Theullière
Guillaume (sous la direction artistique de), Par Hasard, éditions
Réunion des musée nationaux - Grand palais,
2019, 386 p. 32€
Exposition
du18/10/2019 au 23/02/2020, Centre de la Vieille Charité
(1 rue de la Charité
13002 Marseille) du mardi au dimanche de 9h30 à 18h (tarif plein 12€, tarif
réduit 8€) et Friche de la Belle de Mai (41 rue
Jobin 13 003 Marseille) du mercredi au vendredi de14h à 19h et le
samedi-dimanche de 13h à 19h. (tarif plein 5€, tarif réduit 3€). Informations
réservation www.musees.marseille.fr
et www.lafriche.org
Ce catalogue de l’exposition
organisée par la ville de Marseille et la Réunion des Musées nationaux Grand palais, au Centre de la Vieille Charité
(du 18 octobre 2019 au 23 février 2020), est une mine de connaissances et de
découvertes artistiques pour le jeune public. Quelle place le hasard tient-il
dans l’art ? Peut-on opposer le hasard comme mode de structuration de
certaines œuvres d’art, notamment depuis les créations de Duchamp en 1910, et
le hasard comme nom donné à ce qu’on ne sait pas encore expliquer en
sciences ? Opposer l’art et son goût du hasard à la science et son geste
d’éloignement du hasard, a-t-il une pertinence pour définir le premier ?
En art, même une œuvre se revendiquant, dans son processus créatif du hasard
n’obère pas que « par le simple fait
de percevoir l’image accidentelle comme image, le récepteur postule
implicitement un émetteur » (D. Gamboni p.25). Ainsi, sitôt posé comme
notion centrale, le hasard se dilue dans l’effort d’interprétation en une
composition explicative de l’œuvre. Le hasard serait-il non un contenu mais une
méthode susceptible de saisir -selon les mots de Mallarmé adressés par lettre à
Odilon Redon le 19/12/1888- l’inattendu, l’imprécis, ce qui fait énigme dans la
vie ?
L’art et l’accident
Si l’exposition ne répond pas à
toutes ces questions, pour le spectateur, à la fin de sa visite et de la
lecture du catalogue qui l’accompagne, la notion de hasard aura pris
consistance, ne serait-ce qu’en s’enrichissant de nouvelles interrogations. Le
hasard n’est-elle pas une énergétique de la structure des œuvres ? Les
trouvailles, les traits involontaires, les coulures, les tremblements fugaces…
ont fini par être organisés par des techniques de création. On se dit, alors,
que le hasard n’est pas un « processus
créatif » (G. Theulière p.18) mais une charge affective s’incrustant
dans l’œuvre en cours et venant modifier le processus créatif, le modifier mais
non le définir. On se dit aussi que le hasard en art est une caractéristique
qui doit advenir, l’œuvre ne devant rien à la contingence. Le hasard
deviendrait en art une nécessité liée au mode de création. L’art s’en servirait
pour combattre l’ordre causal dont l’esprit humain est essentiellement
redevable de sa progression. L’art le combattrait et ainsi donnerait liberté
grande à l’humaine condition.
Mais alors, le danger qui guette
l’art est de tomber dans le relativisme absolu du « point de vue attributeur de sens » (1). Or, aucun spectateur
d’un tableau ne dira « c’est un bel
hasard », chassant ainsi l’idée du hasard dont l’artiste a pu se
prévaloir lors de sa production. La réception du tableau retissera une
détermination causale qui s’instituera en source même du tableau. Si l’artiste
a voulu contourner l’intentionnalité pour trouver un lien direct au monde, une
spontanéité dans le rapport au monde, le spectateur, lui, va soit s’en
émerveiller et y puiser des origines de causalités, soit nier à l’œuvre toute
qualité artistique parce que, justement, pour lui, une œuvre doit être le
produit d’une intention. Duchamp et les artistes qui, à sa suite, ont
revendiqué le hasard, n’ont pas réussi à éradiquer « la projection intentionnalisante » (2) des interprétations de
l’œuvre.
Le hasard et la beauté
Ils n’y sont pas arrivés pour une
autre raison. Un temps, le hasard a pu mettre en cause la notion du beau comme
il pu mettre en cause la transcendance de la beauté. Or, on ne peut que
constater l’abondance des manifestations patrimoniales qui perpétuent l’idée d’une
essence du beau en art. On constate également que ces manifestations ont pris
dans leurs rets les artistes qui disaient, tel Dubuffet, vouloir renoncer à la
notion de beau ; ces artistes, d’ailleurs, ont construit leur gloire sur
cette équivoque.
