Anachroniques

29/09/2019

Potlacht

Staebler Christian, Paolini Sonia, Redbone. L’histoire vraie d’un groupe de rock indien, dessin Thibault Balahy, Steinkis, 2019, 168 p. 20€
Qui se souvient de ce groupe qui émerge en 1970 avec l’album Redbone ? Le groupe eut un succès permanent en Europe jusqu’au milieu des années 1970. Aux USA, après une entrée éclatante, l’indianité revendiquée de ses membres a nui à sa pleine carrière à cause des réticences de l’industrie du disque et du show-business. L’album repose sur des entretiens avec Pat Vasquez (Pat Vegas de son nom de musicien, bassiste et chanteur), fondateur avec son frère guitariste Lolly Vasquez du groupe. Tous deux sont, au début des années 1960, des musiciens professionnels accomplis et demandés. L’idée d’un groupe indien de rock nait un soir de 1966, lors d’une discussion avec Jimmy Hendrix. On suit la genèse du groupe, les inlassables répétitions, la rencontre avec le guitariste Tony Bellamy, d’origine Yakis, qui joue notamment du flamenco, puis celle du batteur Pete de Poe venu directement de la réserve indienne de Makah au nord-ouest de l’état de Washington où il a appris le jeu du tambour et des percussions. Pete de Poe a connu aussi les sinistres écoles d’assimilation, des internats (1) où les enfants indiens étaient dé-culturés, avaient interdiction de parler leur langue, de reproduire leurs coutumes sociales, vestimentaires…
A travers la vie du groupe et celle de Pat Vasquez, on assiste à l’aventure du rock qui, avant la fin des années soixante, s’émancipe du rock’n’roll en liant son irruption dans la société aux soulèvements des jeunesses occidentales contre l’ordre établi. Aux USA, le mouvement de libération des noirs est à son apogée ; en 1969, à Woodstock, Jimmy Hendrix grave à jamais l’antimilitarisme et la contestation contre la guerre du Vietnam ; l’émancipation est au cœur du mouvement psychédélique.
Mais c’est bien sûr la puissance de la contestation des noirs qui influence la minorité indienne qui se regroupe dans l’American indien mouvement (AIM) créé le 28 juillet 1968 à Minneapolis. Redbone est lié à deux de ses fondateurs : Dennis Bank et Clyde Bellecourt. Une partie des recettes du groupe est venue soutenir financièrement l’association. De 1969 à 1971, c’est l’occupation d’Alcatraz (2) évoquée dans le second album du groupe Potlatch sorti en 1970. En 1973, les Lakotas Oglalas, dans le Dakota du sud, au cœur de la réserve indienne de Pine Ridge, une émeute éclate contre les spoliations, les humiliations. Les indiens occupent alors le site de Wounded Knee où la 7ème cavalerie, après que les Lakotas ont déposé les armes, les massacrèrent. Ce crime de masse marqua la fin des guerres indiennes : c’était en 1890. Redbone soutient l’occupation du site et grave, pour les insurgés, une de ses chansons lesplus abouties : « We were all wounded at Wounded Knee ». La maison de disque refusera de publier la chanson sur l’album en préparation ; Les frères Vasquez le produiront puis le diffuseront lors des concerts à l’étranger.
L’album parfaitement composé par Christian Staebler et Sonia Paoloni, écrit avec intelligence, prolonge l’histoire de  Redbone et de ses membres. Ce gros volume se lit aisément et sait accrocher le jeune lectorat (collégien et lycéen) parce qu’il évite tout passéisme pour comprendre les faits politiques et musicaux au cœur de l’actualité. Une belle œuvre dont toute bibliothèque devrait être dotée.
Philippe Geneste

(1) voir le blog lisezjeunessepg des 2/3/2019, 5/8/2018 et 12/11/2017 – (2) voir le blog lisezjeunessepg du 2/3/2019

22/09/2019

Animaux sous le joug du profit

Aubry Florence, Titan noir, Editions du Rouergue, 2018, 12,50 euros.

