Anachroniques

20/10/2024

La poésie pour saisir l’ailleurs de soi et s’y comprendre

BERGÈSE, Paul, La Maison, le jardin et le rêve, illustrations Solange GUÉGEAIS, éditions Voix Tissées, 2022, 54 p. 15€ ; BERGÈSE, Paul, Dans la clarté vive, illustrations Solange GUÉGEAIS, éditions Voix Tissées, 2024, 60 p. 15€

Chroniquer ensemble ces deux recueils s’impose non pas parce qu’ils sont du même écrivain mais parce qu’ils portent une même problématique que l’heureux recours à la même illustratrice pour les interpréter vient renforcer.

Le titre La Maison, le jardin et le rêve pose deux lieux en accueil du rêve. Par homothétie ces deux espaces miroitent le livre où sont recueillis les poèmes. Le poète a besoin de poser l’espace. La préposition, qui ouvre le titre du second recueil, Dans la clarté vive, inclut la poésie dans une intériorité, celle de « la clarté vive ».

Mais revenons au premier recueil. Les deux motifs qui s’imposent sont les oiseaux et le vent ou sa variante, l’air. Les illustrations y ajoutent des motifs de l’ordre de l’esprit (des cœurs en médaillons par exemple) épousant des sensorialités diverses. Les oiseaux semblent comme le produit du vent et de l’air. Et si le recueil convoque une riche collection de végétaux, c’est pour leur position en suspension entre ciel et terre qui les soumet au vent, au soleil et à la froidure. Sur le bord des peintures rougeoyantes, attiré par le jaune chaleureux, le rythme des vers pairs (largement majoritaires dans cet univers d’harmonie recherchée) propulse la pensée du lecteur ou de la lectrice vers un bonheur onirique : la maison qui s’ouvre, la maison qui chante, n’est-ce pas la poésie comme bâtisse de mots juchée aux quatre vents des rimes ?

Cette poésie est cosmique, poésie de la nature et qui la chante. La poésie en chantant le monde, la faune des airs, la flore des couleurs, n’imite pas, mais porte la nécessité que s’ouvre l’imaginaire pour saisir l’ailleurs sans lequel la personne resterait close sur elle-même. L’image se porte aux vers, les vers se portent à l’image et dans cet aller-retour incessamment joué par la lecture, la vérité d’être au monde de l’enfant trouve un dire homothétique à l’expérience de sa vie.

L’enchaînement des poèmes organise les qualités sensitives en correspondances : clair et ombre, eau et feu, terre et eau, chaud et froid, air et sol, le fluide et l’inerte… La peinture, le graphisme et les assemblages de Solange Guégeais rendent visibles cette diversité des relations des sens qui gouvernent les poèmes. Le retour constant des hexamètres (vers privilégié dans La Maison, le jardin et le rêve) et la préférence donnée dans le même recueil aux vers pairs (presque toujours encadrants), le jeu des rimes soit intérieures soit extérieures, les assonances, les consonances, les échos sonores dans les poèmes mais aussi entre les poèmes, et ce dans les deux recueils, traversent l’univers imagé. Le bouquet de couleurs suggère en retour une unité transparente qui invite le jeune lectorat à entrer dans l’espace des tableaux où les choses, la faune, la flore, les silhouettes, perdent le motif premier de leur aspect (oiseaux et fleurs en majorité) sous une lumière prégnante et sans foyer localisé.

La poésie de Paul Bergèse n’introduit pas un ordre factice mais tient à distance la destruction, la détérioration, la putréfaction, l’étiolement. Cette poésie soulève le renouveau d’un grand chant de la nature et de la vie. Chaque poème traque la dissonance, qui, surprise au détour d’une composition, est reversée dans le flux du vivant et de la Terre qui en répond. Cette poésie est une poésie de couleur et non de contraste, du réciproque et non de l’opposition, de la variation et non de la coupure, du flux et non des stases, de la répercussion et non de l’antithèse. Les multiples symétries forment le cadre d’harmonie de ce choix et Dans la clarté vive en est l’aboutissement éclatant. Ce recueil est complémentaire du premier. Il radicalise la symétrie. L’ensemble du recueil est isométrique, composé exclusivement de pentasyllabes réunis en quatrains. Le rythme des vers est invariable en 3/2. Savamment suggestif, ce rythme introduit à la perception du sensible par l’harmonie poétique, l’isométrie faisant flirter chanson et poème. Les deux dernières syllabes du rythme tombent presque toujours sur un mot substantif ou adjectif ce qui substantialise les vers et

« ravive la source

des harmonies douces »

Il y a chez Paul Bergèse, (faut-il dire dans la poésie destinée aux enfants ?) une confiance mise dans le langage pour exorciser l’âpreté du monde et les menées destructrices des hommes. Éveillé par les assonances, rimes et rythmes, courant sur les toiles chamarrées de couleurs, l’esprit enfantin rencontre la licence d’une libre innocence.

Lire la poésie c’est faire l’expérience que vivre par l’innocence n’est pas vivre en mensonge, bien que l’harmonie y soit saisie comme une utopie. Lire la poésie, c’est trouver les sens qui unissent au monde de l’inerte et du vivant. La poésie enfantine a peut-être cette visée enfouie au creux de ses vers : la constance de la prise de la vie en sa nature vaut mieux que l’inconstance des emprises consuméristes tenant lieu commun de vie. À l’unisson, les créations picturales – le terme d’illustration serait réducteur – invitent à percevoir l’unité du monde matériel qui semble plonger jusque dans la profondeur suggérée des tableaux. Ceux-ci renferment tout de même comme une réticence au continu de la substance dont pourtant ils sont faits et qu’ils chantent.

Paul Bergèse et Solange Guégeais, car on ne saurait évoquer l’une sans l’autre, font écho par leur travail créatif à cette remarque de Jacques Charpenteau : « Il faut (…) investir ce redoutable lieu commun de la bonne conscience collective en quête nostalgique de l’innocence perdue, dans un monde où chacun se sent un peu coupable, où chacun, surtout rend les autres responsables de son destin – de ce qu’il n’est pas devenu et qu’il avait rêvé d’être : qu’avez-vous fait de l’enfant que je fus ? » (1)

Philippe Geneste

(1) Charpenteau, Jacques, Enfance et poésie, Paris, les éditions ouvrières, 1977, 200 p.– p.9.

 

13/10/2024

« C’est si difficile d’être humain » ?

HARRINGTON C.C., Mary et le langage secret de la forêt, traduction française de RITSMANN Charlotte, éditions Milan, 2024, 313 pages, 14€90.

C’est l’hiver à Londres en cette année 1963. La jeune Mary n’a pas tout à fait 12 ans, et pourtant de nombreuses expériences d’humiliations, d’exclusions s’accrochent à elle, étouffant son esprit. La société de ce temps n’est pas tendre envers les personnes, enfants ou adultes, qui ne correspondent pas à la norme. Mary, elle, a « les mots imprimés comme autant d’hameçons dans la bouche », hameçons qui brisent sa voix, empêchant d’exprimer toute pensée, déchirant ses mots en lambeaux éclatés : Mary est une enfant qui bégaye.

