Anachroniques

28/10/2019

Voir "Par Hasard"

Theullière Guillaume (sous la direction artistique de), Par Hasard, éditions Réunion des musée nationaux - Grand palais, 2019, 386 p. 32€
Exposition du18/10/2019 au 23/02/2020, Centre de la Vieille Charité (1 rue de la Charité 13002 Marseille) du mardi au dimanche de 9h30 à 18h (tarif plein 12€, tarif réduit 8€) et Friche de la Belle de Mai (41 rue Jobin 13 003 Marseille) du mercredi au vendredi de14h à 19h et le samedi-dimanche de 13h à 19h. (tarif plein 5€, tarif réduit 3€). Informations réservation www.musees.marseille.fr et www.lafriche.org

Ce catalogue de l’exposition organisée par la ville de Marseille et la Réunion des Musées nationaux Grand palais, au Centre de la Vieille Charité (du 18 octobre 2019 au 23 février 2020), est une mine de connaissances et de découvertes artistiques pour le jeune public. Quelle place le hasard tient-il dans l’art ? Peut-on opposer le hasard comme mode de structuration de certaines œuvres d’art, notamment depuis les créations de Duchamp en 1910, et le hasard comme nom donné à ce qu’on ne sait pas encore expliquer en sciences ? Opposer l’art et son goût du hasard à la science et son geste d’éloignement du hasard, a-t-il une pertinence pour définir le premier ? En art, même une œuvre se revendiquant, dans son processus créatif du hasard n’obère pas que « par le simple fait de percevoir l’image accidentelle comme image, le récepteur postule implicitement un émetteur » (D. Gamboni p.25). Ainsi, sitôt posé comme notion centrale, le hasard se dilue dans l’effort d’interprétation en une composition explicative de l’œuvre. Le hasard serait-il non un contenu mais une méthode susceptible de saisir -selon les mots de Mallarmé adressés par lettre à Odilon Redon le 19/12/1888- l’inattendu, l’imprécis, ce qui fait énigme dans la vie ?
L’art et l’accident
Si l’exposition ne répond pas à toutes ces questions, pour le spectateur, à la fin de sa visite et de la lecture du catalogue qui l’accompagne, la notion de hasard aura pris consistance, ne serait-ce qu’en s’enrichissant de nouvelles interrogations. Le hasard n’est-elle pas une énergétique de la structure des œuvres ? Les trouvailles, les traits involontaires, les coulures, les tremblements fugaces… ont fini par être organisés par des techniques de création. On se dit, alors, que le hasard n’est pas un « processus créatif » (G. Theulière p.18) mais une charge affective s’incrustant dans l’œuvre en cours et venant modifier le processus créatif, le modifier mais non le définir. On se dit aussi que le hasard en art est une caractéristique qui doit advenir, l’œuvre ne devant rien à la contingence. Le hasard deviendrait en art une nécessité liée au mode de création. L’art s’en servirait pour combattre l’ordre causal dont l’esprit humain est essentiellement redevable de sa progression. L’art le combattrait et ainsi donnerait liberté grande à l’humaine condition.
Mais alors, le danger qui guette l’art est de tomber dans le relativisme absolu du « point de vue attributeur de sens » (1). Or, aucun spectateur d’un tableau ne dira « c’est un bel hasard », chassant ainsi l’idée du hasard dont l’artiste a pu se prévaloir lors de sa production. La réception du tableau retissera une détermination causale qui s’instituera en source même du tableau. Si l’artiste a voulu contourner l’intentionnalité pour trouver un lien direct au monde, une spontanéité dans le rapport au monde, le spectateur, lui, va soit s’en émerveiller et y puiser des origines de causalités, soit nier à l’œuvre toute qualité artistique parce que, justement, pour lui, une œuvre doit être le produit d’une intention. Duchamp et les artistes qui, à sa suite, ont revendiqué le hasard, n’ont pas réussi à éradiquer « la projection intentionnalisante » (2) des interprétations de l’œuvre.
Le hasard et la beauté
Ils n’y sont pas arrivés pour une autre raison. Un temps, le hasard a pu mettre en cause la notion du beau comme il pu mettre en cause la transcendance de la beauté. Or, on ne peut que constater l’abondance des manifestations patrimoniales qui perpétuent l’idée d’une essence du beau en art. On constate également que ces manifestations ont pris dans leurs rets les artistes qui disaient, tel Dubuffet, vouloir renoncer à la notion de beau ; ces artistes, d’ailleurs, ont construit leur gloire sur cette équivoque.
