Anachroniques

21/12/2014

Pour que soit la lecture en fête

Scott Jenny, Animalium, illustrations de Katie et Broom, traduit de l’anglais par Emmanuel Gros, Autrement, 2014, 112 p. 25€
Voici un imagier naturaliste avec un texte scientifique écrit à portée de compréhension d’enfants et d’adultes non spécialisés. Alors que, du côté du cinéma, l’imaginaire de la nature est en perte sèche auprès de la jeunesse (1), voilà un livre qui permet à l’enfance de se connecter au monde naturel, d’en parler, d’en prendre conscience, qui appelle des expériences de découvertes : « les enfants jouent moins dans la nature et lorsqu’ils deviennent scénaristes, tendent à moins la représenter dans les histoires qu’ils écrivent » explique Stéphane Foucart.
Le livre de Scott et Broom est une pierre dans cette bataille sourde entamée pour préserver l’imaginaire naturel de l’enfance en dehors des monstruosités de la fantasy que, seule, pourtant, une bonne connaissance du règne du vivant permet d’apprécier à sa juste valeur de création.
Les illustrations empruntent aux planches colorées des naturalistes, on pense à Linné, à Darwin et invitent le lectorat à se délecter de liaisons insoupçonnées et insoupçonnables, un peu comme opère la poésie. Nul ne sait ce que chacun, chacune va repérer dans les images de la vulgarisation scientifique, mais tout le monde sait que l’imaginaire s’y nourrit. Le jeune lectorat aime se promener au cœur de ces planches précises et fouillées. L’autrice en organise la présentation en suivant l’ordre généalogique de l’évolution des espèces. Animalium emprunte à l’imagier l’ordre de la désignation quand des commentaires aident le jeune lectorat à se situer sur la terre, à l’intérieur du règne animal, n’omettant pas de souligner les liens avec le milieu végétal ou géologique, terrestre, marin ou aérien.
On entre dans le livre comme dans des galeries : celle des invertébrés, celle des poissons, celle des amphibiens, des reptiles, des oiseaux enfin des mammifères. Un index propose une autre forme de lecture du livre et des planches. Le très grand format (370x272) magnifie le travail iconographique et taxinomique. Le livre prend ainsi du poids. à l’heure de la fuite en avant technologique destructrice de la nature par un capitalisme partout triomphant, il acquiert une fonction de résistance à l’oubli humain de la diversité du vivant ; il alimente l’imaginaire enfantin en représentations de la nature. Le lectorat voyageant dans les images, éclairé par les textes explicatifs concis, habite durant le temps de la lecture le monde naturel puis, reposant le livre, est plus apte à l’appréhender au dehors, à en lier les manifestations visibles..
Geneste Philippe
(1) cf les films de Disney où « les décors naturels sont moins présents », passant de 80% du temps dans les films des années 1940 à 50% dans ceux produits de nos jours, avec une majorité écrasante de paysages naturels « de plus en plus anthropisés (zones agricoles, jardins etc.) » Stéphane Foucart « L’Imaginaire atrophié » Le Monde des 18/19 mai 2014.

Pichard Alexandra, Cher Bill, Gallimard jeunesse Giboulées, 2014, 48 p. 14€50
Une fourmi et un poulpe qui correspondent, voilà qui sent l’histoire animalière. Fausse donne, le livre est une vraie correspondance, où l’autrice a cherché à recréer les mises en suspens que toute correspondance porte. Là les deux interlocuteurs se prennent au jeu et apprennent chacun deux monde de l’autre. La correspondance est alors une apologie de la différence. Mais le livre va plus loin. Les illustrations minimalistes d’Alexandra Pichard laissent toute leur place au texte pour que le jeune lectorat puisse construire la représentation des deux mondes en communication. Les clins d’œil à la situation des enfants contemporains abondent, évidemment, amenant le sourire autant qu’une morale que l’on pourrait formuler par plagiat : de la conversation naît la lumière, ou encore, de l’apprentissage du monde naît l’intérêt pour tous les mondes.

Courgeon Remi, Brindille, Milan, 2012, 40 p. 16€90
L’album explore l’univers machiste : Brindille est la seule fille dans une famille où il n’y a que des hommes, la mère est morte. Brindille, Pavlina de son vrai nom, va se faire sa place, à coups de poings. Mais elle fini cabossée, l’œil au beurre noir. Alors, elle se met à la boxe pour se faire respecter. Et ça marchera. Les tâches domestiques seront partagées. A la fin, Pavlina abandonne la boxe, se remet à jouer du piano : « Les poings sont faits pour s’ouvrir et les doigts pour s’envoler ». La dernière image la montre apprenant à taper sur les touches noires et blanches à un petit enfant. L’album est de très grand format. Les illustrations sont brutes, alternant aplats de couleurs et dessins au trait coloriés. Les silhouettes sont stylisées avec art, créant une danse des formes autour de l’âpreté de l’histoire. A chaque double page, sans raison apparente, une lettre se démarque, inscrite dans le dessin jusqu’au P du piano de la paix. L’osmose entre l’illustration et le texte assure la force persuasive de cet album qui traite de la difficulté d’être pour une enfant dans un univers de virilité et aussi de l’enfance maltraitée, mais sans jamais de compassion. Un bel album.

Lim Yeong-hee, Kongiwi, l’autre Cendrillon, illustrations de Marie Caillou, Père Castor, 2013, 32 p. 17€
Ce très bel album de grand format (280x360) se donne pour l’adaptation d’un conte coréen. Nous n’avons pu retrouver la version sur laquelle Lim a travaillé son adaptation. Si l’autrice y a été fidèle, alors, cette adaptation étonne par sa fin euphorique : en effet, le conte dans ses versions vietnamienne, tibétaine, japonaise et chinoise se finit mal pour la mère et ses filles. De plus, le sous-titre « L’Autre Cendrillon » est bien peu justifié, car l’enfant ne se trouvera pas dépaysé par les personnages. Enfin, le texte, assez concis, est peu évocateur. Les illustrations de Marie Cailliou, en revanche font entrer les lecteurs dans le rêve, avec des aplats de vives couleurs phosphorescentes, une multitude de détails, aux traits fins. A l’intérieur de silhouettes stylisées des personnages, animaux ou objets. Il n’empêche, bien sûr que, par l’œuvre graphique et le soin éditorial, cet album fera la joie des enfants ouvrant un cadeau.

Klassen Jon, Ce n’est pas  mon chapeau, adaptation française de Jacqueline Odin, Milan, 2013, 40 p. 12€20
Dans l’album précédemment publié par les éditions Milan, Je veux mon chapeau, on avait vu comment un lapin chenapan se faisait écraser par un ours qui cherchait son chapeau volé. Avec Ce n’est pas  mon chapeau, on quitte le milieu terrestre pour le milieu aquatique. Ici, un gros poisson a perdu son chapeau, volé par un petit poisson. On quitte aussi le point de vue de la victime du vol pour celui du voleur.
L’album en format italien se prête à la course poursuite. Le petit poisson se croit à l’abri dans les hautes herbes sous-marines, mais on verra en ressortir le gros poisson, avec son chapeau, mais pas le petit poisson. Les peintures de Klassen sont magnifiques, de couleurs sombres, et le récit est rythmé par les doubles pages. Comme pour l’album précédent, on est tenté de lire le texte comme un conte moraliste qui met en garde l’enfant contre la confiance naïve déposée chez les autres personnes, et en creux, la mise en exergue d’une critique de la loi du plus fort qui agit sur la moralité de chacun et chacune. Le petit poisson n’a-t-il pas été trahi par un crabe frileux et poltron ? Conte moral, le récit n’est pourtant pas moralisateur. C’est plutôt une leçon de vie, une fiction sur la crudité des rapports sociaux où s’enracine la cruauté légendaire des contes. Nul doute que longtemps l’enfant, à qui on aura lu le livre ou bien qui le lira, cherchera dans la double page de garde finale si le petit poisson est encore là…

Philippe Geneste

14/12/2014

Dans la vraisemblance du mystère

Carlos Ruiz Zafon, Marina , traduit de l'espagnol par François Maspéro, Robert Laffont, sixième édition, 2011, 306 p. 19,50 €
Dans la Barcelone des années 80, Oscar, 15 ans est en internat. Il s'en échappe régulièrement pour errer dans les rues de la ville, la sienne, mais aussi celle des souvenirs et des spectres du passé...
Belle mais inquiétante, jamais vraiment vivante ni vraiment morte, Barcelone, avec ses vieilles maisons sans vie et ses légendes, sait se faire mystérieuse en se drapant dans son lourd manteau de secrets et d'intrigues. Sans vie, c'est ce que pensait Oscar avant de rentrer dans cette vieille et magnifique villa figée dans le temps. C’est là qu’il croise  cette chose, fantôme ou être vivant, il ne saurait le dire, car il a préféré détaler plutôt que de se poser la question. Or, dans sa précipitation, Oscar emporte avec lui une montre à gousset. Voulant la rapporter, il fait la connaissance de Marina, avec qui il découvrira une étrange affaire, vieille de 40 ans, jamais élucidée.
Les deux adolescents vont être entraînés vers les tréfonds de leur ville, à la poursuite d'êtres mystérieux et dangereux mi-hommes mi-machines en quête de la vie éternelle. Oscar est fascine par Marina délicieuse jeune femme pleine de mystères dont il a l'impression de tout savoir même si chaque secret qu'elle lui révèle ne fait que dissimuler un peu plus le plus lourd d'entre eux. Si seulement elle lui en faisait part, peut être parviendrait-il à la sauver.

