Anachroniques

30/06/2019

Anthologie de chroniques de contes africains

Topan Sabine, La Queue de l'hippopotame. Contes du Tchad, illustrations de Véronique Abt, L'Harmattan, 2006, 35 p., 8
Ce livre rassemble trois contes animaliers pour des enfants de 8 à 10 ans : l'hyène et le varan, la queue de l'hippopotame, le lion et la biche-cochonne. On est assez proche du genre de la fable car chaque récit illustre une sorte de morale. Sabine Topan a repris en les modifiant des contes traditionnels. L'ouvrage est agrémenté d'illustrations en noir et blanc de Véronique Abt qui, discrètes, accompagnent intelligemment le texte.

le moy nadine, Matallah esclave de Karakour, L'Harmattan, 2006, 47 p., 9
C'est un conte pour 7/9 ans. Si le sujet en est l'esclavage, le récit tourne vite au récit d'aventures où des enfants esclaves réussissent dans leur entreprise de fuite et de délivrance d'autres esclaves.

Ribes Patrice, Ayaba et la femme antilope. Contes d’Afrique de l’Ouest, L’Harmattan, collection La Légende des Mondes, 2007, 61p., 10
Ce récit alerte qui prend appui sur le schéma de contes africains de l’Ouest met en scène de nombreux animaux, réels ou fictifs. C’est un univers enchanté où l’enfant lecteur vient se reposer.


Pequignot Rose, Abou le léopard, illustration Sess, L’Harmattan, 2010, 16 p. 10€
Il s’agit d’une adaptation d’un conte d’Afrique noire. Un petit garçon perdu dans la forêt est protégé par un léopard. C’est un livre tendre illustré avec chaleur par Sess.

Djouldé Denis, Lézard et Caméléon. Contes du Cameroun, L’Harmattan, 2010, 97 p. 11€
Ce recueil rassemble 34 contes Dii, peuple du Cameroun. L’auteur est chercheur en littérature orale et a recueilli ces textes afin de les fixer dans la mémoire écrite des civilisations. La plupart des contes font parler des animaux et lorsque les personnages principaux sont des humains, il y a toujours un animal dans l’histoire. Ils comportent, pour la plupart une morale.

obin Manfeï, Le Rat célibataire, collection Paroles de conteurs, éditions Mini Syros, 2010, 48 p., 290
Ce conte animalier ivoirien rapporte l'histoire merveilleuse d'un rat en quête d'une épouse aperçue et pour laquelle il traversera de nombreuses épreuves. Au final il se mariera avec elle. En contrepoint, la même histoire arrive à un lièvre qui refusera de partager son bien, uniquement attiré par la possession d'une jeune fille aperçue. Il sera exécuté. Ce type de conte s'apparente à la fable. Manfeï Obin -conteur de Côte d'Ivoire internationalement connu- n'hésite pas à introduire au passage des clins d'œil à l'actualité.

Commission lisez jeunesse

Wilson William, L’Océan noir, Gallimard jeunesse, collection Giboulées, 2009, 96 p. 1590
Il s’agit de dix-huit grandes tentures reproduites, ici. C’est un livre d’art, plus précisément un art traditionnel de cour du Bénin qui s’adresse à tout public. Ces tentures racontent chronologiquement, du quinzième siècle à nos jours, l’histoire des noirs d’Afrique et des diasporas des Amériques et d’Europe.
Chaque tenture est une fresque d’un épisode, d’une époque historique. La traite des noirs y est bien sûr très représentée, mais aussi la rencontre avec les marins portugais, la puissance des rois noirs, les combats pour se libérer de la colonisation. Au final, c’est l’histoire des unions et désunions entre les trois continents qui est traversée, saisie.
Pourquoi ce titre ? Parce que l’océan est le lieu de passage, de transition où se tissent les amers et les liens intercontinentaux.
Livre d’art, disions-nous. Sans nul doute. Mais les tentures sont accompagnées d’explications, de légendes. Elles ouvrent certaines clés d’interprétation de l’œuvre sans lesquelles le lectorat passerait à côté de bien des sens portés. Une dernière partie explicite la technique de cet art du bénin. Un chef d’œuvre.

