Anachroniques

22/12/2021

En l’an nouveau conjurer les peurs, apprivoiser les joies, être attentif au plus près du monde

Jolivot, Nicolas, Voyages dans mon jardin, éditions HongFei, 2021, 206 p. 39€

Dessins, textes et mise en page de Nicolas Jolivot sont mûrement réfléchis autant que d’une esthétique exceptionnelle. L’auteur est connu pour ses reportages graphiques en Asie parus en particulier chez HongFei. Mais voilà que le voyageur fait une pause et décide, durant une année, d’explorer son jardin, de faire l’inventaire de la vie qui s’y mène, tant florale, végétale, animale, historique, géographique et, dans une moindre mesure, minérale. Comme un carnet de voyage, le livre de grand format est chronologique, suit les saisons et mois à mois nous avançons dans l’année du carnettiste sédentarisé. A la manière des naturalistes, l’auteur peint et dessine ce qu’il voit, sur de grandes pages mates et tramées, aux coloris faisant songer à l’ancien. Le jardin a tout juste deux cents ans, façonné par les mains de ses aïeuls dont il poursuit l’ouvrage. A la fin des notes et croquis de chaque mois, l’auteur établit une rétrospective, revenant ainsi sur la situation du jardin à différentes dates depuis 1821 jusqu’à 2021. C’est une histoire intime qui se déroule, locale et lié à l’aménagement du territoire. Le ton est doux, charnel parfois quand le carnet vagabonde le long de la genèse du jardin. L’écriture laisse percer l’émerveillement devant la vie naturelle, que les dessins et peintures et couleurs magnifient. Les phrases sont confectionnées comme avec prudence. On les dirait surveillées à l’instar de l’immense patience de l’artiste à l’affût des événements du coin de terre. L’usage des mots relève de la désignation rigoureuse de l’entomologiste, de l’herboriste, du naturaliste, du géologue. Point de fantaisie, mais une ardente précision jusque dans les illustrations qui, elles, par le coloris, le fond de page employé, ouvre à une rêverie de l’espace.

Ce livre est un magnifique cadeau pour adolescents, jeunes et moins jeunes adultes ; il est un manifeste de la lenteur et de la patience, une illustration de la liberté à travers celle d’une pratique du jardinage. Ecrit à la première personne, bien sûr, il conte une histoire personnelle. Il fait de l’éloge du silence et de l’écoute du monde, les éléments d’une propédeutique à l’écoute des hommes.

La continuité de l’écriture linéaire organisée en une composition chronologique (celle des saisons) entrecoupée par des rétrospections géo-historiques, s’oppose au statisme des illustrations présentées à la manière des herbiers et autres tiroirs de muséum d’histoire naturelle. Peut-être est-ce des pauses faites sur la ligne du temps qui passe, peut-être est-ce de la capacité du regard à s’arrêter, à fixer pour voir vraiment c’est-à-dire concevoir, peut-être donc est de cette aptitude à saisir que l’homme contemporain manque trop cruellement, emporté qu’il se trouve par un rythme imposé de la vitesse, du prêt-à-penser, de la communication immédiate. A l’écoute du cycle des saisons, il ne s’agit pas de retenir le temps, mais d’en saisir la plénitude des instants alors qu’à l’écoute des ondes, du numérique, de l’urgence fabriquée, le temps vous emporte vidant la réalité même des instants, substituant aux présences réelles des virtualités interlocutrices.

Paradoxalement pour le lecteur trop pressé, mais logiquement pour le lecteur attentif, les Voyages dans mon jardin livrent une image de ce que peut être un futur qui se crée. Le poète-artiste jardinier, mais aussi naturaliste et historien, prépare au présent le futur à venir sans s’en laisser conter par un futur qui viendrait et l’arracherait au lieu, aux êtres aimés, aux proches, à ses préoccupations de personne humaine. Voyages dans mon jardin invite à ne pas différer sa vie, à ne pas la déléguer, et offre la mesure modeste d’éviter d’être englouti par l’Histoire. Un grand livre, oui, un livre d’art et de vie.

 

COMIN Marta, Abracadabra, éditions Bayard, 2021, 38 p. 14€90

Travail sur le vide et le plein, sur les couleurs, en aplats et mates, jeu typographique appliqué aux formes géométriques, découpes graphiques, voici la matière plastique d’une œuvre qui surprend le tout jeune lectorat (de 3 ans à 6 ans), qui l’intrigue. Initier l’enfant à la lecture de l’album est essentiel pour qu’il puisse, ensuite, seul, se rendre dans l’ouvrage, le manipule, joue avec. On conseillera de s’adonner plusieurs fois à la lecture avec l’enfant avant de le laisser s’aventurer seul. La formule magique du titre introduit avec justesse au contenu : l’enfant est invité à produire des effets de magie grâce à l’ordre de lecture des pages : tourner une page est voir apparaître une image nouvelle issue de la précédente. Le geste de tourner la page équivaut donc au mot Abracadabra : quelle propédeutique joyeuse à la lecture ! Le fil narratif ténu réside dans un dialogue entre un grand-père et un enfant. Le bémol vient de ce que certaines consignes écrites ne sont pas réalisables car le livre n’est pas un livre-objet. Il y a là un défaut important qui touche certaines pages. C’est alors que le dialogue de lecture avec l’enfant prendra une dimension nouvelle puisqu’il permettra de mettre en avant la spécificité du langage : ouvrir à la virtualité d’un monde, c’est-à-dire donner valeur à la page par l’imagination. L’observation et l’attention de l’enfant seront alors sollicitées, véritable introduction à l’apprentissage de la lecture par le sens.

