Smy Pam, Thornhill, traduit de l’anglais par
Julia Kerninon, rouergue, 2019, 544 p. 19€50
« Ma conviction la plus profonde, quant à
l’invention des histoires, est qu’elles se fabriquent en grande partie
d’elles-mêmes. Le boulot de l’écrivain consiste à leur donner un lieu où
s’épanouir (et à les transcrire, bien
entendu). Si vous parvenez à voir les choses ainsi (ou si au moins vous
essayez), nous allons pouvoir collaborer sans peine. Si, par ailleurs, vous
concluez que je suis cinglé, pas de problème, vous en serez pas le
premier » (King Stephen, Écriture.
mémoires d’un métier, traduit de l’américain par William Olivier Desmond, Paris, livre de
poche, 2003, pp.192-193
Thornhill
est un roman graphique composé selon le montage alterné et qui fait se
rejoindre deux parcours de vie de deux jeunes filles, à deux époques
différentes.
L’une, Mary Baines,
est placée à Thornhill, une institution pour orphelines sise dans une petite ville d’Angleterre. Son histoire est racontée
par elle-même à travers son journal intime qui débute en février 1982. La jeune
adolescente est harcelée par les autres pensionnaires menées par l’une d’entre
elles, perverse et comédienne, qui capte l’admiration de ses pairs par son
aplomb et confond la vigilance des éducateurs et éducatrices qui se font, sans
le savoir, complices de ses forfaits. Avec le journal, le lecteur plonge dans
la psyché de Mary et partage son effroi, ses désillusions ; il apprend à
comprendre ce mutisme sélectif qui affecte la jeune fille ; il
l’accompagne dans ses jeux symboliques de construction de figurines qui
finissent par envahir sa chambre, seul lieu protégé, du moins durant de longs
mois. Avec Mary, le lecteur vagabonde dans un jardin secret, un parc en friche
derrière Thornhill, lieu de fantasme, de peur pour le lecteur, lieu longtemps
de refuge pour Mary.
L’autre fille
est Ella. Elle vient d’emménager dans sa nouvelle maison en mars 2017, en face
de Thornhill. Sa mère est morte, son père absent à cause de son travail. On la
suit à travers des planches en noir et blanc qui racontent sa vie solitaire. Un
jour, depuis la fenêtre de son appartement en surplomb d’un jardin en friche,
elle voit, sortie de Thornhill la silhouette de Mary Baines et va décider de
faire sa connaissance. Or, Mary Baines est morte trente cinq ans plus tôt…
Des indications
précises permettent au lecteur de ne pas se perdre ni dans le temps, lorsque
les deux destins –celui de Mary et celui d’Ella– tendent à se confondre ni dans
la dynamique propre à chacun des deux récits. Ceux-ci se rejoignent grâce à un
journal lisible déplié dans les planches du récit graphique pour donner une
explication rationnelle aux événements alternativement contés. Ils se
rejoignent aussi par le journal intime de Mary Baines que lit Ella. De même,
dans les planches dessinées, où la végétation luxuriante du parc abandonné, les
ruines gothiques de Thornhill, et les jeux d’ombre et de lumière envoûtent le
lecteur, les deux histoires se rencontrent, comme se rencontrent les deux
destinées solitaires. Et toutes deux s’unissent dans la mort.
Les dernières
images nous montrent alors un nouvel enfant, un garçon, aménageant dans
l’appartement laissé vacant par le père d’Ella. Il regarde par la fenêtre,
comme Ella avant lui au début de l’album graphique, deux jeunes adolescentes se
tenant par la main venant de la ruine calcinée de Thornhill et traversant le
parc en friche… Les images se font écho, les comportements se font écho.
L’histoire macabre peut donc recommencer, la scène est en place...
Thornhill
est un thriller. L’issue déceptive du parcours de vie des héroïnes tient à ce
que leur quête d’identité est contrariée par la mort et ce double qui leur
permettrait de saisir leur personnalité n’existe que dans la mort. Á la fois
nous cherchons à connaître comment Mary Baines est morte, mais notre recherche
s’effectue au cœur du frisson engendré par les lieux ténébreux et les pensées
glauques qui surviennent de-ci de-là. De plus, nous hésitons sans cesse entre
une explication vraisemblable des événements et une explication
irrationnelle ; cette définition du fantastique colle à l’œuvre de Pam Smy
et en constitue l’énergétique. L’autrice matérialise cette hésitation grâce à
la composition en montage alterné surtout que parfois, à la fin notamment, les
deux récits se superposent l’un à l’autre. Est-ce une histoire de
fantôme ? La proximité des conditions de vie établit-elle une filiation
entre les destins des personnes ? Mary Baines est-elle le double
d’Ella ? Se constitue-t-il à Thornhill une communauté des enfants
esseulés, traqués par les modes de vie stéréotypés auxquels ils dérogent, et y
dérogeant se trouvent en bute à l’hostilité sociale ? Se réaliser serait
donc trouver son semblable, se sentir semblable ? Dans cette nouvelle
communauté, doit-on chercher une quête désespérée d’autres modalités de
socialisation, respectueuse des sensibilités enfantines ? Ce serait donc
cela, Thornhill un refuge des réprouvés (« tout ce que je voulais c’était une amie » déclare la dernière
phrase du journal intime de Mary) ? Thornhill, serait-il alors une
fiction interrogeant la norme ?
