Anachroniques

29/11/2020

Hymnes à l’amour

 MINNE Brigitte & CHIELENS Trui, Princesse Pimprenelle se marie, CotCotCot éditions, 2020, 32 p. 18

C’est tout d’abord un livre d’une grande beauté, que magnifient, avec sensibilité et harmonie, les images poétiques de Brigitte Minne et Trui Chielens

Sur la première page de couverture, une jeune fille à la longue chevelure en volute qui l’enveloppe suavement, tout comme sa robe de princesse dont la couleur de pastel rappelle le rose tendre des fleurs de son chemin et le rose tendre de ses pommettes, chevauche un beau destrier blanc. Beaucoup de douceur, que reflètent les yeux clos du cheval, se dégage de cette image, tandis que la jeune fille offre son regard radieux sur ce qui semble être une invite de l’inconnu. Quand le livre s’ouvre, elle a dû accomplir beaucoup de chemin car le décor a changé. Le cheval est au galop, les arbres ne sont plus paradisiaques, ils se sont assombris, deux rochers, deux oiseaux ont remplacé les fleurs. La jeune fille porte des vêtements bien plus confortables Le gris, le sombre, le hachuré, se mêlant au rose, donnent une impression de mouvement, de vitalité, sur sa chevelure, son allure, son visage.

Ainsi, le livre à peine sous les yeux, on comprend être en présence d’un objet confectionné avec un soin particulier. Les pages sont reliées, les couleurs sur un papier mat se prononcent dans l’éveil du regard, les dessins faussement naïfs assurent l’enfant lecteur d’un univers familier où il déambule communément, le texte oscille entre le classicisme des situations, des fonctions du conte, et l’élan poétique libérateur. La situation initiale est commune : un couple royal cherche à marier sa fille qui n’éprouve aucun sentiment pour les prétendants qui se bousculent à sa porte. Or, le cœur de la jeune fille ne battra que pour une princesse nouvellement arrivée au royaume.

C’est donc par la sensibilité que l’homosexualité est abordée. La fin euphorique invite le jeune lectorat à comprendre ce que la vie fait naître, non depuis les opinions toutes faites mais depuis la sensibilité, depuis les sentiments. Loin de prôner l’anticonformisme, l’album exemplifie une situation humaine qui s’inscrit dans un enjeu de société. Mais plutôt que de passer par l’argumentation prescriptive -celle courante et moralisatrice de la tolérance, du droit à la différence etc.- les autrices recouvrent le schème classique du conte par une situation sociale actuelle. Et c’est par l’abord des sentiments que l’enfant est appelé à rencontrer la problématique de l’homosexualité.

En fin d’ouvrage, une page explicite en termes simples comment les princesses du conte pourront avoir des enfants si elles le désirent. De par la présence de cette postface, l’album s’ouvre à un lectorat qui dépasse les enfants de six ou sept ans visés initialement. L’album sera le bienvenu dans les bacs des centres de documentation pour les élèves de sixième voire de cinquième. En effet, le texte de Brigitte Minne permet à la fois une lecture autonome des enfants, au-delà de huit ans, et une lecture accompagnée, en deçà.

Annie Mas & Philippe Geneste

 

MAJOR Lénia, Á L’Orée des fées, illustrations Cathy DELASSAY, Tom’poche, 2014, 30 p. 5€50

« Mes douceurs servent à se régaler, rigoler, partager, Mais pas à s’empiffrer, on n’est pas des gorets ! »

Dès la couverture, l’illustratrice fait mouche : délicatesse du trait, sensualité des couleurs et de leur matière, onirisme en reconnaissance du motif, soulignement d’un horizon d’attente entre nostalgie, tendresse et recherche de soi. Le titre nous porte à l’orée du livre, nous invite à entrer dans la forêt des vers qui composent en rimes libres les poèmes. Chaque poème est déposé sur le lit d’une illustration qui couvre la double page. Poème, comptine, formulette comportent un titre qui sonne comme le nom d’une enfant à l’oreille de laquelle susurre une fée taquine ou protectrice, irrévérencieuse un peu. Puis, les titres annoncent la vie d’une fée précise, liée à la nuit, à l’aurore, au feu ou à l’eau, à l’hiver ou au printemps. Enfin, des inconnues font leur entrée, l’indisciplinée Line, La paresseuse Couldouce, la gourmande Candi.

