Le livre, on le rencontre, il nous montre aussi le monde, un peu différemment que nos yeux le perçoivent. Ouvrir le livre est entrer dans la maison du monde, par la couleur et par les mots, par les dessins et les histoires, par la matière du doux et du râpeux et par le mystère et l’émotion. Ainsi que les parfums des fleurs sauvages frémissent sous les battements d’ailes de l’oiseau en envol, laissons nos mains jouer dans l’inconnu des pages, en découvrir les merveilles, feuilleter, feuilleter, s’échapper plus loin, et revenir. Tournons, tournons les pages encore et encore, et dès le tout jeune âge pour s’ouvrir à l’espace d’autres, pour élargir le nôtre. Tournons, petits, tournons tout petits, tournons les pages.

Annie Mas & Philippe Geneste

BABONI Elena, Quand la pluie s’arrête, mØtus, 2022, 24 p. 9€50

Un livre au prix bien raisonnable, ce qui est à noter, fait de peintures simples, tendres, aux couleurs vives, jouant avec les motifs et leur duplication, immédiatement sensibles au regard enfantin. L’album cartonné se rendra maniable par les tout petits et petits. De la pluie peinte, la narration simple, mène, c’est bien simple, au ciel, et porte du jour à la nuit. L’album sera ainsi lu avec l’enfant avant son endormissement. Tout est simple avec Elena Baboni. Simple et doux, et coloré. C’est un livre poétique par les peintures, tendre par ses tons, apaisant par sa visée, engageant la complicité de l’adulte avec l’enfant pour un simple temps partagé.

 

COSNEAU, Olivia, Curieux comme une fouine, éditions Lagrume, 2023, 18 p. 14€90

Cet album tout en carton, avec ses flaps qui cachent les solutions des expressions laissées en suspension dans la page de gauche, est à la fois un plaisir de lecture avéré pour les petits et aussi une propédeutique aux expressions toutes faites dont use le langage commun. L’enfant découvrira : marcher comme un canard, être fort comme un taureau, être têtu comme une mule, être gai comme un pinson, manger comme un cochon, être fier comme un paon, être myope comme une taupe, être doux comme un agneau. Les illustrations de couleurs vives avec des aplats sont apposées sur des dessins tendant au géométrisme mais non sans fantaisies diverses. C’est donc un album didactique, si l’on veut, mais sans didactisme, juste une exploration du discours des expressions figées, mais si elles sont figées pour les adultes, elles ne le sont pas pour l’enfant qui ne les connaît pas. L’adulte, qui l’ accompagnera dans la lecture de Curieux comme une fouine, pourra donc inciter l’enfant à deviner l’animal désigné par l’attribut caché de la proposition. Il y a là une mine d’échanges et de découvertes pour l’enfant, mais aussi pour l’adulte attentif à la pensée et au langage enfantins. Or celui-ci éblouit si peu qu’on l’écoute en accueil.

 

DELGADO Angelina et Aurora, Une Bonne Journée, traduction de Pépito Lopez, illustrations de Daniela MARTAGÓN, Syros, 2023, 40 p. 16€50

Voici un très bel album qui met en scène une mère et sa fille, pauvres, qui fréquentent une décharge à la recherche de choses réutilisables. Le décor est autant le héros que ne le devient au fil de l’album la petite fille. La thématique est celle de l’émerveillement et de l’aventure conjoints. La dessinatrice peintre assume le glissement de l’album vers la fantaisie du merveilleux d’un conte humain et social par temps de crise. Car cet album est ancré profondément dans le temps présent du monde comme il va mal.

Le merveilleux qui advient installe alors l’histoire dans le conte animalier. La petite fille se lie d’amitié tendre avec un chien errant après s’être perdue et avoir passé la nuit dans un sombre refuge au pied d’un immeuble gris et lugubre.

Le travail des écrivaines et scénaristes jouent sur l’ambiguïté du genre, un album faite bande dessinée ou alors une bande dessinée tirant vers l’album. Les dessins naïfs parfois, réalistes et fauves à la fois, sont couverts de matière colorée donnant épaisseur à la décharge, aux rues, aux personnages. De plus, les dessins privilégient une multiplicité de points de vue qui épousent l’évolution des sentiments de l’enfant tout au long de son errance commencée par une chasse aux merveilles. C’est un très bel album à offrir aux enfants de 5 à 12 ans.