Enfin, la réalisation du livre en forme de mallette imitant celle du magicien du livre, permettra ensuite à l’enfant de transporter son livre au gré de ses déplacements. Abracadabra est un tour de lecture portative…

 

L’Atlas Gallimard jeunesse. Un outil indispensable pour le collège et le lycée, Gallimard jeunesse, 2020, 160p. 19€95

Rien n’est mensonger dans le titre de cette deuxième édition augmentée : l’ouvrage est clair, complet sur la géographie du monde et de la France. C’est un outil pratique, avec son glossaire et son index. Les pages de garde exposent les drapeaux des pays et une notice pour chaque état. La cartographie est un régal avec, de plus, une double page qui instruit le lectorat sur ce qu’est une carte. Autour des cartes s’organisent une multitude d’informations sur l’industrie, l’environnement, l’agriculture, la population, le climat, le milieu naturel. Aux cartes générales (physique et politique) s’adjoignent des cartes thématiques qui traitent des thèmes ci-dessus mentionnés. Utile au collège, L’Atlas le demeure au lycée. Une idée de cadeau tout autant qu’une aide pratique aux études, cet ouvrage de grand format (250 x 295 mm) devrait s’imposer dans les foyers autant que dans les bibliothèques et centres de documentation.

 

CUESTA HERNANDO Mario, Antarctique. Le continent des merveilles, illustrations de Raquel MARTIN, Nathan, 2021, 44 p. 19€90

Cet ouvrage sur le sixième continent en impose par son format (28,5x35,5) ses belles illustrations, légèrement naïves et qui viennent en soutien du texte informatif, souvent explicatif. Pour guider la lecture, on est à bord d’un bateau transportant des scientifiques, durant six mois. La trame du voyage, tel est le repère pour l’enfant de 8 à 10 ans. On plonge sous l’eau avec des petits robots d’exploration des fonds marins, on joue au naturaliste classant les différentes espèces de baleines, de pinnipèdes, de manchots. On se mêle à une colonie de manchots. Ensuite on entre dans la station polaire où se rassemblent des scientifiques de diverses disciplines et on en partage le quotidien y compris durant l’hiver glacial. Évidemment, on va aller au Pôle Sud, participer à une expédition d’observation des volcans. Grâce à la proximité avec les scientifiques, on va comprendre les dangers qui menacent le continent et on écoute un petit cours de géographique et de géopolitique sur la loi internationale qui régit l’Antarctique qui n’appartient à personne mais à toute l’humanité. On finit avec un peu d’Histoire, celle des explorateurs qui l’ont découvert et un petit glossaire qui facilite la lecture.

 

REZKOVA Milada, Qui A Peur de la peur ?, illustré par URBANESK Lukáš, KASE Jakub, Helvetiq, 2021, 200 p. 24€90

La peur parle au petit lecteur ou à la petite lectrice. Elle se situe parmi les quatre premières émotions éprouvées par l’être humain au cours de son développement. Qu’est-ce que je suis ? Qu’est-ce que je fais à ton corps ? Comment chaque personne est différente face à la peur ? Les cauchemars ? La peur est-elle partagée par les animaux ? Quelles sont les différentes formes connues de la peur ? Ne jamais avoir peur est une maladie bien connue ? Quel lien la colère entretient-elle avec la peur ? En quoi la géographie détermine-t-elle nos peurs ? Quelle est l’histoire de la peur ou à chaque époque ses types de peur ? Pourquoi, parfois, aime-t-on avoir peur… un étrange plaisir ? Et pour terminer : une petite encyclopédie de la peur.

L’ouvrage est un grand format (24cm x 31cm) les illustrations sont humoristiques, jouant sur différents registres du pop art au dessin d’humour, du collage à la reproduction de gravures anciennes, de la présentation en planches dessinées à des jeux graphiques pleine page. Il propose au jeune lectorat de participer à l’illustration et des pages sont attribuées à cet effet.

Jojo, un garçon curieux est le fil conducteur du livre, on le suit au fil de la lecture soit en s’identifiant à ses réactions soit au contraire en les tenant à distance, dispositif narratif intelligent. Pour autant, l’enfant peut commencer la lecture n’importe où, il n’y a pas d’histoire, juste un dispositif de complicité pour accompagner l’enfant dans son exploration de l’émotion qu’est la peur. Jojo figure ainsi la curiosité enfantine et la stimule.

L’autrice et les deux illustrateurs tchèques offrent là un des meilleurs albums, sinon le meilleur album sur la peur destiné aux enfants dès 8 ans mais pouvant être lu encore à 11/12 ans (1). Un signet fixé à la tranche file du haut du livre parfait le confort de lecture. L’enfant peut en faire son bréviaire de la peur, en approfondissant par lui-même les connaissances nombreuses distillées au fil des pages et de chapitres.

Faut-il souligner l’importance, aujourd’hui, de faire réfléchir les enfants sur la peur tant celle-ci est devenue constitutive du quotidien de nos contemporains. Le peintre Markos Löpertz disait à juste titre : « Nous vivons dans un monde où la peur fait partie du quotidien. Je pense que toute cette politique de mise sous tutelle et de répression que nous subissons. Cette répression de l’individu est un produit de la peur » (2). Cette réflexion fait comprendre que la parution de Qui A Peur de la peur ? procède, au fond, d’une actualité brûlante.

Philippe Geneste

 

(1) Pour mémoire, rappelons l’excellent ouvrage de Benlakhel, Nadia, Ce qui te fait peur, Milan, collection les essentiels junior, 2002, 37 p. et qui s’adressait aux préadolescents. Le livre abordait à peu près les mêmes domaines que celui publié aujourd’hui par Helvetiq. - (2) Markos Löpertz cité par Philippe Dagen, « Markus Löpertz typisch Deutech », Le Monde 24/04/2015 p.16

NB : Les éditions Helvetiq, fondées en 2008 par Hadi Barkat, viennent d’acquérir les éditions Bergli Books avec qui elles avaient déjà collaboré sur plusieurs projets ces dernières années. Ce groupe suisse d’édition est un des rares à publier régulièrement et simultanément en trois langues et à être diffusé dans plusieurs pays.