Ainsi, par un retour ironique, la vieille conception de l’artiste en tant que figure de génie s’est trouvée réhabilitée dans l’opinion commune, alimentée par les cercles professionnels de l’art et les artistes eux et elles-mêmes. Cette idée passéiste du génie artistique remonte à la surface de la société. Elle emprunte les voies d’un discours conceptuel qui travaille à l’inaccessibilité de l’art, coupant sa sphère de la sphère sociale populaire.
Ainsi, transcendance de l’art, son inaccessibilité pour le commun, l’artiste comme génie, sont autant de motifs d’un retour de l’élitisme qui tente à se voiler derrière un discours moderniste de l’innovation permanente.
L’exposition Par hasard offre un moment et un espace privilégiés pour réfléchir sur le rapport contemporain à l’art. Elle permet d’interroger cette conception de l’art reproduite par les écoles, par nombre de médias spécialisés et par les circuits financiers du marché. Et cette interrogation passe par une confrontation avec l’idée de norme.
Le hasard et la norme
Pourquoi cet échec ? L’exposition nous aide-t-elle à répondre à cette question ?
Les artistes qui font du hasard une clé de l’œuvre, omettent le travail d’interprétation, ou alors, ils le précèdent, identifiant l’art à un outil de la révélation ou de l’apparition : « Inventer pour moi, c’est aller au devant de mes œuvres. Mes œuvres existaient avant moi, mais on ne les voyait pas parce qu’elles crevaient les yeux » (Restany cité p.172).
Or, ces deux types de discours se rejoignent. Ils tombent dans un finalisme du regard ou alors revendiquent un apriorisme du déjà là de l’œuvre, ce qui n’est qu’une version inversée du finalisme. Et nombre de ceux qui évitent cette ornière affirment qu’il n’y a dans le monde que l’ordre que l’on veut y poser, en fonction du désir humain. Dans le premier cas, le hasard se mue en causalité, dans le second, il est l’expression d’une conception individualiste.
Duchamp nous semble osciller entre les deux. Son œuvre a marqué l’évolution de l’art, mais elle n’a pas changé le rapport que la société entretient avec l’art. Pourquoi ? Parce que celui-ci est devenu, toujours davantage, le pré carré de l’argent, de l’évaluation des tableaux, et de ce fait, l’apanage de la classe bourgeoise. Le marché de l’art a intégré le geste de Duchamp dans ses normes, lui enlevant toute sa charge subversive. Le ready made est devenu une norme comme une autre, une valeur bancaire.
Ne peut-on pas affirmer que l’exposition illustre cet échec ? Nous pensons que oui. L’art s’est coupé de plus en plus des raisons qui ont amené des artistes à se réclamer du hasard pour rompre les normes du champ artistique même. Ces raisons, Lautréamont les avaient synthétisées par cette phrase : « la poésie doit être faite par tous, non par un ». Comme l’écrit Guillaume Theulière, « En peinture comme en poésie, le hasard libère les sens, et le sens même de la lecture » (p.16). L’exposition montre, par exemple, comment une certaine abstraction a été une autre manière d’investir le hasard dans l’art, prouvant par là qu’une tension le traverse : l’enfermement dans le désir tourne vite à l’égocentrisme alors que l’art pourrait être une autre manière de connaître le monde et d’aller vers les autres. L’histoire du hasard en art est faite d’une suite ininterrompue d’aller et retour entre ces deux positions, l’une qui est égocentrée, l’autre qui est objectivante.
Les visiteurs parcourant les salles et les lieux de Par hasard auront tout loisir de confronter les conditions ordinaires de leurs vies aux représentations que l’art en donne sous la forme de tensions. Soit l’art cherche à s’approprier ces conditions et le spectateur sent des ruptures à l’œuvre. Ou alors l’art les évite soigneusement pour se confiner dans ce qui de tour d’ivoire est devenu un compte en banque : alors le visiteur est invité à l’écoute religieuse d’idées esthétiques dont les œuvres ne sont qu’un paravent. Par hasard illustre ce passage de l’allégresse d’un art de rupture, qui croise le fer avec les évolutions sociales, à un art coupé du monde commun et cultivant cette séparation dont il fait la fondation de son domaine au sein de l’industrie du luxe. Que ce dernier ait pignon sur rue, qu’il ait la volonté d’écraser le premier est un constat ; mais qu’un certain travail de l’art, souterrainement, cherche une nodosité sociale, l’exposition nous invite à le penser.
Philippe Geneste