Sakin Abdelaziz Baraka, Faris Bilala et le lion, conte du Darfour – Soudan, trilingue arabe-français-anglais, illustrations de Sess, traduction de Xavier Luffin, L’Harmattan, collection La légende des mondes, 2010, 59 p. 10€
Voici un ouvrage trilingue remarquable. Ce conte cruel met en scène un antihéros, qui va acquérir le respect de son village par un acte involontaire de bravoure. L’histoire traite de la peur, de la couardise et des rôles sociaux. Le Darfour nous évoque la guerre civile qui y sévit depuis 2003 tant et si bien qu’on en oublierait que le nom de la région signifie le pays des Fours, un peuple se trouvant de part et d’autre de la frontière soudano-tchadienne et parlant une langue nilo-saharienne.
Bilala, nom de l’antihéros de ce conte, vient de l’histoire du royaume Yao fondé au XVème siècle. Longtemps sur les terres du Kanem, les Bilala (on dit aussi Boulala, Ma ou Mage) ont été repoussé vers la région du Batha, une des préfectures sahélienne du Tchad autour du lac Fitri. A l’intérêt du thème de ce conte s’ajoute un vrai travail d’écriture avec une composition qui, pour simple qu’elle soit, est ciselée dans le sens du suspense. La présentation trilingue ne peut qu’amplifier l’intérêt pour les pédagogues d’un tel conte.

Gbolo Pierre, To et le caméléon. Contes gbaya de Centrafrique, L’Harmattan, collection La légende des mondes, 2014, 83 p. 11€50
Comment un cultivateur se débarrasse-t-il des singes qui lui pillent ses champs ? Comment Mbalè l’antilope et Lifa le pique-bœuf sont devenus amis ? Quelle est la quête de Ngoya, le sanglier, à travers la forêt ? Comment procèdera le caméléon Zune pour se venger de To qui ne veut pas partager sa nourriture ? L’ouvrage présente donc des histoires animalières, pour la plupart, particulièrement adaptées aux jeunes lecteurs (8/10 ans). Comme on le sait, la coloration des contes par la civilisation qui les porte est indéniable. Pour autant, aucun genre n’a plus que le conte cette faculté esthétique de parler de l’humain dans sa condition d’être social. Le conte est donc un genre fondé sur la métaphore jusqu’à l’allégorie en passant par la fable. De plus, et peut-être davantage dans la civilisation africaine que dans la civilisation européenne, le conte emprunte le ton de l’humour pour mieux faire sentir où s’arrête la banalité des situations et où commence le comportement humain véritable. C’est pour cela, d’ailleurs, probablement, que les contes africains qui sont publiés dans le secteur de la littérature destinée à la jeunesse sont si souvent porteurs d’une morale.
L’ouvrage de l’écrivain, originaire de Berbérati en République Centrafricaine, propose des contes du peuple gbaya parlant le dialecte gbaya de la région de Haute Sangha, à l’ouest de la Centrafrique. La morale y joue un grand rôle et il s’en explique dans l’introduction de l’ouvrage. Remarquons que ces contes sont marqués par l’absence dans la culture gbaya de filiation patriarcale et que d’autre part, si les animaux et les humains dialoguent, les esprits ne sont jamais très loin.
Il faut louer cette collection de La légende des mondes car elle ouvre les horizons culturels des enfants.