J'ai vraiment apprécié ce livre et son écriture. L'auteur parvient à faire partager au lecteur une image singulière de la ville et l'atmosphère qui y règne. Les personnages participant à l'intrigue sont complexes, chacun ayant son propre caractère et son passé. Les liens qui les unissent sont détaillés et probables. Dans cet effet de vraisemblable est la force de l'histoire. Les modalités de description des personnages, des liens qui les unissent et des paysages décrits tout y concourt. Cependant, on  regrettera que certains personnages échappent à cette exigence.

Fombelle Timothée de, Le Livre de Perle; éditions Gallimard jeunesse, 2014, 296 pages ; 16€
Son monde est peuplé de féerie et de magie. Peut être aurait-il pu vivre heureux avec Olia, une fée, sa fée, celle dont il est éperdument amoureux, si son frère, le roi, ne l'avait pas toujours détesté.
Son monde était si beau avant sa naissance et surtout avant la mort de sa mère, la reine, qui perdit la vie en accouchant. Si seulement la reine était toujours en vie, rien ne se serait passé comme ça, il ne serait pas sur un autre monde, tentant de récupérer le plus de preuves de la vie de sa tendre fée son amour .
Elle, pourtant, ne demande  qu'à le retrouver mais ne le peut, emprisonnée par un sortilège qui la force à rester invisible pour lui sous peine de retourner dans son monde, sans lui. Parviendront- ils à se retrouver un jour ?  On dit que leur monde est beau mais il ne l'est que dans les contes de fées....
Mon sentiment à la lecture de ce roman est mitigé.  En effet, malgré l'histoire que j'ai clairement adorée, je me suis perdue dans les méandres du récit, ce qui est le fruit d’une composition insuffisamment soutenue. Et c’est  vraiment dommage, car sans les personnages sont profonds et travaillés, l'histoire est magnifique et l'écriture, à l'habitude de l'auteur,  élégante.
Aurélie Arnaud

Littérature post-exotique
Draeger Manuela, L’Arrestation de la Grande Mimille, L’école des loisirs, collection Medium, 2007, 70 p. 8€
Dans un monde où la police n’existe plus, les poissons de mur veulent construire la Grande Mimille, également nommée Emilio Popielko, c’est-à-dire une matrice de shérifs afin de ne plus errer dans les labyrinthes obscurs des cloisons.
Pour cela, les poissons naviguent d’une maison à l’autre, sortent leurs têtes des murs et font des bulles cubiques qui restent suspendues aux plafonds et forment, petit à petit, la matière de la Grande Mimillle.
Pour contrer ce projet, Bobby Potemkine et Lili Nebraska entament une enquête. Ils sont aidés par Big Katz, le crabe laineux rêvant de remplacer la lune disparue, par la chiffonnière Mimi Okamagane et ses potions hallucinogènes, ses drapeaux rouges, par les charmantes et irréelles chauves-soubises et bien d’autres personnages. Arriveront-ils à arrêter la Grande Mimille ?
Milena Geneste-Mas

« Alors, après un dernier tour d’usine, j’ai décidé de clore cette histoire bizarre. J’ai pris sur l’épaule un drapeau rouge et je suis rentré chez moi. » Manuela Draeger, L’Arrestation de la Grande Mimille, L’Ecole des Loisirs, 2007, p.69
« Je ne sais pas comment vous réagissez, vous, mais moi, quand un crabe laineux prend un drapeau dans sa pince et se prépare à arpenter de long en large une usine de fourmilières, j’ai l’impression d’être entré dans une histoire où les héros sont formidables »
Manuela Draeger, L’Arrestation de la Grande Mimille, L’Ecole des Loisirs, 2007, p.69



06/12/2014

La nuit, la littérature et l'enfant

La nuit n’est-elle pas le moment privilégié d’expérience de la lecture ? Pour les enfants tout petit, n’est-il pas lié à l’heure des parents, ou bien à l’heure du retour sur soi après une longue journée. C’est un moment de confort de mœurs autant que d’aventure par la fiction. Juste avant l’endormissement, la lecture n’influence-t-elle pas la part de soi que révèlent les rêves ? La nuit ne prend-elle pas alors une place particulière dans les années de formation des lecteurs et lectrices ? N’est-elle pas dès lors associée à la construction de soi ? La nuit construirait donc notre rapport au monde à travers cette durée de transition qu’est le moment précédant l’endormissement, et y préparant. Certains diront, peut-être, que la lecture sert tout autant à l’enfant à vaincre sa crainte du noir, à en dompter l’espace.

Poillevé Sylvie, Lili dans son grand lit, illustrations de Charlotte Gastaut, Père Castor, 2011, 32 p. 5€20
D’abord, la stéréotypie : c’est un livre pour petite fille (à partir de trois ans), et tout est rose…. Si on n’est pas désespéré par tant de conformisme, alors on se lance dans le livre avec l’enfant. C’est des préparatifs de l’endormissement par l’enfant lui-même qu’il est question.
Le texte est en vers, comme pourrait l’être une comptine mais on est loin de la comptine : le texte est hâtivement rimé et peu rythmé. Mais il y a les illustrations où va, peu à peu, se perdre l’enfant comme dans un grand lit à la couette marron.

Chedru Delphine, Quand tu dors…, Gallimard jeunesse, coll. Album, 2010, 32 p. 12€90
Illustrations en grands aplats noir, bleu sombre, jaune vif, des aplats pareils à l’étiage d’accalmie d’un espace onirique où le petit être dialogue avec l’univers. Pendant ce temps, la ville vit par ses travailleurs de la nuit : gardien de musée, chauffeur de métro, éboueur, pilote d’avion, marchand forain. Le voleur et le gendarme croisent la chauve-souris, le chat et la souris. Le livre se finit à l’aube, un bébé est né, l’enfant des premières illustrations s’éveille. A proposer aux enfants de 18 mois à 3ans

Shibuya Junko, A Quoi ça rime ? La nuit d’un nain malin, Autrement, 2012, 48 p. 14€50
Voici un ouvrage remarquable, un peu cher tout de même et c’est dommage. Les pages se cachent derrière une fenêtre et la réponse à la question qui sert de titre fait rimer le mot à découvrir avec celui qui est déjà à découvert. L’ensemble, assez conséquent puisqu’il y a quelques 48 pages, est ainsi une propédeutique à la poésie. Annoncé pour les enfants à partir de 4 ans, le livre tient bien ce qui est annoncé. L’univers mat est coloré, le papier agréable au toucher est un clin d’œil à une édition soignée. Les dessins sont à la fois simples et abstraits. Quand au fil conducteur, c’est le petit nain malin qui l’assure par sa présence de découvreur de mots à la rime.
5
Hureau Simon, Ronde de nuit, Didier jeunesse, 2013, 40 p. 13€10
Le livre commence quand la journée finit. C’est la nuit.
Le texte suggère au lecteur un moyen de rechercher l’ombre qui, à chaque nouvelle page, représente l’événement énoncé par le texte. L’ouvrage égrène les heures et les activités nocturnes, animales ou humaines. Les travailleurEs de la nuit sont bien présents et présentes, fait à souligner car assez rare en littérature de jeunesse. Le format à l’italienne  livre ainsi un carnet d’heures jusqu’au petit matin…

Pinto Deborah, Au lit Anatole, Milan jeunesse, collection Anatole, 2011, 14 p., 14€95
Avec sa couverture cartonnée avec matière et puce sonore, coins ronds, cette collection de livre à toucher propose des ouvrages à lire avec les yeux et les mains. Très près des préoccupations des tout petits, de nombreuses matières sont présentes pour explorer par le toucher l’ouvrage. Les petits aiment beaucoup surtout que sous la matière, parfois, se cache un interrupteur qui fait démarrer une séquence sonore.

Dolto Catherine, Faure-Poirée Colline, La Boîte à dodo, Gallimard /Giboulée, 4 livres de 12 p. dans une boîte, 2012, 17€
La boîte rassemble Quand la nuit tombe, Préparer la nuit, Les aventures de la nuit : rêve et cauchemars et enfin Au Dodo les animaux. Les livres traitent du cauchemar, du sommeil, des rêves et des animaux. Comme d’habitude, il s’agit de livres à lire avec l’enfant dès quatre ans.

