CZAPKA
Sadou, D’Autres Accidents de poèmes, encres de Samuel AUTEXIER,
Quiero, 2023, 32 p., 22€
Un
livre d’art tout en typographie, avec six cahiers, de deux in-folios chacun,
rassemblés dans un coffret de léger carton ocre aux encres noires, jaunes et
rouges. Le format est carré. Le livre, objet de lecture et de méditation a été,
c’est le premier, achevé d’imprimer sur « la platine Heidelberg de
l’aubergerie typographique des Billardes ».
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un livre
Le
titre commençant par la particule de élidé (« d’ ») suivie de
l’adjectif indéfini pluriel autres, inscrit le recueil à la fois dans une
lignée indéterminée de poèmes peut-être de l’autrice, peut-être d’autres poètes
ou poétesses. Par cette attaque du titre, s’impose le discontinu : le
recueil rassemble des poèmes mais c’est chaque poème qui formerait l’unité.
Nous serions donc devant une suite d’unités poétiques et non devant une
articulation en composition Une des poèmes formant le recueil.
Le
terme d’« accidents » renforce cette idée initiale :
chaque poème est à prendre pour lui-même. Toutefois, le groupe « accidents
de poèmes » suppose soit une effraction des poèmes dans la vie, venant
signifier un instant, un moment, un événement, une pensée célanienne, soit une
genèse des poèmes à partir de fragments, de textes achevés puis repris, voire
de collision-rencontres de poèmes différents se fondant en un nouveau unique ;
Sur
la page du titre, la traduction en hébreu (due à Moran Barkaï) et sur les
couvertures les encres de Samuel Autexier semblent autant d’appel ou de rappel
de signes soit un manifeste scriptural. L’écriture magnifiée par l’édition
typographique serait-elle l’objet même du recueil de Sadou Czapka ? La
traduction en hébreu et la présence d’une page entièrement consacrée à une
traduction sans autre explicitation, aurait-elle alors pour raison
d’inscription une volonté de signaler la trace matérielle en problématique ?
Le titre de la dernière section du recueil, « téfeline »,
allusion à un objet de culte de la religion juive, ne seraient alors que l’affirmation
de la trace comme l’écriture hébraïque (traduction du titre en page de titre
puis sur la page non traduite de l’avertissement), en dehors de la référence
religieuse.
Les
encres sont discrètes, non envahissantes, diaphane parfois, en respect extrême
du texte. On en compte 22 dont 19 sont en regard de poèmes. Trois d’entre elles
sont présentes l’une sur la couverture en arrière-plan, une autre sur le dos de
la page du titre face à l’écriture hébraïque, la dernière, sur le rabat formant
l’ultime page de couverture, clôt le recueil. Ces encres aux motifs scripturaux
se végétalisent au fil des pages, représentation de plus en plus prononcée de
paysages, d’un paysage toujours même jamais même pourtant ; Les encres
impriment la variation dans une identité poétique en recherche. Toutefois,
l’ultime encre sur le rabat, réaffirme la centralité de l’écriture mais avec ce
paradoxe qu’elle offre une écriture de traits en boucles, ce qui n’est pas sans
rappeler les lignes de boucles qui caractérisent la genèse du dessin de
l’enfant et qui préparent, pour plus tard, psycho-génétiquement, l’entrée de
l’enfant dans l’écriture.
Enfin,
l’entrée dans l’œuvre est médiée par un exergue de Paul Celan (1920-1970). Il
s’agit d’un extrait de « Psaume » poème du recueil La
Rose de personne où s’affirme un « nous ». Ce « nous »
caractérise l’alliance interpersonnelle par l’affirmation de la nécessité de
l’autre présent et par la désignation de son absence. Cette thématique anticipe
celle du recueil de Sadou Czapka. La métaphore florale pour matérialiser en
signe cette présence-absence trouve coïncidence dans les encres dont nous avons
signalées le devenir végétal au cours du recueil
Lecture
Du passé
Dès le premier poème le rapport au
passé traverse l’évocation : « j’ai troué le passé » (p.13 v.3), « j’ai
côtoyé le passé » (p.13 v.12). Ce rapport est paradoxal en ce qu’il est
à la fois un dépassement vers l’inconnu et un compagnonnage.