Philippe Geneste

23/06/2019

Nouveautés singulières dans le genre documentaire

Un savant émet des savoirs, une théorie. Un auteur écrit pour la jeunesse en vulgarisant c’est-à-dire en portant ce savoir à la portée de tout un chacun. La vulgarisation passe par le vecteur du documentaire en littérature de jeunesse. Ce secteur étant un marché de l’édition, la vulgarisation scientifique donne lieu à une compétition entre maisons d’éditions. Ainsi, de nombreux livres se recoupent, se répètent. On rencontre des figures obligées, comme celle de la litanie des grands génies. L’apport majeur restant l’imagerie des documentaires qui relèvent d’un art éditorial autant que d’une méticulosité des sources iconiques. Voici une plongée dans quelques nouveautés singulières :

Desmond Jenni, L’Eléphant, traduction de l’anglais par Ilona Meyer, Les éditions des éléphants, 2019, 48 p. 14€
Servi par des peintures à l’aquarelle, à l’acrylique, au crayon, au crayon cire et à la pointe sèche, cet album documentaire de beau format (24x29 cm) permet au jeune lectorat d’aller à la découverte du plus grand mammifère terrestre. Tout commence par un jeune garçon qui ouvre un livre, image dupliquée de l’album tenu en main par l’enfant lecteur. La narration va ainsi se faire avec comme intrigue la lecture d’un album par le personnage. La précision documentaire ne cède en rien à la fiction et nous sommes bien devant un album documentaire, à la fois usant des types de texte argumentatif et explicatif. Les images donnent teneur au texte de type narratif qui a introduit le jeune personnage à la première page. L’effet de cette articulation entre ces trois types de discours est une facilitation de la lecture et une grande aisance à se repérer dans le foisonnement des informations. A quelques rares moments, une planche vient désigner par un légendage ad hoc les spécificités anatomiques de l’animal, mais l’autrice n’hésite pas à imaginer des dispositifs plus ludiques comme par exemple cette galerie muséale pour illustrer les détails anatomiques des pieds de l’animal ou bien cette double page où le lecteur est invité à compter des pommes, des citrons, des pêches, des poires, des oranges, des mangues, des bananes, des noix de coco, des ananas, des pastèques, formant les 300 kilos de matière végétale que peut manger un éléphant en une journée. L’humour fait ainsi irruption, porté par le jeune personnage humain du début du livre et qui apparaît de ci de là dans l’album.
L’autrice alterne avec intelligence et haute pertinence des scènes où l’animal se trouve seul avec d’autres où il évolue en groupe à l’intérieur de paysages variés. Les choix de l’illustration donnent de plus une dimension poétique au livre qui convient à l’affectuosité du petit personnage à l’égard des grands pachydermes. Un album exceptionnel.

Figueras Emmanuelle, Berthou Vincent, Secrète savane, Milan, 2019, 26 p. 18€
Quel bel ouvrage ! La jaquette donne le la : un découpage au laser représente un paysage juxtaposé sur l’image de couverture colorée. A l’intérieur, les paysages sont ainsi magnifiés par ce type de ciselage, rehaussant d’une beauté visuelle et plastique les scènes de la vie animale et naturelle représentées. Le lecteur y apprend certains comportements d’animaux sociaux : hippopotame, lion, babouin, flamand rose, gnou, zèbre, girafe. Le texte est informatif, l’image par les stries des découpages se fait onirique. C’est un album précieux, un cadeau magnifique.

Mon Grand imagier des odeurs. Les délicieuses odeurs des fruits et légumes, Tourbillon, 2019, 18 p. 11€90 ; Mon Grand imagier des odeurs. Les odeurs étonnantes du marché, Tourbillon, 2019, 18 p. 11€90
Il s’agit bien d’un imagier, l’un sur les légumes et fruits et l’autre sur les activités commerçantes du marché. Le format très confortable et les pages épaisses aux coins arrondis permettent une manipulation sans risque des enfants.
La nouveauté réside dans la présence d’espace à frotter pour sentir par exemple l’orange, le citron, la poire, la pomme etc., dans le premier, le rôti, le poisson, le fromage comté, le pain aux céréales, les bonbons, les fraises, dans le second album. Les mots sont ainsi appréhendés par la vue, par l’ouïe de leur désignation, par l’odeur. Mémoire visuelle, mémoire olfactive, mémoire auditive sont ainsi mises en activité pour mieux identifier les objets  qui entourent l’enfant.