Le livre refermé, c’est un hymne à l’amour que le jeune lecteur ou la jeune lectrice auront lu. L’ouvrage aura, le temps de sa lecture, abstrait le jeune lectorat de l’idéologie consumériste, celle de la quantité, pour lui faire vivre un moment de choix singuliers, qualitatifs : un bonheur de la beauté des mots, de la musique des images, un moment décalé de synesthésie en univers juvénile.

Philippe Geneste

22/11/2020

Résistance par temps obscurs : une histoire d’enfance

 Maricourt, Thierry, Les Vikings contre Hitler, Le Calicot, 2019, 254 p. 12€50

Bel ouvrage de Thierry Maricourt, bien écrit, et intelligemment composé. D’autre part, lui qui, d’habitude, privilégie la sensibilité sociale, écrit ici un roman didactique : une carte, par exemple, permet au jeune lectorat de suivre aisément les pérégrinations du personnage ; la volonté de le familiariser avec la géographie de la Scandinavie est évidente. Le choix du genre du roman historique pour les 12-16 ans est-il à l’origine de cette inflexion ?

Il s’agit d’une narration rétrospective par un vieil homme qui se souvient de son enfance suédoise, soixante-quinze ans plus tôt, au moment de la seconde guerre mondiale. Á ce premier narrateur (le vieil homme) s’ajoute la première personne du personnage (l’enfant) quand celui-ci narre sa propre histoire. Les deux narrations se croisent pour tricoter l’histoire. Ce dispositif narratif permet à l’auteur de réaliser un pas de côté par rapport à la norme établie dans le roman historique destiné aux jeunes lecteurs.

Le père de l’enfant est un chef de la résistance de Scandinavie. L’enfant, Stig, dont la mère est morte, accompagne son père dans ses pérégrinations à travers la Suède, le Danemark et la Norvège. La Finlande est évoquée mais n’est pas traversée par les aventures romanesques contées. On suit leur vie clandestine au Danemark en 1942, puis le retour en Suède en 1944 avec la tragique histoire de Judith, jeune fille juive recueillie par une famille mais soumise au harcèlement des nazis qui font pression sur le gouvernement pour la récupérer. Et puis on part en Norvège où l’enfant devenu adolescent participe à un groupe de résistants et de résistantes.

L’auteur ne masque pas son attrait pour ces pays et sa sympathie pour les mouvements de résistance à l’occupant nazi (Danemark, Norvège) ou au gouvernement Allemand (Suède qui défend sa neutralité) qu’ils abritaient. Cette attirance et la focalisation sur les mouvements de résistance laissent dans l’ombre le rôle des gouvernements fantoches et collaborateurs mis en place par l’occupant.

Ce qui frappe, dans cet ouvrage, c’est d’abord la place dévolue à l’Histoire. Elle n’est pas un arrière-plan pour quelque aventure tragique ; elle est actrice, elle façonne la personnalité de Stig, elle est un matériau du roman. De plus, même si des épisodes sont inventés, l’ouvrage est documenté. Par ailleurs, contrairement à la plupart des récits historiques pour la jeunesse, celui-ci fait connaître la Scandinavie, jamais enseignée dans les cours consacrés à la seconde guerre mondiale. Le livre donc échappe au nationalo-centrisme habituel. Chose rare, l’Histoire, dans le roman, n’apparaît pas, en clôture de l’ouvrage, comme une fin de l’histoire mais laisse celle-ci ouverte, sans leçon : « Bien sûr qu’il faudrait interdire toutes les guerres (…) Et j’ai employé les armes à l’encontre [des nazis] et je ne le regrette pas ». Après la guerre ? « Le monde serait comme il avait toujours été. Avec sa cruauté. Ses injustices. Ses malheurs » (p.242 et 243). Le narrateur combat le nazisme comme un mal absolu, parce qu’il faut combattre le racisme, mais il laisse le jeune lectorat s’interroger grâce à des incises diverses.