 

 

17/12/2021

Cadeaux contés

LEZIN Nathalie, Tiféfé et la tresse au ruban rouge / Tiféfé étrès a riban wouj-la, bilingue français-créole, traduction de Benzo, illustrations de Brice Follet, L’Harmattan jeunesse, 2021, 101 p. 15€

Nathalie Lezin est une conteuse, chanteuse et percussionniste guadeloupéenne. Les huit récits plongent le jeune lectorat dans l’atmosphère magico-phénoméniste traditionnelle des îles. Ces histoires d’esprits qui entrent en possession de personnages captivent les lecteurs et lectrices car ils ouvrent la voie à un univers dégagé des contraintes du monde réel. Le recueil rend compte aussi de la traite des noirs, faisant dialoguer le continent africain et les terres d’exploitation et de servitude des négriers. La narration raconte depuis le point de vue des noirs, des déportés : « C’est l’Africain qui m’a créée / C’est le négrier qui m’a transportée / C’est un nègre marron qui m’a posée là / L’éclair me dévoilera ». L’œuvre de connaissance est de faire reconnaître à l’humanité la vérité, celle de l’esclavage. C’est par le biais de la fiction symbolique que Nathalie Lezin apporte une pierre à l’œuvre qui s’enracine dans les chants ancestraux de la lointaine Afrique, dans les histoires mythiques des esclaves en fuite (les « nègres marrons »), au cœur des croyances et superstitions où se tissent une conception agissante du sacré.

Bien sûr, le livre qui s’adresse spécialement aux enfants atténue ces traits, privilégiant des situations ordinaires de la vie des enfants comme prétexte à y faire advenir l’univers de la magie et de l’imaginaire.

 

BAYA Delphine, Contes des peuples du Kouilou, L’Harmattan, 2021, 93 p. 12€

Une nouvelle foi, la collection La légende des mondes propose un ouvrage riche, important par la démarche qui l’anime, respectueux des peuples du Congo-Brazzaville dont il transcrit huit contes traditionnels. Le livre participe, ainsi, à la sauvegarde d’un patrimoine et linguistique et culturel des peuples du Kouilou et de Pointe-Noire. Chaque conte est une découverte car dans la société des peuples de langue Vili qui vivent dans le département du Kouilou -entre la façade maritime à l’ouest du pays et le massif forestier du Mayombe-, les contes croisent les légendes et s’appuient sur des proverbes, « courtes sentences d’origine ancestrale destinée à instruire, à orienter ou à soutenir des débats de justice traditionnelle » (1). Le conte illustre un proverbe, ce qui en fait un conte moral.

L’animal peut provoquer la peur, comme le crocodile de Croco le malin crocodile de la lagune, il peut prendre une dimension fantastique comme la peau de la panthère dans Le Buffle et les anciens du village, passerelle surnaturelle entre l’animal et l’humain mais avec une finalité morale de l’histoire. Le buffle, dans ce conte, revêt dans le propos des anciens à son égard un support de sagesse.

Les contes des peuples du Kouilou choisis par Delphine Baya, native du village de Madingo-Kayes dans le Kouilou, insistent sur la nécessité de s’approprier son passé, pour vivre au présent. Le cycle des générations n’y est pas appréhendé, comme dans les sociétés occidentales, à la manière d’une division et d’une séparation étanche mais selon la modalité de la transmission. Nombre de morales tournent autour de la notion de respect des ancêtres et de la nature, elle-même promue au rang de terre de filiation de l’humanité. En menant les enfants, et les lecteurs et lectrices en général, à la connaissance d’une tradition littéraire orale autre, ces Contes des peuples du Kouilou participent de l’éducation à un sentiment de tolérance, de respect et d’humilité. Il ne s’agit pas pour le lecteur français de s’extasier devant des contes d’une autre civilisation, mais de les apprécier dans leur différence afin d’aimer les traditions de sa propre culture et de sa propre langue. Il est heureux que l’ouvrage comporte des textes (introduction, postface et conclusion) éclairant le lectorat sur la vie des peuples qui ont créé lesdits contes. Il y a, ici, un geste intellectuel qui permet à l’enfant de ne pas rester figé sur son point de vue propre. Il est invité au contraire à la mise en relation de son point de vue avec d’autres points de vue. Là intervient l’intertextualité.

En effet, si ces contes permettent de faire éprouver au jeune lectorat la distance d’une civilisation appréhendée dans sa richesse, ils lui montrent aussi le fond commun des récits originels de l’humanité. Ainsi, du conte Vili à la fable, il n’y a qu’un pas qu’illustre parfaitement Véronique l’orpheline. L’intertextualité vient aisément à l’esprit, entre Cendrillon ou La Belle au bois dormant, Véronique l’orpheline nous fait suivre les épreuves cruelles infligées par une marâtre exploiteuse et envieuse à une enfant terrorisée. Animal et homme viendront aider la petite héroïne, mêlant ainsi monde animalier et monde humain dans une harmonie recherchée des sentiments. Dans Le Coq et le renard ou dans La Perdrix, le boa et la fourmi, les échos des fables Le Corbeau et le renard (en plus cruel toutefois), Le Lion et le rat ou La Colombe et la fourmi sont autant d’impulsions données à l’enfant pour se hisser vers une sorte d’universel auquel les morales finales haussent les contes. Par-là, aussi, s’immisce l’actualité. Ainsi, le conte Bung’Mpugni, le tyran illustre-t-il une civilisation où la femme n’est pas soumise, où les dominés refusent l’humiliation du possédant et du puissant.

(1) Dello, Jean, Proverbes et contes Vili (République du Congo), préface de J.B. Tati Loutard, L’Harmattan, 2006, 378 p. -4ème de couverture.

 

MBODJ Souleymane, Contes d’Afrique. La sagesse, illustrations de Clémence POLLET, textes, voix, musique et instruments de S. MODJ, Milan, 2021, 64 p. + CD

Voici un nouveau chef d’œuvre du conteur musicien Souleymane Mbodj. Il a rassemblé neuf contes de la sagesse, tous porteurs d’une morale qui entre, souvent, en résonnance avec l’actualité du monde. En voici quelques-unes : « Il faut rendre à la nature ce qui appartient à la nature » ; « Celui qui sait qu’il sait doit le faire savoir. Celui qui sait qu’il ne sait pas aura la chance de savoir : tu sauras quand tu sauras que tu ne sais pas. Celui qui ne sait pas qu’il sait doit être encouragé, il manque de confiance en lui » ; « Dans ce village, il y a des hommes et des femmes de toutes les couleurs, il y a la beauté, il y a l’intelligence, il y a l’amour. C’est comme ça que la terre devrait être » ; « La vengeance appelle la vengeance, aussi sûrement qu’une pierre qui tombe au fond du ravin ». On le voit, Soueymane Mbodj explore les proverbes, les sagesses populaires, il en fait l’ossature de ses contes animaliers, eux-mêmes inspirés par la tradition. Le résultat est une œuvre moderne qui ouvre l’esprit enfantin à la multiculturalité, surtout que certains contes répondent à des contes européens : les contes proviennent tous de mythes communs à l’humanité qui, selon les lieux et les temps, en a varié les manifestations verbale et imagée. Souleymane Mbodj s’appuie sur eux pour en renouveler les formes et tendre l’esprit enfantin vers l’attention à porter à certaines sagesses communes pouvant ouvrir à un monde sans violence, de paix et d’humanité.

