Anachroniques

27/05/2012

Du livre, de l'écriture et de la rhétorique

Smith, Lane, C’est un petit livre, Gallimard jeunesse, 2012, 20 p. 6€
Voilà un petit chef d’œuvre pour les petits, par cet illustrateur de presse du NewYork Times. Après son livre C’est un livre, voici un nouveau manifeste pour le livre imprimé à destination, cette fois, des plus petits. On part du Qu’est-ce que c’est que… ? pour aller à Ca fait quoi ? Ca sert à quoi ? Et la réponse est au bout du livre, « c’est un livre ».

Néjib, L’Abécédaire zoométrique, Gallimard, collection Giboulées-hors série, 2010, 54 p. 19€90
Voici une belle création celle d’un abécédaire en bestiaire : A comme ara, L comme libellule, I comme ibis, N comme nasique, X comme xylocope… La page de droite présente la lettre en haut à droite et le nom de l’animal en bas à droite, alors que la page de gauche représente la tête de l’animal de manière très géométrique, avec des aplats de couleur. C’est sans aucun doute un très bel abécédaire.

Lemoine Georges, Pinocchio l’acrobatypographe, Gallimard, collection Giboulées, 2011, 64 p. 15€50
                De 6 à tout âge
Voici un très bel abécédaire qui s’appuie sur une silhouette de Pinocchio pour la décliner par gymnastique dessins l’ABC. A chaque lettre correspond un petit texte avec allitération ou assonance. Le Q par exemple : « Quelle vie ! écolier. Quel métier ! ». On a donc une inscription de la typographie dans l’espace et une invitation à décliner les lettres par le corps. Les petits textes minimalistes sont des clins d’œil humoristiques sans aucune visée didactique. L’album y gagne en légèreté et en poésie.

Haines Mike, Frölich Julia, ABCD Animaux, l’alphabet animé, Milan, 2011, 54 p. 14€90
Il s’agit d’un abécédaire des animaux, (un animal par lettre, soit vingt-six doubles pages), avec une caractérisation de l’animal en guise de description, une photographie sur la page de gauche et un pop up sur la page de droite qui voit surgir, de la lettre en grande taille qui s’anime, la tête de l’animal ou une scène l’impliquant. Le résultat est un régal pour les enfants dès 5 ans surtout que l’usage de typographies différentes, d’onomatopées, de languettes, crée une animation qui enrichit l’ouvrage et l’image donnée de l’animal aux enfants lecteurs.

RHETORIQUE
Shibuya Junko, A Quoi ça rime ? La nuit d’un nain malin, Autrement, 2012, 48 p. 14€50
Voici un ouvrage remarquable, un peu cher tout de même et c’est dommage. Les pages se cachent derrière une fenêtre et la réponse à la question qui sert de titre fait rimer le mot à découvrir avec celui qui est déjà à découvert. L’ensemble, assez conséquent puisqu’il y a quelques 48 pages, est ainsi une propédeutique à la poésie. Annoncé pour les enfants à partir de 4 ans, le livre tient bien ce qui est annoncé. L’ »univers mat est coloré, le papier agréable au toucher est un clin d’œil à une édition soignée. Les dessins sont à la fois simples et abstraits. Quand au fil conducteur, c’est le petit nain malin qui l’assure par sa présence de découvreur de mots à la rime.

Chabas Jean-François, Le Coffre enchanté, illustrations de David Sala, Casterman, 2011, 32 p. 14€95
L’histoire de Chabs repose sur la figure rhétorique de la répétition qui mime l’obsession de la possession d’un empereur. L’illustrateur en profite pour établir une galerie de portraits, ceux des protagonistes appelés à la rescousse par un roi désireux de s’accaparer le contenu d’un coffre inviolable. La luxuriance des peintures et la finesse du dessin de Sala, une nouvelle fois, magnifie dans l’imaginaire une histoire des merveilles. A mettre entre les mains des enfants dès cinq ans.
Ph. G.