Les Vikings contre Hitler conte un destin individuel (Stig, enfant devenu plus tard dessinateur puis narrateur du roman) traversant des événements historiques qui l’éprouvent et le transforment. En ce sens, comme souvent dans le secteur de la littérature de jeunesse, le roman historique est aussi un roman d’apprentissage (1). La violence, vécue par le narrateur enfant, n’y est certes pas décrite, mais évoquée et rapportée symboliquement. Stig lui doit d’avoir forgé sa personnalité. Cependant, s’il flirte avec le roman d’apprentissage, Les Vikings contre Hitler reste d’abord un roman historique. En effet, l’autonomie de l’enfant est due au décès précoce de sa mère puis à la disparition de son père, et sa personnalité ne se façonne pas tant au contact de la réalité sociale qu’à celle des événements historiques et d’un engagement politique propre à ce moment de l’Histoire de la Scandinavie. Ce choix porte le jeune lectorat à interroger les valeurs d’altruisme, de solidarité, d’entraide, mais aussi de lutte pour une société meilleure.

Philippe Geneste

(1) Voir Philippe Geneste « Le Roman historique pour la jeunesse » et « Le roman historique pour la jeunesse est-il un roman d’apprentissage ? » dans Escarpit, Denise, La Littérature de la jeunesse. Itinéraires d’hier à aujourd’hui, Paris, Magnard, 2008, pp.416 à 426

15/11/2020

Un homme sans reproche...

 CORLIER Isabelle, Ring est, éditions Mijade, 2020, 330 pages, 12€

La loi du genre du roman policier est de laisser au lecteur le privilège de découvrir la solution de l’énigme. Cette loi afflige le critique ou le chroniqueur qui, s’ils analysent dévoilent et font perdre tout l’intérêt de la lecture, l’assèchent en galvaudant la dynamique propre du texte. L’intrigue du passionnant roman d’Isabelle Corlier, Ring est, ne se noue pas, comme un banal livre policier, par la recherche du meurtrier connu ici dès le début. 

Elle est tissée par les emmêlements de la réalité et du rêve, des événements présents où se glisse parfois la réminiscence du passé, l’évocation d’une femme aimée morte des suites d’un accouchement difficile, du quiproquo de certains dialogues. Ainsi, même si nous connaissons l’identité du criminel, même si nous avons une longueur d’avance sur l’enquêteur et une hauteur de vue sur ses pauvres errements, sommes-nous sans cesse menés, tenus en éveil, par l’écriture savoureuse de l’autrice.

Mais qu’est-ce qu’il a pris au juge Aubry Dabancourt, reconnu pour son intégrité ? Sa brutalité, son passage à l’acte proviendrait-il de l’amertume devant son éviction sur une enquête prometteuse concernant le meurtre très médiatisé d’une famille de la haute bourgeoisie Bruxelloise ? De son désarroi face aux pleurs répétés de sa fillette âgée de quelques mois, que seule une promenade en voiture peut calmer ? De son chagrin après la mort de sa compagne, mort ressentie comme un abandon ? De ces raisons et bien d’autres encore, de sa maison à venir, toujours en travaux, de la nuit de novembre qui tombe si tôt, du brouillard, de la pluie, enfin de toutes les colères diffuses qui épousent ses errements dans le trafic dense de l’autoroute encerclant Bruxelles… Et qui le conduisent au meurtre d’un chauffard, un bourgeois comme lui, un mâle dominant aussi brutal que lui.

Pensant le manipuler, Dabancourt charge un jeune inspecteur, Boulal Zakaria, de mener l’enquête. L’inspecteur, surnommé Zak, ne néglige aucun indice : drame de la jalousie, querelle amoureuse, chien battu, tué, vol de tableau, racisme aussi peut-être… Finira-t-il enfin par résoudre l’enquête ?