Ce jour-là, dans sa nouvelle école en sa salle de classe, alors qu’une enseignante l’empresse de parler, la fillette ne trouve qu’une seule issue pour échapper à l’humiliation : enfoncer très profondément dans « la paume douce de sa main » la pointe d’un crayon bien aiguisée. Cet acte provoque dégoût et scandale et l’infirmière scolaire qui la soigne sans douceur menace de l’envoyer dans une institution où, comme Mary le sait, les enfants dits handicapés subissent des maltraitances. C’est alors qu’Evelyn, la mère de Mary, par amour pour elle, ose braver la sévérité du père et fait une proposition risquée : qu’afin de guérir de son bégaiement, l’enfant parte chez Fred, son grand-père, qui habite bien loin de Londres, en Cornouailles.

Dans le même temps, à Londres, une petite panthère des neiges est prisonnière avec sa sœur au parc d’attraction du Royaume des animaux. Son nom est Tornade, c’est un jeune mâle. Des humains l’achètent pour l’offrir en cadeau d’anniversaire à une bourgeoise. Mais Tornade n’est ni un jouet, ni une peluche. Pour avoir saccagé le bel appartement de sa maîtresse, il est conduit bien loin de Londres, en Cornouailles. C’est là qu’il va rencontrer Mary.

Entourée de l’attention tendre de son grand-père, Mary a mis un baume sur les brisures de ses mots. Auprès de lui, si différent des censeurs, elle se sent comprise et écoutée. Elle est libre aussi, comme pour ce jour de grande neige où parcourant la forêt millénaire qui jouxte leur maison, elle s’arrête tout près d’un arbre majestueux, un chêne, impressionnant et beau par plein d’années vécues ; beau et plein de sagesse aussi, lorsque l’entourant de ses bras, elle l’entend murmurer « Sois douce avec toi-même, c’est difficile d’être humain ». Souffle vibrant de la nature, ces paroles bouleversent Mary comme le feraient des envolées de joie. Ainsi sont effacées les angoisses, les mutilations physiques et mentales, la honte et le dénigrement de soi. Mary désormais, écoutera le vieux chêne. Par son courage, elle va sauver Tornade et laisser s’échapper d’elle les mots pour le défendre, des mots exprimés à sa façon, à son rythme. Et si pour elle et son grand-père, il « est difficile d’être humain » face aux murs de haine érigés par des hommes, tous deux sont, dans les pages du roman, les témoins d’une humanité vraie même si fragile, telle qu’elle nous est chère.

À cette histoire si émouvante et tendrement écrite, l’autrice offre des explications sur les travaux de reforestation dans le monde, les efforts de préservations des animaux sauvages et de nouvelles connaissances concernant le bégaiement – autant de connaissances et d’explications qui ajoutent à l’intérêt du livre, sans nuire aucunement à la sensibilité et à la beauté du roman qui s’adresse préférentiellement aux préadolescents et préadolescentes.

Mas Annie

 

DUPUY Valérie, Qui veut jouer dehors ?, illustrations Virginie BLONDEAU, tutos dessinés ZAD, Utopique 2024, 20 p. 16€

Les tutos désignent ici des dessins de gestes de la langue des signes pour signifier un mot. Le livre est une fable animalière tendre, celle d’un hérisson qui ne trouve personne pour jouer avec lui. C’est l’occasion pour l’album de passer en revue les différents éléments, les temps (beau, mauvais, chaud, froid), de convoquer des animaux afférents aux saisons évoquées.

Des dessins émanent une dimension d’empathie que cultive Virginie Blondeau avec des aquarelles ou des effets d’aquarelles. L’illustration, colorée avec discrétion et douceur, renforce cette dimension qui couvre l’ensemble de l’univers diégétique de l’ouvrage. Celui-ci, au format italien, aux pages fortement cartonnées et aux coins arrondis, se prête à la manipulation par le petit enfant. Le livre sera évidemment lu avantageusement avec les enfants sourds apprenant la langue des signes et les tutos de Zad aideront les parents dans l’accompagnement de cette fonction du livre. Ils serviront aussi à ouvrir les enfants entendants à la question de la surdité et à découvrir cette belle langue des signes française (LSF).

Philippe Geneste

NB : Pour découvrir la LSF, lire le supplément détachable du système de notation des signes de la LSF dont Philippe Séro-Guillaume a augmenté la troisième édition de son livre Langue des signes, surdité et accès au langage, Chambéry, CNFEDS – Université Savoie Mont Blanc, 20220, 302 p. + X p. Ce système est une « analyse componentielle (les paramètres physiologiques qui permettent la réalisation des signes manuels) assortie d’une transcription qui utilise les caractères alphabétiques et de ce fait permet l’utilisation de tous les médias modernes sans adaptation particulière ».

 

06/10/2024

Être soi ?

STEWART Lizzy, Alison. À coups de pinceau, traduit de l’anglais (Royaume-Uni) par Nadia Aeberli, éditions Helvetiq, 168 p. 24€

Ce fort ouvrage relié est en propre un roman graphique. La composition de la majorité des pages d’Alison. À coups de pinceau classe l’œuvre dans le genre de la bande dessinée. Cependant l’insertion de pages de texte illustré ou de pages uniquement composées d’un texte écrit, inclinent aussi à lire l’œuvre comme un carnet intime d’une peintre. Alison Porter est née dans une famille de la classe ouvrière du comté du Dorset. Jeune fille, elle tombe amoureuse (« C’était de l’amour, je n’en doute pas, mais de l’amour pour Andrew mêlé à l’amour de l’Amour » p.2) d’un employé administratif à la mairie de Bridport. Elle se marie à dix-huit ans. Le couple est pauvre, et Alison apprend à devenir ménagère, femme au foyer. L’existence est terne pour elle et pour égayer ses jours elle prend quelques cours de dessin. C’est là qu’elle rencontre Patrick Kerr, un peintre reconnu, qui la prend sous son aile mais aussi qui la convoite sexuellement. Il l’invite à le rejoindre à Londres : « Vous n’analysez pas vos sentiments pour lui, seulement les siens pour vous » (p.24).

Là, en 1978, commence son apprentissage d’artiste. Elle noue une relation tumultueuse avec le pygmalion Kerr : « la tempête sentimentale faisait rage dans l’espace qui nous séparait » (p.6). Pour la prolétaire, les voies officielles de l’art tendent à brider la créativité : « J’ai rempli des pages et des pages sur son instruction [à P. Kerr c’est-à-dire une instruction académique du milieu académique des artistes bourgeois], mais pas une n’émanait de moi Je croyais que si je parvenais à dessiner à la perfection (…) je serais une artiste » (p.59). « Tu vois que ce sont des artistes parce qu’ils ont peaufiné pendant des années leur style vestimentaire (…) Ça ne dit rien de leur technique de peinture. Tu es authentique et sobre. Véridique, même. Je pense que tu pourrais devenir très bonne un jour. Alors au travail » (p.19). C’est avec nuance et durant toute la durée de l’ouvrage que ce thème du rapport du peuple à la création est traité avec intelligence et de manière très stimulante. Il est lié à l’apprentissage de soi de la jeune femme qui interroge dans son écrit les obstacles qu’elle ressent sans savoir les nommer : « Ma douleur dissimulait une sorte de vérité que je ne comprenais pas complètement à l’époque. Elle semblait pointer vers quantité d’autres choses, mais je ne me permettais pas de les voir » (p.71). Ou encore : « je me demande à combien de mes propres mensonges je me suis forcée à croire. Moi qui n’ai jamais su mentir » (p.87). Très subtilement, aussi, elle est liée à la conquête d’un espace à soi, un lieu à soi. Le bourgeois ne sait pas « ce qu’avoir un espace à soi représente pour des personnes qui n’en ont pas » (p.140).