Résumé :
            Elfie a tout juste 18 ans lorsqu'elle commence un job dans un parc océanographique. D'abord à la caisse, elle doit ensuite s'occuper des manchots puis, alors qu'elle n'a aucune formation, la direction lui propose de devenir la dresseuse de Titan, une orque mâle qui a la caractéristique d'être entièrement noire. Petit à petit, elle se rend compte que l'affection des dresseurs et des soigneurs ne suffit hélas pas à combler la détresse que ces animaux ressentent. Au nom du profit, les manchots sont revendus à d'autres parcs et ceux qui sont handicapés (bec cassé, aveugles...) sont euthanasiés. Le dressage de tous les animaux se fait dans des conditions très difficiles, ils sont mal-nourris. Les orques sont capturés bébé et arrachés à leur famille. Ils doivent cohabiter dans des bassins trop petits pour eux avec leurs congénères qui peuvent devenir agressifs à cause de cette proximité et du fait qu'ils ne sont pas du même clan.
            Alors qu'elle est à la soirée d'un copain, Elfie fait la connaissance d'une ancienne dresseuse d'orques. Cette dernière l'avertit : le passé de Titan est caché de tous... Il s'appelait autrefois Oscuro et a déjà tué deux personnes : sa dresseuse, en plein spectacle, et un jeune homme ivre qui est venu de nuit par effraction dans son bassin. Il n'a pas été euthanasié parce qu'il vaut beaucoup d'argent, en tant que mâle adulte reproducteur, mais il a été revendu à un autre parc et a été rebaptisé Titan. Un homme, Robbie, le suit depuis sa capture. Elfie l'interroge et apprend que Robbie faisait partie de ceux qui ont capturé Oscuro alors qu'il n'était qu'un bébé. Depuis, il se sent responsable d'Oscuro et déménage au gré des parcs qui achètent l'orque. Il reste traumatisé depuis ce jour-là et s'en veut au point d’avoir refusé l'argent de cette mission. Dans le parc où travaille Elfie, il s'occupe du ménage.
            A la fin du livre, une tempête éclate : les orques sont mises dans l'enclos de la digue. C'est un bassin en pleine mer, rarement utilisé. De larges barges flottantes servent de barrière entre le bassin et l'océan. En pleine nuit, alors qu'il n'y a aucun autre employé, Robbie ouvre l'une de ses barges et Titan va pouvoir s'enfuir.
            De son côté, Elfie démissionne du parc pour suivre un bébé orque, Babou, qui a perdu sa maman lors de la tempête et a été racheté par une association. Avec des biologistes, elle va participer à la progressive remise en liberté de Babou dans l'océan.

Mon avis :
            Ce livre est une fiction mais qui s'inspire très fortement de l'histoire vraie de Tilikum surnommée « l'orque tueuse ». Cette orque a vécu 25 ans en captivité avant de mourir en 2017 est impliquée dans la mort de trois personnes : une étudiante en biologie tombée accidentellement dans sa piscine, un jeune homme s'étant introduit par effraction de nuit dans son bassin et l'une de ses dresseuses. Il n'a pas été tué parce qu'il était un mâle reproducteur dans le programme d'insémination artificielle et il coûtait beaucoup d'argent.
            Ce livre sensibilise le lecteur à la détresse vécue par les animaux vivants en captivité dans les parcs océanographiques. L'impuissance des dresseurs et des soigneurs est bien dépeinte aussi : Seul le profit compte et non le bien-être des animaux.