Les marges de ce roman n’effacent pas son message féministe face au machisme, qu’il soit d’Aubry Dabancourt qui trompa allègrement sa femme même jusqu’à la naissance de leur enfant ; de Zak qui s’est servi d’une jeune stagiaire, jusqu’à l’indécence, pour trouver un indice, comme il s’est servi de la finesse, de la tendresse de son amante ; du machisme enfin de la victime elle-même qui trahit de son vivant et sa femme et sa maîtresse. Ces comportements n’ont rien à envier à la brutalité d’un criminel comme Dabancourt ou d’un tueur d’animal familier, comme Lambert qui s’en prit à Chance, la chienne adorée d’Alice, son épouse. Par contraste, les héroïnes sont bien plus dignes d’intérêt, plus généreuses et sensibles, plus proches enfin de ce que l’on nomme l’intelligence humaine.

La finesse de l’intrigue, l’allégresse du style et les thèmes que soulèvent ce roman -faisant appel tant à la psychologie qu’à la sociologie-, devraient lui ouvrir, dès l’adolescence, les rayons des bibliothèques : non seulement celui des romans noirs mais aussi celui de la littérature générale.

Annie Mas

 

08/11/2020

Plongée dans la monstruosité

 

Compte-rendu des bandes dessinées Zombillénium de l'auteur français Arthur De Pins :

Le premier tome, Gretchen, est paru en 2010.

►Le second, Ressources humaines, est paru en 2011.

► Le troisième, Controls Freaks en 2013.

► Le quatrième La fille de l'air est paru en 2018.

► Et le cinquième tome, Vendredi noir, va paraître en fin novembre 2020.

Toutes les bandes dessinées sont parues aux éditions Dupuis au prix de 14,50 euros chacune

 Résumé

Imagine que tu te promènes au parc d'attraction Zombillénium, un peu plus petit mais presque aussi célèbre que Disney. Il y a là aussi des manèges, des vendeurs de ballons, de bonbons, de jouets... Les décors qui t'entourent sont simplement liés à un univers halloweenesque (train fantôme, maison hantée...), plutôt logique vu le nom du parc. Au lieu de rencontrer l'adorable Mickey, de belles princesse et la Reine des neiges, les personnages autour de toi sont tous des monstres. Mais, ce que tu ignores, innocent visiteur, c'est que ce que tu crois être des déguisements n'en sont pas ! Tous les employés du parc sont, réellement, des zombies, des vampires, des loups-garous, des squelettes, des fantômes et autres créatures... Tous ces malheureux ont, en réalité, été piégés par le cruel Behemoth, propriétaire du parc, et ses sbires. S'ils peuvent, ponctuellement, en sortir, les monstres sont obligés de retourner y travailler sous peine d'être « licenciés ». Plus clairement, sous peine d'être brûlés sur place ou bien envoyés au niveau -9, qui ressemble un peu à l'Enfer, si vous voulez mon avis...

Et, cher visiteur, il y a même pire que cela... Tu l'as sûrement deviné, si un touriste meurt à l'intérieur du parc, son âme appartient à Behemoth ! Cet odieux démon contrôle les monstres en les faisant travailler pour attirer le plus de visiteurs possibles afin d'envoyer de l'argent, du fric, aux actionnaires. Un vrai « Control Freaks » (1), si j'ose dire... Il cherche, en même temps, à posséder d'autres âmes, en faisant toutefois attention à ne pas éveiller les soupçons chez les humains...

 Mais, je me rends compte que je noircis le tableau et risque de te faire fuir... Il y a aussi des gens sympathiques à Zombillénium. Par exemple son directeur, le vampire Francis Von Bloodt. Très apprécié par les employés, il se bat depuis plus de cent ans pour interdire les meurtres au sein du parc. Après avoir malencontreusement tué le jeune Aurélien Zahner dans un accident de voiture, il accepte de le mordre pour le sauver. Bon, à cause de ça, Aurélien est condamné à être au service du parc pour l'éternité. En plus, un loup-garou va le mordre peu après, ce qui fait que le jeune homme devient finalement un démon ! Mais, heureusement pour lui, la charmante Gretchen le protège. Cette jeune et brillante sorcière, officiellement stagiaire au parc, est la seule employée vivante et ne subit donc pas la malédiction de ses collègues. Elle cache cependant un terrible secret... Quant à Sirius, squelette stylé délégué du personnel et représentant syndical, il prend la défense des monstres en difficulté. Tout comme Francis, Gretchen et d'autres créatures, il refuse de tuer des visiteurs au profit de Behemoth. Ce qui risque, j'en ai peur, de leur causer à tous des ennuis...