Durant cet apprentissage, elle s’aperçoit que la place de la femme au foyer prolétaire et celle de la femme artiste, sont identiques, toutes deux soumises à la domination masculine, avec l’hypocrisie en plus chez les bourgeois se disant libérés. C’est l’époque aussi où elle noue une amitié sans faille avec une jeune sculptrice, Tessa Effiong, en rupture, car femme, car noire, avec le milieu des artistes de son époque, pétri par le patriarcat. Tessa est une révoltée de l’art autant que dans la vie qui va permettre à Alison de passer nombre de ses pensées indécises au révélateur. « Je ne suis pas celle que vous voyez » (p.150) répond-elle dans un entretien, parce que ce qui se voit au jour des apparences masque ce qui s’est tramé durant les nuits pleines et l’obscurité inaccessible du passé de l’existence. Le livre Alison. À coups de pinceau met en scène l’existence en ombres et jours, et dont on ne peut décider que lorsqu’il n’y a « personne en qui ou derrière qui disparaître » (p.107). La vie est parfois un art de se cacher où la personnalité s’annihile pour vêtir le déguisement du convenu passe-partout. Être soi n’advient que si on sait voir l’autre, s’en distinguer, s’y opposer, s’éprendre de lui, l’aimer, l’apprécier, donner et prendre : ni caser le trop plein de soi-même en l’autre ni servir à l’autre, par servitude volontaire, de réceptacle de son trop-plein de lui-même. Ne pas se laisser envahir par les souvenirs, savoir en revanche reconnaître à l’autre ce qu’il nous a apporté et qui, transformé et devenu, en différence autant qu’en différance, une part de nous-même.

De même, Alison. À coups de pinceau propose une réflexion approfondie sur le rapport au corps à travers le travail de modèle. Alison écrit ainsi, alors qu’elle est une peintre désormais reconnue : « Pouvoir être tranquille et en silence dans son propre corps. Aucune attente sinon la simple consigne de s’offrir à mon regard » (p.20). Conquérir son corps sans l’aliéner à l’autre mais sans non plus le réifier pour soi, comme conquérir sa place dans la société inégalitaire de la société capitaliste, c’est chercher le vecteur de sa propre créativité qui, pour Alison Porter, est la peinture : « Mes lacunes sociales d’indécision, de passivité et de silence (…) trouvaient leurs contraires dans la peinture. Soudain, je pouvais mettre en scène mes indicibles, enchaîner les décision » (p.95). Le roman graphique d’apprentissage raconte comment on se perd dans sa vie, comment il faut trouver des ressources pour recommencer, comment rien n’est donné, tout s’obtient par une lutte. Alison Porter a compris que, pour certains, lutter c’est écraser les autres, mais que pour d’autres, pour elle, lutter c’est obtenir de soi de nouer des liens vers une nouvelle unité sociale : « désormais, mon travail présiderait ma vie. Ensuite viendrait mon plaisir. Les deux piliers de ma nouvelle existence » (p.97). La vie d’Alison Porter illustre comment l’ordre social, sous couvert d’accepter en son sein tout un chacun, en inclut certains et en laisse d’autres à l’extérieur. La dialectique du dedans et du dehors est une variante de la lutte des classes : « elle refusait de vivre dans les limites du monde qu’ils avaient construit, alors elle avait bâti le sien » (p.146).

Philippe Geneste

 

29/09/2024

Deux points de vue sur le conte

Voici deux contes, tous deux inventés par leur autrice et leur auteur pour le jeune lectorat contemporain. Le choix générique inscrit ces textes dans une longue tradition du merveilleux, quasi inaugurale de la littérature non pas nationale mais internationale. Ces deux textes jouent avec la variation interne au genre, aussi bien dans le traitement des sentiments, des motifs et des thèmes, que par la modalité propre de l’expression alliant écriture et illustration. Comment vit le conte contemporain ? La réflexion qui suit, appliquée à la lettre-image des textes, s’est appuyée sur les réactions et commentaires des jeunes lectrices et lecteurs de la commission lisez jeunesse du blog.

 

Le conte en évitement de la fable

CADORÉ Isabelle, Tia La Petite Mangouste / Tia Ti Mangous-La, illustration Brice FOLLET, Bilingue français-créole/Martinique, traduction en langue créole Daniel BOUKMAN, L’Harmattan jeunesse, 2024, 32 p. 10€

Le livre d’Isabelle Cadoré, généreusement illustré par Brice Follet à partir de créations numériques d’images est un conte bilingue qui invite à se familiariser avec la culture martiniquaise. L’histoire ou diégèse est semi initiatique, selon un schéma narratif simple où le mauvais serpent Fer de lance est terrassé par la solidarité initiée par une petite mangouste, Tia, aveugle venu aider un petit cochon noir, Tajasu, à la recherche de son troupeau de de sa maman, Pochaca. L’acte de solidarité initie la quête de Tajasu et la maturation de Tia. La mère de Tia, Kalina, viendra prêter main forte à sa fille pour vaincre Fer de lance. Les animaux, les uns retrouvant leur troupeau, les autres se retrouvant et regagnant leurs pénates, sortiront renforcés de cette union devant le danger.

Le jeune lectorat est appelé à suivre les difficiles débuts dans la vie de Tia, puis à l’accompagner dans l’aide qu’elle apporte à Tajasu. La narratrice a pris soin de ne pas verser dans le genre de la fable, malgré l’anthropomorphisme du récit, avec des animaux dotés de la parole. Les jeunes membres de la commission Lisez jeunesse ont tous vibré au rythme des aventures de Tia car l’écriture est empreinte de tendresse à l’égard des jeunes personnages animaliers. D’une certaine façon, le conte traite de la différence. Mais de même que l’autrice a évité la morale, elle évite l’explicitation thématique. C’est par la discussion avec l’enfant que ce thème, comme d’autres pourront être développés. La dimension bilingue est une manière, enfin, pour découvrir une langue d’une île francophone, le créole, langue issue de l’oppression esclavagiste de la Martinique.

Trois questions à Isabelle Cadoré

Lisezjeunessepg : Ce conte est-il une invention personnelle ou une adaptation d’un conte traditionnel ?

Isabelle Cadoré : Tia est un conte inventé que j'ai situé dans la culture antillaise

Lisezjeunessepg : La mangouste joue-t-elle un rôle particulier dans la culture de la Martinique ?

Isabelle Cadoré : La mangouste provenant des Indes a été introduite en Martinique vers 1894 afin de lutter contre les serpents trigonocéphales venimeux, dit Fer de lance, espèce endémique de l'île.

Lisezjeunessepg : Pourquoi avoir choisi de marquer les sections de l’histoire par des titres qui pourraient être des vers introduisant des fruits comestibles de la Martinique ?

Isabelle Cadoré : J'ai choisi de marquer les sections de l’histoire par des titres qui pourraient être des vers introduisant des fruits comestibles de la Martinique pour le plaisir des mots et la poésie. Et également pour aiguiser la curiosité des jeunes lecteurs.

Entretien réalisé fin septembre 2024

 Trois questions à Brice Follet

Lisezjeunessepg : Comment travaillez-vous les couleurs et le dessin ?