Milena Geneste-Mas

15/09/2019

Esclavage, racisme et mentalité coloniale

Fontenaille Elise, Dorothy Counts. Affronter la haine raciale, oskar, 2019, 51 p. 9€95
Les romans d’Elise Fontenaille se situent dans la lignée du roman objectif. L’autrice part d’un fait divers, d’un fait historique et d’une documentation serrée. Rien qui ne soit évoqué qui ne se soit passé. Elise Fontenaille crée des romans de la condition humaine, ainsi, sans se couper de la réalité. Elle ne vise pas la vérité, mais l’authenticité. Elle se distingue du roman objectif en cela que le récit ne se veut pas plus vrai que la vie. Elle affirme la nécessité de la fiction comme approche sensitive du réel. Et, en littérature de jeunesse, cette position porte le jeune lectorat à une conscience des enjeux de société qui se trament dans le quotidien des faits.
Avec Dorothy Counts, Elise Fontenaille ne propose pas une biographie, mais un récit, celui de la première lycéenne noire des Etats-Unis d’Amérique. Elle nous transporte donc à Charlotte, en Caroline du Nord, en 1957. Dorothy Counts a 15 ans. La conscience noire est en pleine éclosion, le Klux-Klux-Klan reste influent,
« Ils ont tué des gens. Lynché des noirs. Brûlé des maisons. Violé des jeunes filles ».
 La famille de Dorothy est religieuse. La non-violence est son credo pour l’intégration et la lutte contre la ségrégation.
La narratrice écrit à la première personne son histoire. L’identification du lecteur ou de la lectrice au personnage historique est un choix pour rendre plus percutante la brève relation d’un épisode d’une existence. C’est la veille de la rentrée des classes. Tout le monde est nerveux, chaque membre de la famille évite de le montrer. C’est le matin de ce 4 septembre 1957. Dorothy se dirige vers l’école. Les abords du lycée sont bruyants, une foule hostile l’agresse, la police n’intervient pas, les crachats, les jets d’objets, les hurlements de haine. Dorothy, stoïque, entre au lycée. Première heure de cours : elle est transparente. Et puis les autres heures ; Elle est harcelée, injuriée, on lui crache dessus ; le deuxième jour, on crache dans son assiette de purée. Elle est seule. Les amies qui l’accompagnent seront menacées les jours suivant et quitteront le lycée.
Dans la famille Counts, c’est le désarroi :
« Quelque chose en nous était irrémédiablement détruit.
La confiance qu’on fait au monde ?
L’espoir d’un monde meilleur ? Plus juste ? »
Le harcèlement va se poursuivre, de plus en plus vindicatif. Dorothy sera de plus en plus seule, même si un professeur de mathématiques brisera l’attitude des professeurs. Mais c’est trop dur. Les amies qui la soutenaient ne sont plus là. Pour les Counts, l’intégration au lycée ségrégationniste de Charlotte s’avère impossible. Dorothy ira faire ses études dans une autre ville et, une fois son diplôme acquis, elle reviendra à Charlotte afin d’y œuvrer contre la ségrégation. Son exemple va permettre à des acteurs du drame de prendre la parole, d’exposer les mécanismes de la lâcheté ordinaire dont les ressorts sont les mêmes que dans toute situation de harcèlement. James Baldwin écrira une lettre de reconnaissance à Dorothy, qu’Elise Fontenaille propose en annexe du roman.
Incisif, parfaitement documenté, écrit avec objectivité sans jouer sur l’émotion et encore moins avec la compassion, Dorothy Counts. Affronter la haine raciale se fait, sans didactisme aucun, littérature d’intervention.