(1) Tort, Patrick, Qu’est-ce que le matérialisme. Introduction à l’Analyse des complexes discursifs, Paris Belin, 2016, 988 p. – p.67 _ (2) Ibid. p.71

20/10/2019

Quand la musicalité traverse l’étrangeté des fors intérieurs

Burton Tim, La triste fin du petit enfant huître et autres histoires, 10/18, 122 p. 10,20 euros.

Ce livre, le premier de Tim Burton, est un recueil de 23 poèmes différents dont les personnages principaux sont, à chaque fois, des monstres, souvent des enfants dont le destin est vraiment tragique : le petit enfant huître finit par se faire manger par son père, le bébé ancre est condamné à rester au fond de l'océan, sa maman prisonnière est attachée à lui par un cordon ombilical en forme de chaîne, l'enfant robot est pris pour une poubelle...
L'univers de Tim Burton est spécial, un peu cruel, mais j'ai beaucoup aimé ce livre, qui se lit très vite. Les illustrations, faites par l’auteur, renforcent l’étrangeté du livre et rappellent certains personnages de ses films d’animation (Les Noces funèbres ou L’étrange Noël de monsieur Jack, par exemple). L'édition indiquée est bilingue avec, du côté gauche, le texte en anglais et, du côté droit, celui en français.
Milena Geneste-Mas

Fort Paul, Le Bonheur est dans le pré, mise en volume du livre sous forme de dioramas par Marie-Hélène Taisne, Flammarion jeunesse, 2017, 16 p. 16€50
La mise en volume donne vie à chaque strophe de la ballade sous forme d’un diorama c’est-à-dire d’une page qui s’anime en relief. Ce travail donne toute la teneur à ce poème fort connu de Paul Fort. Il fait partie d’un des volumes de ses ballades, occasion d’une poésie en prose parfaitement assonancée et rythmée, qui recherche l’harmonie dans le jeu verbal. La poésie se fait désengagement des préoccupations quotidiennes du réel : le poème est écrit en 1917, année des massacres de masse et des résistances naissantes à la guerre voulue par les gouvernements et ceux de l’arrière. Fort s’approche d’un lyrisme populaire ; on est très proche, ici, de la chanson. Invitant à la joie de vivre, il vante l’instant Cette poésie fantaisiste révèle un appétit de vivre pour saisir le bonheur dans l’éphémère.

Eluard Paul, Courage et autres poèmes, illustration de Caëtan Dorémus, Gallimard jeunesse, collection enfance en poésie, 2016, 28 p. 5€50
Ce recueil rassemble des poèmes engagés d’Eluard : Courage donc, De Notre temps 2, Et un sourire. Le choix donne à lire une poésie de la vie et de la volonté de vivre. Les illustrations de Dorémus sont fantasques et douces, rieuses bien que sombres parfois.