Lopez Aitziber, Les inventrices et leurs inventions, traduit de l’espagnol par S. Cordin, illustrations Lozano Luciano, éditions de l’éléphant, 2019, 40 p. 14€
L’ouvrage est une somme de découvertes et d’instruction. Qui a inventé la couche jetable ? Le lave-vaisselle ? Le chauffage pour les voitures (1893) ? L’essuie-glace (1903) ? La vidéosurveillance domestique (1960/69) ? Le périscope (1845) ? Le Monopoly ? Le verre antireflet ? Les fusées de signalisation ? Le principe du wifi ? La seringue médicale (1899) ? La liseuse électronique (on parlait alors d’encyclopédie mécanique) ? Vous ne le savez pas ? Rendez-vous au cœur de cet ouvrage inventif, agréable à lire avec son format confortable, judicieux dans ses choix et surprenant car faisant redécouvrir aux enfants qu’à la base de leur quotidien, il y eut des ingénieures, des infirmières, des savantes, des femmes inventives. Un livre à ne pas manquer, à faire connaître et surtout à faire lire aux enfants de tous les âges.

Philippe Geneste

16/06/2019

Médiacritique et lutte contre l’oppression

L’actualité de par le monde rappelle les luttes contre les oppressions, pour la liberté d’information, de migrer, de vivre, que ce soit en Russie ou aux Etats-Unis, que ce soit sur le continent africain ou en Asie, que ce soit en Australie ou en Europe. Partout, le repli des gouvernants sur leurs prérogatives répressives et discriminatoires poussent toujours plus loin les méfaits de la violence et ses consœurs que sont la censure, l’exclusion, le racisme.

Matteuzzi Francesco, Benfatto Elisabetta, Anna Politkovskaïa, journaliste dissidente, traduction de l’italien Marie Giudicelli, Steinkis, 2016, 128 p. 16€
Cette biographie en bande dessinée de la journaliste russe Anna Politkovskaïa (30 août 1958 - 7 octobre 2006) fait suite à un livre et un DVD. Les images d’Elisabetta Benfatto en noir et blanc épousent le reportage dessiné, donnant puissance au scénario construit à partir des deux événements clés que sont la prise d’otage au théâtre de la Doubrovka à Moscou (octobre 2002), puis à l’école de Besla en Ossétie du Nord (septembre 2004). C’est la vie de la journaliste qui est présentée, son combat contre le régime russe de Poutine. On est en pleine guerre contre la Tchétchénie, la seconde (1999-2009) en moins de dix ans –la première qui dura de 1994 à 1996 a abouti à l’indépendance de la Tchétchénie–.
Ne cherchant pas le consensus, Anna Politkovskaïa se sentait seule dans sa lutte. Mais cette lutte, plus qu’une lutte contre le pouvoir –c’était là un effet, point une cause– était une lutte pour la vérité, pour que les faits soient connus en tant que faits. Or, on sait combien il est difficile, souvent, aux êtres humains d’accepter les faits dans leur brute réalité. Pour les éviter, ils se réfugient, alors, dans une sorte de volonté de ne pas savoir, mais une volonté tue et pas même avouée à soi-même. Rester en dehors de la réalité qui, si on s’y impliquait, détournerait nos vies de leur quiétude, voilà ce qui effraie le plus les contemporains de nos société, en Russie, comme ailleurs. C’est ainsi que Paolo Serbandini, auteur de plusieurs documentaires sur Anna Politkovskaïa, déclare, dans un entretien publié à la fin de la bande dessinée : « je ne dirais pas que la peur est l’élément central (…) Les gens veulent se concentrer sur leur propre vie et s’occuper de leurs affaire. A cela s’ajoute un sentiment d’impuissance et le désintérêt pour des histoires qui, selon eux, ne les concernent pas ».
Anna Politkovskaïa était journaliste pour le journal Novaä Gazetta. Si elle s’est souvent opposée à sa direction, elle savait aussi le prix payé par les journaux quand ils critiquent le pouvoir russe. Ce roman graphique est un hommage vibrant à la détermination de cette femme morte pour avoir, juste, voulu que soit connue la vérité des faits portés à sa connaissance. C’est un récit sur la conscience politique, sur la volonté individuelle, sur le rapport humain au pouvoir.
Philippe Geneste
Simard Eric, La Femme noire qui montra le chemin de la liberté : Harriet Tubman, illustrations de Yann Tisseron, Oskar, 2016, 73 p.
Née vers 1822, Harriet Tubman a d’abord été une esclave noire aux Etats-Unis. Elle s’évade en 1849 et va employer son énergie à stimuler les évasions chez ses frères et sœurs de couleur. Militante, elle est une figure majeure de la lutte anti-esclavagiste américaine. A la fin de sa vie, elle rejoint les militantes féministes luttant pour l’émancipation des femmes américaines. Harriet Tubman est morte le 10 mars 1913. Cette vie écrite par Eric Simard se lit comme un roman. La fin de l’ouvrage est augmentée d’un solide documentaire d’une vingtaine de pages.