 

SOUDAIS Clémentine, Mon Cahier nature. Les quatre saisons, amaterra, 2023, 56 p. 13€90

Remarquable ouvrage que cette création de Clémentine Soudais. Y est proposée une découverte de la faune et de la flore du printemps, de l’été, de l’automne et de l’hiver des pays tempérés. Chaque double page sollicite le jeune lectorat pour achever de dessiner un motif, de trouver l’emplacement ou placer un motif autocollant livré sur les six pages supplémentaires qui accompagnent le volume de bon format. Livre pratique, Mon Cahier nature. Les quatre saisons est aussi un très bon documentaire pour accompagner les saisons et découvrir des plantes et des animaux ainsi que leur vie. Au coloriage et aux autocollants s’ajoutent des quiz qui permettent de réinvestir ce qui a été lu, parcouru et fait. On ne peut recommander ce livre aux enfants de huit à onze ans.

 

Croc crevettes. Jeux P’tits docs, illustrations de Clémence Lallemand, Milan, 10€50

L’éditeur Milan propose un jeu de mémoire et de stratégie autour du calmar, du poisson-volant, du poisson-papillon et de la squille, tous prédateurs des crevettes dans les eaux tropicales… Les pions, les jetons, les tuiles sont à préparer, c’est simple et, grâce à l’accompagnement de l’adulte, investit les enfants avant même de démarrer. La boite contient 25 tuiles, 20 jetons, 4 pions et une règle du jeu. Et les prédateurs eux-mêmes devront se méfier du thon jaune dont ils sont la proie. Le jeu met en scène une chaîne alimentaire naturelle. Le jeu dure à peu près dix minutes ce qui le rend adapté aux enfants de 6 ans.

Philippe Geneste

 

 

27/08/2023

De l’album au roman, la littérature de jeunesse et l’abus sexuel

JEAN & ZAD Didier, Surtout la nuit, illustrations Laura GIRAUD, Utopiques, 2023, 34 p. 18€

Une main se glisse par une porte, seuil d’entre les obscurités. La peur du noir est installée chez la petite fille. Non pas la peur pour le noir, mais la peur de l’immense solitude face à ce qui vient dans le noir… cette main franchissant le seuil de sa chambre, cette main qui passe sous les draps, qui la touche. Elle a sept ans. Une expérience indicible à la fois inconnue et intraduisible en mots, une souffrance, un secret imposé car « partagé », un secret menaçant.

Comment le dire ? Comment s’arracher à la prison du secret des nuits ? En comprenant que jamais la main ne cessera de franchir le seuil ; en réalisant contre ses propres appréhensions que la douleur cachée reste à jamais douleur ; en se décidant de rompre le secret pour s’ouvrir à la personne adulte et de confiance et lui confier le fleuve ancien et sans cesse renouvelé des douleurs.

Le choix éditorial du grand format par Utopique est à louer tant il rend justice au récit d’images de Laura Giraud. Les dessins varient de l’illustration dynamique, vivante, réaliste et colorée à l’illustration hallucinée, pesante, symbolique et sombre. Le travail iconique double certes le texte, mais il pourra, l’album une fois lu avec l’enfant ou lu par l’enfant, être relu par le tissage unique du sens porté par les images. La relecture imagée éprouvera, alors, le cheminement imaginaire de l’enfant qui lit.

Surtout la nuit est un album qui réussit l’alliage, toujours difficile, du poétique et du didactique. L’art de la fable de Didier Jean & Zad et l’art de l’illustratrice Laura Giraud convergent, proposant un album qu’aucune bibliothèque d’école primaire ou de collège ne saurait manquer d’offrir aux élèves, et dont on ne peut que souhaiter la présence au sein des bibliothèques familiales.

 

ABIER, Gilles, On s’amusait, Le Muscadier, 2023, 79 p. 11€50

Avec le développement du secteur de la littérature jeunes adultes, qui vient prolonger le secteur de la littérature destinée aux adolescents, n’assiste-t-on pas à un revirement partiel et minoritaire, mais toutefois sensible, vers une littérature qui viendrait bousculer les codes empruntés et forgés par la loi du 16 juillet 1949 (1) loi toujours en vigueur ? L’anti-héros serait alors le fer de lance de cette offensive littéraire sur la base de trois thématiques dérivées de la littérature adulte : la mort (violente), la sexualité et l’argent. Une liberté de ton viendrait faire imploser la barrière générationnelle, usant volontiers de certains procédés propres à la modernité stylistique. Un des effets de cette évolution serait la mise au lointain du didactisme comme force d’inertie encombrante pour toute vraie création. Le roman On s’amusait de Gilles Abier confirme-t-il cette observation ?