18/05/2012

Enigmes d'image et motif de nombre

Riboud Marc, Chaine Catherine, 1.2..3… image, direction artistique Jean Widmer assisté de Martin Argyroglo Callias Bey et Raffaella Cafarella, Les Trois ourses – Gallimard jeunesse, 2011, non paginé, 14€
Après l’abécédaire I comme Image, paru en 2010, le photographe légendaire de l’agence Magnum, renouvelle en collaboration avec son épouse, la journaliste et écrivaine Catherine Chaine, la proposition d’un ouvrage de photographies qui s’adresse aux enfants de 7 à 107 ans et plus. Le fil conducteur, ici, est le nombre de personnages ou d’objets qui explicite le classement ainsi que la configuration des représentations qui viennent désigner un symbole numéral : un enfant roulant dans une roue métallique pour le zéro par exemple. Le livre se fait, alors, livre d’activité. C’est aussi une manière de fouiller la photographie avec l’enfant, de prendre conscience de ce qu’ne vision rapide ne permettrait pas de voir. En même temps, ces photos offrent un voyage à travers le monde.
Donc, un chiffre trône en rouge, au dessus d’une image ; la photographie contient le nombre désigné par le chiffre et l’enfant doit trouver de quoi il s’agit. Et bien sûr, il faut compter. Mais c’est tellement vivant, chaque photographie appelle tellement une histoire, des questions, que tout ceci est un jeu d’enfant. On met « en correspondance terme à terme » les objets d’une image ou des figures ou des personnages de l’image « avec la suite des mots-nombres » écrits en rouge et que l’on peut dire et montrer à l’enfant.
Le livre offre, ainsi, des entrées multiples pour une propédeutique enfantine à la photographie.
Ph. G.

13/05/2012

Fables pour le temps présent

Dumont, Jean-François, La Petite Oie qui ne voulait pas marcher au pas, éditions Père Castor - Flammarion, collection Les p’tits albums, 2012 (1ère éd. 2007), 32 p., 530
                6/10 ans et plus.
Une petite oie, Zita, vient de naître. Et la voilà entraînée par le troupeau marchant au pas et emmené par un chef de troupe fier de son autorité. Seulement voilà, Zita n'est pas dans le rythme et ça trouble, ça trouble, ça heurte l'oreille inspectrice du chef. Alors il s'arrête, repère la récalcitrante à l'ordre de marche, lui fait les gros yeux et l'expulse.
Zita repart à la ferme, triste, triste. Quand le troupeau rentre, elle part à son tour à la mare. Elle a beau faire, le pas de l'oie, elle n'en veut pas. Or, les animaux sont attirés par son rythme. Il n'est pas binaire, il est riche, et chacun y va de son onomatopée propre : le cochon, la vache, le mouton, le pic-vert : splach, snif, splach, toc et snif resplach, toc snif, splach toc splach snif. Même les oies rentrées décident désormais de la suivre et de laisser le chef à son obsession d'ordre. Une harmonie rythmique unit les animaux de la ferme. Voilà comment est née la musique de la ferme. Un beau conte antifasciste diront certains, anti-militariste diront les autres, anti-hiérarchiste enfin. Il serait bien qu'effectivement un rien puisse faire se lever les dignités dans le corps social assombri par trop de soumission. L'illustration classique de Dumont officie parfaitement avec le bouquet final d'humour de l'album.