Mon Imagier de la nuit, illustrations de Nathalie Choux, Nathan, collection Kididoc, 2012, 12 p. 6€90
Cet imagier animé décrit les phénomènes de la nuit à l’intention du tout petit : la lune, le ciel, les étoiles, le nuage, le phare, le rideau, jeu de nomination de faits et choses du quotidien. Il s’ajoute à cela des éléments connexes également nommés et associés à la nuit : pyjama, chaussons, lit, chouette, hibou, chauve-souris, chat où le mot renvoie davantage au discours tenu à l’enfant qu’à la réalité expérimenté de nuit par l’enfant. On regrettera l’emploi des articles définis devant chaque nom car s’ils renvoient à l’image, ils ne devraient pour autant pas figurer dans un imagier. N’est-ce pas la preuve que même l’imagier, ce dictionnaire destiné au tout petit est empreint du discours et ne vise pas la nomination à proprement parler, c’est-à-dire la mise en catégorie grammaticale du nom de la réalité prise dans l’espace ?
Cette critique faite, le livre est agréable, très bien édité, solide et maniable.

Guidoux Valérie, Le Livre de la nuit, illustrations d’Hélène Rajcak, Casterman, 2014, 48 p. 16€75
C’est tout l’univers de la nuit, abordé d’un pont de vue sociologique, anthropologique comme naturaliste. On y suit la nuit qui tombe et l’aube suivie de l’aurore qui en referme la parenthèse. Les illustrations d’Hélène Rajcak ne sont pas sans rappeler l’œuvre peinte de Jacqueline Duhême, apportant fraîcheur et fantasmagorie accueillantes pour l’enfant. Le texte est très fouillé, documentaire, certes, mais aussi lyrique parfois ou narratif à d’autres moments. L’album est une mine de connaissances qui sollicitent l’attention du jeune lectorat à partir de 8 ans. En effet, il ne s’agit pas d’un documentaire traditionnel où le classement des informations importe par-dessus tout. Ici, c’est la lecture qui fait la richesse du livre servi avec sensibilité par l’illustratrice peintre. Des informations astronomiques, géographiques, linguistiques, historiques, d’étude des mœurs, humaines ou animales, astrologiques, scientifiques, oniriques et symboliques, des rythmes de travail, physiques voire chimiques, s’accumulent au fil des pages. Un livre d’une très grande richesse pour enfants lecteurs.

Cannat Guillaume, Le Ciel à l’œil nu. Mois par mois les plus beaux spectacles en 2015, Nathan, 2014, 144 p. 18€50
Ce livre de vulgarisation scientifique, réalisé chaque année par le journaliste Guillaume Cannat,  propose aux lecteurs de se repérer dans le ciel, de janvier à décembre 2015. Plus de 70 rendez-vous crépusculaires ou nocturnes entre les planètes sont présentés avec un schéma détaillé, des conseils pour les observer. De nombreuses cartes, quelques cent schémas photographiques, des dessins, on ne peut nier l’intérêt d’un tel ouvrage à manier avec les enfants et à mettre dans les mains des adolescents. Surtout que des gros plans encyclopédiques permettent de découvrir ou redécouvrir les bases de l’observation des astres, le tout renforcé par de nouveaux encadrés mythologiques et pratiques.
Ph. G.

Pour les pré-adolescents
Emerson Kevin, Oliver Nocturne. 1 L’ombre du vampire, Milan, collection Poche junior fantatique, 2010, 248 p. 6€50
Mélange de merveilleux vampirique et d’intrigue policière. C’est un récit qui se lit vite et sans difficulté.

Barraqué Gilles, L’Appel de la nuit, illustrations de Cécile Gambini, Gallimard jeunesse, collection Hors Piste, 2010, 90 p. 6€50
Une belle histoire animalière où le peuple de la nuit appelle à l’aide un enfant pour les délivrer du tyran qui a volé la lune.

Commission Lisez Jeunesse

30/11/2014

L’origine imaginée du pays des vérités

Nkashama Pius Ngandu, Les Cendres du père, L’Harmattan, 2014, 109 p. 11€50
Yannick, un jeune métis, vit à Bruxelles, chez sa tante Elly, dans un cadre monotone et rigide. Un ami de celle-ci, le colonel Schoenen, leur rend souvent visite. C’est un homme à la pensée manichéenne qui veut forger chez Yannick ses principes de haine et dépeint le père du jeune garçon comme un mercenaire barbare. Il serait mort en terre du Congo après s’être rendu coupable de tueries nombreuses, en particulier, le meurtre de la mère de Yannick, une jeune congolaise noire.
Etouffant sous ces sarcasmes et ce racisme, qui le suivent de chez sa tante jusque dans les rues de la ville, Yannick se sent de plus en plus différent. Noël approche. Le « divin enfant Jésus » et son père « le dieu tout puissant des chrétiens » sont célébrés dans une énorme gabegie, un élan dispendieux de religiosité factice. Yannick est seul, ses amis sont partis en classe de neige. L’opacité, qui voile les conditions de sa naissance, le tourmente et l’obsède. Il étouffe chez sa tante ; il ne supporte plus les paroles cruelles du colonel. Contre leur avis il décide de se mettre en quête des cendres de son père et part au Congo.
Dès son arrivée, Yannick rencontre cinq jeunes garçons de son âge. Ils lui racontent la tourmente de leur pays, les populations massacrées, les difficultés de vivre et de s’instruire lorsqu’on ne fait pas partie du « clan des seigneurs » : les nantis. Ses amis ne vont plus à l’école et travaillent comme sculpteurs sur bois, exploités par un patron sans scrupule. Une nuit, protégés par l’obscurité, des militaires dissidents massacrent des villageois, des ouvriers, pillent et dévastent l’entrepôt. Les enfants s’enfuient.
Madiya, l’un des jeunes sculpteurs, aide Yannick à retrouver le village de ses ancêtres. Ils se rendent ainsi sur les rives du lac Makenga que l’on doit respecter sous peine de subir ses sortilèges. Yannick, devenu Nyota Yannick, est accueilli avec chaleur. Il apprend la vérité sur les actes de son père et s’approprie ainsi ses origines. Cette quête dénoue les mensonges qui torturèrent tant son enfance.
En même temps qu’il apprend son histoire personnelle, Nyota Yannick comprend l’histoire de son pays. Il comprend que la haine n’appelle que la haine, et qu’elle nourrit de méandres de sang le cheminement des êtres et des peuples. Il comprend comment la victime y devient bourreau, et combien le travail personnel sur soi doit rencontrer la volonté des peuples à vivre ensemble. Si Les Cendres du père est bien un roman initiatique, le récit de vie de Nyota Yannick épouse la dimension historique de tout un pays. Les blessures individuelles ne sont pas sans lien avec les violences sociales.
Le roman charme par son écriture poétique, certains dialogues s’annoncent comme des contes, certains chapitres se lisent comme des nouvelles dans une belle langue émouvante et pure. Pius Ngandu Nkashama signe une œuvre exigeante aux confins du mysticisme : les origines du sacré sont dépouillées de la religiosité occidentale. Le jeune métis, « qui n’aurait jamais souhaité une naissance artificielle, par un soir d’équinoxe qu’aucun soleil n’aurait illuminé », « là où des pères en plâtre et des mères en porcelaine fabriqueraient des enfants dans des éprouvettes translucides » a choisi sa terre de vie, de résistance.

Annie Mas

23/11/2014

Quand les jouets prennent vie, une invitation nouvelle à un changement de point de vue


Schaapman Karina, Sam et Julia au théâtre, Gallimard Jeunesse /Giboulées, 2012, 65 pages, 15 euros.
La couverture de cet album nous montre un théâtre miniature, aux sièges de velours rouge. Sur la scène, deux souris ouvrent le rideau…
La maison des souris, rassemble beaucoup de familles. Julia y vit seule avec sa mère au sixième étage. Elle visite souvent les familles voisines et fait ainsi nombre de découvertes.
Sam et Julia sont amis, ils jouent ensemble et se complètent bien. Avec Julia qui est très curieuse, Sam ose faire plein de choses. Ils jouent aux billes, cherchent et cachent des trésors, font de la trottinette. Julia aime aller chez Sam. Elle aide la mère de Sam à donner le bain à ses frères et sœurs plus jeunes. Dans cette maison, Julia aime aussi aller chez son ami peintre qui lui fait découvrir son atelier d’artiste plein de couleurs. Elle découvre des coutumes qu’elle ne connaissait pas, comme la fête du sucre que sa voisine Leila et ses deux enfants préparent pour la fin du ramadan. Au théâtre, elle assiste au concert de son ami Sam, joueur de trompette.
Les images de cette histoire sont des photographies d’une maison miniature fabriquée par l’auteur. Le titre Sam et Julia au théâtre pourrait s’appliquer à toutes les aventures de Julia, qui, grâce à ses voisins, vit le théâtre de la vie.