Simard, Éric, Rosa Parks, contre le racisme, oskar éditeur, 2019, 38 p. 4€95
L’ouvrage s’adresse aux enfants de 8 à 10 ans. En trente huit pages, l’auteur rend compte d’une action qui a entraîné une réaction collective et a fait événement dans l’histoire. Ici, le boycott comme modalité de lutte des opprimés est à l’honneur. Comment en si peu de pages rendre compte de la vie de l’aide soignante, couturière, secrétaire, Rosa Parks, sans tomber dans le récit euphorique ?
Éric Simard y réussit en prenant dans la biographie les éléments qui convergent vers l’acte central d’une vie : le 1er décembre 1955, à Montgomery (Alabama), Rosa Parks refuse de laisser sa place assise du milieu du bus à un blanc qui n’a aucune place assise à l’avant. Elle est arrêtée conformément à la loi ségrégationniste américaine. Par solidarité, le mouvement pour les droits civiques, auquel elle appartient depuis 1943, lance un mouvement de boycott des bus de la ville. La communauté noire, avec notamment l’action non-violente prônée par Martin-Luther King, alors âgé de 26 ans, répond massivement présente. Elle organise des modalités parallèles et autonomes de transports pendant 381 jours. Face à cette auto-organisation des Noirs, la Cour Suprême des Etats-Unis, le 20/12/1956, déclare contraires à la Constitution les lois racistes appliquées dans les transports en commun.
Six chapitres constituent le livre et couvrent la vie de Rosa Parks le 4/2/1913 jusqu’au boycott de 1955. Opportunément, Éric Simard rend compte d’un épisode moins connu, durant les années mille neuf cent quarante : Rosa Parks, prétextant ramasser son sac, s’assoit à l’avant d’un bus pendant quelques secondes.
Est-ce que le livre évite la centration excessive sur une personnalité au détriment du mouvement collectif à l’intérieur duquel son acte prend tout son sens ? Non. C’est un défaut qui tient probablement au fait que l’auteur situe insuffisamment les faits relatés. Les lieux et les dates restent flottants. En revanche, le livre fait entrer le jeune lectorat dans la problématique du racisme et de la ségrégation. Les récits sommaires de la fin, œuvrant à la manière d’une annexe contextualisent le récit biographique qu’ils complètent allant jusqu’à la mort de Rosa Parks, le 24/10/2005.

Justhom, De L’Esclavage et du colonialisme, St-Pierre d’Oléron, Les éditions libertaires, 2019, 253 p. 15€.
Sur la question de l’esclavage et de son instrument le colonialisme, on recommandera ce livre aux jeunes lecteurs. L’ouvrage se propose un panorama situé de l’esclavage de l’Antiquité aux temps modernes, une approche par pays colonisateur du colonialisme. Une multitude de chronologies donnent des repères et de nombreux commentaires factuels et historiques posent les éléments nécessaires à la discussion de tel ou tel aspect des deux thèmes centraux du livre. Ce travail documentaire fourmille d’informations et les met en ordre, fournissant ainsi un livre de synthèse des plus pertinents. Il serait dommage que les collégiens de troisième et les lycéens ne puissent avoir à leur disposition un tel guide pour l’analyse et la réflexion.