 

LACOMBE Benjamin, Blanche-Neige, d’après Jacob et Wilhelm GRIMM, Milan, 2021, 56 p. 16€90

Les versions de Blanche-Neige couvrent les continents, de l’Asie mineure à l’Afrique, de l’Irlande aux pays nordiques ou à l’Islande. Jacob (1785-1863) et Wilhelm (1786-1859) Grimm ont recueilli ce conte dès 1808 puis, mis en présence d’autres versions, ils ont modifié le premier conte entre la première édition des contes et la seconde. Les modifications doivent aussi à l’organisation des contes dans le recueil. C’est une chose dont on parle peu, car aujourd’hui les contes font surtout l’objet d’éditions séparée.

Les motifs du conte -les corbeaux, les gouttes de sang sur la neige annonciatrices de la grossesse de la reine, le sommeil léthargique, le cercueil de verre, la pérennité de la beauté de la jeune femme vertueuse qui sublime la mort, celle qui se fane de la marâtre jalouse- se croisent avec d’autres contes rassemblés par les frères Grimm. Ce sont ces motifs que Benjamin Lacombe magnifie par ses illustrations retravaillées ici de la première édition du livre (2014). Cet artiste, familier de l’univers des fées et amoureux d’une certaine transgression, rencontre dans le texte de Grimm un univers à sa mesure. L’album est donc une inclusion dans le conte d’un univers pictural ; et c’est le texte respecté des frères Grimm qui articule les images. Celles de Benjamin Lacombe sont plus picturales que narratives. Le conte étant connu, le contraste apporte sa part d’étrangeté. La quasi double page de la marâtre à son miroir, au début de l’album, illustre parfaitement cela. Elle est peinte en Méduse avant, quelques pages plus loin, de prendre l’apparence d’un paon qui déploie ses plumes par vanité pour sa beauté.

Aussi, les illustrations s’organisent certes en suivant la progression de l’histoire, mais surtout en venant symboliser les clés de l’intrigue et du merveilleux. Au niveau des couleurs, dès la couverture, sont notifiés : le rouge du sang (de l’enfantement), le blanc de la neige (de l’innocence), le noir qui renvoie dans la seconde version de Grimm à la couleur de l’ébène du cadre de la fenêtre d’où elle regarde le paysage (de la curiosité). On sait qu’il s’agit, là, des attributs de couleur donnés à la mère du Christ dans les représentations populaires (1).

L’album repose sur deux types d’illustrations. Les illustrations en couleur plongent le lecteur ou la lectrice au cœur de l’histoire et de la relation malsaine nouée entre la marâtre et l’enfant dès ses sept ans. L’artiste use d’aplats, de fondus divers, de dégradés de couleur, du jeu des avant-plans, de la mise en exergue des trois couleurs majeures pour l’intrigue à savoir le rouge, le blanc, le noir du bois d’ébène. Le dessin est stylisé, mais inclus dans un foisonnement de détails qui appelle autant le romantisme que le merveilleux tournant au fantastique. Les tons sombres accentuent l’atmosphère de malaise alors que les couleurs chères au romantisme -le vert, le noir, le rouge- ouvrent à l’onirisme. Le recours au surréalisme renforce cet aspect. Ainsi en va-t-il de cette image où le corbeau est enfermé dans la cage (thoracique) de Blanche-Neige alors que la marâtre déguisée en vieille femme serre à l’excès le corset pour étouffer la jeune fille et enfin se débarrasser de sa concurrente en beauté.

Les illustrations en marron, gris, blanc, se centrent sur la seule enfant devenant jeune fille. Si la dernière image est en marron, gris, blanc, c’est parce que Blanche-Neige a triomphé des sortilèges suggérés à la marâtre par la jalousie, l’orgueil et un égocentrisme maladif. Le dessin au trait, la précision des détails, les jeux d’ombre et de lumière sont autant de clins d’œil temporels au dix-neuvième siècle, clins d’œil non imitation. 

Conformément à la refonte du récit par les frères Grimm entre la première édition du conte et sa deuxième édition (2), la figure de la mère n’est pas signifiée par l’œuvre illustrée, pas plus que celle du père. Les illustrations se concentrent sur le rapport humain dominé par la jalousie et les illustrations en marron, gris, blanc sur les réactions de l’enfant-jeune fille.

Ce travail d’artiste s’appuie sur la seconde version des Contes de l’enfance et du foyer, suivie pas à pas avec quelques actualisations de formes et de vocabulaire qui expliquent le « d’après Jacob et Wilhelm Grimm » de la page de titre. Une fois de plus, le secteur pour la jeunesse fait vivre la littérature populaire, ici une littérature transnationale. L’album propose donc l’histoire complète qui se clôt avec le supplice de la marâtre, le jour même du mariage de Blanche-Neige avec le prince. C’est à noter car ce supplice livre une des interprétations du conte, à savoir « qu’à trop cultiver le paraître on finit par s’épuiser à mort » (3). Enfin, en s’appuyant sur la version complète de la deuxième édition originale (1812) du conte des frères Grimm, Benjamin Lacombe replace les nains dans leur fonction propre d’aide auprès de l’héroïne, ce qui force le jeune lectorat à se détacher de la version du dessin animé, très idéologiquement marqué, de Walt Disney. Seule une version au grand art pictural est susceptible de réussir cela.

Philippe Geneste

(1) Baxandall M., L’œil du Quattrocento, Paris, Gallimard, 1985, p.92

(2) Cette édition bénéficie de certaines retouches de dessins. Elle comprend aussi douze pages d’un carnet de croquis, certains anciens, qui montrent le travail du dessinateur et aussi du scénariste compositeur découpant le texte de Grimm et préparant la mise en page.