 Mon avis

J'ai adoré les bandes dessinées Zombillénium qui sont très humoristiques malgré cet univers un peu sombre. On y trouve beaucoup :

-De jeux de mots, par exemple lorsque Francis précise au sujet d'un vampire nouvellement nommé comme consultant que, malgré une réputation de « carnassier », « il ne mord pas ».

-Des clins d'œil, par exemple au clip vidéo Thriller de Michael Jackson.

-De l'ironie, par exemple lorsque Francis précise à Aurélien qu'il est à présent sous contrat à durée indéterminée au parc.

-Et de très nombreuses situations comiques ou improbables, comme par exemple les interrogations sur la couleur de peau du squelette Sirius.

Au niveau du graphisme, j'ai trouvé que lire Zombillénium, c'est comme être plongé dans un dessin animé. L'auteur utilise le logiciel Illustrator pour ses créations. Là aussi, il y a certains détails assez drôles, par exemple Gretchen qui a accroché un snowboard à son balai.

D'ailleurs, le film d'animation Zombillénium est sorti en 2017. Il a été écrit et réalisé par l'auteur français Arthur De Pins, qui est diplômé des Arts Décoratifs, en collaboration avec le réalisateur Alexis Ducord.

J'ai aussi trouvé intéressant le traitement du thème de la souffrance au travail, le profit étant clairement plus important que le bien-être des employés à Zombillénium. Dans une interview (2), l'auteur explique que le masque monstrueux de ses personnages lui permet de représenter la hiérarchie de l'entreprise : « Dans les années 90, il n’y avait pas beaucoup de fantastique en cinéma ou en littérature, et moi, mon but à l’époque était d’écrire des histoires fantastiques, mais avec un pont vers le quotidien, la vie de tous les jours [...] J'ai imaginé plusieurs catégories de monstres, et pour les implanter dans l’entreprise, j’ai imaginé que chaque catégorie correspondait à une catégorie professionnelle. C’est-à-dire les ouvriers étaient les zombies ; ensuite, les cadres sont plutôt des loups-garous ; les dirigeants sont des vampires et le PDG, le diable. Les zombies étant la main-d’œuvre, les emplois précaires, ils sont donc plus nombreux ».

Francis, Sirius, Aurélien et les autres créatures vont-ils réussir à sortir de cet Enfer ? Quels secrets cache Gretchen ? Pour le savoir, nous devons encore attendre la publication du cinquième tome, Vendredi noir, prévue pour fin novembre 2020 !

Milena Mas-Geneste

Notes :

(1) Titre du Tome n°3 de Zombillénium.

(2) « Interview d'Arthur De Pins pour la sortie de Zombillénium », réalisée par Loïc Smars parue dans le magazine Le Suricate le 28 novembre 2013 et disponible en ligne à l'adresse suivante : https://www.lesuricate.org/interview-darthur-pins-sortie-zombillenium

01/11/2020

Poémologie enfantine ou autre

 

BRACQUEMOND Guillaume, Alpha bêta, Tom’poche, 2020, 28 p. 5€50

Cet album aux illustrations malicieuses et humoristique est paru initialement à l’Atelier du Poisson soluble. Il est repris, ici dans un format réduit qui ne nuit pas à son inventivité. Comme l’indique le titre, il s’agit d’un abécédaire. Mais un abécédaire joyeux. Le personnage principal est un renard qui va vivre une aventure scandée par des bulles (soit ses paroles, soit celles d’un ou d’une comparse) qui annoncent une lettre. Et à chaque page, la lettre désignée figure sur un cube. On va ainsi de A à Z. Par exemple, c’est cassé va désigner la lettre C, patratas ! la lettre A, je dois tout ranger la lettre G etc. Et l’ensemble forme une petite histoire de rangement. L’enfant est invité à chercher des lettres avec le petit renard.