Verlaine Paul, Chansons d’automne et autres poèmes, illustration de Charlotte de Ligneris, Gallimard jeunesse, collection enfance en poésie, 2016, 28 p. 5€50
Les illustrations sensibles, géométriques et rêveuses tout à la fois, proche d’un effet de crayons de couleur, permettent à l’enfant d’épouser la représentation graphique de l’univers des saisons tel que Verlaine l’approche à travers chanson d’automne, il pleure dans mon cœur, le ciel est par-dessus le toit, impression fausse, la bonne chanson VI, l’heure du berger. C’est l’art de la musicalité du poète qui a retenu le choix de l’éditeur.

Jammes Francis, Prière pour aller au paradis avec les ânes suivi de j’aime l’âne, illustration de Jacqueline Duhême, Gallimard jeunesse, 2016, 26 p. 5€50
Poème céleste comme disait Jacqueline Duhême à qui on venait de proposer d’illustrer le poème, cette prière d’humilité est aussi un geste de respect de la vie des simples que connaissait bien Francis Jammes (1868-1938) pour en être. Le paysage, les animaux, prennent vie spirituelle sous sa plume, dépassant la croyance religieuse, s’élevant jusqu’à une forme de panthéisme du quotidien qui nous entoure. Quand il écrit ces deux poèmes, en 1898, les querelles des écoles poétiques font rage. Francis Jammes n’est d’aucune. On a souvent dit que son écriture était proche de l’enfance et c’est vrai. Nulle emphase chez lui, nulle recherche absconse où se perd le lecteur. Tout est limpide, clair et la littérature tend à saisir la vie au plus près de la sensibilité. C’est pourquoi, on peut ne pas être croyant et pourtant trouver intérêt dans cet univers. Francis Jammes est par ailleurs unique, pour parler de la mort sans complainte, avec la joie de voir l’en allé. C’est que la mort est naturelle, comme tout ce qui est à décrire : nature des choses, nature des êtres.