La sexualité est bien présente, le style ne ménage pas le lectorat, un style direct, où abondent aussi les dialogues proches du langage des jeunes gens. Le héros, Zack, est un anti-héros, sans aucun doute, mais le narrateur le préserve quand même. La culpabilité d’Inès, sa demi-sœur, fait l’objet d’un discours narratif incisif. Le rôle des SMS renforce la vraisemblance et le contexte contemporain de la fonction des réseaux sociaux dans le harcèlement ou le rapport humain délétère mis en cause.

Mais le roman va-t-il vraiment jusqu’au bout de ce que la collection Rester vivant du Muscadier crée comme horizon d’attente ? On a bien la fonction de l’alcool du violeur, du chantage par le biais de la sexualité, de l’enjeu de la réputation, du rapport sexiste qui domine toujours les relations entre garçons et filles. De plus l’auteur prend grand soin à éviter tout ce qui pourrait prêter à une érotisation de la situation de violence sexuelle, ce dont a contrario nombre de fictions usent et abusent. Il désigne comme acte de dénégation les discours d’évitement du mot viol et il met en scène la tentation du silence, que connaît Ines, celle de diminuer la portée du viol en se réfugiant comme malgré elle dans la stéréotypie sexiste masculine et patriarcale dominante et son corollaire de la réputation du nom, de la famille. Tout cela est très présent et c’est l’indice qu’il faut combattre, cette loi sociale qui édicte que pour la violée « À jamais le silence est roi » (2).

On regrettera juste que l’ouvrage ne prenne pas toujours le temps de trouver vraiment sa voix narrative. Le parti de la brièveté ne permet pas d’explorer, vraiment, ce qui, à la jeune fille violée, est accordée de compréhension dans son agression, de la consommation de son être dans la mise en scène chosifiante de son corps. De même, la grande richesse de l’intrigue, qui s’appuie sur les thématiques du mensonge et de la tromperie, manque de temps d’exposition, pourtant nécessaire pour rendre partageable une expérience de violence subie qui mure la victime dans l’impartageable. Ce manque ne vient-il pas brouiller quelque peu le propos du narrateur ?

Ce questionnement en suspens ouvre à une critique du roman mais il serait faux de négliger l’impact de sa brièveté, comme l’a souligné la vive discussion au sein de la commission lisezjeunesse. On s’amusait est un livre qui questionne, rien que pour cela – et il n’y a pas que cela – il peut être recommandé (3).

Philippe Geneste

Notes

(1) lire sur https://www.quiero.fr/spip.php?rubrique14 les trois volets de l’étude Du Roman pour adolescents et adolescentes

(2) Bayard, Inès, Le Malheur du bas, Paris, Le Livre de poche, 2020 (1ère éd. Albin Michel 2018), 259 p. - p.187.

(3) Sur la même thématique du viol, lire le blog du 11 octobre 2020 d’Annie Mas, « Car sans toi, une chambre froide » consacré à DISDERO Mireille, Ce point qu’il faut atteindre, éditions le Muscadier, 2020, 188 p

 

20/08/2023

Contes et Comptines d’ici en ailleurs

CRAHAY Anne, Mes p’tits doigts, éditions CotCotCot, 2023, 40 p. 14€90

Le livre est conçu pour une interaction avec l’enfant, l’éditrice et l’autrice parlent du bébé de 0 à 24 mois, mais il nous semble plus juste de ne pas commencer trop tôt et surtout de continuer sa lecture au cours du développement de l’enfant jusqu’à 4/5 ans, voire plus. L’album est une comptine centrée sur les besoins vitaux du bébé. Pour lui donner toute sa mesure, l’enfant doit être sollicité à investir l’image dont le graphisme et le travail de couleur sont très intéressants, avec des collages qui ont nécessité pour l’édition « Un travail d’éclairage et de photogravure relativement exigeant ». De plus, l’illustration associe un dessin rêveur d’une chenille, héroïne de la comptine et le dessin stylisé de la main pour conserver le réalisme nécessaire à la représentation du signe. L’originalité est que l’ouvrage permet d’accompagner la parole par des signes simples pris à la langue des signes française (LSF), donc de doubler la comptine en la narrant en paroles et en signes. Un appendice donne la clé des signes aux adultes pour les réaliser à l’adresse de l’enfant, toujours avec l’appui de l’image (1).