(3) Girard Marc, Les Contes de Grimm. Lecture psychanalytique, Paris, Imago, 1999, p120.

11/12/2021

Parcours livresque en fête

BENTON Mike, Tout sur les dinosaures, traduction de Valérie Martin-Rolland assisté d’Yves Laurent, éditions Rouge&Or, 2021, 160 p. 12€95

Ecrit par un professeur de paléontologie des vertébrés au département des sciences de la terre de l’Université de Bristol, traduit par deux paléontologues, l’ouvrage se divise en cinq parties : les premiers dinosaures, le règne des dinosaures, le temps des géants, un monde florissant, la fin des dinosaures. Un glossaire, un index, une page, quelques étapes de l’évolution viennent clore ce beau volume, solidement relié, abondamment illustré (plus de 400 photographies et illustrations). La clarté d’exposition des informations et explications le met à la portée des enfants dès 9 ans tout en régalant les préadolescents et les plus vieux qui y acquerront de nombreuses connaissances. Tout sur les dinosaures présente toutes les espèces identifiées sur tous les continents et ceci chronologiquement. Le livre bénéficie des dernières et si nombreuses découvertes de la science préhistorique et de la paléontologie qui ne cessent d’accroître et d’affiner les connaissances scientifiques de leurs domaines respectifs. Les enfants aiment comprendre l’origine, le mode de vie, l’évolution de ces géants qui fascinent les imaginaires. Mike Benton détaille aussi certains sites de fouilles, en explicitant le fonctionnement et le travail qui s’y effectue. Le lectorat, transporté 230 millions d’années en arrière, lors de l’apparition des premiers dinosaures, parcourt le chemin de l’évolution jusqu’aux grandes espèces carnivores de la fin du Crétacé (il y a 65 millions d’années). Cette immersion dans le monde des dinosaures est un cadeau luxuriant autant qu’instructif.

 

SCALES Helen, La Grande Barrière de corail, illustrations de Lisk FENG, traduction de Bérengère Viennot, Gallimard jeunesse, série de l’air !, 2021, 88 p. 19€95

A l’heure où la grande barrière de corail est menacée par la pollution engendrée par l’activité humaine, ce livre arrive à point. Il décrit, tout d’abord, comment, il y a environ 10 000 ans, s’est formée cette merveille naturelle, sur 2300 kilomètres le long des côtes australiennes. L’autrice et l’illustrateur expliquent ensuite la composition des coraux, avec moult détails tous explicités par un lexique aisé d’accès. La reproduction des coraux offre deux pages éblouissantes, toujours avec des explications. Viennent ensuite trente-deux pages qui présentent les habitants du récif. Dix autres pages détaillent la vie humaine sur la côte australienne et sur les îles de la Grande Barrière. C’est l’occasion d’offrir aux enfants un regard ethnologique et de les éclairer, par un regard historique, sur la colonisation par les européens et ses méfaits.

Le livre décrit ensuite comment les hommes étudient et explorent la barrière. Il pointe les dangers actuels : les coraux meurent de faim, en quelque sorte sous l’effet du réchauffement climatique, ils sont menacés par les déchets en plastique qui les contaminent. Les principales mesures (lutter contre le CO2, abandonner les énergies fossiles, choix alimentaires, diminuer les plastiques) pour combattre la crise climatique sont énoncées. Même si le livre présente des avancées de la science susceptible de permettre aux coraux de survivre, les pages dernières expliquent bien que si l’humanité poursuit sa course en avant sans plus de prise de conscience qu’elle menace elle-même sa propre survie, alors, les dégâts mortifères sur la Grande Barrière de corail deviendront définitivement irréversibles. L’enjeu n’est pas seulement que les générations futures puissent contempler cette merveille, mais que la vie de ces espaces marins et sous-marins et au-delà, puisse perdurer. Et cela, c’est une question qui touche aussi la survie de l’humanité.

 

VOISARD Lisa, Arborama. Découvre et observe le monde fabuleux des arbres, Helvetiq, 2021, 208 p., 24€90

Après le magnifique Ornithorama, voici la même formule - conception intelligente, contenu instructif, lecture agréable, édition soignée pour offrir une vision (-orama) de quarante-neuf espèces d’arbres, que l’enfant peut, pour la plupart, croiser dans son entourage. Pour chacune, sont donnés : le groupe, la forme, la reproduction, l’habitat, la longévité, la hauteur. L’arbre est ensuite disséqué, facilitant sa reconnaissance dans la nature. L’écorce est décrite, les arbres proches en apparence sont mentionnés. Enfin, un guide d’observation incite l’enfant à porter toute son attention à ce qui l’entoure. Bien sûr, le livre est d’une érudition pointilleuse bien que clairement exprimée. Pour certaines espèces, on voit les métamorphoses du feuillage. Une localisation géographique est toujours présente. Arborama relève donc de l’encyclopédie. La fin du livre est consacrée à des informations plus spécifiques qui accroissent encore les connaissances de l’enfant sur les arbres. Dix pages insistent sur une méthode d’observation avant que ne se déploient des informations sur les espèces menacées comme sur l’utilisation du bois et la protection des forêts.  Les nombreuses illustrations réalistes sur un papier mat visent l’efficacité. L’épais ouvrage possède un côté livre du naturaliste qui sied parfaitement au sujet étudié. Comme Ornithorama. Découvre et observe le monde merveilleux des oiseaux, Arborama. Découvre et observe le monde fabuleux des arbres est un livre à offrir en toute occasion et que tous les centres de documentation scolaires, que toutes les bibliothèques acquerront pour le plus grand enrichissement des enfants. Et qui plus est, l’ouvrage peut se lire bien au-delà de la tranche d’âge pour laquelle il est destiné.