Philippe Geneste

13/10/2019

« Mes récits sont des images, rien que des images » Franz Kafka

Tan Shaun, Cigale, Gallimard jeunesse, 2019, 32 p. 14€90
L’album explore le sentiment de se sentir étranger au monde. Il en dévoile la souffrance intense qui le caractérise. Gigale est le nom d’un personnage. Bien sûr, dès le titre, l’intertextualité avec La Fontaine, pour nous français, abonde en évocations. Mais elles seront, en partie déçues. Cigale est employé dans une administration. Son travail consiste à saisir des données. Sa vie est calée entre une pile de fiches papiers et la tour d’un ordinateur.
Le plan rapproché de la première double page, nous fait entrer de plain-pied dans un univers où le surnaturel côtoie le réel. Le costume gris, le badge identificatoire de l’employé ne laisse aucun choix au lecteur, surtout que le gris reprend celui de la page de garde. Pour autant on ne se sent pas dans un conte. Cigale est un album qui mêle peinture, photos de figurines en papier mâché, terre glaise séchée, travaillée au ciseau, peinte à l’acrylique ou à l’oxyde métallique, à la cire ou au cirage. Cette méthode artistique pour concevoir l’album crée un effet de réalité qui renforce le parti pris de faire entrer les lecteurs directement dans un univers sans interroger la surréalité qui le caractérise. C’est un monde peuplé d’humains médiocres et cruels, d’humains qui manquent d’honnêteté envers eux-mêmes, ce qui leur permet de se comporter avec vilenie vis-à-vis de Cigale. Ils reproduisent en fait le schème autoritaire de la subordination, laissant à Cigale l’astreinte de finir leurs travaux journaliers pendant qu’ils se sauvent chez eux. C’est que ses collègues suivent leur hiérarchie, figurée, généralement, en contre-plongées ou en plongées. Ils forment avec le DRH et le patron une triade bureaucratique qui réduit Cigale en esclavage. La figuration du bâtiment avec ses bureaux en espace ouvert, la dominante du gris uniformisant, la présence permanente des murs et des portes closes, tout politise l’histoire en une comédie humaine du travail aliéné. L'employé, assujetti à l'ordre qui l'écrase, figure le drame de l'aliénation, dont la page 12 de l'album est l'emblème.
Comment ne pas voir, dans cette situation d’un travail non rémunéré, d’un employé corvéable à merci, une allégorie des contrats de mission ou de professionnalisation ? La réalité s’invite inévitablement dans cet univers où le surréel est une donnée et non un objet d’étonnement ?
Bien sûr, on pense aussi à Gregor Samsa, le personnage de La Métamorphose de Kafka, même si le petit employé est substitué ici au représentant de commerce. On remarque l’usage intensif d’une langue en décomposition (si on considère Cigale comme un rebroussement de l’humain vers l’animal) ou à la construction incertaine (si on considère Cigale comme membre de la communauté d’entreprise). Dans les deux cas, il s’agit de ce que Deleuze et Guattari nomment une « déterritorialisation » de la langue. En effet, Cigale est un insecte autant qu’un employé. Mais surtout, c’est bien Cigale le narrateur qui parle de lui à la troisième personne du singulier, comme le ferait un enfant, comme le ferait aussi, une non personne. Ce choix de la troisième personne participe de la dépersonnalisation propre à l’œuvre administrative d’écrasement des humains et à leur réification, thématique permanente au cours du récit. L’absence de verbes conjugués impose un présent continu ou intemporel, permanent, qui enferme le lecteur dans la situation elle-même. Ceci vient renforcer la domination des représentations spatiales que portent les catégories grammaticales du substantif et celle de l’adjectif. Enfin, la triple interjection onomatopéique répétée (neuf fois) « Tik Tik Tik ! », qui est d’ailleurs la seule trace langagière sur la dernière page, accrédite. Cet enfermement, cette déshumanisation. Ce langage mal articulé imite le devenir animal / insecte de l’employé Cigale. En effet, on peut voir le personnage comme une introduction animalière dans l’humanité. Shaun Tan utilise, ici, les ressorts traditionnels du conte et de la fable : Cigale est à la fois une allégorie de l’employé, du subordonné, et nous serions proches de la fable ; comme devenir insecte de l’homme, Cigale porte la souffrance de la conscience d’un être à la dignité piétinée et où l’humain s’étrécit à un instinct de survie sous commandement.
Mais le comique de situation tourne à la mélancolie, car le point de vue interne imposé au lecteur lui fait éprouver les sentiments de Cigale. Il n’y a pas identification mais participation active à l’évolution de la charge émotionnelle qui envahit le personnage principal. Et cette énergie puisée dans le sentiment refoulé de dignité explique la fin de l’album. Cigale devient le représentant allégorique d’une idéologie dominée. En effet, il s’ouvre –au sens littéral du terme, puisque sa carapace se déploie afin de laisser s’envoler des cigales en essaim dans le ciel, loin de l’immeuble de l’entreprise-prison, loin de l’enfermement que constitue la chaîne hiérarchique. C’est l’œuvre de Cigale à la retraite, terme qui est à comprendre comme une invitation à se retirer de l’univers aliéné pour aller construire une communauté loin de l’espace carcéral et où règnerait la liberté.