BLoch-Henri Anouk, Harriet Tubman, la femme qui libéra 300 esclaves, oskar, 2019, 170 p. 14€95
Enfant, Araminta Ross, qui deviendra plus tard Harriet Tubman, voit trimer ses parents, fouetter les esclaves, parader les propriétaires, défiler les marchandises humaines à vendre lors des marchés aux esclaves. Blessée à la tête par un surveillant lancé à la poursuite d’un esclave, Harriet va garder toute sa vie des séquelles de ce drame qu’on peut qualifier d’initiateur puisque il a protégé la fuite de l’homme. De son premier mariage, elle apprend que le contrat possède des clauses qui font des enfants la propriété des esclavagistes, des « biens mobiliers ». La séparation des parents et des enfants est donc inscrite dans un système de gestion des noirs captifs du droit blanc de la propriété. L’adolescente illettrée comprend la fonction de la terreur dont usent les esclavagistes : « La peur, toujours la peur, on vit avec depuis notre naissance, on l’a bu avec le lait de notre mère » (29). Et c’est cette peur qu’elle va apprendre à dompter et à retourner en vigilance active et subversion du système économique américain de l’époque.
L’ouvrage raconte comment la jeune esclave Harriet Tubman s’évade de la plantation où elle a été vendue encore jeune fille. Chronologiquement, le livre fait le récit des dix-neuf allers-retours entre le Sud et le Nord, Canada compris, pour organiser et sauver trois cents esclaves en fuite. L’ouvrage permet de comprendre le fonctionnement du « Chemin de fer clandestin » mis en place par des anti-esclavagistes blancs et noirs, dont nombre de quakers. Lors du durcissement de la législation contre les esclaves avec le Fugitive Slave Act (loi sur l’esclave en fuite, voté au Congrès en 1850), les Comités de Vigilance se réorganisent pour protéger les noirs menacés. On croise la solidarité internationale, notamment à travers les sociétés anti-esclavagistes qui ont essaimé de par le monde.
Anouk Bloch-Henry place souvent le lecteur dans la peau de l’héroïne. Il est ainsi invité à entrer dans la croyance en la providence qui innerve l’action de la militante. Elle va rencontrer des abolitionnistes blancs, mesurer l’ambigüité de Lincoln (1), se trouver impliquée dans la guerre de Sécession avec les atrocités (six cent cinquante mille morts) qu’elle entraîne, comme toute guerre. Des portraits de personnages historiques sont inclus pour éclairer le déroulement même de l’action dans le livre. C’est le cas de Frederick Douglas, un noir évadé, autodidacte, journaliste, écrivain propagandiste de la cause anti-esclavagiste.
Le récit nous mène à réfléchir sur la désobéissance civile, sur ses limites et sur la nécessité d’outrepasser le droit pour faire advenir la justice. Non machiavélique, l’ouvrage pointe les positions diverses dans le camp abolitionniste. Evoquant la tentative, en 1858, de John Brown et de ses hommes (noirs et blancs) de s’emparer de l’arsenal de Harper’s Ferry en Virginie et leur pendaison par l’alliance nouée entre l’Etat de Virginie et le gouvernement fédéral, le récit pose, de manière ouverte, le débat entre violence (thèse de John Brown pour une libération par les armes des noirs du Sud) et non-violence, comme modalité de résistance et de subversion de l’ordre établi. Harriet Tubman se trouvé impliquée dans le plan de Brown, mais malade ne put participer.
A la sortie de la guerre, la victoire nordiste mena à l’abolition de l’esclavage. Mais le racisme n’était pas éradiqué, et la supériorité affirmée de la race blanche sur les autres races restait le credo des élites et des gouvernements. Mais c’est une suite historique, dont le récit documenté d’Anouk Bloch-Henry n’a point à traiter, son sujet étant la biographie de l’esclave révoltée Harriet Tubman (1825-1913) et notamment de la période de son action 1849 (la fuite)- 1865 (vote du 13ème amendement qui abolit l’esclavage, l’assassinat de Lincoln par des sudistes).
Philippe Geneste

(1) « Je n’ai jamais été pour l’instauration  -sur quelque mode que ce soit-  de l’égalité sociale et politique des races blanche et noire (…) En ce qui me concerne, je suis plutôt, et comme bien d’autres, pour que les Blancs jouissent d’un statut supérieur » discours de 1858 dans le sud de l’Illinois cité par Zinn Howard, « Nous le peuple des Etats-Unis… » Essais sur la liberté d’expression et l’anticommunisme, le gouvernement représentatif et la justice économique, les guerres justes, la violence et la nature humaine, traduit de l’anglais par Frédéric Cotton, Marseille, Agone, 2004, p.343

08/09/2019

Quand la Littérature enfantine raconte l’Art

Le Loarer Bénédicte, Pablo Picasso, illustrations de Clément Devaux, Milan, 2018, 39 p. 8€50 ; Le Loarer Bénédicte, Les Impressionnistes, illustrations de Clément Devaux, Milan, 2018, 39 p. 8€50 ;
Barthère Sarah, L’Art abstrait, illustrations de Pierre van Hove, Milan, 2018, 39 p. 8€50 ;
Les volumes de cette nouvelle collection Mes docs art est destinée aux enfants de 5 à 12 ans. Le papier est glacé, la page de gauche raconte, la page de droite reproduit et commente. Lorsque la collection traite un mouvement artistique, l’impressionnisme ou l’art abstrait, par exemple, le début de l’ouvrage traite des causes de l’avènement du mouvement en question, puis prend des œuvres emblématiques pour présenter des caractéristiques majeures. La deuxième partie de l’ouvrage présente des peintres de la mouvance étudiée. Quand il s’agit d’une monographie, le plan chronologique s’est imposé, permettant un repérage plus aisé au jeune lectorat.
Le parti pris est de ne pas évoquer le contexte historique. Par exemple, pour Guernica, le lecteur saura juste qu’une « guerre ravage son pays natal, l’Espagne ». Ce choix permet aux auteurs et autrices d’éviter d’entrer dans les différentes approches caractéristiques des courants, comme celui de l’art abstrait, par exemple.