Lemoine Georges, Intrépides petits voyageurs, Gallimard Jeunesse /Giboulées, 2010, 41 pages, 14€50
Pierre a laissé ses jouets dans son armoire depuis une semaine. Se sentant abandonnés, ils décident de lire Le tour du monde en quatre vingt jours. A la fin de la lecture, les jouets de Pierre veulent se lancer dans un grand et long voyage.
A bord de l’automobile de Firmin, l’acrobate, l’ours en peluche, Colombine et Marcel le marin ouvrent la porte de l’armoire et sortent dans la nuit. Les petites bêtes du monde comme le crapaud, le mulot, la poule, la sauterelle et la chenille leur semblent énormes et monstrueuses. Pour amuser les deux chats de la maison, Colombine et l’acrobate jouent un spectacle. Les flaques d’eau leur paraissent des lacs, une averse un déluge. Deux enfants les aperçoivent, les ramassent et en prennent soin. Depuis, les petits voyageurs sont devenus leurs jouets pour le bonheur de tous.
La couverture nous annonce le ton : un dessin à la mine de plomb sur papier crée un univers en valeurs de gris où le grain du papier est mis en valeur. Cette technique utilise une mine constituée de graphite (charbon porté à très forte température). Elle permet de dessiner de grandes surfaces avec le plat de la mine et d’obtenir un aspect argenté. A la fin de l’histoire, page 35, les jouets prennent une apparence un peu différente : le gris est légèrement coloré de rose pâle, de jaune et de marron. Employée tout au long du livre, cette technique laisse peut être de côté la dimension extraordinaire et joyeuse du voyage.

Ces deux ouvrages proposent un changement de point de vue. A la place du jouet, simple objet de consommation jetable et n’ayant pour fonction que de satisfaire un désir d’enfant ou encore d’être un artefact de la relation entre des personnes, les deux albums proposent à l’enfant de changer son point de vue sur l’objet. L’objet n’est pas simple jouet, l’enfant le fait jouer. Alors les deux ouvrages proposent à l’enfant d’y faire attention c’est-à-dire de faire attention à lui-même manipulant l’objet. S’il y a une vie des objets, c’est parce qu’il y a une vie évolutive de la relation de l’enfant avec eux. Voilà comment, derrière de simples histoires s’immiscent une interrogation sur la relation au monde. Mais n’est-ce pas une des raisons d’être du récit en général ?

Laurence Druméa

16/11/2014

la littérature par la jeunesse

Collectif collège Edouard Vaillant, Gennevilliers, Imaginaires, L’Harmattan, 2014, 120 p. 13€50
Le livre est l’aboutissement d’ateliers d’écriture menés avec deux classes de quatrième en 2013. Le volume est divisé e deux parties inégales : « Vous avez dit poésie », la plus longue, et « Sakura, fleur de poésie ». L’exploration de thèmes préalablement portée par une recherche de vocabulaire et de sens, unit la première partie qui a bénéficiée de la venue de la poétesse Danièle Corre, d’une correspondance avec Michel Cosem et d’un échange avec le poète Jacques Canut auteur de Carnet confidentiel lu en classe. Le choix de mettre en scène la poésie renoue avec le dialogue ce qui est une intelligente manière de permettre aux élèves de se donner à la poésie. Le mélange des formes, prose et poésie, montre aussi combien le maniement du langage doit précéder le choix du genre. Dans le chapitre Lettres d’amour on ressent le tâtonnement dans la forme générale de l’écrit, mais, peut-être à tort d’ailleurs, nous pensons que c’est un signe révélateur du processus création. Il est appréciable que l’ouvrage laisse apercevoir ce travail d’écriture des jeunes scripteurs et scriptrices. Si certains poèmes laissent percer les mécanismes de l’atelier sous-jacent, des fulgurances emportent l’intérêt :
« J’irai jusqu’au bout du monde
Où tout me paraîtra tellement étonnant
Comme ce voyage de papier » (Farah)
Ou encore
« A ce moment-là j’étais dans un rêve
(…)
Un escalier de pamplemousse
Au goût acidulé
Je quittai mon enfance » (Radja)

La seconde partie du livre, semble plus retirée dans l’imaginaire poétique, même si les règles de l’atelier d’écriture sont prégnantes. D’éclipse étoilée en e :
« Un voyage qui changea ma vie entière
Voyage et avenir de demain
Hélas un rêve » (Clairejenia)

« Une destination, une arrivée » (Sana) voilà qui définit parfaitement cet ouvrage écrit par des jeunes et qui nous raconte leur présence en notre monde, en leur monde, qui souffle des espoirs, énonce des craintes, rappelle la violence, appelle des tendresses, évoque des préjugés qu’il combat avec des mots sortis du secret (Ricardo). Les auteurEs d’Imaginaires montrent combien l’idéologie des droits de l’homme, celle du civisme et du respect contraint des élans sur la tolérance, sur la différence, combien elles freinent la confrontation et le dialogue et donc l’esprit critique. La « démarche citoyenne » embrume les mots et fait écran à la libre parole. Mais c’est un intérêt supplémentaire du volume que de mettre les lecteurs et lectrices face à cette pensée sociale en gestation confrontée à un ordre de pensée dominant et qui domine.
Les élèves nous disent aussi, et on ne l’attendait pas nécessairement de manière si prégnante, que chacunE d’entre nous porte un passé
« Je nage dans l’eau
L’eau du passé,
Celui-ci me rattrape à la nage » (Mehdi)
« Je me rappelle les jours givrés
Où on s’amusait
Pour oublier notre passé » (Selma et Soukeina)

C’est ainsi un discours sur la condition humaine qui nous est, par bribes poétiques, proposé :
« Il faut partir
Et désirer
Retrouver le secret » (Ricardo)
« Jamais les couleurs n’arrivent sur les collines
Elles entament la lumière » (Loubna)
Entre en échos, ici, insciemment sûrement, la prose poétique d’Harry Martinson, mais c’est la preuve, une fois de plus, qu’il faut entendre ce que les jeunes ont à dire et pour les entendre, les écouter ou mieux encore les lire. C’est cela que permet le travail pédagogique de Ludmilla Fermé-Podkosova, la professeure de français de ces deux classes, avec la poésie comme « abécédaire quotidien ». 
Philippe Geneste

Miettes bibliographiques en poésie pour la jeunesse

Poèmes de Henri Michaux choisis et présentés par Camille Weil, Gallimard jeunesse, collection Folio Junior, 2012, 96 p. 5€10
Un recueil introductif accessible aux enfants dès 12 ans, bien structuré par Camille Weil. L’illustrateur Jochen Gerner a choisi une illustration qui relève de l'art incohérent, au sens où elle se trouve en décalage avec le texte de Michaux.
Poèmes d’Arthur Rimbaud choisis et présentés par Camille Weil, Gallimard jeunesse, collection Folio Junior, 2012, 96 p. 5€10
Bien sûr, à traverser l’œuvre de Rimbaud, on ne présente pas une interprétation contemporaine de l’œuvre. Ceci n’est pas un reproche, mais un regret qui vient de ce qu’une collection patrimoniale en poésie n’ose pas faire le pas de la contemporanéité. Ceci n’enlève rien à la bonne introduction à l’œuvre que propose ce volume accessible dès 12 ans. L’illustrateur, Jean-François Martin a choisi des illustrations en noir, nettement définies dans leur contour et présentant un aspect surréaliste
Marcella, Le Paris des kids, illustrations de Pépée, éditions Les Carnets du Dessert de Lune, 2014, 32 p. 8€
Les textes courts, souvent des haïkus, s’approchent plutôt de l’exercice de style joyeux, gourmand que de l’œuvre sur Paris. C’est un peu la déception de ce petit volume que l’excellence du graphisme et du design du livre ne peut compenser entièrement.
Philippe Geneste



02/11/2014

Du « bourdon farouche de cent sales mouches » (Rimbaud)