Brice Follet : Je travaille tout en numérique, sur tablette graphique, avec un logiciel de dessin. Toutes les étapes sont faites comme ça : d'abord les premiers croquis pour déterminer le style et l'allure des personnages et des décors. Puis un découpage pour trouver la meilleure mise en page, c'est à dire le cadrage, le placement des personnages, leur position, les décors, etc. Enfin je passe à la réalisation au propre : j'affine le dessin et les détails, puis je pose les couleurs, les textures, les lumières.

Lisezjeunessepg : Quel défi l’histoire posait-elle à l’illustrateur que vous êtes ?

Brice Follet : Chaque nouvelle histoire à illustrer est un nouveau défi, et en ce qui concerne Tia, il y en a eu plusieurs. Tout d'abord, dessiner une mangouste ! Ce n'est pas un animal que l'on dessine très souvent, et puis je n'ai pas l'occasion d'en voir en chair et en os. J'ai donc dû me documenter, heureusement avec internet c'est facile. Et puis ensuite, je ne suis jamais allé en Martinique (malheureusement !) alors là aussi j'ai dû me documenter, afin d'essayer de retranscrire au mieux la flore, les paysages, l'atmosphère. Il s'agissait donc pour moi d'être fidèle à la réalité d'une part, tout en étant expressif et en réussissant à faire passer des émotions d'autre part.

Lisezjeunessepg : Quelle est la fonction des culs-de-lampe qui souvent redoublent le titre-vers des sections du livre mais parfois sont en lien avec l’avancée de l’histoire et apportent une pointe d’humour ?

Brice Follet : La première fonction est de faire la séparation entre le texte français et la traduction créole, car ils se trouvent sur le même page. Ensuite, j'ai essayé de proposer une petite valeur ajoutée, en lien avec le chapitre ou répondant à l'illustration pleine page qui s'y rapporte. La petite pointe d'humour, ça c'est plus fort que moi, ça vient naturellement sans que j'y prenne garde !

Entretien réalisé fin septembre 2024

Le conte : une source d’enfance de l’humanité

LUBIÈRE Romain, Tala et le bison, éditions Des ronds dans l’O jeunesse, 2024, 32 p. 16€

Tala et le bison commence comme un conte classique situé en Amérique du Nord, dans les grandes plaines : la jeune indienne, Tala, éprouve une grande culpabilité à avoir tué une sauterelle pour s’assurer la considération des autres enfants. Ce geste gratuit meurtrier est contraire à l’éthique de son peuple pour qui tuer des animaux est strictement régulé par la nécessité de se nourrir. Vagabondant dans la forêt, enfoncée dans ses pensées, elle se perd, sans repère pour retourner au campement. La nuit tombe et dans le silence, alors qu’elle s’approche de l’orée du bois, elle découvre un troupeau de bisons. Cet immense troupeau silencieux l’impressionne. Pour les Indiens, le bison est le prince de la prairie qui figure dans leurs légendes, leurs croyances et rituels. Or, Tala est découverte par un bison qui l’observe. L’album et ses images sombres nous fait partager la peur de la fillette, pis, par un portait en gros plan son endormissement au cours duquel Tala revit en rêve son crime de la sauterelle. Ce rêve rétrospectif stigmatise la cruauté du geste avec les couleurs sanglantes. Au matin, Tala rejoint une rivière qui va la guider, en la suivant à contre-courant jusqu’à chez elle. Mais en glissant, elle tombe. Le bison silencieux la sauve de la noyade. C’est tel un de ces innombrables petits oiseaux nichant dans la crinière des bisons, Tala est raccompagnée par la bête. Et c’est Tala, qui, au campement, empêche que les siens ne décochent une flèche sur l’animal mythique salvateur.

La structure du conte classique en doublant la fonction de l’héroïne par celle du bison allie la figure du protecteur et celle de l’aventurière perdue. L’adjuvant, à la fin du récit, trône à côté de Tala comme actant central du conte. En ce sens Tala et le bison illustre l’équilibre de la vie humaine et de la vie naturelle en interdépendance et en mutuelle entraide. Le conte qui invite à découvrir la civilisation des amérindiens, amène l’enfant, soit lecteur soit auditeur, à réfléchir à ce modèle de vie puisé dans la nature et son respect par le peuple des plaines. Comme l’écrivait Claude Brémond, tout récit repose « sur une structuration anthropomorphe de la matière narrative » (1) : ici, le bison protecteur qui va devoir sa vie sauve à la fillette permet à celle-ci de faire sortir d’elle la culpabilité qui la perd pour, rendant à l’obligateur (le bison) sa dette morale d’être en vie instituer une égalité de condition où s’équilibre humanité et animalité.

Tala et le bison est donc un conte éthique, et ce d’autant plus que le génocide des Indiens par le gouvernement des Blancs d’Amérique assoiffés de propriétés terriennes et de richesses du sol, a été précédé par l’extermination des bisons, source principale de la subsistance des peuples autochtones. Les enseignants et enseignantes possèdent avec Tala et le bison un beau matériau livresque pour initier le jeune lectorat à la lecture du conte, à son étude et aux sources légendaires-mythiques et historiques qu’il convoque. L’imprécision du lieu géographique, du peuple indien concerné, facilitent la transposition interprétative de l’histoire sur une scène mythique. L’album s’offre à cette opération de lecture complémentaire.

Philippe Geneste

(1) Brémond, Claude, Logique du récit, Paris, éd. Du Seuil, 1973, 350 p. – p.328.

 

22/09/2024

Du récit initiatique et du récit de reportage

Voici deux albums, le premier destiné aux enfants et dont la fiction s’appuie sur l’état des lieux de la mer, le second à lire à partir de la préadolescence puis tous les autres âges, qui traite de l’exploitation des animaux (trafic de l’ivoire) et de la condition de travail et de vie dans les mines en Afrique.

 

PAVLENKO Marie, Lila et le baiser des mers, illustrations de Baptiste PUAUD, Glénat jeunesse, 2024, 44 p. 15€90

Les illustrations de Baptiste Puaud se répartissent en deux types. Celles des pages de garde, naturalistes, donnent à voir des poissons avec leur nom en légende. Celles qui accompagnent le récit prennent les doubles pages, pleine page, en crayonné de couleurs multiples au dessin mi-réaliste mi-onirique. Même si les illustrations doublent le récit, leur fonction d’exploration de l’histoire en est renforcée auprès du jeune lectorat qu’il soit lecteur, lectrice, ou non (mais on privilégiera l’achat du livre pour les enfants sachant lire).

Le texte de Pauline Pavlenko est riche et ne manque pas de jouer sur l’intertextualité : le baiser des mers est un clin d’œil au baiser du réveil dans le conte classique, ici il s’agit d’un éveil de la conscience. Lila qui subit le drame d’un naufrage évoque, évidemment, La Petite Sirène ; la reine des mers est une pieuvre qui, lors de son apparition, peut suggérer la pieuvre des Travailleurs de la mer de Victor Hugo, celle de Vingt-Mille Lieues sous les mers de Jules Vernes, voire, en éloignement thématique, La Reine des Neiges. De la racine des contes, le récit reprend la phase rituelle d’initiation. La figure de l’héroïne humaine a pour fonction l’identification de la jeune lectrice ou du jeune lecteur afin de renforcer le message de l’histoire car, comme dans un conte classique, une morale est au rendez-vous.