 

ROMERO MARIÑO Soledad, Afrique. Le continent des couleurs, illustrations de Raquel MARTIN, Nathan, 2021, 48 p. 19€90

L’ouvrage présente un voyage sur le continent, un voyage qui fait halte en diverses zones géographiques : Maroc, Algérie-Tunisie, Lybie-Egypte-Soudan, Ethiopie, Kenya-Tanzanie-Mozambique, Madagascar, Afrique du Sud, Namibie-Botswana, Zimbabwe-Zambie-Angola, République démocratique du Congo, République du Congo-Ouganda-Rwanda, Gabon-Cameroun-Nigéria, enfin, dernière halte Ghana-Mali-Sénégal. Lors de ces haltes, des gros plans informatifs abordent des territoires, comme le Sahara, le delta de l’Okavango, ou alors des spécificités régionales comme les gorilles des montagnes. Le livre s’adresse à des enfants de l’école primaire. Son grand format, ses illustrations colorées, volontiers propices à la rêverie, son papier mat qui apporte sobriété et quiétude dans l’itinéraire géographique emprunté, ses textes soutenus par les illustrations et leurs détails, tout concourt à intéresser le jeune lectorat. Bien sûr, cette géographique africaine laisse dans l’ombre les enjeux géopolitiques, accorde peu de places à l’organisation sociale, aux spécificités économiques, aux inégalités engendrées par le capitalisme continental et les convoitises néo-impérialistes. En revanche, le livre donne l’image de peuples valorisés dans leur culture et leurs règles sociales, ce qui est intéressant, sans tomber dans le folklorisme ou l’évocation mystificatrice. Là est le point important qui permet d’aborder un peu l’histoire continentale africaine, la grande oubliée de nombreux livres sur l’Afrique destinés à la jeunesse.

 

KNIGHT Ness, Exploits, illustratrice Qu LAN, Milan, 122 p. 16€50

« Trente histoires vraies qui font rêver » sert de sous-titre au livre qui propose des récits de voyage ou des périples : Vivienne Watteville en Afrique (fin des années 1920), Wilfred Thésiger dans la péninsule arabique (1946/1948), la première traversée de l’Atlantique en ballon par Abruzzo et Newman (1978), Eberhardt en Afrique du Nord (1899), Aldo Kane dans un cratère en activité en République Démocratique du Congo (2017), Shackleton le naufragé de l’Antarctique (1915), Blashford-Snell descendant la Nil Bleu (1968), Ron Garan et la station spatiale internationale (2011), Bessie Colman aviatrice de la voltige (1922), Piccard et Walsh au plus profond du Pacifique (1960), Lois Prince et sa moto traversant l’Iran (2013), Bingham, Stewart et Knight en quête de la source de l’Esseuquibo (2018), Macarthur et son tour du monde à la voile (2004), Harriet Chalmers Adams à dos d’âne traversant Haïti (1910), Jeanne Baret au détroit de Magellan entre 1766 et 1769, seule femme sur un bateau, sous une fausse identité…, Henson à la conquête du Pôle Nord en 1909, Diane Fossey sur la piste de gorilles en 1980, Mike Horn dans la forêt amazonienne en 1999, Robyn Davidson traversant le désert Australien (1977), Gertrude Bell dans le désert d’Arabie en 1913, Krakauer sur l’Everest (1996), Thor Heuerdahl et son radeau (1947), Isabella Bird traversant la Shyok (1889), Srah Marquis en Mongolie (2010)Junko Tabei face à l’Everest en 1975, Xuanzang perdu dans la tempête de sable (Chine en 629), Delia Akeley en quête de peuples au cœur de la forêt du Congo (1924), Alan Mcsmith et les éléphants sauvages (2012), Fanny Bullock Workman au massif du Nun Kun en Inde (1906), Ranulph Fiennes à la recherche de la cité perdue d’Ubar (1991).

Un défaut, seuls des blancs sont des explorateurs ou des exploratrices…. Un point fort, actualiser l’idée d’exploration et l’esprit de découverte ; pointer le double but de ce type d’expédition : accroître les connaissances, réaliser seulement un exploit. Est passé sous silence l’enjeu politique ou l’enjeu économique des explorations. Une autre volonté est d’intégrer les femmes dans le récit héroïque. Bien sûr, la parcellisation de l’ouvrage empêche toute réflexion d’ensemble sur la problématique de l’exploration aujourd’hui, comme hier.

 

FRATTINI Stéphane, C’est où cet endroit incroyable ? 100 lieux du monde à découvrir, illustrateur NIKOL, Milan, 2021, 80 p. 14€90

C’est un tour du monde de sites magnifiques disséminés en Europe, en Afrique, au Moyen Orient, en Asie, en Amérique, en Océanie. Le livre est d’une reliure forte avec du papier glacé qui fait ressortir les couleurs. Pour chaque site, un texte commente une illustration faite à l’ordinateur souvent d’après photographie, mais pas seulement. Une carte au début, une carte en pages de garde à la fin, permettent à l’enfant de bien situer les lieux visités. Bref, c’est un livre que l’on consulte facilement, qui instruit tout en ouvrant un large l’horizon géographique aux lecteurs et lectrices. Pour les enfants à partir de 8 ans jusqu’à 11/12 ans.

 

NESSMAN Philippe, Phénoménal. La nature spectaculaire, illustrateur Alex ASFOUR, Milan, 2021, 48 p. 19€90

L’ouvrage de grand format absorbe l’enfant-lecteur dans les phénomènes naturels les plus divers suscitant éblouissement de la vision autant que surprise cognitive. Aurore boréale (qui donne l’image de couverture, montagnes arc-en-ciel, collines en chocolat, geyser, désert de sable, désert de sel, chutes, Rio Negro, lac rose, lac renversant, glacier, lacs aux éclairs, maelstrom, volcan bleu, failles, raz-de-marée (tsunami), pierres qui bougent, cercles des fées, la grande barrière de corail… Les images de ces phénomènes et sites numériquement composées avec des couleurs vives sur un papier mat aseptisent beaucoup la nature figurée. Les éléments de légendes répartis sur les pages et doubles pages explicitent le visuel et le mettent en rapport avec d’autres similaires. La volonté des auteurs est l’accessibilité immédiate de l’ouvrage aux enfants dès 8/9 ans. Une nappemonde clôt le livre en notifiant tous les lieux traversés et cités. Par cette composition, Phénoménal. La nature spectaculaire atteint son but : être un livre que le jeune lectorat consulte, s’enrichissant à chaque butinage. C’est un livre dont on fera cadeau avec la certitude de son effet de bonheur.