Dans un entretien avec l’éditrice, l’autrice explique sa démarche : « Pour préparer ce projet, j’ai rencontré l’équipe du Babibar à Liège en Belgique. Cette association accueille des modules Bébé-Signe : l’opportunité d’y suivre une initiation et d’assister à la danse des petits doigts s’est présentée à moi. Observer la complicité, la joie, l’intensité des regards et la grande intelligence du tout petit enfant… moments suspendus… Quand les images ont été en chantier, il a fallu tester la bonne compréhension des signes, et la capacité des lecteurs à les reproduire facilement, sans formation spécifique. J’ai ajusté, changé d’angle, déplacé des pouces et redessiné de nombreuses fois chaque main pour que l’illustration communique de manière la plus simple, juste et précise possible. »

Cet ouvrage, à la belle édition, griffe de CotCotCot oblige, serait utilement utilisé, si sa lecture perdurait au cours du grandissement de l’enfant, pour l’ouvrir à une gestualité fine, celle sur laquelle la LSF s’appuie.

Philippe Geneste

(1) On ne peut que recommander pour approfondir le travail des gestes de la langue des signes et pour s’enrichir de la connaissance de leur genèse, de se reporter à l’ouvrage de Séro-Guillaume, Philippe, Langue des signes, surdité et accès au langage, troisième édition revue et augmentée, Chambéry, CNFEDS – Université Savoir Mont Blanc, 2020, 302 p. + carnet pratique d’analyse componentielle des signes manuels assortie d’une transcription 11 p.

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DOUMBOUYA “PETIT TONTON” Moussa, L’Écureuil et l’épervier – Njoldu e segeleere, traduction de Anna Gonari-Diemene, illustrations OSCAR, bilingue français-pular, L’Harmattan, 2023, 16 p. 9€

Voyage en Guinée avec le comédien et conteur Moussa Doumbouya qui adapte un recueil du patrimoine du peuple de langue pular. Il s’agit d’un conte animalier avec morale sur la prédation et sa chaîne d’oppression. La commission regrette juste qu’un glossaire n’ait pas été inséré à l’album et que quelques informations sur le peuple parlant la langue pular n’aient pas été adjointes

Commission lisezjeunesse

 

CHARDON-ISCH Nicole, Le Totem de Gayou – Owéaa goo wë Gayou, traduction de Anna Gonari-Diemene, illustrations de Brice FOLLET, bilingue français-paicî, L’Harmattan, 2023, 16 p. 9€

Le paicî est la langue de la Grande-Terre de Nouvelle Calédonie. Elle compte 7900 locuteurs, enseignée en option dans l’enseignement secondaire et dans l’enseignement supérieur. Le peuple kanak est quotidiennement confronté à l’intégration économique des îles de la Nouvelle Calédonie au marché mondial. Il est marqué par l’histoire du colonialisme et du post-colonialisme. Toutefois, la structure en clan et tribu a subsisté, contournant parfois la culture occidentale et affirmant un patrimoine propre, dont le patrimoine des contes. Parmi ceux en langue paicî, certain nombre repose sur le totémisme : « chacun peut avoir un totem protecteur, qui le conseille et le protège toute sa vie ». fait état des totems. Le Totem de Gayou est un de ceux-là. Un petit garçon part en forêt avec son père pour trouver son totem. C’est l’occason pour le jeune lectorat de découvrir une civilisation, une modalité du totémisme. Grâce à la version bilingue offerte par ce volume, Le Totem de Gayou est aussi une sensibilisation à une langue du monde ou bien, auprès d’enfants kanaks, une entrée dans leur langue par le conte. Chaque langue est un des plus beaux monuments de l’humanité, on ne le remarque pas car on le parle. Mais perdre une langue parce que le mode d’exploitation de la nature et de l’homme par l’homme fait disparaître des peuples, est le signe d’une humanité inhumanisante. Aussi, toute initiative maintenant la pratique des langues de peuples opprimés est à saluer, à soutenir aussi, surtout que ce sera pour le pur bonheur es enfants en éveil de curiosité.

Ph. G.