Guy Jimenes, Harcèlement, Oskar éditeur, 2011,239 p.
La loi du 17 juin 1998 ; toujours en vigueur, se prononce pour la reconnaissance du droit de chaque élève à la dignité et au respect (1). Comme le confirme le règlement intérieur de 2014 d’un collège en France : « les violences verbales, la dégradation des biens personnels, les brimades… les violences physiques, le bizutage, le racket,  le harcèlement … » doivent être sanctionnés. C’est pourtant en toute impunité qu’un collégien, nommé Bastien, avec la complicité parfois passive de ses congénères, va humilier, martyriser un nouveau venu, Valentin, et cela depuis la rentrée des classes jusqu’au mois de mai, en récréation, en cours, dans les toilettes, comme à l’extérieur d’un collège ordinaire. Ce sont des actes quotidiens, non exceptionnels, d’atteinte à la dignité de la personne par des pairs. Tel est le contexte d’un récit nourri par l’expérience des institutions éducatives de l’enseignement secondaire.
Le roman s’ouvre deux ans après les faits.
Les adolescents viennent tour à tour, et de leur plein gré, expliquer à un psychologue leur propre version de ce qui s’est passé. Cette polyphonie de la relation des faits ouvre le spectre de la compréhension et de l’ancrage des ressorts de la loi du silence qui les a autorisés. Ainsi vient Bastien, plein d’arrogance et d’hypocrisie, Alice si belle et si décevante, des adultes aussi, le principal, certains professeurs tout mielleux déconfits devant leur aveuglement, non volontaire, bien sûr. Et enfin, vient Barbara, élève de la classe, qui, de plus en plus écœurée par les violences qu’a subies Valentin, va, après une longue nuit de sa conscience, briser la dictature du non-dit, et œuvrer à le rendre dicible. Elle a libéré Valentin de sa solitude douloureuse, non choisie, qui le vouait à la meute, elle est devenue son amie.
Les phrases de la jeune fille sont belles, sans réplique. Elle signifie, ainsi, page 133, la pression morale et sociale usante, qui pesait sur Valentin, durant ces longs mois :
« Toute la classe savait,  et personne n’a rien dit ».
Lorsque Valentin lui demande pourquoi il fut choisi comme souffre douleur, elle répond : « c’est parce que tu étais le plus fort »,
Mais qu’exprime donc cette force, alors que le harcelé subi un processus inexorable d’exclusion qui l’amoindri toujours plus aux yeux des autres et de lui-même ? N’est-ce pas, ici, celle de la douceur et de la fantaisie que le père de Valentin, musicien de blues, lui a transmises, et qui fait de lui l’ennemi de Bastien, fils d’une bourgeoisie sûre d’elle et jamais sujette à critique ? Ce qui n’est pas sans rappeler que dans le harcèlement, il s’agit d’éliminer ceux et celles qui ne se conforment pas. Le roman introduit ainsi, sans effraction narrative, la dimension sociale qui préside à tout harcèlement en milieu scolaire, comme ailleurs. En effet, comment briser la loi du silence ? L’attitude des camarades de classe rappelle que cette loi ne s’instaure que parce qu’elle peut s’appuyer sur l’idéologie dominante de l’institution ; l’institution, qui par la lenteur de ses réactions, la non inscription d’une coopération régissant les relations humaines de l’ensemble de ses membres, offre, ne serait-ce qu’à son insu, les gages d’installation à la loi des harceleurs. L’expérience scolaire devient alors, une école de la soumission, une voix supérieure de la conformation sociale régissant l’ensemble des comportements. Les pratiques dégradantes, humiliantes des harceleurs à l’encontre de Valentin se mènent dans l’étroitesse du règne de la loi du plus fort, certes, et celle de la compétition à laquelle il est exigé du héros de s’y fondre, d’y disparaître.
Retrouvant confiance en lui grâce à l’amitié de Barbara, c’est pourtant dans la force d’un coup de tête tout bête que Valentin assène à Bastien, que se termine sa tourmente. Bastien a trouvé son maître et par orgueil ne dira rien. Comme les parents de Valentin ne portent pas plainte, et comme Bastien bénéficie de sa verve et de son aura de bon élève, rien ne se passera, aucune réflexion collective publique –en dehors d’une discussion informelle entre Bastien et le principal-. La loi du silence triomphe donc, et Valentin, pour échapper à cette tourbe part dans un autre collège, où il rejoint Barbara.
La lecture de ce beau roman laisse beaucoup d’émotions, des questionnements sur la cruauté humaine, sur les mécanismes de la soumission sociale et sur les lois psychologiques de l’inertie qu’elle provoque. Le livre donne une des solutions centrales à la question du harcèlement : non pas le taire, le maintenir dans les cadres resserrés d’un règlement institutionnel, mais au contraire, en faire paroles, et en partager les ressorts. En effet, Valentin transfigure ses blessures en une œuvre émouvante, le livre que nous lisons. Écoutons Barbara l’encourager :
« Fonce ! et ne te pose plus de questions.
Écris, maintenant, écris-le ton livre ! ».
Ne rien dire, ne pas voir, ne pas le vouloir  ni le comprendre, ainsi commence les complicités face à la barbarie. Quels exemples donnent nos sociétés, riches de leurs armes et du pouvoir de l’argent, arrogantes et criminelles, à nos enfants, tout cela mêlé à une idéologie de la compétition, à une morale hypocrite et aveugle. Barbara dit aussi :
« Nous n’étions que des enfants ».
Où étaient les adultes, et quel plaisir narcissique, commercial, déclare d’évidence que les enfants, les préadolescents, sont « plus mûrs », « plus éveillés », « plus autonomes » ? Au fond, ne s’agit-il pas plutôt, hypocrisie suprême, et démission sociale avérée, de leur voler ainsi un peu plus de leur enfance au nom même de celle-ci ? Le harcèlement à l’école comme marqueur d’une démission éthique concernant la condition humaine (2) ?
Annie Mas
(1) Bulletin Officiel de l’éducation nationale n°31 du 9 septembre 1999
(2) Hervé Barreau (sous la direction de), Les Conditions de l’humain : temps, langue, éthique et mal. Autour de l’œuvre d’André Jacob, Paris, Armand Colin, collection Recherches, 2013, 399 p. 

24/10/2014

Une nouvelle lecture illustrative de « La Belle et la Bête »

Sala David, La Belle et la Bête par Madame Leprince de Beaumont, Casterman, 2014, 64 p. 16€95

Avec nos remerciements à Ludwige Brachi pour ses nombreux conseils
Toute histoire  commence par un titre. La couverture présente le titre en toutes lettres et par les figures d’une créature et d’une jeune femme, sur l’illustration. Le titre est ensuite mis en abyme à l’intérieur de l’ouvrage par la scansion de chaque double page sans image d’une vignette ou enluminure en noir et blanc. On y voit, en vis-à-vis, le haut de tête de la bête et le visage de profil sur un arrière plan décoré de roses de la Belle. N’est-ce pas une invitation à relire le conte, à le réinterpréter ?

Ce précieux album paré d’une couverture cartonnée avec fer à dorer et embossing, livre le texte intégral de Madame Leprince de Beaumont (1711-1780) dans une interprétation picturale et plastique luxuriante de David Sala. Le dessin fin, entremêlant les lignes courbes des formes humaines et des vêtures avec les motifs géométriques, l’illustration fouillée, la peinture aux abords du pointillisme avec des touches parfois suggérant un infini que ne livre pas les rares dessins en perspectives, le jeu des couleurs sombres traversées de touches lumineuses, les rehaussements de dorure, proches de l’art nouveau, et qui épousent la féerie du genre même du conte merveilleux, emportent le lecteur dans une nouvelle interprétation du récit.

Le choix éditorial est important qui a conservé séparés le texte et l’image : les tableaux de David Sala ponctuent le récit de l’autrice du conte. Pourquoi important ? Parce qu’ainsi l’histoire racontée dialogue avec les images qui la reproduisent selon leur propre logique. C’est un peu comme si le conte mettait en vis-à-vis l’homme et l’animal. La Bête c’est le symbole convenu de la régression de l’humain, de son devenir barbare ; la Belle c’est la sublimation de l’humain, de son devenir civilisateur par ses vertus morales de raison et sentimentales d’empathie. La Belle et la Bête, c’est la victoire de l’empathie, ce qui porte vers l’autre, contre l’antipathie symbolisées par les sœurs. Justement, sur le dernier tableau en page impaire, avant dernière du livre, celles-ci deviennent des fantômes d’humanité, quand le texte en faisait des statues. On glisse donc vers une interprétation sociale, dynamique. La barbarie n’est pas dans l’animalité du prince soumis au sort d’une « méchante fée » ; elle se trouve dans la méchanceté, la convoitise du gain des humaines sœurs. Bref, ce n’est pas dans le personnage de fiction de la Bête qu’il faut chercher le barbare, mais dans les personnages de l’humaine société.
Le conte moral de Madame Leprince de Beaumont s’en trouve un peu bousculé tout en portant en son sein cette nouvelle thématique. En effet, chez la conteuse, beauté et richesse sont le bouquet de récompenses offert à la vertu ; dans l’interprétation de David Sala, les fleurs du manteau de la Bête comme celles des robes de la Belle pointent le lien de continuité entre l’animal et l’humain, entre le biologique et le social. Ce n’est pas un hasard si les aplats dorés symbolisent l’univers de la Bête, c’est-à-dire le monde princier d’un idéal ; en effet, les rehauts dorés font signe au lecteur comme pré-vision de cette continuité. De même, si la majorité des images récusent toute couleurs intermédiaires pour ne s’appuyer que sur des couleurs dominantes –pas d’intérieur, pas d’extérieur, on est dans un espace clos, d’où les tonalités sombres et oppressantes–, le contraste est dévolu aux formes. L’album oppose les formes géométriques et les formes circulaires. Précisons. L’évasement des tissus en robes épanouies, représentent le féminin, figures d’évanouissement du trait en sommeil des personnages, sinon en hallucinations. A l’inverse, les motifs géométriques ne sont présents qu’aux abords et à l’intérieur du palais de la Bête et donc annoncent une masculinité tue par les apparences. Or cette opposition n’est pas signe de séparation mais d’une union à venir donc d’une continuité à l’intérieur du monde clos, sans perspective sinon intérieure. Chez la conteuse, il y a rupture entre la réalité socio-économique, qui domine avec la figure du père, et « le royaume du prince », hors de toute temporalité, où le « coup de baguette » magique « transporta tous ceux qui était dans cette salle ». Dans l’interprétation de David Sala, les sœurs fantomatiques sur le dernier tableau s’effacent, de profil, en se retirant au premier plan, de chaque côté, tandis-que le baiser de la Belle, de dos, et du prince, de face, dans un mouvement emprunté au fameux tableau de Klimt, est ex-posé au centre, sur la ligne de fuite de la perspective. Le récit d’images ne verse pas dans le merveilleux et l’ultime détail illustratif, qui ponctue le bas de la dernière page, est une vignette de roses roses aux feuilles sombres sur un fond noir, sépulcral, en parfaite contradiction avec le texte évoquant le « bonheur parfait, parce qu’il était fondé sur la vertu » de la Belle épouse de la Bête. On voit ici combien le conte porte à faire attention à ce qui existe dans la réalité et de ne point s’en arrêter à ce que l’esprit suggère.
Ceci interroge le choix de David Sala d’emprunter à l’univers pictural de Klimt et de l’art déco bon nombre de motifs, alanguissement des formes et saturation ornementale des motifs géométriques. Il y a l’effet d’étouffement procuré par le faste de l’ornementation qui dresse la préciosité de l’univers, procuré aussi par le choix des couleurs dominantes et des tons sombres, tout en se calquant sur l’ambiance angoissante dans laquelle baigne le conte du dix-huitième siècle. Mais il y a plus, ce par quoi David Sala ne reproduit un propos de l’histoire des arts mais lui donne vie nouvelle : le principe décoratif de l’illustration permet de fondre les personnages dans un décor de magie et de les enraciner dans la matière même de la peinture plutôt que de les intraire dans la trame de l’écriture, quelque peu idéaliste de Madame Leprince de Beaumont. Le motif de la rose méticuleusement présent sur la tapisserie de l’image première de l’album comme sur l’ultime page suggère une interprétation sinon réaliste du moins humaine et sociale.