Le
dépassement, dans le second poème, page 15, se précise en négatif :
« j’ai oublié les vieilles idées » (p.15
v.2), « j’ai
oublié les vestiges » (p.15 v.8).
Toute
la personne est embarquée dans ce rapport : le corps actif (« J’ai
troué, j’ai pioché, j’ai serré » p.13 v.10, « j’ai fouillé »
p.15
v.6, « j’ai
souillé » p.15
v.8,
« j’ai touché » p.15 v.12, « j’ai taillé » p.15 v.14,), le corps
passif (« j’ai frémi » p.15 v.14), la personne morale (« j’ai menti » p.15 v.14), la personne
sentimentale (« j’ai pleuré » p.15 v.6). Les sens se
fondent les uns dans les autres pour approcher le monde :
« J’ai
broyé le parfum des souvenirs arnachés » (p.15 v.13)
De
l’interpersonnel
Le
rapport à l’autre est, dès le « nous » du poème de Celan,
présent dans le recueil. Le premier vers du second poème énonce : « En
allant te retrouver » (p.15 v.1), et il est répété en tête du poème qui suit
(p.17
v.1).
La
répétition souligne, se fait insistance de la volonté de la poétesse de
conserver le lien interpersonnel afin de pouvoir énoncer le poème.
Ce
rapport à l’autre est en recherche d’un accord réciproque : « les
yeux ébahis se sont pardonnés » (p.17 v.5).
Mais
cet autre reste indécis, il n’est jamais nommé, il est une instance de dialogue,
une seconde personne (« te » p.15 et 17 ; « ta » p.27 v.3, p.29 v.5 ;) Le refus
de la nomination de cette personne vaut refus d’en faire un sujet de parole. La
nécessité de l’instance d’une interlocution est posée seule, sans une personne
particulière : le discours poétique se fait, ici, généralisant.
Il
est aussi un « nous » (p.31 v.2), anticipé par l’extrait du poème
de Celan mis en exergue, nous l’avons vu. Il s’agit d’un « nous »
régressif (« et nous sommes des animaux »), mais à l’intérieur
duquel des liens opèrent, sur la modalité animale : c’est, en effet,
« sous l’aile des corneilles » (p.23 v.5) que la poétesse
accomplit le chemin « jusqu’au mur » (p.23 v.4).
Il
s’agit aussi d’un « nous » privatif du sens de la vue (« aveugles »).
Le « nous » rejoint alors le monde caractérisant par
l’incommunicabilité la recherche de la relation :
« Ici, la poussière est
sourde,
La guerre est sourde, le monde
est sourd »
(p27 v.5).,
« dans le reflet des eaux
sourdes » (p39
v.4).
Il
s’agirait donc de forcer un sens à advenir, de sortir de ce qui empêche les
liens aux choses autant qu’aux êtres. Le dernier vers cité (p39 v.4) signale que toute
advenue du sens se produit comme un reflet dans une eau de l’incommunicabilité.
De même, la dernière manifestation du « nous » se perd dans la
non-personne de l’anonymat (« Tout le monde » p.35 v.2) puis de
l’indéfini unipersonnel, le « on » (p.43 v.4), dans lequel
vient se fondre le « Je » de la poétesse :
« En traversant ma nuit
noire
j’ai
blessé le passé.
En
quelque sorte un jardin,
dont
on ne sort que par l’arrière » (p.43 v.1 à 4)
L’arrière,
l’envers du décor, le squelette de la main (« ta main craque »
p.19
v.5 ;
« son ossature » p.29 v.6), il y a toujours obstacle à se
trouver sur la scène du monde non illusoire. Même lorsque, dans le dernier
cahier, « téfeline », la poétesse dit à l’autre « je
ne sens plus ton absence » (p.37 v.3), ce n’est pas pour dire que la
relation interpersonnelle est nouée, mais bien qu’elle n’a pas lieu :
« le monde tourne, tourne, et tourne » (p.37
v.7) sur lui-même. La
poétesse est renvoyée à la déliaison d’avec l’autre :
« J’ai
senti la distance.