Ainsi, par un retour ironique, la
vieille conception de l’artiste en tant que figure de génie s’est trouvée
réhabilitée dans l’opinion commune, alimentée par les cercles professionnels de
l’art et les artistes eux et elles-mêmes. Cette idée passéiste du génie
artistique remonte à la surface de la société. Elle emprunte les voies d’un
discours conceptuel qui travaille à l’inaccessibilité de l’art, coupant sa
sphère de la sphère sociale populaire.
Ainsi, transcendance de l’art,
son inaccessibilité pour le commun, l’artiste comme génie, sont autant de
motifs d’un retour de l’élitisme qui tente à se voiler derrière un discours
moderniste de l’innovation permanente.
L’exposition Par hasard offre un moment et un espace privilégiés pour réfléchir sur
le rapport contemporain à l’art. Elle permet d’interroger cette conception de
l’art reproduite par les écoles, par nombre de médias spécialisés et par les
circuits financiers du marché. Et cette interrogation passe par une
confrontation avec l’idée de norme.
Le hasard et la norme
Pourquoi cet échec ? L’exposition
nous aide-t-elle à répondre à cette question ?
Les artistes qui font du hasard
une clé de l’œuvre, omettent le travail d’interprétation, ou alors, ils le
précèdent, identifiant l’art à un outil de la révélation ou de
l’apparition : « Inventer pour
moi, c’est aller au devant de mes œuvres. Mes œuvres existaient avant moi, mais
on ne les voyait pas parce qu’elles crevaient les yeux » (Restany cité
p.172).
Or, ces deux types de discours se
rejoignent. Ils tombent dans un finalisme du regard ou alors revendiquent un
apriorisme du déjà là de l’œuvre, ce qui n’est qu’une version inversée du
finalisme. Et nombre de ceux qui évitent cette ornière affirment qu’il n’y a
dans le monde que l’ordre que l’on veut y poser, en fonction du désir humain.
Dans le premier cas, le hasard se mue en causalité, dans le second, il est
l’expression d’une conception individualiste.
Duchamp nous semble osciller
entre les deux. Son œuvre a marqué l’évolution de l’art, mais elle n’a pas
changé le rapport que la société entretient avec l’art. Pourquoi ? Parce
que celui-ci est devenu, toujours davantage, le pré carré de l’argent, de
l’évaluation des tableaux, et de ce fait, l’apanage de la classe bourgeoise. Le
marché de l’art a intégré le geste de Duchamp dans ses normes, lui enlevant
toute sa charge subversive. Le ready made
est devenu une norme comme une autre, une valeur bancaire.
Ne peut-on pas affirmer que
l’exposition illustre cet échec ? Nous pensons que oui. L’art s’est coupé
de plus en plus des raisons qui ont amené des artistes à se réclamer du hasard
pour rompre les normes du champ artistique même. Ces raisons, Lautréamont les
avaient synthétisées par cette phrase : « la poésie doit être faite par tous, non par un ». Comme
l’écrit Guillaume Theulière, « En
peinture comme en poésie, le hasard libère les sens, et le sens même de la
lecture » (p.16). L’exposition montre, par exemple, comment une
certaine abstraction a été une autre manière d’investir le hasard dans l’art,
prouvant par là qu’une tension le traverse : l’enfermement dans le désir
tourne vite à l’égocentrisme alors que l’art pourrait être une autre manière de
connaître le monde et d’aller vers les autres. L’histoire du hasard en art est
faite d’une suite ininterrompue d’aller et retour entre ces deux positions,
l’une qui est égocentrée, l’autre qui est objectivante.
Les visiteurs parcourant les
salles et les lieux de Par hasard
auront tout loisir de confronter les conditions ordinaires de leurs vies aux
représentations que l’art en donne sous la forme de tensions. Soit l’art
cherche à s’approprier ces conditions et le spectateur sent des ruptures à
l’œuvre. Ou alors l’art les évite soigneusement pour se confiner dans ce qui de
tour d’ivoire est devenu un compte en banque : alors le visiteur est
invité à l’écoute religieuse d’idées esthétiques dont les œuvres ne sont qu’un
paravent. Par hasard illustre ce
passage de l’allégresse d’un art de rupture, qui croise le fer avec les
évolutions sociales, à un art coupé du monde commun et cultivant cette
séparation dont il fait la fondation de son domaine au sein de l’industrie du
luxe. Que ce dernier ait pignon sur rue, qu’il ait la volonté d’écraser le
premier est un constat ; mais qu’un certain travail de l’art, souterrainement, cherche une nodosité sociale,
l’exposition nous invite à le penser.
Philippe Geneste