Rascal, La Nuit des cages, illustrations de Simon Hureau, Didier Jeunesse, 48 p., 2008, 1290                
Cet ouvrage est un chef d’œuvre. L’art de Hureau est magistral et le texte de Rascal d’une fine composition. C’est un ouvrage novateur dans sa structure en cela que le texte précède les illustrations qui, après sur plusieurs pages viennent signifier l’histoire narrée dans ce qui précède. Cette innovation permet de faire suivre à un jeune enfant l’histoire et elle permet, également, au lecteur plus grand ou adulte de se lancer dans une histoire en images.
Les images, justement, sont exceptionnelles. Au texte moyenâgeux, Hureau fait correspondre une dentelle d’encres de chine avec de larges aplats noirs ou blancs. Les pages de texte, elles, sont illustrées sur fond vert, les motifs de l’illustration étant en noir.
Littéralement, le livre raconte deux évasions.
Symboliquement, il est une réflexion sur l’émancipation que les auteurs interprètent comme indissociable de la conquête de la liberté. Il s’agit, pour le héros puis le héros et l’héroïne, d’échapper à l’armée puis à l’armée et à l’Eglise ou aux sectes. L’héroïne s’avèrera être une Mélusine, le héros un fils de l’ogre. Mais ils vivront loin de la famine et des guerres. C’est la revanche des déviants des histoires édifiantes de l’enfance et de la jeunesse, la victoire de l’amour en liberté qui fait pousser des ailes aux rebelles du monde d’en bas.

Dumont, Jean-François, La Grève des moutons, éditions Père Castor - Flammarion, collection Les p’tits albums, 2012 (1ère éd. 2009), 32 p., 530
                6/10 ans et plus.
Contre l’exploitation dont ils sont les victimes (« Pourquoi ce sont toujours les mêmes qui sont tondus ? »), les moutons sont en grève. Ils campent dans leur pré sous le regard des personnages de La Petite Oie qui ne voulait pas marcher au pas. Le gendarme canin de service, Raf, va vouloir faire régner l’ordre ferme de l’ovine oppression mais il sera chassé du pré, lieu autogéré par les grévistes qui préparent une manifestation. Raf convoquera tous les gardes-chiourmes aboyeurs des fermes voisines. Les vigiles canins s’inquiètent de cette occupation du lieu de production par les moutons qui risque de faire tache d’huile. Le spectre de la grève générale plane sur leur réunion et eux, les gardiens, vont perdre leur job. .
Mais pour gagner, la grève doit s’étendre aux autres animaux de la ferme. Or, ceux-ci sont partagés. Certains ne comprennent pas les motivations des moutons, d’autres voient d’un mauvais œil l’ordre des habitudes secoué, d’autres, enfin, sont solidaires.
La manifestation a démarré, sous le slogan « Moutons, oui ! Pigeons, non ! », slogan diviseur peu propice à créer l’unité des animaux exploités et n’exploitant personne en retour. Les chiens qui barrent la route du cortège vont recréer les liens d’intérêt commun mis à mal, et c’est la grande mêlée sur une double page éclatante de couleurs et de motifs. En assemblée générale, les animaux de la ferme décident de produire le nécessaire à la survie économique tout en assurant à chacun et chacune le bien être, un bon manteau en laine pour les moutons, un legs d’œufs rationnel des poules qui assurent ainsi leur descendance, l’entraide de tous et toute. A la dernière image, la clôture du pré a disparu et les moutons arborent les couleurs de la vie. 
Geneste Philippe

06/05/2012

Poésie narrative picto-graphique

Thommen Sandrine, L’Arbre, Autrement, 2012, 32 p. 14€50
Voici un récit purement graphique qui se donne pour une allégorie. Le dessin y est abstrait et nécessite l’interprétation du lecteur. C’est une histoire de respect entre l’humanité et la nature où les hommes industrieux acceptent de se mettre au diapason de l’ordre naturel symbolisé par l’arbre.
Pour ce faire, ce dernier est personnifié en dragon. C’est là que portera notre critique de ce bel album grand format (270x360 mm). En effet, la personnification ne permet pas, contrairement à l’idée sous-jacente à l’œuvre, une prise de conscience directe par l’enfant de l’enjeu du rapport humain à la nature. En effet, la personnification est un écran supplémentaire dans l’interprétation à donner aux images. On pourrait, peut-être discuter de ce vœu s’il s’agissait d’un texte, mais, dans un récit purement graphique, l’image doit être lue au second degré et cela nécessite un lectorat de 9/10 ans et plus. Si c’est à cette tranche d’âge que l’on destine l’œuvre, alors, nous louerons l’album. Nous maintiendrions nos réticences si l’album était destiné à des enfants dès 5 ans. L’allégorie est une figure de rhétorique qui nécessite, nous semble-t-il une réflexion et un arrière plan culturel que l’enfant de 5 ans ne peut avoir. Il est probable qu’il serait perplexe devant les grandes et belles images abstraites de Thommen.