Si on essaie de préciser le point de vue, ici défendu, on se doit de revenir à un des fondements moteurs du récit initial : la laideur fait peur, la monstruosité détourne la raison. Or, ce qu’apporte, peut-être, l’illustration au conte, c’est un discours sur la peur (1), peu développé par le texte, mais que celui-ci autorise. La Belle est celle qui, consciente du danger pour le père du pacte par lui conclu avec la Bête, refoule sa propre peur, alors que ses sœurs bavardent leurs angoisses comme elles ruminent leurs ambitions sans scrupule. La Belle va vaincre la peur et permettre au jeune lectorat d’apprivoiser celle qu’il éprouve pour l’héroïne, en se vouant à la relation avec la Bête quand l’ordre social n’y voit qu’un être qui se livre à l’appétit bestial d’un prédateur. L’œuvre de David Sala permet, peut-être pour une première fois de manière explicite, d’interpréter différemment le thème de la peur présent dans le conte de Madame Leprince de Beaumont. La jeune fille quitte définitivement l’enfance, l’attachement au père en substituant la relation humaine à la relation horrifique avec une Bête. Dit autrement, et comme l’a justement remarqué Nancy Huston (2), si c’est par la peur dominée que l’enfant entre dans l’humanité, c’est, dans La Belle et la Bête, en substituant la relation humaine à la peur de la Bête qu’elle permet à celle-ci de reprendre forme humaine. Cette ultime thématique est celle de l’illustration plus que du texte lui-même, mais elle devient celle de l’album.
Philippe Geneste

(1) ce qui n’est pas sans rappeler d’autres travaux illustratifs de David Sala, comme par exemple Chabas Jean-François, Féroce, illustrations de David sala, Casterman, collection Albums, 2012, 32 p. (2) voir Nancy Huston, « Métaphysique de la trouille », Le Monde, 31 octobre/1er novembre 2010 p.26

12/10/2014

L'attention contre le règne des éphémérités

Allemagna Béatrice, Hokusai et le cadeau de la mer, Olivier Charpentier, réunion des musées nationaux Grand Palais, 2014, 32 p. 14€
La RmnGP publie régulièrement des titres jeunesse à l’occasion des expositions qu’elle produit. Pendant du catalogue, conçu en étroite collaboration avec le département des publics pour permettre aux conférenciers du Grand Palais d’animer les ateliers enfants. Le livre jeunesse est donc l’un des éléments de la mission de transmission des savoirs qui est confiée à la RmnGP. C’est d’ailleurs le commissaire de l’exposition du Grand Palais qui a supervisé l’album  et les deux notices finales simples sur la vie de Hokusaï (1760-1849) et la vague de Kanagawa. L’album est sorti à l’occasion de la rétrospective Hokusaï.
Un autre titre du livre pourrait être, comme nous l’allons voir, le rêve d’Hokusaï. L’album est minimaliste. Le peintre Olivier Charpentier trace une bande bleue : gouache et aquarelle, geste frotté du pinceau, un tableau quasi pointilliste, avec deux nuages à peine dessinés d’un marron si pâle. Tel est le prologue de l’histoire : attendre « la vague gigantesque que personne n’a vue ». Puis c’est le récit de Beatrice Allemagna, discrètement rehaussé par la typographie, qui se développe sous forme de biographie tout aussi minimaliste : Hokusai enfant jouant dans le sable face à la mer, la scrutant, le mont Fuji au loin, le ciel rose et mauve, puis les couleurs se foncent, c’est Hokusai adolescent, dans la même position tout son être pénétré par la scrutation de la mer. Tout se bleuit, Hokusai adulte est là, assis face aux flots calmes : le mont Fuji se dresse au loin, gris noir, le ciel bleu pâle en symétrie de la mer bleu foncé. Puis c’est la vieillesse, Hokusai à genou sur le bord de mer, de gros nuages marron au loin, la mer d’un bleu plus foncé, avec le vent qui se lève : Hokusai court après ses feuilles, il ne voit pas alors « la vague gigantesque que personne n’a jamais vue » et que lui-même ne verra pas. Mais la mer lui offre le bleu de son eau, et le peintre la remercie, ce sera le bleu de la vague. On sait qu’Hokusai a innové par l’utilisation du bleu de Prusse, inventé en occident au XVIIIème siècle (1) et jamais utilisé avant lui au Japon. Cette couleur est née de la recherche de l’intensité qui résiste au temps. Or cette recherche ne s’apparente-t-elle pas à une définition du regard pictural où la tension de soi dans le rapport au monde vient en densifier la compréhension ?
Alors, que raconte cet album ? Il est une allégorie de la peinture. Celle-ci se définit par la capacité à voir et pour voir par la capacité à attendre et qui dit attendre, par la capacité de l’attention. Faire attention, voilà le premier geste de toute éducation esthétique, et de tout enseignement quel qu’il soit. Hokusai n’est pas évoqué pour sa dextérité picturale, mais par son attitude de peintre de l’instant. Et s’il a peint 36 vues du mont Fuji, si la série d’estampes est une forme de composition de son œuvre comme de celles d’autres peintres japonais ou non, c’est parce que la répétition n’est que la manifestation de l’essai de saisir l’instant qui tout le temps fuit.
Ce que nous dit l’album de sa peinture c’est aussi que la minutie réaliste se réalise par l’épure des sujets menant à une « abstraction idéelle » que renforce le jeu des « couleurs harmoniques qui forment des paysages plus rêvés » (2) que réellement vus.
Ce que l’album dit au jeune lectorat, c’est de faire attention à ce qui l’entoure, d’éviter le tourbillon du remuement et de l’éphémère afin de saisir et se saisir en résistant à l’air du temps pétri d’urgences illusoires.
Philippe Geneste
(1) Pastoureau, Michel, Bleu, histoire d’une couleur, Paris, Le Seuil, coll. Points, 2004, p.114/115

(2) Barboux, François, Mahot Françoise, L’ABCdaire des arts asiatiques, Flammarion, 2002, p.68

06/10/2014

« les premiers livres sont les lèvres »

El Fathi Mickaël, Mo-Mo, mØtus, 2014, 44 p. 13€
Des illustrations toutes imprégnées de mots lisibles ou non, en divers alphabets et modes d’écritures, et sur ce fond, des dessins ou images peintes jusqu’à donner l’illusion de collages voire de mosaïques comme les pages intérieures de couverture. L’album parcourt une palette large de couleurs, en liaison étroite avec le récit.
L’histoire est celle d’un personnage mi-homme mi-animal, disons un être valant pour tout être humain rattaché à sa filiation du vivant. Il a perdu ses mots, d’où son nom, tronqué orthographiquement, puisqu’il bégaie sa langue en monosyllabes jusqu’au titre en forme d’épitrochasme. La poésie est paronymique (mots-rose, mot-queurs, mots-dits…), mais s’élargit au-delà de la presque homonymie jusqu’à la paronomase (« notre poète enfourcha sa mot-bylette et se mit en route, pot pétaradant, vers le pays des mots »). Le poète évite, toutefois, tout risque de cacophonie en maîtrisant le texte pour le mettre au diapason de l’harmonie illustrative. S’il y a effet d’humour, c’est par le rapprochement précieux des graphies et/ou des sons. Car ce que cherche El Fathi c’est de dépayser l’intelligence humaine, et faire sortir les jeunes lecteurs des significations toutes faites, bref, de leur indiquer une voie ancienne, pour eux toujours neuve, celle de l’inouï de la composition des mots grâce à laquelle le sens sort de la finitude de la signification des emplois courants.
A force d’associations de graphies ou, moins souvent, de sons, Mo-Mo rencontre une Femme-Gazelle, elle aussi à la recherche des mots perdus dans la gazette des bruits du monde. Les aléas de l’histoire vont les faire venir auprès du guérisseur des mots, qui, par le chant, à force de patience et de douceur, mais non sans efforts, redonne vie aux mots brisés, cassés, aux mots-croisés devenus transparents à force de ne plus avoir de corps pour les nourrir, les porter, les entretenir. Le guérisseur est une figure ambiguë puisqu’il est la figure même de la réalité collective de toute langue et aussi celui qui rend à chacun sa puissance de dire, dans son idiosyncrasie. Faire entrer en résonnances les intentions des êtres et l’expression de cette intention à travers les mots, va permettre et à Mo-Mo et à la Femme-Gazelle de retrouver la raison aux yeux du monde environnant. Alors seulement, par la guérison du langage s’ouvrent les cœurs des deux héros de l’histoire, au plus près de leurs corps enveloppés dans la parure de leurs mots. Le titre, à la fin de la lecture cesse d’être un épitrochasme pour dévoiler ce que l’illustration des lettres donne à voir sur la couverture, tout le potentiel de voyage et d’ailleurs, le potentiel d’accueil aussi du nom propre bi-syllabique répétitif en fait mot à deux places. Le titre serait donc une antanaclase, soulignant que si les mots sont communs, appartiennent à tous, ils sont aussi tout intérieurs, propres à chacun et chacune, dessinant l’univers de ses représentations comme une constellation d’étoiles dessine une parcelle d’univers, l’enlace dans sa configuration même.
A lire ce chef d’œuvre graphique autant que littéraire, on pense à Jean-Pierre Brisset qui disait, quelle belle propédeutique à littérature pour l’’enfance que cette formule : « les premiers livres sont les lèvres ». Ainsi s’achève Mo-Mo de Mickaël El Fathi.