Causse Rolande, 20 ans pour devenir Martin Luther King, Oskar, 2016, 66 p.
On connaît Rolande Causse, sa rigueur, sa volonté de livrer au jeune lectorat, en un langage limpide, des éléments factuels de l’histoire. Cet ouvrage ne déroge pas à son œuvre déjà importante. On y suit l’enfant qui va devenir Martin Luther King. On entre ainsi dans la société américaine d’avant les années 1950, on y voit l’enracinement religieux de la pensée à venir de son pacifisme, on y comprend les répercussions de son origine sociale, non populaire, qui lui a ouvert les portes de l’université. Le parti pris de Rolande Causse est de suivre la vie du jeune King de sa naissance en 1929 à l’âge de vingt ans. C’est donc un ouvrage qui cherche à cerner les expériences et les contextes (culturel, familial, religieux, social, économique) qui ont pu amener Martin Luther King au pacifisme. Sa vie en quelques dates clôt l’ouvrage, ce qui permet de mettre en perspective les informations contenues dans le travail de Rolande Causse.
Commission lisez jeunesse

NB de la même autrice, lire Causse Rolande, Nelson Mandela, , Oskar, 2016, 66 p. 

09/06/2019

pour que les cendres rebelles puissent témoigner des feux oppresseurs


Voici deux récits d’apprentissage qui chacun emprunte la voie du roman historique. Destinés aux pré-adolescents ces deux livres inscrivent le temps de la jeunesse dans l’épaisseur de la temporalité, en prenant le contre-pied de la sentimentalité qui structure une majorité de la littérature narrative destinée à cette classe d’âge.

Laroche, Agnès, Tu Vas payer, Rageot, 2016, 125 p. 5€20
Voici un récit court, enlevé, bien documenté, fournissant les repères historiques précis et qui évite le citoyennisme, chose bien rare dans le secteur de cette littérature. L’intrigue se passe en France, sous l’occupation. Deux voisins s’opposent dont l’un reçoit régulièrement les nazis chez lui et dont l’autre sombre peu à peu dans la pauvreté. L’enfant, Paul, 16 ans, soupçonne le voisin prospère d’avoir livré son frère à la liste du service du travail obligatoire (STO). Il va chercher à lui nuire mais s’apercevra qu’en fait, l’homme est membre de la résistance. Paul part alors rejoindre le combat contre l’occupant.
Agnès Laroche signe là un récit sur la vengeance et sur le jugement par les apparences. Paul fera un parcours initiatique de conscience grâce à la reconnaissance de son erreur. Son engagement ne vient pas d’un sentiment de citoyenneté mais de son action et de son implication, malgré lui au début, dans l’action de désobéissance. Un tract du mouvement de résistance Libération distribué dans le département du Lot-et-Garonne, fin février 1943 énonce que « la désobéissance est le plus sage des devoirs », ce qui, pour être mis en œuvre, ne peut s’appuyer que sur la volonté consciente d’agir, volonté aux antipodes de l’idéologie de la citoyenneté.