Stéphane Barroux, La Fabrique, Autrement, collection Histoires sans paroles, 2012, 32 p. 12€
Un chef d’œuvre. Le personnage de cet album en couleur, est un ouvrier. On le voit aux prises avec els machines : il visse, assemble, mélange, arrose, transporte, surveille les nanomètres, dose, verse, calcule. Et il est seul, dans cette fabrique. Que fait-il ? On ne le saura qu’à la fin : il produit des nuages, des nuages illustrés qui voguent ensuite dans le ciel bleu, égayant le paysage. L’ouvrier les regarde s’échapper des longues cheminées, les figurines imprimées le regardent aussi. Une nouvelle journée commencera, demain.
Si le graphisme est simple, la poésie n’embellit pas le monde de l’usine, mais elle ne l’enlaidit pas, non plus. On pourrait même dire que l’ouvrage est un hymne au travail à l’œuvre ouvrière. Le choix du traitement poétique du thème serait à l’origine d’une telle interprétation. Le format italien, la bonne reliure et le coffret cartonné, dans lequel est glissé l’ouvrage, solennisent l’entrée dans l’histoire.
Car c’est l’histoire d’une vie, d’une somme d’expériences, de douleurs, d’échecs, de joies, que l’art transcende et apporte en lecture aux autres. On s’interroge sur l’absence e présence humaine autre que celle e l’ouvrier : le monde industriel est-il symbolisé par cette désertification ? On s’interroge, aussi, sur les tas de bustes enfantins, de poupons, de poupées, sur les monceaux de fleurs coupées, à terre, d’oiseaux, en tas, tous gris pareils à la poussière née de l’usure des choses : faut-il y lire un symbole de l’usure de la vie que l’œuvre créatrice vainc ? On ne peut échapper à l’interprétation nécessitée par le passage des écrans de contrôle où passent des images de ciel aux nuages blancs à l’échappée par les cheminées, en plein ciel, des nuages de couleur ? Est-ce la création des couleurs qui serait devenue le thème du récit ? Passerait-on d’un rêve de nuages à un personnage nuageur symbole de l’œuvre créatrice du travail indissociable de l’humanisation du monde ?
En même temps, l’auteur a intelligemment repris une interrogation courante des enfants : mais d’où viennent les nuages ? Comment se forment-ils ? L’album est une magnifique réponse qui ouvre tout  grand l’espace interprétatif et donc le dialogue avec l’enfant et ce, différemment, selon son âge.

Muzo, Un Petit nuage, éditions Autrement, collection Histoires sans paroles, 2005, 32 p. 12€ ;
Les dessins naïfs se suivent sur les doubles pages, contant à chaque fois un épisode de la balade du petit nuage. Ce dernier partage avec les autres : livre de l’eau à la grenouille, arrose les fleurs assoiffées, fait renaître les ruisseaux dans les campagnes. Mais il reste seul, soumis à la pollution des villes, chassé par les parents qui ne le voient pas rentrer dans la chambre de leurs enfants quand ceux-ci font leurs devoirs, délaissé par les oiseaux après s’en être servi de refuge. Heureusement, un petit nuage montera d’un calumet de la paix et le jeune lectorat se trouve alors transporté au pays des nuages.
Philippe Geneste