Walcker Yann, ABCD’ART, Milan, 2018, 10€90
Un abécédaire purement imaginaire accompagne des reproductions d’œuvres d’art. Celles-ci courent à travers toute l’histoire des arts, sans lien autre que la volonté de l’auteur anthologiste de susciter l’intérêt des enfants : le sphinx de Gizeh, la Vénus de Milo, Lucio Fontana, Philippe de Champaigne, Vincent Van Gogh, Myron, Yayoi Kusama, Sandrio Botticelli, Peter Anton, Takashi Murakami, Keith Haring, Meret Oppenheim, Roy Lichtenstein, Georges Seurat, Pierre Soulages, Zorio Gilberto, J-B Oudry, Giuseppe Arcimboldo, Edgar Degas, Odilon Redon, Erwin Wurm, Auguste Rodin, Alexander Calder, Jan Vermeer, Daniel Buren. Page de gauche, donc, une lettre majuscule et, sous la lettre, un mot. Le mot entretient un rapport avec le tableau présenté sur la page de droite. Chaque tableau est crédité de son auteur, de ses caractéristiques descriptives et du lieu où il est exposé.
L’album se présente ainsi pour une lecture solitaire de l’enfant, dès six ou sept ans. Mais il nous semble qu’il serait mieux utilisé si les parents ou des adultes le lisaient avec l’enfant, l’interrogeant, le sollicitant pour aiguillonner sa curiosité et l’amener à proposer lui-même, verbalement, une histoire, bref, raconter le tableau.

Barthère Sarah, Gustav Klimt, illustrations de Glen Chapron, Milan, 2019, 40 p. 8€50
Après un bref aperçu familial, l’ouvrage entre dans le vif du sujet de la vie de Gustav Klimt (1862-1918) : le travail en décoration murale, la rencontre avec Emilie la sœur de la femme de son frère, qui teint une maison de couture. A la mort de ce dernier et de son père, Gustav Klimt va voler de ses propres ailes vers des horizons nouveaux. Il crée avec d’autres peintres la Sécession viennoise. L’ouvrage détaille certaines techniques du peintre, compréhensibles par le jeune lectorat. Les frises sont présentées. Le rapprochement avec l’impressionnisme avec le symbolisme sont abordés clairement. Le succès de Klimt est mis en rapport avec l’économie de la peinture ce qui est assez rare dans les livres pour enfants qui aiment répandre l’idéologie du génie artistique qui se réalise en dehors de toute préoccupation matérielle. Des tableaux sont habilement commentés. L’art nouveau est ainsi introduit autant que l’art déco. Une belle réussite à hauteur d’enfant mais exigeante réussite.

Barthère Sarah, Léonard de Vinci, illustrations d’Aurélie Grand, Milan, 2019, 40 p. 8€50
Léonard de Vinci (1452-1579) fascine. Avec sa quinzaine de tableaux tous au rang des sommets des arts, ses multiples travaux scientifiques, ses créations de tous ordres, en tant qu’ingénieur, architecte, Léonard de Vinci est une figure emblématique de la Renaissance. Le livre porte principalement sur le peintre, celui qui pensait la peinture comme « une science universelle » car « la science la plus utile est celle dont le résultat est le plus communicable » (1). Le documentaire proposé dans la collection Mes docs Art est illustré par treize tableaux et dessins connus. Le but est d’amener l’enfant à reconnaître un patrimoine culturel. La forme choisie en est le récit qui opère des pauses sur des moments clés de la vie du créateur. Les dessins de Grand illustrent alors ces étapes de la vie de Léonard de Vinci.
Philippe Geneste
(1) Léonard de Vinci, L’éloge de l’œil suivi du peintre et la peinture, traduction et présentation de Sylvain Fort, L’Arche, 2001,59 p. – p.14

01/09/2019

Instruire avec nuances la réalité historique

AGRIMBAU Diego (scénario), IPPOTI Gabriel (dessins), Guarani. Les enfants soldats du Paraguay, Steinkis, 2018, 424 p.