Fontenaille-N’Diaye Elise, Eben ou les yeux de la nuit, le rouergue, 2016, 58 p. 8€30
Namibie, 1885 : un commerçant allemand Adolf Lüderitz débarque pour élever une race de mouton de laine noire. C’est le début de la conquête des terres namibiennes par le colonisateur allemand. Comme toujours, ce dernier trouve des collaborateurs zélés chez les chefs et autres personnes d’autorité des peuples autochtones.
1904 : le colonisateur allemand a besoin de toujours plus de terres et il convoite un territoire pour l’extension de sa richesse afin de se maintenir en position de force dans la concurrence entre les différentes nations colonisatrices. Sur ces terres, vivent deux peuples, les Namas et le Hereros. Ce sont des peuples noirs. Les théories raciales de la fin du dix-neuvième siècle les considèrent comme des sous-êtres. Les coloniser, c’est les asservir, coloniser l’âme des individus, fonction des missionnaires chrétiens ; c’est aussi s’en servir comme matériau d’expérimentation. Le général von Trotha est envoyé  en Namibie par l’empereur Guillaume II. Sa mission : extermination totale des autochtones. En quatre ans, les allemands se livrent à un génocide des deux peuples. Les survivants sont déportés sur Shark Island, un camp de la mort. Un certain Eugen Fisher y installe son laboratoire pour des expériences qui serviront d’exemple aux médecins nazis dans les camps de concentration. Ceux qui ont réussi à échapper au massacre, se sont enfuis dans le désert de Kalahari où ils meurent d’épuisement et de soif.
En 1908, les derniers des Hereros et Namas vont être réduits en esclavage pour construire la ligne de chemin de fer qui traverse la Namibie. Les voies ferrées y sont  hantées par les « voix des morts », hommes, femmes, enfants.
C’est cette histoire que ce roman à la composition parfaitement maîtrisée raconte à travers l’histoire d’Eben, le jeune héros Herero du livre dans la Namibie d’aujourd’hui. Eben ou les yeux de la nuit est un roman d’apprentissage, une élévation de l’humain par la prise de conscience, un élan de libération des chaînes mentales de l’esclavage pour tuer dans l’œuf les germes de la tyrannie toujours à l’affût dans toute société humaine. Eben… est aussi un roman historique traversé par une documentation précise. Elise Fontenaille-N’Diaye s’appuie en particulier sur les thèses d’un chercheur namibien Casper Erichsen pour qui « le nazisme a fait ses premiers pas en Namibie en 1904 ». Comme lui, elle a nourri son récit de la révolte des Hereros et de celle des Namas un an plus tard, ainsi que du double génocide qui a suivi, par la lecture du rapport d’un jeune major britannique publié en 1918, le Blue Book. Son auteur a disparu dans des conditions mal élucidées et le Blue Book a été détruit, sauf un exemplaire miraculeusement conservé sous forme numérisée dans une bibliothèque de Pretoria. En sortant de l’oubli cet épisode génocidaire de l’impérialisme allemand, Elise de Fontenaille-N’Diaye milite pour que tous les génocides soient abordés avec la même réprobation, parce qu’il ne saurait être question d’instaurer une hiérarchie entre eux. Les vicissitudes de la justice internationale, celles des enjeux de la mémoire quand celle-ci est accaparée par les pouvoirs politiques sont là pour nous rappeler combien cet avertissement que l’on peut tirer de l’œuvre de Fontenaille-N’Diyae est d’actualité.
Philippe Geneste
NB Sur la même autrice, voir le blog lisezjeunessepg du 2 mars 2019 et celui du 12 novembre 2017


02/06/2019

« Les paroles secrètes transportées par les vents et les rêves »

Entretien avec Estelle Yven
autrice de
Les Chamans-jaguars.Récit inspiré par les mythes et les symboles amérindiens, Paris L’Harmattan, 2019, 255 p. 19€50