Une morale ? Non, plutôt une prise de conscience du danger que courent les organismes vivants de la mer, les poissons, bien sûr, mais les végétaux et le fond des mers aussi. Lila et le baiser des mers est à sa manière un Voyage au centre de la terre médié par un voyage au centre des mers. L’héroïne devra plonger jusqu’au plus profond des crevasses géologiques des fonds des mers pour ensuite, guidée par la reine des mers, refaire surface et peupler sa conscience de l’état du monde réel du milieu aquatique sur la planète Terre : un album qui rejoue le thème du récit initiatique pour le plus grand bonheur des enfants dès 5/6 ans.  

Le livre bénéficie d’une postface de Claire Nouvian fondatrice de l’association Bloom qui se mobilise en faveur de l’océan.

 

CORBEYRAN/BRAQUELAIRE/BASTI, Speranza. D’or et d’ivoire, éditions philéas, 2024, 64 p., 16€90

Cette bande dessinée repose sur un scénario rigoureux. Elle est animée par une volonté explicative et cherche à éviter la chausse-trape des paralipses (omissions volontaires d’information au lecteur) dans les dialogues, des planches allusives ou elliptiques dans le dessin. Le travail des couleurs, des points de vue, des cadrages, tout concourt à la compréhension directe des fondements de l’intrigue. Ainsi, Speranza. D’or et d’ivoire est-il un album qui fait découvrir au jeune lectorat le journalisme d’investigation autant qu’il en est une défense et illustration.

Contrairement à de nombreuses bandes-dessinées assujetties à l’idéologie dominante, qui rejouent la guerre froide et masquent par des mots comme « guerre juste », « démocratie », « liberté », des menées impérialistes notoires, la fiction de Corbeyran, Braquelaire et Basti, aborde avec les nuances nécessaires au réalisme du reportage la question du trafic d’ivoire depuis l’Afrique vers l’Asie mais aussi celui de l’or des mines tanzaniennes. Surtout, le trio n’omet pas d’évoquer les conditions de travail des ouvriers, les conditions de vie des populations des régions minières. Enfin, et c’est aussi une caractéristique notoire de l’album, le trio des créateurs refusent le manichéisme de la culture de masse venue des USA qui transforme en super-héros ou super-héroïne des personnages qui perdent ainsi toute étoffe pour se recouvrir de l’irréalisme de la propagande. Certes, l’héroïne, Speranza, réussit sa mission, mais d’une part elle ne la réussit que parce qu’elle est membre d’un réseau de journalistes d’investigation et d’autre part, cette réussite n’est que partielle, car les pouvoirs institués qu’ils soient ceux de grandes entreprises, d’États, ou mafieux connaissent les strates d’écrans servant de boucliers de protection à leurs agissements contre l’humanité, contre le vivant, contre la nature pour accroître les profits et les capitaux de certains. Speranza. D’or et d’ivoire est un album qui procède au fondement de sa trame thématique d’un regard critique sur l’exploitation de l’homme par l’homme.

Philippe Geneste

 

15/09/2024

Thèmes buissonniers pour la rentrée des classes

HASSAN Yael, La Vie selon Raf. Une rentrée dys sur dix, Tom Pousse, 2023, 155 p. 13€

Ce livre oscille entre paralittérature et littérature.

De la littérature, il emporte avec lui une composition rigoureuse, où s’organise un faisceau de faits saisis dans la réalité scolaire des collèges publics. Le milieu de la bourgeoisie moyenne inscrit le livre dans une tradition de la littérature de jeunesse qui tend à camper ses personnages sur le terrain socio-économique de sa cible lectorale. L’intrigue est professionnellement menée par l’autrice, ménageant, dans la diégèse, des temps d’intensité qui soutiennent l’attention de la lecture. La narration vise l’identification du lecteur ou de la lectrice aux héros ou héroïnes et pour se faire emprunte la première personne ici, un jeune garçon entrant en sixième.

Cette narration à la première personne rend le vraisemblable friable tant elle s’évertue, par la volonté paralittéraire, à livrer des informations documentaires. Celles-ci portent sur des troubles nécessitant un projet d’accompagnement du narrateur-personnage et sur des dispositifs de différenciation pédagogiques. Le narrateur-personnage est dyspraxique mais aussi TDAH (Troubles du Déficit de l’Attention avec Hyperactivité) et son ami, Alex, est HPI (Haut Potentiel Intellectuel) : or c’est le narrateur-personnage, élève en classe de sixième, qui explicite ces troubles… Le discours littéraire simule alors le discours officiel de la différenciation pédagogique, utilisant adroitement pour cela les interventions des parents, la description des comportements professoraux, mais il faut bien avouer que la littérarité ne résiste guère à l’informationnel.

L’exigence de l’édition (« accompagner les enfants en difficulté d’apprentissage et/ou en situation de handicap ») est de s’adresser aux préadolescents et préadolescentes dyslexiques par une police d’écriture adaptée, par le confort des interlignes, et en utilisant un papier mat. La visée de la collection est de rendre accessible aux collégiens ces questions au centre de l’école inclusive, « école d’excellence » « ouverte à tous » diraient les autorités de l’école. L’autrice nomme les troubles, ne joue pas avec les euphémismes et, en cela, s’inscrit avec pertinence dans la ligne éditoriale d’AdoDys. Moins convaincant, toutefois, est le choix de présenter des élèves brillants (Alex est fortiche en tout, Raf obtient les félicitations du conseil de classe, Shaïna est excellente en français), des professeurs, hommes et femmes, tout d’un bloc, soit tolérants soit intolérants, de reprendre le discours dominant de la différence sans l’interroger selon la multitude des cas de figure liée aux origines sociales des élèves.

La suite des aventures de Raf est parue en juillet 2024, sous le titre La Vie selon Raf. Des vacances dys sur dix, Tom Pousse, 2023, 168 p. 14€.

 

SIMARD Éric, L’Enrequin, Syros, collection mini Soon, 2023, 41 p. 4€

La collection Mini Soon s’adresse aux 8-11 ans. La série Les Humanimaux relève en partie de la science-fiction en ce qu’elle exploite les explorations génétiques sur les êtres vivants. Dans la série, les humains sont les cobayes d’expériences de croisement entre le patrimoine génétique humain et celui de certaines espèces animales. Mais l’aspect scientifique s’arrête à cette généralité. En effet, ce qui intéresse Éric Simard c’est pour chaque humanimal, créature mi-enfant mi-animale, explorer une émotion, un sentiment. Chaque personnage est ainsi campé comme un type. L’enrequin est par exemple une créature soumise à l’agressivité et à la violence. Le cadre de l’histoire est celui d’un Centre des Humains Génétiquement Modifiés organisé tel un établissement scolaire.

Toute l’intrigue repose sur l’interrogation concernant la fatalité des réactions qui animent l’individu. Dans le récit de L’Enrequin, c’est une relation amoureuse qui va permettre de dépasser l’atavisme biologique.

Éric Simard est un auteur généreux, qui croit à la culture et à la lecture pour sortir les cerveaux enfantins et adolescents des stéréotypies de raisonnement.

 

ESCOFFIER Michael, Poulain Poulet Poussin, illustrations d’Ella CHABON, éditions des éléphants, 2024, 20 p. 13€

Ce livre au format (16 x18 cm), aux bouts ronds est approprié à la lecture par des petites mains. Illustré par un dessin stylisé, légèrement vintage, de couleurs vives sur un papier glacé, il propose aux enfants dès deux ans, entourés de leurs parents une histoire allégorique. Poussin, aimerait bien s’élancer dans le monde, mais l’éducation très protectrice de papa Poulet le confine dans son poulailler. Vient un jour où Poulet dormant, Poussin s’échappe et suit Poulain. Il va faire l’apprentissage des dangers, faire l’expérience de l’entraide, et ainsi s’ouvrir à l’autre autant qu’au monde. C’est un Poussin transformé qui revient au bercail où Poulet s’égosillait…

Allégorique, cette histoire animalière est toute proche du conte.