L’effet
de la solitude sur la pierre » (p.39 v.6 et v.7).
Même
« l’immanence des voix » (p.90 v.12) se perdent en « simulacres »
et
« d’autres
promesses,
d’autres
terriers qui n’en sont pas » (p.41 v.2 et v.3).
On
retrouve dans cette dernière image le motif de la régression animale de l’homme,
mais peu importe puisque sortir du simulacre est impossible. Le dernier
syntagme « et le désert se perd… » (p.45 v.7) appelle à perte
de vue en échos au vers 1 de la page 37 « Je ne vois plus ta présence ».
Les motifs de l’incommunicabilité (monde sourd, univers aveugle) n’ont pas
lâché prise.
La
discontinuité mise à l’épreuve
La
discontinuité annoncée par le titre est mise à l’épreuve par la lecture
complète de l’ouvrage. Plusieurs éléments formels tendent à confronter le titre
à sa radicalité fragmentaire des « accidents de poèmes ». Il
s’agit de divers isomorphismes.
Le
rythme ternaire de maints vers tend à mettre en avant la volonté de la poétesse
de ne pas rester en soi
« J’ai troué, j’ai pioché,
j’ai serré » (p.13
v.10),
« J’ai aimé, j’ai pleuré,
j’ai fouillé » (p.15
v.6),
« J’ai taillé, j’ai menti,
j’ai frémi » (p.15
v.14).
La
ternarité entraîne un effet de dépassement.
De
même, la reprise de motifs tend à donner une continuité narrative au propos des
poèmes et le lecteur est invité à relier entre eux des poèmes. Ainsi du motif
des ogres, présent à la même place dans deux poèmes :
« J’ai joué sur la scène des
ogres » (p.13 v.6),
« les ogres m’ont admirée »
(p.19
v.6).
Ou
encore, le rapport au motif du mur :
« J’ai
marché jusqu’au pied du mur » (p.13 v.6),
« J’ai marché jusqu’au mur »
(p.23
v.4).
Au
pied du mur, est l’épreuve de la viabilité du fragmentaire, d’où la reprise de
l’évocation de la marche vers le mur au poème de la page 23. L’identité de la
structure syntaxique confirme cette idée d’une reprise. S’il y a retour sur le
premier poème du recueil, n’est-ce pas que la discontinuité le cède à une
volonté de continuité ? La seconde section est une description
identificatoire de ce mur, avec la répétition de son évocation dès le premier
vers, ce qui place bien le motif comme sujet du propos :
« Le mur s’étend d’est en
ouest » (p.27
v.1),
« sa pierre blanche »
effleurée par « ta main » (p.27 v.1).
« Le
mur est bâti par les hommes » (p.29 v.1).
« Le mur est une limite »
(p.31
v.1),
physique
mais aussi symbolique puisque
« Le
mur est un silence » (p.31 v.6).
Durant
la dernière section du recueil, la poétesse franchit le mur
« En
traversant le mur » (p.39 v.1).
mais
c’est pour se constater un endroit pareil à l’envers, simple reflet des eaux
sourdes » (p.39
v.4).
Cette
contestation de la discontinuité ne remet en cause les poèmes comme éclats ou
brisures, mais éclaire la fonction poétique de l’écriture qui serait de nouer
les motifs de la vie entre eux, de lier les écrits entre eux, de saisir d’eux
les éléments de réciprocité qu’ils proposent. Le motif narrativisé du passé,
sur un schéma de ternarité de l’évocation, va dans ce sens :
« J’ai troué le passé »
(p.13
v.3),
« J’ai côtoyé le passé »
(p.13
v.12),
« J’ai tissé le passé »
(p.23
v.3).
« J’ai blessé le passé »
(p.43
v.2).
D’abord,
un passé troué, puis côtoyé puis tissé : du début à la fin, on passe d’une
destruction ou d’une effraction à une construction ; on passe du fracturé
au composé. Mais la chute est un retour à la fracture, une blessure, ici. La
continuité, pour ce motif du passé est un échec.