Lisezjeunessepg : Estelle Yven, vous êtes spécialiste de la préhistoire et vous êtes passionnée pour la culture amérindienne. Pourquoi cette passion ?
Estelle Yven : J’ai toujours préféré travailler sur les cultures anciennes parce qu’elles conservent leur part de mystère, elles restent des matières à construire. En compilant les recherches, en abordant les thèmes sous des angles nouveaux, le chercheur peut bouleverser des assemblages considérés pourtant comme des réalités historiques.
Les cultures anciennes obligent toujours le chercheur à s’interroger sur le monde des croyances, des mythes, des légendes, sur le monde magique.
J’ai longtemps travaillé sur les pierres taillées du Mésolithique et du Néolithique en Bretagne, pas seulement pour l’outil lithique mais pour comprendre les territoires des tailleurs, leurs barrières culturelles, leurs espaces non fréquentés afin d’entrevoir leurs croyances.
Et puis, j’ai voulu réaliser un vieux rêve d’enfant. Quand j’étais en primaire, j’ai effectué un exposé sur les Incas, le grand exposé de ma scolarité. Plus tard, dans le cadre de ma thèse, j’ai essayé de comprendre comment des peuples nomades appréhendaient leur territoire et je me suis intéressée aux Amérindiens. Alors, lorsque mon mari et moi avons décidé d’entreprendre un long voyage familial, nous avons choisi l’Amérique latine.

Lisezjeunessepg : Qu’est-ce qui a présidé au désir d’écrire Les Chamans-Jaguars ?
Estelle Yven : L’Histoire de ce livre débute en 2015. Pendant les 6 mois passés en Amérique centrale, j’ai accumulé des informations, la plupart inédites, dans des conditions parfois difficiles. Dès notre arrivée au Nicaragua, par exemple, j’ai trouvé une carte sur laquelle était mentionné un site archéologique à Cailagua, sans autre précision. Avec mon mari et mes enfants, nous sommes partis à la recherche de ce site en nous rendant à Cailagua, un quartier périphérique de Masaya constitué de quelques fincas (1). Nous n’avons rien trouvé mais en interrogeant les habitants, nous avons eu la chance de rencontrer un érudit local qui connaissait le site. Nous sommes donc partis avec lui et l’un de ses amis à la découverte des pétroglyphes. Armés de machettes, nos deux guides devaient se frayer un chemin dans les broussailles. Près du cours d’eau, ils ont remarqué des traces, d’après eux des traces de Tepeyollotls, des lutins maléfiques. Nous avons ensuite suivi un ancien canyon qui sert aujourd’hui à canaliser les eaux usées. Là, perdus dans les broussailles et les immondices, nous avons découvert les pétroglyphes : une éclipse gravée, un dieu malfaisant ainsi que d’autres représentations. Par cette aventure j’ai compris que ces pétroglyphes conservaient une signification pour les habitants mais qu’ils restaient totalement méconnus au-delà de Cailagua.
Outre la visite de sites oubliés, nous avons également rencontré des personnes qui ont complété nos informations : des érudits locaux, des responsables de musées et surtout des professeurs ainsi que des chamans au Guatemala. À Nebaj notamment, nous avons eu la chance de rencontrer les professeurs de l’Université maya qui s’attachent à préserver la culture et les croyances mayas. Leur responsable, Pablo Ceto, nous a introduits dans sa communauté afin que nous puissions assister aux grandes fêtes de la régénération.
Au Guatemala toujours, nous avons visité un vieux site maya, Q’Umarkaj, mal connu parce que mal préservé mais toujours utilisé par les Mayas. A l’intérieur de grandes galeries creusées dans la pierre, nous avons pu assister à d’autres cérémonies mayas. 
J’ai tout répertorié dans mes cahiers sans savoir réellement que faire de cette matière. Et puis, j’ai décidé d’écrire un livre, un roman qui permettrait à un large public de découvrir ces cultures oubliées. Dans le cadre d’un récit fabuleux, j’ai essayé de redonner vie aux sites oubliés, aux vieilles légendes, aux blocs gravés en proposant des interprétations toujours fondées sur les mythes anciens ou l’archéologie.