Philippe Geneste


08/09/2024

Dans la trousse buissonnière du temps, les crayons de l’école

MIM et BAJON Benoît, Oups, c’est la rentrée !, illustrations de Coralie VALLAGEAS, Milan, 2024, 32 p. 9€90

Le livre appartient à la collection « Je lis tout haut », collection spécialement conçue pour la lecture à haute voix par les lecteurs débutants du Cours Préparatoire. C’est l’histoire du premier jour de la rentrée des classes, à travers une professeure des écoles qui arrive en retard dans sa classe. Les élèves l’attendent et lui font un accueil chaleureux. Des conseils simples, pas trop nombreux accompagnent le jeune lectorat pour organiser sa lecture à voix haute, une lecture qui s’adresse à lui-même, à ses parents, à ses copains et copines, et à sa classe. Avec son format semi-poche, ses pages en dépliants, les illustrations réalistes de Coralie Vallageas qui suivent scrupuleusement le texte, les situations pleines d’humour du livre intéresseront le lectorat débutant surtout s’il est accompagné par un adulte pour discuter des modalités de la lecture soit, au fond, des modalités propres à l’expression du sens du texte.

 

DIEUDONNÉ Cléa, Le Soleil et toi. Découvre le système solaire, L’Agrume, 2024, 64 p., 14€

Tout le bien dit du documentaire précédent de Cléa Dieudonné, La Lune et toi. Découvre la force d’attraction (lire le blog du 23 juin 2023), ne peut qu’être renouvelé pour cet ouvrage de découverte du système solaire proposée aux enfants de sept à onze ans.

Le livre suit avec tout l’humour du dessin, la naissance du soleil, celle des planètes. Le jeune lectorat est alors invité à entrer dans le système solaire avec ses planètes intérieures (Mercure, Vénus, Terre, Mars) et d’explorer la terre du point de vue toujours astronomique. Puis le livre passe en revue les planètes du dehors (Jupiter, Saturne, Uranus, Neptune) avec une explication des planètes gazeuses. Enfin, l’ouvrage retourne au soleil.

Vulgarisation scientifique soignée, clarté des exposés que renforce le travail d’illustration, intelligence de l’adresse directe au jeune lecteur ou à la jeune lectrice, l’impliquant ainsi dans le sens à construire. Comme le précédent, ce livre fera le bonheur des enfants, les médiathécaires et bibliothécaires et documentalistes auront à cœur de le présenter à leurs jeunes lectrices et lecteurs.

 

L’HOMME Erik, Ils Viendront. 1 Ce que voient les yeux, illustrateur, DE MARTINO Marcello, Jungle, 2024, 56 p., 13€95

Canicule, théories irrationalistes sur le climat, complotisme, trafic d’organes ou exploitation des organes oculaires, science-fiction, récit d’anticipation biomédicale, S-F avec extra-terrestres, thriller et suspense, le scénario d’Erik L’Homme entrecroise ces différents thèmes en une intrigue structurée par l’action qui mène vers le récit d’aventure autant que le récit d’angoisse. La composition est si serrée que la lecture de l’histoire est haletante.

Pour tisser la diégèse, l’auteur a choisi des personnages marginaux, deux adolescents. L’un, Lukas, est un cycliste slamer adepte de l’école buissonnière, libre comme le souffle des mots ; l’autre, Elma, est une boxeuse bercée par le rythme de chants libérateurs. Les deux sont bien dans leur tête, bien dans leur peau, surtout quand ils sont ensemble. La bande dessinée s’introduit dans le besoin d’autonomie des jeunes de cet âge, ne détestant pas recourir à l’humour dont la fonction est d’éviter de dramatiser le cours des événements pour mieux embarquer le lectorat sur les chemins du genre du récit d’aventure.

Il faut dire que l’étrangeté des événements qui mettent à mal la sagacité de l’inspecteur Grayharm, déroute par un univers étrange qui porte lectrice ou lecteur à se fier aux images et au texte. En période rentrée des classes mais aussi de reprise du travail, rien de mieux qu’une telle fiction pour faire retomber la pression du travail de classe ou pour se libérer des soucis journaliers du boulot et autres entraves administratives de la vie. L’écriture slamée ébouriffe les neurones pendant que dessins et couleurs épousent l’agilité du scénario en ajoutant du mouvement, par exemple en variant les points de vue. Texte et illustration réunis, on entend presque la bande son de la pop culture des années mille-neuf-cent-quatre-vingt / mille-neuf-cent-quatre-vingt-dix. Et, peut-être, est-ce la problématique de la perception qui se trouve au cœur du projet éditorial des auteurs L’Homme et De Martino. Vu l’entrecroisement des thèmes relevé au début de cet article, il est tentant de s’attendre à un récit mettant en scène une politique de la perception.

Philippe Geneste

01/09/2024

Progrès et regrès dans la civilisation

KANE Patrick, Humain 2.0 Des premières prothèses à l’humain augmenté, Samuel RODRIGUEZ, Milan, 2024, 64 p. 14€90

La bionique se définit par la mise en relation « d’un élément artificiel à un organisme vivant par le biais de l’électronique ». Les prothèses externes ou les prothèses par implant (membres bioniques, prothèse oculaire, implant cochléaire, implant oculaire, pacemaker, exosquelettes – testés notamment par les militaires –, puces électroniques implantables, implants neuronaux, implants cérébraux) sont des apports majeurs pour les personnes atteintes d’un handicap physique. Mais s’en servir pour établir des records serait aller contre l’humanisme de la recherche scientifique éthique et s’orienter en faveur du dernier cri du capitalisme high-tech et des milliardaires à la tête de la croisade transhumaniste.

Saisis de ce point de vue, les jeux paralympiques fournissent une illustration en gros plan de la merveille des avancées de la science et de l’utilisation mercantile de la science. En effet, les discours officiels et journalistiques dans leur majorité, associent l’idéologie de l’inclusion sociale à l’exploit bionique et donc au culte scientiste des sciences œuvrant à la conception transhumaniste de l’homme augmenté. Le livre montre « comment membres bioniques et dispositifs implantables fonctionnent à l’heure des jeux paralympiques ». C’est que la fonction idéologique du spectacle sportif n’est pas que de dériver l’attention des peuples loin des conditions de vie réelle, elle est aussi de promouvoir les principes de base du capitalisme : la concurrence, la hiérarchie entre les êtres, la compétition, la loi du plus fort et l’élimination des plus faibles. Se greffant sur ces principes, la fonction idéologique se diversifie en une apologie de la partie de la science étroitement dépendante du culte de la performance et de la ritournelle du progrès de l’individu humain. La création en 2016 du Cybathlon, présenté par Kane et Rodriguez, montre combien est centrale cette idéologie de la performance et du record. Les performances, la valorisation des records individuels sont utilisés par l’idéologie pour réguler les débats sur l’utilisation des sciences et, par conséquent, d’empêcher un discours critique du sport de se faire entendre en faveur d’un investissement de la science pour la santé pour tous. La critique du sport exprimerait sous forme d’alternative : sport ou santé. L’idéologie sportive, elle, se nourrit du slogan sport et santé. Alternative ou faux lien de causalité additive, dans les deux cas, la critique du sport appellerait une critique sociale de l’accès égal pour toutes et tous à la santé et donc aux progrès de la science. Cette critique sociale ne peut faire bon ménage avec l’élitisme et le dogme de la compétition comme principe privilégié des relations humaines.