Geneste Philippe

29/09/2014

Postérité du Petit Chaperon rouge

On connaît le conte traditionnel, souvent dans sa version de Perrault mais il en existe de multiples versions. Pierre Saintyves (1) démontre que le chaperon était une « coiffe ou une couronne de fleurs » servant dans « les cérémonies liturgiques, magiques ou religieuses ». Le chaperon rouge ne serait alors que le nom de la reine de mai, ce qui permet une interprétation du conte par son origine saisonnière. Ce socle fondateur assure la pérennité de l’histoire à travers les siècles. Deux ouvrages récents y prennent appui pour développer une des thématiques du conte, celle des interdits, du viol des interdits par l’enfant.
(1) Saintyves, Pierre, Les Contes de Perrault et les récits parallèles ; En Marge de la Légende Dorée, songes, miracles et survivances ; Les Reliques et les images légendaires, édition établie par Francis Lacassin, Paris, Robert Laffont, collection Bouquins, 1987, 1192 p.

Lemancel Jean-Philippe, Et La Galette dans tout ça ? illustrations de Christophe Aline, Didier jeunesse, 2014, 40 p. 13€10
Concentrons-nous sur l’histoire d’abord : c’est celle du Petit chaperon rouge contée par les images d’Aline en couleurs vives principalement en aplats sur des dessins géométriques qui laissent apparaître les collages. L’absence partielle de texte permet de laisser aller l’imagination c’est-à-dire l’interprétation de l’histoire. Des bulles notifient ce procédé n’ayant pas peur d’user de schémas flirtant avec le pictogramme. Le récit doit être facile à lire, telle est la contrainte que semblent s’être donnée les deux créateurs.
Le parti pris du scénariste Jean-Philippe Lemancel rend ce choix lisible. Il ouvre l’opus par l’exercice de style d’une mise en abyme qui vient centrer l’intérêt du lecteur sur la galette : « le beurre dans la galette, la galette dans le panier, le panier dans la main du chaperon, le chaperon dans ses pensées, le loup dans la forêt ». Les images alors figurent la suite de l’histoire qu’une ultime mise en abyme, avec la même préposition, clôt. Quand à la question qui sert de titre, c’est l’image finale qui y répond. Car Lemancel a choisi une fin euphorique, celle du repas du chasseur avec la grand-mère et le chaperon délivrés des ténèbres du ventre du loup.
Si on se penche maintenant sur l’album avec le regard du pédagogue, on ne manquera pas de trouver bien de l’ingéniosité dans la composition narrative de Lemancel. Retenons juste qu’il retient dans ce conte très connu un élément à la fois initiateur de l’histoire (la galette est ce qui motive la promenade du petit chaperon rouge) et en même temps secondaire, qui en général disparaît de la suite de l’histoire après les premières images. Or Lemancel en fait l’origine d’une réinterprétation du conte. Loin d’une adaptation, Lemancel et Aline nous proposent une re-création du Petit Chaperon rouge, pour le plus grand plaisir des lecteurs et lectrices quels que soient leurs âges.

willis Jeanne, clic, clic, danger !, illustrations de Tony Ross, Gallimard jeunesse, 2014, 32 p. 13€50
Les illustrations humoristiques de Tony Ross, toujours aux confins d’une sorte d’absurde étrangeté, illustrent le texte hilarant de Jeanne Willis. Les recherches de poussinnette -l’absence de majuscule renforce la personnification du personnage auprès de l’enfant- sur le net sont l’occasion de scènes abracadabrantes où excelle Tony Ross, et qui soulignent que l’univers virtuel est aussi un monde réel forgé pour perdre la raison de la mesure de ce qui est ou peut être, ou encore sera. L’œuvre établit un programme de prévention contre les dangers d’internet et l’ultime double page est une chute sans pitié où l’héroïne poussinnette affublée d’un chapeau rond rouge couronné d’une plume rousse, trompée par internet, tombe dans le piège du renard pédophile. C’est Le Petit Chaperon rouge mis à contribution pour conter aux enfants de trois à sept ans, sous la forme expressive d’un album, les mystères d’internet comme du désir de rencontre.
Philippe Geneste

20/09/2014

Du documentaire à la fiction, la ronde des animaux

Hearst Michael, Animaux insolites. Petit tour du monde des créatures incroyables mais vraies, illustrations, diagrammes et autres supports visuels par Arjen Noordeman, Christie Wright et Jelmer Noordeman, Casterman, 2014, 96 p. 16€50
L’auteur n’est pas un scientifique mais un artiste pluridisciplinaire, à la fois écrivain, musicien et compositeur. Le volume ici rassemblé présente, avec l’intelligence illustrative de Wright, A et J. Noordeman,  cinquante animaux incroyables, de ceux qui pourtant ne font pas la une des magazines et émissions, des animaux étranges, surprenants par leur configuration physique, par leurs mœurs ou, souvent, leur habitat. La mygale siffleuse, le blobfish, la gerboise à longues oreilles, le solénodonte, le calmar araignée, le wombat, la grenouille de verre, l’hypsignathe monstrueux (dont le larynx représente la moitié du corps) etc. offrent un bestiaire fantastique et pourtant réel présenté à la manière de planches de naturalistes et des encarts informatifs mais aussi relatant des anecdotes. Si le texte est écrit avec un vocabulaire ad hoc, il prend parfois quelques libertés poétiques ou humoristiques sans verser dans l’irrationnels mais flirtant en certains cas avec l’anthropomorphisme. La fiche d’identité reprend celle des biologistes, évidemment, soit
règne>phylum>classe>ordre>famille>genre>espèce
Ce livre fait aimer la nature, fait s’enthousiasmer devant ces espèces et animaux fruits de l’évolution et suscite des interrogations bénéfiques pour la curiosité des enfants vis-à-vis du règne animal. En même temps, il est un voyage dans l’espace, aux quatre coins de la planète terre. Un petit régal de culture et de découverte.

Baussier Sylvie, Martelle Nicolas, Animaux et créatures de la mythologie, illustrations de Erwan Fages et Thierry Alba, Milan, 2014, 176 p. 14€95
Cet épais ouvrages, au texte dense, regroupe des animaux peuplant les mythologies en cinq sections : la Grèce et de Rome, la Scandinavie et la Finlande, l’Egypte, Moyen Orient et l’Afrique, l’Inde et l’extrême orient, les Amériques et l’Océanie. C’est donc une œuvre d’érudition exceptionnelle. Vingt-deux créatures sont présentées dans la première section et dix pour chacune des autres. Chaque animal fait l’objet d’un récit de deux pages. Les illustrations permettent d’aérer l’édition et présentent un imaginaire visuel proche de l’heroïc fantasy, ce qui peut se défendre. Autant dire que sur les soixante deux bêtes qui ont retenu les auteurs, la majorité reste inconnue des jeunes lecteurs. Le livre ainsi ne risque pas de répéter des connaissances, mais d’instruire par l’œuvre de la narration. De plus, à la fin de chaque section sont réunies les fiches d’identité de chacune des bêtes mythiques.

Sellier Marie, 10 tableaux et des animaux, Nathan, 2014, 48 p. 14€90
Voici un très bel ouvrage où les peintures de styles et d’époques fort différents ont pour point commun de mettre en scène des animaux, soit comme thème soit comme élément. De Renoir à Magritte, de Matisse à Balthu, de Catlin à Chagall, d’une mosaïque de Pompeï à Bosch, l’enfant est incité à la narration car les détails comme les tableaux suggèrent une histoire à deviner par la mise en page éditoriale elle-même. 