Lisezjeunessepg : Vous vous convoquez dans vote récit des sites archéologiques réels et les photos de pétroglyphes illustrent l’ouvrage. Vous les avez prises au Nicaragua et au Costa. Pourquoi ces deux pays exclusivement ?
Estelle Yven : J’ai choisi de travailler sur l’Amérique centrale d’abord pour des raisons familiales. Comme je voyageais avec mes enfants parmi lesquels un bébé, je ne pouvais pas me rendre sur les hauteurs de la Cordillère des Andes. J’ai ensuite focalisé les études sur le Nicaragua et le Costa Rica parce que, dans ces pays, il n’existe pas d’architecture monumentale, pas d’édifice prestigieux étudié de longue date. Les études archéologiques privilégient toujours les peuples bâtisseurs, comme les Mayas ou les Aztèques.  Au Nicaragua et au Costa rica, des peuples oubliés, les Chorotegas et les Chondales, vivaient à l'époque maya mais ils n'ont pas construit de pyramide gigantesque. Par contre, ils ont gravé des milliers de représentations très mal connues qui témoignent d'un mystérieux et passionnant langage symbolique à découvrir.

Lisezjeunessepg : Accepteriez-vous de dire que votre œuvre relève de la reconstitution d’un récit légendaire de peuples disparus ?
Estelle Yven : Dans cette œuvre, plusieurs récits légendaires et mythiques aident à comprendre les vestiges archéologiques. Par ailleurs, le récit possède une dimension ethnographique : les habitats, les plantations, les vêtements, les cérémonies chamaniques, les cérémonies funéraires ne relèvent pas de mon imagination. Je les ai étudiés en Amérique centrale mais aussi à travers les livres. J’ai rencontré des chamans au Guatemala et j’ai participé à la grande fête de la régénération qui se déroule en avril, à Nebaj, dans les montagnes du Guatemala.
Cette œuvre peut donc être considérée comme un récit fabuleux non pas reconstitué mais inventé à partir de données archéologiques et ethnographiques.

Lisezjeunessepg : Par la lecture des Chamans-jaguars, on est emporté aux confins des mondes, sur les frontières entre terre de vie et terre de légende. Pour autant on n’est pas dans l’heroïc fantasy parce que vous cherchez à rendre compte d’une pensée mythique et magique. Pensez-vous que le goût contemporain pour l’heroïc fantasy est nourri par la méconnaissance des symboliques des peuples anciens ?
Estelle Yven : Dans ce roman, j’ai essayé de reconstituer le monde mythique et magique des Chontales et des Chorotegas en utilisant les données archéologiques et ethnographiques. Je n’ai pas inventé un monde. Mais oui, je pense que le goût contemporain pour l’heroïc fantasy est nourri par la méconnaissance des symboliques des peuples anciens. L’être humain ne peut se contenter d’une culture strictement matérialiste. Depuis la nuit des temps, il invente le merveilleux, des mondes mythiques dans lesquels s’affrontent des divinités, des créatures étranges, des esprits. Ces histoires, ces mythes, ces légendes ont été racontés, générations après générations. L’époque contemporaine marque une rupture fondamentale : la télévision a remplacé les veillées. Quant aux programmes d’histoire du secondaire, ils obligent les enseignants à raconter une histoire « utile », sous-entendue à la vie politique actuelle. Ainsi, 3 millions d’années d’histoire humaine doivent être balayés en 6 heures de cours… Pourtant le besoin de merveilleux reste. Alors les jeunes comme les adultes s’inventent des merveilleux dans lesquels les symboliques des peuples anciens sont parfois récupérés sans réelle connaissance de leur signification.
Entretien réalisé en mai 2019

(1) les fincas sont de petites exploitations agricoles ou petites fermes.