Le livre aborde ce sujet d’une brûlante actualité en interrogeant le passage de l’avancée des recherches en matière de prothèses, de compensation de handicap, grâce aux progrès technologiques et bioniques, à la tentation de remplacer des membres ou des organes par des « prothèses plus performantes » et en développant les implants cérébraux dont les implants neuronaux déjà utilisés dans les yeux bioniques : « Aujourd’hui, les prothèses bioniques peuvent changer la vie : on peut équiper les yeux, les oreilles, les bras, les jambes, voire le corps entier ». Une humanité augmentée, le serait pour qui ? Elle le serait pour quoi ?

Comme l’écrivait Hugh Herr, « la frontière entre le biologique, l’humain et l’artificiel se brouille, devient floue », le corps se concevant alors « comme un matériau malléable qu’on pourrait transformer à volonté ».

 

JUSZEZAK Eric, Erectus, d’après Xavier Müller, éditions Philéas, 2024, 104 p., 19€90

Ce roman graphique d’anticipation ou pour mieux le dire avec les pionniers français, roman de merveilleux scientifique, imagine dans le présent ou un proche futur, un accident survenant dans un laboratoire de recherche médicale et scientifique. Pour tout lecteur, la proximité de l’épisode politico-pharmaceutique du COVID donne une épaisseur de vécu à ce qui n’est qu’un rêve de fiction. Le virus généré par les chercheurs suite à une erreur de manipulation et à un trafic d’animaux de laboratoires, provoque une régression évolutive. Au début, l’OMS tait que l’espèce humaine est aussi touchée. Puis, face à la propagation du virus, une course à la montre s’installe entre son expansion géographique et la recherche d’un antidote, entravée par des décisions politico-financières. Quel avenir pour une humanité en régression évolutive retournant au stade d’homo erectus ? Mais aussi, et c’est un intérêt majeur de l’adaptation bédé dessinée de Juszezak, quelle attitude doit adopter l’humanité non touchée par le virus vis-à-vis des humains régressifs ? Les parquer ? Les éduquer ? les éradiquer ?

Le scénario est extrêmement bien structuré, les dessins classiques mais riches en détails, en changement de points de vue, avec une maîtrise structurante de l’art dessiné, les couleurs (dues à Degreff) servent le propos réaliste de cette projection qui loin d’être futuriste propose plutôt un récit d’un présent hypothétique… Qu’un retour de l’homo sapiens à l’homo erectus ne soit pas imaginable, n’empêche pas la bande dessinée de Juszezak de soulever avec pertinence l’hypothèse d’un rebroussement de la civilisation : les conditions de sa réalisation aujourd’hui sont présentes, un monde troublé, en guerre et au capitalisme en sa énième crise, où les dirigeants nationaux, internationaux et transnationaux s’ingénient à faire l’autruche.

Philippe Geneste

25/08/2024

Fêlures d’enfances

Parole de voyou

PANDAZOPOULOS Isabelle, L’honneur de Zakarya, éditions Gallimard, collection Scripto 2022, 259 p., 13,50 €.

Sur la première page de couverture de ce roman, le visage troublant d’un adolescent sort de l’ombre, laissant deviner seulement la moitié de son visage, de son regard, de son sourire. C’est que Zakarya dont l’histoire est ici narrée, se ressent comme « la moitié d’un ». La partie sombre, cachée, de son être est façonnée par l’empreinte de son père-patron, juste un géniteur et aussi son bourreau, prodigue de violence et de coups qu’il lui assénait dès son plus jeune âge, lors de rares apparitions, faisant de lui, Zakarya, un enfant battu, un enfant bâtard. C’est que lors de ces entrevues, cet homme voulait être seul avec Yasmina qu’il employait dans son entreprise, Yasmina, la mère du petit.

Racontée avec de nombreux détours dans le temps, celui de l’enfance, de l’adolescence, de son passé proche et de retours vers son présent, avec ces échappées du temps où se mêlent l’empreinte des lieux, l’histoire de Zakarya se façonne, se précise. Ainsi enveloppée par la tendresse de Yasmina, apparait son enfance dans un petit village du Morvan, qui, malgré les coups et l’exclusion paternels, va rester dans son souvenir un endroit propice au rêve. Apparaît aussi le temps de la Villa Curial dans le dix-neuvième arrondissement de Paris où avec Yasmina ils se sont installés lors de son adolescence, un temps et un lieu d’exclusion et d’exil jusqu’à son entrée dans un club de boxe dont il va devenir un membre apprécié et prometteur. Vient aussi le temps de son présent mutilé, la prison et son procès – car il est bien question de procès dans le roman qu’encadrent trois parties intitulées : « juger », « prouver », « condamner »… Zakarya sera jugé en effet, et condamné sans que rien ne soit prouvé sur son implication dans le meurtre de Paco Moreno, un camarade du club de boxe, il sera jugé seulement sur des présomptions et sur le silence insolent qui répond au racisme, aux préjugés des témoignages et des juges.

L’autrice, selon ses mots, vient défendre « ceux qui cherchent leur place (…) quand elle ne leur est donnée ni par leur histoire de famille, ni par la société si prompte à rejeter ceux qui vacillent. ». Sont dénoncés le machisme, le racisme, l’état inhumain des prisons tout comme l’idéologie de la compétition, le poids des traditions et de la religion. Sont convoqués, dans cette filiation, de beaux portraits de femmes : Yasmina, femme qui a payé chèrement sa liberté, Léonie, l’avocate avec sa figure et ses défenses magistrales, Zoé et ses fêlures, Aïssatou sous l’emprise des traditions…

Mais pourquoi Zakaria reste-t-il silencieux alors qu’il lui serait si simple de contrer les témoignages qui le condamnent ?

C’est que, bien plus qu’un roman noir, et bien plus qu’un roman social si magistralement écrit, L’honneur de Zakarya laisse entendre la voix de certains jeunes gens que l’on dit « moins que rien », que l’on dit « moitié d’un », eux qui, pour un souffle, pour une promesse, ont donné leur parole de voyou, leur parole d’honneur.

Annie Mas

NB : sur Isabelle Pandazopoulos, lire les blogs des 5/06/2016, 16/10/2016, 27/10/2018, 17/10/2021, 12/06/2022, 14/11/2022, 17/03/2024.

 

Face au vertige des colères

TOUSSAINT Emmanuelle, Qui s’occupe de Martha ?, Illustrations CECILE, Utopique, 2024, 40 p. 18€

L’enfance maltraitée, l’enfance attristée par des conditions de vie en famille où s’immisce la violence, l’enfance où pouvoir pleurer se fait en cachette, l’enfance en proie à la colère, au vertige des déséquilibres en tout genre, voilà le sujet de l’album soumis par les éditions Utopique au lectorat aujourd’hui. Il est écrit par une professionnelle qui connaît bien les foyers de l’enfance, les foyers d’accueil, et le circuit des familles d’accueil. Son interprétation esthétique est confiée à une dessinatrice peintre qui s’est plongée dans l’enfance privilégient des couleurs tendres, multiples, riches, jamais agressives, liée aux ambiances suscitées par le texte au fil de l’histoire de la petite martre, au nom limpide, Martha, dont les parents se déchirent à la maison… Martha va être prise en charge par des adultes, séparée de sa famille pour pouvoir se développer cognitivement, affectivement, sans les dommages des situations dont l’excluent les problèmes parentaux mais qui pèsent sur sa scolarité, sa vie émotionnelle et sentimentale.