Amusant, vecteur d’un dialogue instructif avec l’enfant sans quitter le domaine du ludique, l’album fait pénétrer l’enfant dans l’esprit de la lettre. La correspondance qu’il fait entre ce qu’il entend en finale d’une expression ou d’un mot est figuré par le dessin. Mine de rien, c’est une formidable initiation à la poésie par la facétie (matérialisée par le travail d’illustration). Mais c’est aussi une initiation aux jeux de langage par le dialogisme, qui est, justement, au fondement même de la construction de sa langue par l’enfant.

 

« L’aphoristeur sait, puise dans les mots »

Massot, Jean-Louis, L’A. Á.F.L.A l’Appareil Á Fabriquer Les Aphorismes, mode d’emploi, Cactus inébranlable éditions, 2020, 60 p. 10€

Voici un genre où excelle Jean-Louis Massot. Il maîtrise avec une égale jouissance la brièveté, l’humour et l’art de la chute : « Dans la Dame au Camélia, on découvre vite le pot aux roses. »

Le poète aphoriste met les mots devant leurs responsabilités. Ainsi, « Parfois on voudrait pouvoir revenir en avant », où revenir et avant sont mis à la question pour un alliage impertinent.

La polysémie est convoquée comme modalité rieuse d’étendre le domaine du discours en irradiation du sens déviant sur tout l’énoncé : « Un chirurgien ne réussit pas toujours ses opérations bancaires ».

Et puis il y a le simple jeu de mots : « Il n’y a aucun danger à croiser dans le Sahara occidental un Maure vivant ».

L’aphorisme est aussi un dispositif de déconstruction des stéréotypes langagiers. En cela, l’aphorisme « est une solution avant d’être un problème ». Pourquoi ? Parce qu’il invite le lecteur, la lectrice, à se mettre à jouer avec les mots, les formules figées. Á chacun de trouver ses mots pour trouver sa vie : « Derrière chaque être humain se cache un aphorisme » ou « Un aphorisme, c’est la voix de son être ».

Derrière le jeu sur les formes, il y a l’investissement par la fonction poétique d’une forme de discours social voire philosophique, d’où les clins d’œil incessants. En même temps, comme sa forme se donne pour énoncé définitif d’une vérité, appliquer l’aphorisme au discours social rient à produire une critique hilarante ou sarcastique des modalités discursives de l’idéologie dominante. C’est là que Jean-Louis Massot introduit une création originale : il abouche l’aphorisme au genre du mode d’emploi. Comme dans le dadaïsme et l’Oulipo, le jeu sur les formes révèle le sens sous-jacent du discours dominant. Ce dernier s’énonce comme discours utilitaire, circonscrit à sa seule fonction de communication et bannissant la rêverie. Or, Jean-Louis Massot nous délivre de ces mécanismes qui contraignent les pensées par le dé-lire du genre du mode d’emploi, qui se hisse en parodie jubilatoire.

En effet, l’ensemble des aphorismes est précédé d’un guide pour leur fabrication. Il ne s’agit que de prendre à contre-pied les poncifs sociétaux, de pastiche des modes d’emploi, de dénonciation de nos sociétés vénales où tout s’achète, s’assure et se paie, de montages verbaux pour faire rire. Pour autant, le langage ayant quand même horreur du vide sémantique, les aphorismes commentent l’actualité contemporaine : « Un aphorisme court en dit long ». Mais ceci sans se prendre la tête car « la paresse n’est pas un état, c’est une politique ». Jean-Louis Massot nous régale et se rassasier de sa nourriture verbale n’a d’égal que « bouffer une curée de pomme-de-terre », même si « Le pire serait de penser qu’on l’a évité » … pensons à la mise en péril de la survie de l’humanité par le capitalisme. Peut-être qu’un jour, l’aphorisme ne sera plus suffisant qui édicte : « on sousvit comme on peut ».

Philippe Geneste