 


13/08/2023

Deux lectures poétiques

De la trace à l’empreinte

Davin Sandrine, Fracture de terre, TheBookEdition.com, 2022, non paginé (40 p.), 9€

Ce recueil, comme tous ceux proposés depuis 2018, inspirés de formes poétiques courtes, est une approche de l’absence. Mais là où le présent poétique accueillait la figure du grand-père absent, Fracture de terre rend compte du déchirement entre la présence de l’absence et le souvenir de l’absent. Entre les deux, le drame poétique porte sur la capacité de l’écriture à rendre présent ce qui n’est pas, à le rencontrer dans l’instant. C’est bien cette réalité poétique que les recueils précédents rendaient efficiente. Avec Fracture de terre la figure du grand-père échappe à l’instant vécu pour devenir souvenir « Sur la terre de mon enfance », du

« temps

Des feuilles abandonnées

À la terre ».

On s’enracine dans la terre de son enfance (« Soleil enfoui ») en se retirant dans le passé. Le présent n’est plus l’horizon. L’instant de l’écriture ne met plus en présence de l’absent, mais l’évoque :

« Ici la terre est sèche

De ton absence » ;

« J’ensemence la terre

De souvenirs ».

Ce qui distingue le souvenir de la présence de l’absence est l’époque convoquée. Le souvenir installe l’absent dans le passé alors que la mise en présence l’installe au cœur de l’instant. Figure du disparu, le souvenir entretient sa représentation dans la perspective mémorielle. Il n’en est rien dans le cas de la mise en présence de l’absence où l’absent est une figure qui vient au présent.

Nous avons suivi, au fil des recueils, l’advenue du grand-père et avons noté l’intermittence de sa présence dans l’instant. Mais, bien qu’intermittente, cette présence existait non pas au cœur de l’écriture mais par l’écriture. En devenant un souvenir, le rapport de l’absent à l’écriture change. Fracture de terre nous enseigne les caractéristiques de ce changement. Au lieu d’être partie prenante du procès d’énonciation du poème, l’absence se réfugie dans l’empreinte (multiples occurrences du terme). Les « Lettres écrites à la craie » tracent

« Le nom de la chair

Le nom de cette terre

De ce jardin ».

Comment s’opère cette torsion du rapport poétique à l’absence ? Sans être exhaustif, nous tenterons de dégager certaines pistes explicatives.

Les paysages cosmiques et terriens portent la marque du combat de fait entre mise en présence de l’absence et retirement vers le passé. Les éléments naturels, jusqu’aux ombres, sont maltraités. Dans ce recueil, la topographie se lézarde sous l’insistance des souvenirs à s’imposer. Il en résulte une temporalisation qui s’oppose à la topographie qui était dominante dans les autres recueils. L’irruption du passé au trente-deuxième poème signe cette transformation :

« À cette terre

Qui était tienne »

 Au passage de la topologie à la temporalisation, correspond le devenir de la trace en empreinte : pourquoi ?

La trace est ce qui est là, involontairement laissée par l’expérience et qui s’inscrit dans le présent de celle qui la remarque, la repère ou l’a cherchée. Ce qui caractérise la trace, c’est sa perception ; la trace comporte donc une dimension subjective puisqu’elle est le résultat d’un acte personnel, ici de la poétesse. Mais la trace dit aussi que la présence repérée est une présence absente. Chez Sandrine Davin cette présence absente n’est saisie que par intermittence, on s’en rappelle, et c’est vrai dans plusieurs des poèmes de Fracture de terre. L’acte poétique est l’instrument de ce saisissement. Il notifie l’insaisissabilité de l’absent dont la figure apparaît puis disparaît, figure en appel dans l’instant, figure éphémère comme la brièveté des formes poétiques où elle s’inscrit. Fracture de terre conte le drame de cette présence intermittente de l’absent. Les menaces qui, métaphoriquement, égratignent les éléments cosmiques et terriens, rendent insuffisante la présence de l’absent durant l’instant. La poétesse ouvre alors sa quête du côté « Du passé ».

C’est alors que la trace devient empreinte :

« -trace usée

D’un temps au souffle lourd » ;

« -Empreinte usée du temps- » ;

« D’un temps ancien ».

Dans ce recueil, le souffle est associé à l’oubli :

« À chaque souvenir

De toi

-Par-delà le souffle

De l’oubli- »,

aussi le « temps au souffle lourd » est-il le temps usé par l’oubli, mais qui résiste. Le terrain de l’action poétique se déplace donc. La trace annonce, elle porte en elle quelque chose de l’anticipation. La trace signe une présence invisible. L’empreinte, elle, relève de la conservation, elle -nonce, elle -signe. L’action de désignation correspond au retirement dans le passé de la figure du grand-père. La poétesse nomme, dénomme et à ce « nom » que la poétesse dédie sa vie, c’est aussi dans ce nom qu’elle l’y accomplit.