Ce bel album, efficace par rapport à son objectif, est réussi en ce qu’il n’est pas un documentaire masqué en fiction mais propose un récit à motif d’enfance maltraitée. Reste à savoir pourquoi l’autrice a privilégié le récit animalier à l’histoire d’une fillette humaine ? Il est probable que ce choix tient à la volonté de mettre une distance entre le récit et l’enfant lecteur afin de faciliter à ce dernier la prise de parole sur le propos de l’album.

Philippe Geneste

NB : Sur le sujet de l’enfance maltraitée, et la vie en foyer d’accueil, lire aussi le blog du 18 février 2024

 

18/08/2024

Rêves en souffrance, comme mutilés. Corps et cœurs vibrants comme terres dévastées

Mukantabana, Adélaïde, Apaiser la mémoire. Conversation avec mon frère Jean, préface de Bruce Clarke, L’Harmattan, 2023, 234 p. 21€50

« Émigrer–S’exiler…Les mots m’inquiètent. Je ne t’avoue pas ce désordre. » (p.182)

Ici même, le 3 avril 2020, l’analyse du premier livre d’Adélaïde Mukantabana (1) s’achevait par cette longue remarque : Lorsque la lecture de son récit nous brûle les yeux et que l’émotion submerge, on peut l’interrompre – mais sans quitter le livre – retrouver au hasard la beauté d’une phrase, la force d’une pensée, que, pour la richesse d’une nouvelle page, on avait délaissées. L’art d’écrire d’Adélaïde Mukantabana, le souffle vibrant de sa poésie, le charme de ses narrations ignorent l’artifice. Son exigence de vérité, de clarté, tend la main à notre détestation du mensonge. Sans elle, notre besoin de connaître, notre volonté de comprendre, seraient floués, trahis, et nos consciences resteraient embrouillées.

Apaiser la mémoire (…), poursuit la quête en maintien de lucidité de L’Innommable (…). Mais alors que cette première œuvre s’inscrivait tout entière dans l’Histoire, Apaiser la mémoire (…) opère un mouvement d’approche du terrain intime de la souffrance. Cette conversation avec le frère mort est aussi conversation de l’autrice avec ces lambeaux que l’on nomme souvenirs et que l’autrice rappelle autant qu’ils l’appellent afin de les tisser, à travers le territoire perdu au temps présent, en tapisserie de mémoire, en re-présentation, au sens littéral du mot, de la vie. En effet, si « les souvenirs deviennent au fil du temps, des armes secrètes que les hommes gardent quand ils ont été dépouillés de tout », ils restent, dans leur pluralité, isolés et ne permettent à la personne qu’une reconstitution discontinue du passé ; or, sortir du traumatisme et de l’horreur, exige le retissage seul à même de construire (et non pas reconstituer) dans le continu de la vie les éclats des événements qui la tronquent, la brisent. Ce à quoi aboutit ce retissage, c’est la mémoire qui comble les trouées d’entre les souvenirs, pour faire vivre au présent ce qu’on ne veut pas être perdu.

L’écriture se livre ici, non à un rentoilage, mais à un retissage des blessures et des gouffres du perdu. Pour la dentelière d’Apaiser la mémoire (…), l’oubli n’apparaît pas comme susceptible d’advenir ; en revanche, est exigé nécessaire de combattre son travail de sape qui déconstruit, effiloche, lacère et troue l’existence. Certains définissent l’oubli comme le travail ordinaire du temps qui passe. Apaiser la mémoire (…) tendrait plutôt à le nommer perte de lucidité car c’est en conservant le lien présent au frère aimé mort que l’autrice veut annihiler le travail de déchirure propre à l’oubli.

Apaiser la mémoire. Conversation avec mon frère Jean prend l’instrument de l’écriture pour refouler déchirement et déchirure. L’écriture rassemble, dans l’instant, la présence de la vie partagée, pour se réapproprier ce temps brisé par le génocide perpétré à l’encontre des Tutsi.

Une telle œuvre intérieure bute sur les modalités de son expression. C’est que devant la parole de la rescapée se dresse l’immense difficulté à rapporter une réalité endurée. Or cette parole rescapée confesse aussi la nécessité de sortir de l’univers fantomatique, toujours susceptible d’évanescence, pour inscrire au présent de l’expression la vérité de ceux qui ne sont plus. C’est pourquoi, sûrement, Apaiser la mémoire (…) semble hésiter dans le genre à adopter :

- Le livre débute par une lettre où on retrouve la veine vibrante de l’écriture qui nous avait marquée dans L’Innommable (…) ; on retrouve aussi l’amour des noms et l’exploration des nominations qui donne lieu, par exemple, à une longue dissertation sur le changement de nom de la mère.

- Le livre, à l’intérieur de ce genre, quitte la plume épistolaire pour laisser entrer la réflexion, des bribes d’essai, le journal du dehors, le journal intime, l’écrit autobiographique, le portrait. Ici, c’est la douloureuse évocation des noms d’état civil avec la dialectique entre eux et les surnoms ou sobriquets, qui vient défaire le moule générique initial pour laisser un temps place au genre du souvenir. Là, des traductions de témoignages, ailleurs encore une chanson funéraire. Et quand le texte intègre en son entier un poème d’amour devenu chant de la Résistance, ne nous dit-il pas que la continuité mémorielle est un lent travail de nouement de ce qui est vécu, de ce qui est maintenu présent malgré l’absence, de cette mosaïque pour laquelle se donne la vie et dont la myriade générique n’est peut-être que l’imitation en sa signification de douleur.

Apaiser la mémoire (…) accompagne les interventions d’Adélaïde Mukantabana auprès des lycéens, et cet accompagnement est aussi l’indice d’un agir par l’acte d’écriture. Non pas qu’Apaiser la mémoire (…) soit une action ayant immédiatement effet sur la scène publique, mais c’est en cela qu’écrire opère dans l’amont et dans l’aval :

- dans l’amont, écrire c’est, par la mémoire, construire une continuité d’existence, c’est, par la mémoire, rattacher au présent ce que les génocidaires ont cherché à éliminer de toute scène, individuelle évidemment, nationale, internationale (jeu des complicités), collective, publique ;

- dans l’aval, écrire c’est appréhender ce que soi-même on peut être dans l’après : l’après de la brisure, de la rupture, de la fosse creusée par les éliminateurs qui sont aussi des éradicateurs de mémoires et des usurpateurs de représentations, l’après de l’émigration, de la séparation, de la dépossession. Et là encore, la prégnance de la nomination survient : garder le nom pour garder la vie. Et n’est-ce pas, au fond, garder en vie la parole de celui qui n’est plus ? La voix d’Apaiser la mémoire (…) se teinte alors de cette autre voix qui elle-même en a appelé d’autres, elles aussi qui se sont tues mais qui adviennent à la mémoire réouverte d’Adélaïde Mukantabana.

Annie Mas & Philippe Geneste

(1) Mukantabana, Adélaïde, L’Innommable Agahomamunwa, un récit du génocide des Tutsi, préface de Bruce Clarke, L’Harmattan, 2016, 406 p. 29€.