Cigale représenterait, alors, le point de vue des réprouvés de la société à l’instar de la fable de La Cigale et la Fourmi. Or, ce point de vue rend saillants les traits de la société hiérarchique inégalitaire. L’état de déréliction du langage de Cigale interdit d’en faire un Sujet. Pour raccrocher le récit à l’humaine condition vécue, le lecteur, fût-il enfant, transcrit par le sens la phraséologie d’une syntaxe écorchée, ânonnante. C’est cette opération lectorale de compréhension, d’interprétation, qui agence une énonciation humaine à la parole de Cigale. Ainsi se crée une communauté de paroles qui pointe du doigt la condition des travailleurs et travailleuses, et explicite la chute de la société dans une forme économique du mal.
Bien sûr, ce serait sortir du récit que d’y voir le triomphe des dominés sur les dominants, même si les mots de la fin peuvent étayer une telle interprétation. La narration de Shaun Tan est plus serrée. Dans Cigale, la métamorphose est réversible puisque, en quittant sa carapace, le singulier devient pluriel. Que penser de ce passage du un au multiple ? N’est-ce pas que pour quitter la cruauté civilisée du contrat de subordination de l’employé au patron et aux hiérarchies intermédiaires, il faut quitter la sphère close de l’individualisme pour s’ouvrir au Nous, seul libérateur ? Quand Cigale se dévêt du costume de sa carapace d’employé, sous les coups de boutoir de sa hiérarchie et des collègues à celle-ci dévoués, il va chercher dans son for intérieur l’énergie pour se libérer des chaînes qui l’opprimaient. L’antonomase Cigale figure par le nom propre l’énergie d’une libération. La métamorphose de l’un en multiple représente le passage du singulier propre au général commun. Le nom propre, ce motif grammatical de l’individuation aboutie, devient un nom de ralliement, le nom d’un Nous. Dans la forêt qu’elles ont rejointe, les cigales devisent sur la condition humaine et projettent sa transformation. Que représente la forêt ? Cette forêt est un contrepoint de la « déterritorialisation » de la langue. Elle figure un extérieur de l’univers capitaliste, un espace où Cigale sera lui-même car parmi d’autres à égale condition.
Cigale excède le réel et le transfigure. Mais il ne l’abolit pas. Au contraire, même, il l’impose en tant que réalité structurante de son histoire. Cette réalité, ce sont les lois humaines de la subordination et de l’exploitation, la bureaucratisation à outrance de la vie. L’ordre du réel ne bascule jamais dans le merveilleux et même la fin de l’album est une interrogation allégorique qui ne quitte pas le sol social de l’humanité en décadence. Cigale est un récit désenchanté de la condition humaine et les couleurs finales sont celles d’insectes libres non d’êtres humains conscients de leur désocialisation, accaparés, enlisés comme ils le sont dans l’individualisme et son corollaire la subordination. L’absence de temps explique que la subjectivité des collègues de Cigale se lise uniquement au ras de leurs comportements réactifs et dominateurs. Dans cet univers humain, Cigale est un exclu. L’animalité, on le sait, symbolise la forme inavouable de l’altérité. Cigale souffre de cette exclusion, ou mieux du désir de l’exclure dont font montre ses collègues. Ici, tout au contraire de chez Kafka, donc, l’abjection n’est pas dans un devenir insecte car c’est le devenir insecte qui est produit par l’attitude morale abjecte du patron et des personnels soumis à la culture hiérarchique. L’autorité est synonyme de bannissement, Cigale est un banni dont on éprouve l’isolement au fil des pages. Et cette sensation d’isolement fait éprouver, aussi, que les humains n’ont plus de souveraineté sur le réel parce qu’ils n’ont pas de considération autre que de domination et d’exploitation concernant les relations sociales.
Alors que dans La Métamorphose de Kafka, la métamorphose aboutit à l’exclusion de Gregor Samsa de l’univers humain, dans Cigale, le récit part de l’exclusion pour remonter par un cheminement intérieur vers une dé-clusion, si on accepte le néologisme, c’est-à-dire vers une libération de Cigale de son être aliéné pour réaliser un être social grâce à une socialisation nouvelle figurée par l’essaim des cigales. Cigale peut démontrer que la servitude n’est pas dans le travail lui-même, mais qu’elle est dans les relations de travail, donc dans l’organisation du travail. C’est pourquoi le devenir humain –ou devenir employé- de Cigale échoue. Quand il dépend de la hiérarchie bureaucratique, le travail est abrutissant et se confine à la grisaille confinée. La dé-clusion est le devenir inverse, un rebroussement de Cigale vers l’animalité.