N’arrivant plus en appel dans l’instant (trace), la figure du grand-père s’installe dans le rappel du souvenir (empreinte). Ce geste de déplacement rétablit les époques, refait de l’instant une césure entre passé et avenir, (« Le temps est une faille », dit le premier poème) ; l’absent entre alors dans un passé qui est décroché du présent. Jusqu’au dernier quart du recueil, rien n’est joué, mais du trente-cinquième poème au quarantième, le souvenir l’emporte définitivement. Cela signifie que dans ce qui l’oppose à l’instanciation de l’absence, le passé devient le territoire du poème, un territoire où la poétesse porte ses pas (« Nos semelles ») : le souvenir vit en nous mais l’image du souvenir ne vit pas auprès de nous.

Le recueil Fracture de terre n’explore pas seulement l’opposition sous-jacente à cette nuance, il montre comment face à la problématique de l’absence, une pratique poétique la résout et il expose le drame qui s’y joue.

Philippe Geneste

 

Une vie au cours de vers

MASSOT Jean-Louis, Opuscules poétiques 1995-1998, couverture et illustrations de Gérard Sendrey, Chateauroux-les-Alpes, 2022, 121 p. 9€

Le terme d’opuscules est au pluriel car le livre rassemble quatre courts recueils de Jean-Louis Massot, parus de 1995 à 1998, chez quatre maisons d’édition dont trois n’existent plus. Le quatrième recueil étant épuisé, Opuscules poétiques redonne à lire le fil humoristique, parfois goguenard, souvent tendre, d’une poésie qui chante la relation interpersonnelle. Pour les collectionneurs, le poème de la quatrième de couverture est le seul jamais paru. Le livre est illustré par un complice de longue date, Gérard Sendrey (1928-2022), le fondateur de la Création Franche à Bègles, site d’art brut.

Suivre l’œuvre de Jean-Louis Massot, sans le connaître, donc comprendre ce qui est lu sans arrière-fond biographique ni éditorial, c’est ce à quoi nous nous sommes livrés ici. Suivis en lecture, les poèmes jetés sur page comme bouteille à la mer nous ont offert quelques messages de vie.

Le vivant des rencontres d’objet contrevient à une vie de rangements tout comme la vie rangée annihile toute saveur. Si le poète au cœur d’artichaut se mue en cœur potiron et se sent « pourrir de l’intérieur » dans les brumes des saisons, sa poésie rappelle, non sans un brin de nostalgie, l’humanité :

« Se rapprocher à pas de loup

de naguère »,

mais toujours avec ce zeste d’impertinence qui parcourt incessamment l’œuvre de Jean-Louis Massot.

L’impertinence serait-elle à la tapisserie de sa poésie le remède aux « raccords qui se décollent » ? Une manière de déjouer le courant souterrain qui nécrose le langage ou le conventionnalise ? Mais aucune grandiloquence. L’ouvrage Opuscules poétiques livre une poésie prise dans la simplicité de la vie, car regarder le banal c’est déjà comprendre qu’il ne l’est pas.

Si créer est empêché par la contrainte qui vole les « sentiments », crucifie « l’amour », que reste-t-il au poète ? L’humour, nous l’avons dit, mais aussi une liaison analogique au monde. Ainsi, le poète, « cueillant une vague entre ses doigts, il apprenait à nager à ses doutes ». Mais jamais Jean-Louis Massot ne verse dans l’abscondité poétique chère aux avant-gardes car, comme le dit le poème « Je t’inviterai », la signification prime, jamais coupée

« des messages de misère

englués sur des pilotis de goudron »

Jean-Louis Massot confie peut-être aux lecteurs sa confiance personnelle aux mots, confiance en une utopie dont le ton nostalgique de certains poèmes accuse la fragilité aujourd’hui. Il fait offrande d’une vie de poésie en proposant au lecteur, à la lectrice, de se mettre à table pour goûter au bon vin des vers, aux mets assaisonnés des mots en ligne. La poésie sert à traverser sa vie et « surtout de ne pas passer à côté de nos actes ». Dans un monde triste, guerrier, aux professions de foi braillardes des chefs mortuologues, grondera-t-il du lointain quelque révolte nouvelle ? « Peut-on jamais savoir » ?

Philippe Geneste