Krings Antoon, Lou P’tit loup et la bergère, Gallimard jeunesse – Giboulées, 2013, 32 p. 6€20
C’est le premier album de la nouvelle série d’Antoon Krings, le créateur de la collection les Drôles de petites bêtes. Ses albums valent par leur graphisme et le soin apporté à la couleur et à l’illustration. L’histoire est toujours très classique et peut-être encore plus avec cette nouvelle série qui prend le contrepoint du Petit chaperon rouge. Les références à ce conte abondent, comme est convoquée la comptine loup y es-tu ?, preuve que l’album pour la jeunesse est dans une phase d’évolution adulte.
Le personnage principal est un louveteau, aimé de ses parents et désireux de voir le monde et donc de découvrir les autres. Son père ayant rapporté une bergère pour un futur dîner, il va se lier avec elle, en faire sa compagne de jeux et ensemble, ils vont s’échapper de la maison. Krings évite toutefois de représenter le monde selon une dichotomie stéréotypée en bien et mal : le louveteau, en effet reviendra chez lui après une expérience de chien berger pour vivre et s’amuser avec sa camarade la bergère ;
Ce conte animalier est anthropomorphique, les animaux y sont habillés et parlent. C’est le monde des êtres vivants qui fait unité dans une nature luxuriante qui dé-histories totalement le récit. La peur est suggérée mais rien de cruel ne survient et l’univers reste aseptisé de bout en bout. C’est la même formule que pour les Drôles de petites bêtes : l’enfance comme territoire hors du monde. Un parti pris.

Krings Antoon, Roméo le crapaud, Gallimard jeunesse – Giboulées, 2013, 32 p. 6€20
Krings renverse dans ce livre pour les 5/7 ans, la thématique du conte, celle du beau prince frappé par un sort qui l’a rendue bête. Ici, le sort c’est le rêve de Roméo le crapaud. Il se croit, soudain beau et se pavane, de tout l’orgueil que la société met dans sa hiérarchie des apparences. Heureusement, par un sort de la fée luciole, il va retrouver son apparence réelle, la conscience de sa personne de crapaud. C’est la condition pour renouer avec le bonheur de sa vie. La vérité n’est pas dans la hiérarchie des valeurs sociales mais dans la vie réelle. Voilà une fable magistralement dessinée qui pose bien des interrogations qu’il serait dommage de taire à l’enfant intéressé par le livre.

Philippe Geneste

13/09/2014

Comme un collier de rêves qui, peu à peu, s’élonge

David François, Planète Avril, illustrations de Joanna Boillat, mØtus, 2014, 40 p. 19€50
Un grand format (24cmx31cm), une couverture cartonnée épaisse trouée par un rond en son centre qui laisse paraître l’intimité de l’histoire à venir, une reliure toilée, lectrice, lecteur, embarquez pour une nouvelle planète littéraire, à des millions de kilomètres de la terre. Une expédition spatiale avec deux enfants à bord auprès d’Ernst et William, les chefs de  la mission, Bigit et Tsvi, deux scientifiques. Objectif : la planète Avril que l’illustration présente ronde, rouge et aux maisons pour rayons de soleil… une planète, par conséquent, comme un astre de lumière pour éclairer l’imaginaire de science fiction enfantine.
La fonction des enfants voyageurs ? Permettre au narrateur de parler de la terre et du rapport aux étrangers, représentés par les avriliens. Voici un peuple qui sait voler avant de marcher, qui murmure sans parler, qui fait rouler ses oreilles quand le terrien rit. Pour communiquer, on sait les humains capables de lire sur les lèvres, les avriliens, eux, lisent sur le cœur, les émotions, les représentations, les désirs de communication de leurs interlocuteurs. L’illustratrice indique au jeune lectorat que le cœur est l’espace où prend racine l’arbre de toute vie, ajoutant à la délicatesse du texte de François David, une douceur représentative pareille à une caresse de couleur pour interroger l’éthique de la vie. Le cœur, en apesanteur est le centre gravifique de l’existence. L’illustration alliée au texte pousse la problématique du rapport à l’autre sur la sente de la compréhension entre les vivants sans accord de langage verbal préalable.
Mais, la texture narrative, elle, passant par l’écriture, on retrouve les jeux de langue de François David, des jeux qui définissent aussi une sorte d’utopie sous le prétexte d’une exploration spatiale : les avriliens ne s’ennuient jamais, ce qui leur évite d’avoir besoin de la multitude d’objets qui encombrent les intérieurs humains et leurs poches : télévision, Smartphone etc. C’est que, sur cette planète d’étrangetés, chacun œuvre au collectif par son « occupassion ». L’univers entier se met en harmonie, les fleurs servent aux peintres qui les reposent en leur place après service, les nuages servent de plafonnier, un temps, avant de retrouver leur liberté de mouvement, une compositrice de pluie organise des concerts poétiques… Les terriens vont devoir repartir, ils auront appris durant cette rencontre que la guerre n’est pas l’inéluctable des relations aux autres, qu’elle est même la preuve de ce qui les interdit. L’usage final du marron par Joanna Boillat comme le sombre des couleurs revenues est oxymorique en cela qu’elle appelle à la réflexion. Si l’album peut ainsi recouvrir toutes les problématiques humaines, tous les genres et tons littéraires (la science fiction, ici), il le doit à la puissance de la poésie créative qui le porte. Ainsi s’égrènent les œuvres de François David et des éditions mØtus, comme un collier de rêves qui peu à peu s’élonge.

Philippe Geneste

01/09/2014

Un élixir de littérature de jeunesse

Duhême Jacqueline, Une Vie en crobards, Gallimard, 2014, 142 p. 19€90
Voici un luxueux ouvrage dessiné sur papier kraft, mis en couleur à l’aquarelle et à la gouache, le texte manuscrit au calque et qui bénéficie d’une mise en page chaleureuse : tout concourt à faire de l’édition des carnets de Jacqueline Duhême un livre d’art.
L’autrice, née en 1927, y raconte sa vie entrecoupant ses textes de dessins ou illustrant d’un texte un dessin. On la suit, enfant, dans la librairie de sa mère 18 rue de Chartres à Paris, on goûte avec elle les plaisirs que lui procure la lecture des illustrés, on voit naître sa détermination tôt ancrée de devenir dessinatrice, on partage son observation de l’univers sans pitié des enfants, ses années d’internat au couvent-école où peu intéressée par la couture, elle se fait remarquer pour ses dessins, puis c’est le placement dans une ferme, comme vachère, le retour à Paris chez sa fausse tante Madeleine qui l’inscrit « chez Paul Cottin le grand affichiste » pour prendre des cours de dessin, son métier de serveuse puis son embauche comme ouvrière chez Pathé Marconi. C’est là que Jacqueline Duhême découvre le syndicalisme Durant sa vie d’ouvrière, elle rencontre Eluard qui vient lire des poèmes à l’invitation de la CGT. Une amitié se tisse. Il lui fait rencontrer Albert Skira et Laurence Reverdin qu’elle revoit souvent chez Matisse quand celui-ci l’embauche comme aide d’atelier : « Tout ce que je suis, je l’ai appris avec H. Matisse » (p.84) ; « j’apprends la constance » (p.84). Alors qu’elle est à Vence, chez Matisse, elle rencontre Prévert : « Jacques Prévert, Janine sa femme et Michèle sa fille dite “Minette” sont devenus “ma famille” » (p.86). Puis c’est le premier dessin vendu, les collaborations littéraires avec Prévert, la naissance de sa collection aux Presses de la cité chez Claude Nielsen puis les multiples collaborations  et illustrations. C’est Queneau, d’ailleurs à qui elle présentait des croquis pour Zazie qui lui dit : « ce sont des sortes de croquis et de bobards ».
Et l’ouvrage se poursuit, ainsi, des carnets sans date, des anecdotes uniquement, des dessins miniatures qui fourmillent de détails. On retrouve l’art de Duhême, celui qui invite au partage et s’offre pour la gaieté d’une lecture savoureuse. Les dessins et peintures éclairent le texte, l’animent, veillent à ce que jamais ne s’installe une sériosité, comme pour dire, qu’il ne faut pas se prendre au sérieux, même s’il faut beaucoup travailler pour atteindre cette distance de ce qu’on écrit. Ce qui est surprenant c’est de voir combien Une Vie en crobards use de la même palette de couleurs que les illustrations pour les livres d’enfants. Elle qui a éveillé tant d’enfants « au langage de la couleur » (1) pour les libérer des contraintes, des convenances de représentation, pour leur permettre d’accepter les mondes imaginaires, donc leur monde à eux, parsème ses carnets de la même fraîcheur naïve qui rejoint la simplicité des choses dites.
Et cet élixir de littérature de jeunesse ouvre grandes les portes de la culture, car mine de rien, c’est une traversée du milieu culturel qu’Une Vie en crobards offre au jeune lectorat comme au plus vieux, sauf qu’il se lit à tout âge avec la même sensation de clarté.
Philippe Geneste

(1) voir Escarpit Denise, Godfrey Janie, « Images, illustrations, illustrateurs » dans Escarpit Denise, La Littérature de jeunesse, itinéraires d’hier à aujourd’hui, Magnard, 2008, 473p. – p.288