S’ensuivre
le sens
Si
la continuité interne au recueil entre en débat avec le principe de la
discontinuité énoncé par le titre, la lecture se voit d’autant autorisée à
revenir sur la composition du livre. La première section, « ma nuit
noire », affirme la présence de la poétesse en appel du monde. La
seconde section, « le mur blanc » décrit l’obstacle à entrer en
réelle interlocution. La dernière section, « téfelines », écho des
écritures hébraïques de la couverture et de la page de l’avertissement non
traduite donc non immédiatement accessible aux lecteurs ou lectrices, confirme
l’incommunicabilité, malgré un poème qui semble avoir trouvé le lien à l’autre,
sentiment illusoire car le monde se perd en simulacres.
La
première section « Ma nuit noire » (pp.13-23) est un
saisissement par la poétesse de sa présence au monde. Ce saisissement
s’accomplit avec la relation interpersonnelle, même si la personne appelée
reste indécise. Cette section décrit une poétesse au « pied du mur »
agissant en écriture pour trouver des chemins de mémoires plutôt que de renouer
avec une mémoire. La pluralité (« d’autres chemins, / d’autres
mémoires » p.19
v.2 et 3)
prouve que le poème, malgré la référence à Celan n’est pas mémoriel, mais
s’apparente à une recherche. Les deux autres sections du recueil, montreront
que cette recherche tourne en errance. Peut-être, l’indécision de la seconde
personne interpelée signifie-t-elle un désir d’ouverture à l’humanité mais nous
avons vu que guettaient et la régression à une altérité animale et l’absorption
de la personne de la poétesse par l’anonymat de l’indéfini et de la foule.
Humains aveugles, monde sourd : il faudrait franchir le mur qui sépare
l’inauthentique de l’authentique, « l’envers du décor » (p.29 v.4) de l’endroit d’où
opèrerait l’interpersonnel, où pourrait se développer la relation entre les
personnes comme entre elles et le monde. Or rien de tel ne s’effectue,
triomphent les « simulacres » (p.41 v.1).
Sans
clore
Fusion
des encres et des textes. Or les encres se proposent en continuité graphique
variation d’un même thème et de mêmes motifs alors que les textes suivent
l’injonction du titre en reposant sur la discontinuité, chaque poème
instruisant une halte dans la suite des pages.
Connaître
l’au-delà des murs qui barrent l’horizon, chaque horizon, les horizons de
chacun et chacune. Malgré la cohérence des motifs et de leurs échos d’un poème
à l’autre, d’une section à l’autre, C’est un parcours d’errance (« et
le désert se perd… » p.45 vers unique et dernier vers du recueil) que signifient
aussi les points de suspension.
La
dernière page du recueil tournée, revient à la mémoire du lecteur l’affirmation
de la poétesse, dans la première section : « j’ai menti »
(p.15
v.14).
Le mensonge éprouve la corrosion du sens comme le temps corrode le
présent de l’existence. Mentir révèle une adhésion au langage, à la puissance
du langage à faire croire, à créer une réalité qui n’est pas. Par exemple, le
passé appelé à se construire ne semble pas avoir eu lieu, finissant « blessé »
au cœur du poème et à la fin du recueil. Le désir de l’interpersonnel se perd
dans le silence de l’anonymat et l’unipersonnel, et rien ne semble permettre de
vaincre la résistance du monde qui s’oppose à y vivre en son endroit.
Il
reste alors le langage comme source ou ressource pour vivre, un peu comme pour
le passé il ne reste que « les chiffons » (p.17 v.2) « un à un
frottés d’histoires » (p.17 v.4). Et demeure le recueil typographié, ses
encres dont la dernière (sur l’ultime rabat de la couverture) appelle à
l’apprentissage de l’écriture ou à son interprétation :
« À
la fin
tout
le monde tourne,
tourne,
tourne, et jette les dés » (p.35 v.1, v.2 et v.3).
Philippe
Geneste