Philippe Geneste

 

L’Atlas du changement climatique, Gallimard jeunesse, 2021, 240 p. 18€

Ouvrage remarquable et un des premiers du genre, le premier en tout cas que nous ayons lu à la commission lisezjeunesse. Le service de cartographie des éditions Gallimard propose un travail instructif, appuyé par de nombreux schémas qui explicitent plus sûrement que de longues phrases certains thèmes. Si l’ouvrage propose des chiffres, ils ne sont pas surabondants, conservant, ainsi, une utilité informative pour les jeunes lecteurs et lectrices.

Ce live permet aussi d’aborder des thèmes rarement traités sous cet angle : l’habitat, l’alimentation, le transport, l’énergie, l’industrie. L’ouvrage enfin explique ce qu’est le changement climatique, son incidence sur la planète, sur le monde du vivant et sur la vie des populations humaines. Un chef d’œuvre.

Commission lisezjeunesse

 

NB : Pour une sensibilisation à l’écologie, le jeune lectorat (9/12 ans) pourra lire « Quand la mer se retire » d’Eric Sanvoisin. Cette nouvelle raconte les ravages de la pollution par l’agriculture industrielle et les élevages intensifs de cochons en Bretagne. D’Eric Sanvoisin, également, signalons que « Les guerriers verts » reparaît sous le titre « En Equilibre ». Il raconte la découverte par un enfant du combat en faveur des arbres, avec la solidarité qui s’y manifeste. Ces deux nouvelles sont disponibles dans le recueil : Eric Sanvoisin, Le Vertige des somnambules, Calicot, 2017 pp.5-19 et 67-84.

05/12/2021

Rêve en cadeau, cadeaux de rêves

A l’écoute de la parole enfantine

DAVID François, Mes Parents sont un peu bizarres, illustrations de GURIDI, CotCotCot éditions, 2021, 32 p. 14€90

L’album, à lire dès 4 ans, repose sur le coq-à-l’âne, qui reproduit une des réalités de la conversation courante. Comment, en effet, un enfant peut-il suivre les dialogues où les interlocuteurs passent d’un sujet à un autre, n’achèvent pas leurs phrases ? C’est de ce fait que part l’astucieux François David avec sa plume drolatique. Jouant sur la polysémie des mots, leur paronymie, et donc la confusion du sens, jouant sur le rapport fuyant du signifié du mot et de son référent pour créer des ratages humoristiques, François David n’a de cesse de rester au plus près de la représentation juvénile du monde. C’est ainsi que le réalisme enfantin appliqué au langage fait merveille.

C’est que, vivre au monde à hauteur de mots des petits, c’est être soumis à l’incompréhension des adultes. Le monde de ces derniers, en effet, s’est justement clos sur un échiquier de places figées, fixées, où l’interprétation du monde est désespérément fléchée. Tout autres sont les représentations enfantines du monde : elles sont labiles, prolifiques en interprétation, rutilantes de sens sous le feu des signes sonores.

Pour accompagner cette installation dans l’univers de l’enfance, le dessinateur Raúl Guridi a choisi la simplicité du trait et le dépouillement. Chaque planche est aérée et conformément à la perception visuelle des petits, pas de perspective. Les personnages sont donc toujours au premier plan facilitant le parcours des enfants. Le décor est minimal, afin de laisser pleinement s’exprimer la mimique des personnages. Au profil plat des adultes (le père et la mère) filiformes, s’oppose le profil arrondi de l’enfant. Les expressions des sentiments des trois personnages en ressortent d’autant plus : étonnement, mépris, insatisfaction, satisfaction, contentement, incrédulité, agacement, suffisance, concentration. Comme l’histoire est racontée par le personnage de l’enfant à la première personne, l’identification du lecteur ou de la lectrice est la clé de voûte de l’entrée dans cet univers drôle, respectueux de l’enfance.

Rarement une initiation à la vie des mots ne s’est employée à ne pas outrepasser la mentalité enfantine. Rarement, également, l’illustration pour un tel projet n’a su se porter à la rigueur représentative permettant une proximité grande avec la représentation du monde juvénile. Rarement, de ce fait, un album ne saura, comme celui-ci, rencontrer le véritable intérêt de l’enfant en proie à l’organisation du monde qui l’entoure et à la désignation des choses, des faits et gestes auxquels il se trouve confronté. Rarement un album n’aura su mener l’enfant lecteur à interroger avec ses propres modalités de pensée certaines normes quotidiennes, si évidentes pour les adultes, si étranges pour lui. Alors oui, Mes Parents sont un peu bizarres est un album rare autant que de belle facture.

Philippe Geneste

 

Parce qu’une offrande de rêves est dans le creux de tes mains

Hurst Elise, Imagine une ville, traduction de l’anglais (Australie) Christian Duchesne, éditions d2eux, 2021, 32 p. 16€

Avec Elise Hurst*, les frontières entre récit et poésie, entre réalité imaginaire et réalité vécue, entre réflexion contemporaine sur le style de vie et utopie, entre humanité et animalité s’estompent puis s’effacent. Et voici le lecteur, jeune ou moins jeune, installé dans un univers sans frontière, un univers ouvert, une réalité imaginaire qui englobe l’expérience humaine dans ses aspects les moins directs mais tout aussi essentiels pourtant. Imagine une ville impose l’image comme conducteur du sens, le sens l’accompagnant à distance duplicative mais non essentielle. L’album pourrait être un simple album graphique si l’autrice n’avait voulu l’ancrer dans le genre institué de l’album, pour mieux en faire éclater la spécificité.

En effet, ici, l’image, avec les dessins, les compositions en noir, gris et blanc, aux motifs en traits croisés, concentre ce qui est à voir, à penser, à juger. Elise Hurst use de traits ni trop maigres ni trop épais, et combine traits croisés, pointillés et parallèles. Elle modèle ainsi le dessin en demi-teintes, donnant consistance et relief à chacune des scènes. Aucun impératif logique de l’adulte ne vient faire obstacle à l’entrée de l’enfant dans les situations imagées. L’enfant est laissé libre : il cherche l’image à venir en tournant la page et non en recherchant l’interprétations rationnelle de celle qu’il lit, qu’il voit.