Shaun Tan rend compte du basculement de la civilisation capitaliste. Son récit montre une communauté en état de désagrégation. L’espace impose un huis clos. L’antépénultième et la pénultième doubles pages symbolisent l’envol vers la libération. L’ultime double page, dénuée d’illustration, explicite une échappée dans la représentation verbale, soit par l’autoréférentialité de l’album qui, ainsi, conserve sa pleine cohérence. Est-il excessif d’y lire un espoir mis dans la littérature, dans la fiction, dans l’art ou plus simplement dans le discours pour concevoir un nouveau monde, un monde sans exploitation ?  

Philippe Geneste

06/10/2019

Les reflets d’une étoile sur la rivière tourmentée

Castillon Claire, River, édition Gallimard Jeunesse, collection Scripto, 2019, 185 p. 10€50
Dans ce roman la voix d’une jeune fille de quinze ans passés raconte les tourments qu’endure sa petite sœur de quelques mois sa cadette, River.
Pourquoi River, dès la sixième, fut-elle rejetée par ses anciennes copines ? Pourquoi devient –elle le souffre-douleur de la cour de récréation dans le jeu cruel et discriminatoire qui porte son nom : « le jeu de River », où au centre d’une ronde elle est humiliée, ridiculisée par les camarades de sa classe ? Pourquoi et comment l’adolescent Alanka soutenu par trois acolytes, surnommés « les trois T. » par River peut- il exercer harcèlement, humiliations, violence et racket sur la jeune fille ? Est-ce parce qu’elle est fantasque et drôle (même mot que le nom de leur rivière : « La Drole » ? Est-ce parce qu’elle rit lorsqu’on la brime, qu’on la tourmente, qu’elle en rit jusqu’ aux larmes, même ? Est-ce parce qu’elle est étrange et étrangère à la méchanceté, rétive aux codes sociaux du collège, qu’il est de bon ton de suivre pour être incluse ? River a sa grande sœur pour confidente, sa grande sœur qui la console, la conseille. River lui a offert la lumière de leur chambre et gardé pour elle le sombre abri de sa solitude. Elle écoute sa grande sœur, son modèle magnifié, son double embelli, le reflet aimé des parents, aimé des amis, populaire, jamais maladroit, toujours impeccable.
Mais le dernier chapitre bouscule la lecture. Révélation d’une histoire, d’une énigme que l’on ne dévoilera pas ici. Juste apprendre le prénom de la grande sœur : Stella. Juste rester avec River jusqu’à la dernière page, assister à son courage et à sa générosité lorsqu’elle sauve de la noyade son ancien tortionnaire (elle le sauve des eaux de la rivière La Drole, justement). Par cet acte River découvre l’estime, la reconnaissance de ses pairs et celles des adultes. Elle fait enfin la fierté de ses parents, elle s’affranchit de la peur des autres… et surtout, à l’aube de ses quinze ans, elle reçoit, pour elle et elle seule, la tendresse inconnue d’une nouvelle amitié, celle de Tristan.
L’école deviendrait-elle l’emblème d’une société de l’exclusion, avide de boucs émissaires et laissés pour compte ? Si tu te sens bancal à ce dogme, si tu te brûles les yeux à chercher plus loin, si tu te sens mal pour avoir blessé un ami, pour l’avoir ignoré, pour l’avoir méprisé et si tu souffres de solitude, si certaines paroles, certains regards te sont des meurtrissures, et même si tu n’es pas bon en maths, ni en sport, et même si tu ne connais pas de Tristan, lis ce beau roman, où River t’attend. Comme Claire Castillo le suggère dans la jolie brochure qui accompagne le roman, tu connaîtras la lecture comme l’empathie suprême : l’art de « l’aimantation ».

Annie Mas