Les figurines
et poupées qui permettent à Mary comme à Ella de liquider les conflits qui les
assaillent ou de compenser les lourdes blessures affectives qui les affectent,
insistent sur la thématique du double et sur la figure de la répétition qui se
livrera comme une clé à la fin de l’album. Ce jeu de construction, avec ses
règles d’exercice (couture, peinture, ornementation, sculpture) ouvre les
adolescentes à une socialisation qui ne dit pas son nom. Il est aussi, pour
Mary, personnage mutique, le substitut du langage, un substitut qui désigne les
mots communs de la langue comme insuffisant pour dire le réel vécu. Ce thème du
double ou mieux du redoublement des conduites traverse toute l’œuvre figurant
l’absence des parents, de la mère, et un désir de présence, d’actualisation
d’un désir de présence au monde. Et c’est au fond toute l’œuvre qui est ainsi
mise en abyme. Le lecteur possède lui-même un double, Ella, qui lit le journal
de Mary. La fin du livre n’est pas la fin de la littérature puisqu’un nouveau
personnage regarde par la fenêtre et voit les deux silhouettes des adolescentes
disparues. La fiction appelle le lecteur
L’édition du
livre est un bijou. La couverture cartonnée, par exemple, recouverte d’un
papier noir teinté dans la masse, sur lequel a été réalisée une impression
sérigraphiée. Un embossage et un marquage à chaud créent un relief et la
tranche bénéficie d’un jaspage noir. Les tranches et la tranchefile sont noires
ajoutant un effet coffret au volume. Les planches, soit sur pleine page soit
sur double page, épousent les effets de l’art gothique du romantisme noir
anglais de la fin du dix huitième siècle. Le dessin des ombres, le jeu des
noirs et des gris, le fil graphique réaliste plongé dans la peinture des motifs
irrationnels, les arrières plans inquiétants, les jeux de lumière déréalisant
dans la tradition de la xylographie, imposent le doute au lecteur qui hésite
sur l’interprétation à donner à l’image, qui s’enfonce avec délectation dans le
jardin secret. Et cela, d’autant plus que Mary lit un livre nommée Jardin
secret dont elle crée en figurines les personnages qu’elle dispose
ensuite autour de sa chambre. Et ces silhouettes d’enfants, à la frontière de
la propriété de Thornhill et de la maison louée, pourquoi ne serait-elle pas
images d’une réalité ? Dans Thornhill le lecteur ne pas attester
l’existence des silhouettes d’adolescentes dans le « jardin secret »
de Mary, ce parc en friche vu depuis la fenêtre de son appartement par Ella
puis par le nouvel occupant à la fin du livre. Nouvel effet de double, de mise en
abyme, ce thème est celui qui structure Secret Window, secret garden (Vue
imprenable sur jardin secret) de Stephen King,
La
confrontation du verbe et de l’image, la mise en abyme des personnages, le jeu
symbolique des poupées cousues muettes, le redoublement des histoires
individuelles solitaires à des époques différentes, la hantise vécue (Mary)
ressentie (Ella et les lecteurs) de la venue de la fille harceleuse, la pulsion
vers autrui toujours suivie d’un châtiment en humiliation, la communication
refusée par Mary au profit du dialogue intérieur, l’introversion provoquée par
l’environnement social, la peur de la dépersonnalisation ne sont-ce pas des
thèmes qui caractérisent le monde d’aujourd’hui, comme l’avaient analysé
Deleuze et Guattari ? L’effacement des frontières entre l’imaginaire et le
réel, dont sont victimes les adolescentes et dont va être victime le garçon, ne
symbolise-t-il pas la perte de cohérence des sujets au sein d’un univers
individualiste ? Les images des deux éducateurs qui refusent de s’engager
dans leur métier, qui se replient dans leur plaisir égoïste et passent ainsi à
côté de la détresse de la jeune pensionnaire, qui se réfugient dans le discours
des règlements institutionnels tatillons qui fragmentent les individus sont
peut-être, en négatif, les vrais héros de ce chef d’œuvre tant ils nous tendent
le miroir de notre contemporanéité.
Philippe
Geneste