Nous devrions écrire que l’enfant voit et lit, tant l’album impose un comportement de lecture en décalage. L’image dirige tout, le texte n’est qu’accessoire. Une convention de genre plus qu’une nécessité de la création. Certains diront, à juste titre, qu’Elise Hurst emprunte la voie du surréalisme. Mais attention de ne pas enfermer l’œuvre dans le carcan d’une école. Le livre destiné à la jeunesse s’offre de plain-pied avec le psychisme enfantin. Sa vision du livre se confond avec la sensorialité des images vécue par l’enfant, elle s’appuie sur le travail de symbolisation à partir de la réalité des dessins et non de la réalité extérieure qui serait suggérée ou transposée. L’imagination est aux commandes. Expliquer la réalité, la commenter, pour l’enfant c’est raconter une histoire, un mythe, un conte. C’est ce à quoi se livrent les enfants de l’album, à chaque nouvelle double page mais aussi dans l’enchaînement de ces pages. La matérialité du livre impose bien sûr la linéarité de la lecture, mais l’enfant s’arrêtera préférentiellement à telle ou telle image, y reviendra, l’explorera, encore et encore, notifiant que le récit d’Imagine une ville accepte l’évasion, la lecture buissonnière, la lecture buissonnante.

Loin des discours différentialistes contemporains, discours à bien des égards réducteurs sous une apparence d’ouverture, l’album parle aussi bien du garçon que de la fille. Il parle de l’enfant sans stéréotypie des valeurs psychologiques accolées à l’une ou l’autre. Là encore, nulle linéarité ; il ne s’agit pas d’un récit d’apprentissage mais d’un récit de vagabondage heureux, d’affirmation de ces pays de nulle part et pourtant configurés dans l’esprit enfantin, prolixe en rêveries où transposer son rapport au monde. Le merveilleux est ici proposé comme expérience enfantine à réaliser, il n’est pas falsifié en un message à délivrer. A s’approcher de l’enfantine exigence mentale l’album ouvre à une culture du songe. Garder l’emprise sur l’imagination, voilà ce qui est proposé à l’enfant qui voit et lit. L’album semble dire : imagine tes histoires, vois et lis-les « dans le creux de tes mains »…

La littérature est aussi une affaire de regard, de point de vue.

Philippe Geneste

* voir le blog lisezjeunessepg du 16 mai 2021)

 

De la compréhension soustractive

Guéraud Guillaume, La Princesse rebelle se dévoile, illustrations Henri Meunier, éditions rouergue, 2021, 40 p. 15€

Les auteurs récidivent deux ans après La face cachée du prince charmant (voir la recension sur lisezjeunessepg du 28/04/2019). La création d’un récit plein de duplicité est de nouveau de mise, à partir du caviardage et de mots tronqués. Ainsi l’album propose-t-il deux récits, l’endroit et son envers, un récit positif et un récit négatif, un récit qui s’appuie sur de bons sentiments et un récit qui s’appuie sur le côté sombre des sentiments humains. Il faut, pour que l’album atteigne pleinement son but et livre toute jouissance de lecture à l’enfant, l’accompagner dans le décryptage du caviardage. Mais quand il a compris le mécanisme, quand le procédé d’écriture est dévoilé, alors, l’enfant se précipite dans la comparaison des pages mises en contrastes deux à deux. Il est aidé en cela par les malicieuses illustrations qui, avec finesse et invention supportent le texte mais emportent le jeune lectorat dans un univers de conte farfelu.

De l’adjectif « cachée » du premier opus à l’adjectif « dévoilée » du second, l’intention des auteurs est la même : définir le caviardage, en pointer le procédé qui permet de faire surgir un nouveau texte d’un texte de base. L’album repose sur une composition par paire de doubles pages. Expliquons. Sur la première double page se trouve un texte narratif en vis-à-vis d’une illustration colorée ; sur la deuxième le même texte est reproduit, mais cette fois-ci avec des pans entiers caviardés c’est-à-dire biffés, barrés, raturés, bref recouverts de noir et rendus, de ce fait, illisibles ; en vis-à-vis on trouve une image à fond noir mat qui illustre la nouvelle scène ainsi créée. Comme nous l’écrivions en 2019, le caviardage est ici utilisé pour des créations par antithèses. On comprend très bien que l’adulte peut inviter l’enfant dès 7/8 ans à tenter, lui aussi, l’expérience d’écriture selon le même procédé. L’album à double récit devient alors un livre pratique.

Ainsi, La Princesse rebelle se dévoile s’adresse aux enfants lecteurs d’album dès 4/5 ans, mais aussi aux jeunes lecteurs de 7 à 11 ans. L’enfant, de plus, y apprend ce qu’est un personnage car le double portrait de la princesse est une manière d’explorer les traits physiques, moraux ou sentimentaux qui constituent un personnage. Et, chose intéressante, le repérage des mots, parties de mots, soustraits par caviardage, se trouve à la base de la compréhension. Or soustraire est plus simple qu’amplifier ou additionner…. Malice des deux créateurs malins que sont Guéraud et Meunier ou Maudire un Gué sur un air (R) esseulé.

Philippe Geneste

 

Le coq à l’âne en fête

GUIGNE Vincent, Le Dîner de mouches, illustrations de Yannick ROBERT, Bayard, 2021, 26 p. 11€90

On pense évidemment à Tentative de description d’un dîner de têtes à Paris-France de Prévert. Mais Le Dîner de mouche n’a rien d’autre à voir que l’allusion farfelue pour signaler que nous entrons dans un album d’humour. Les jeux de mots reposent sur la répétition, plus exactement la gémination (redoublement de la syllabe initiale), à évocation scatalogique. Défile alors un menu de mouches hilarant où la maîtresse de maison invite l’hôte à s’asseoir sur le CACA-napé, à boire un jus de CACA-ssis et puis les plats défilent du CACA-ssoulet au CACA-membert jusqu’au CACA-fé. Les illustrations dressent un confort en gris et blanc créant une atmosphère feutrée sur laquelle font irruption les deux portraits de mouche, tous deux relevant du grotesque, traits railleurs et sacrilège en accord avec la jouissance des géminations itérées. Dans cet album, le rire prévaut, il est le but des deux auteurs et les enfants, en fin de repas, sont effectivement bidonnés…

Philippe Geneste & la commission lisez jeunesse