Voilà un bel ouvrage qui, justement parce qu’il est un travail esthétiquement soigné, pose avec acuité le rapport qu’une fiction historique entretient avec la réalité dont elle s’inspire. Une fiction peut-elle s’affranchir de toute vérité de l’histoire ? Ne risque-t-elle pas, alors, de colporter des stéréotypes propagandistes ?
Nous suivons un photographe qui, venu découvrir la civilisation des Guarani, va être entraîné comme reporter dans une guerre d’extermination. Le travail pictural d’Ippoti plonge le lecteur dans une ambiance de chaleur étouffante, de sueur, et de peur. En manque de soldats, les Paraguayens enrôlent des enfants, d’où le titre de la bande dessinée. Les scènes de combat où on les voit se faire massacrer par les troupes de l’Alliance en surnombre rendent compte de cet épisode effroyable.
L’action se passe entre 1868 et 1870. Il s’agit de la guerre qui oppose le Paraguay à l’Alliance qui rassemble l’Uruguay, le Brésil et l’Argentine. L’Alliance se trouve en fait sous influence de l’impérialisme libéral anglais qui au XIXème siècle a fait de Buenos Aires son satellite dans la région. Cette guerre va décimer la population paraguayenne.
Jusqu’auboutiste pour les uns, fierté nationale pour les autres, le maréchal Lopez (Francisco Solano Lopez, fils de Carlos Antonio Lopez), qui mène une politique protectionniste et refuse l’expansionnisme brésilien, ne se rendra pas, refusera la main mise étrangère sur le pays et l’entraînera dans une guerre sans issue avec, pourtant, l’appui inconditionnel du peuple paraguayen. Ce que n’explique pas le livre c’est pourquoi les petits paysans et le gros de la population laborieuse paraguayenne soutenait Lopez. C’est parce que celui-ci menait une politique de reconnaissance des indios comme paraguayens à part entière et une politique de redistribution des terres qui fit du Paraguay, sous le régime de Carlos Antonio Lopez puis de son fils Solano, un pays aux cultures florissantes avec de nombreux élevages et une activité productive fébrile. Solano instaura l’école élémentaire obligatoire, développa un enseignement professionnel des métiers et créa les bases d’une faculté de Droit civil et politique. La monnaie du pays, débarrassée de la corruption qui sévissait partout ailleurs, était stable, affermissant l’indépendance du pays et sa souveraineté. La politique de nationalisation suscita la colère des puissances étrangères (l’Angleterre principalement mais aussi les Etats-Unis) et de leurs alliés locaux et ce fut le fondement de la guerre de la Triple Alliance. Pour la bourgeoisie anglaise, il fallait détruire le Paraguay. Il fallait éliminer la diversité de sa production agricole pour imposer, sur ces terres, la monoculture. Il fallait éliminer le troc, arracher la terre aux paysans bref, aller vers une économie capitaliste au service de son impérialisme. Le traité de la Triple Alliance, signé le 1er mai 1865, dit clairement que le Paraguay sera dépecé par l’Argentine et le Brésil et offrira des subsides à l’Uruguay. Il s’agissait bien d’éliminer de la carte le pays du Paraguay. On estime à 90% la population masculine en âge de procréer qui fut décimée.
Lopez a été trahi, victime d’un complot probablement organisé par le diplomate nord-américain Washburn impliquant les frères de Lopez et sa mère, ses beaux-frères et l’évêque d’Asunción, un ministre et deux généraux de l’état-major. L’histoire étant faite par les vainqueurs, le fait devint la légende d’un maréchal sanguinaire. L’épisode des enfants soldats va dans ce sens. La bande dessinée relate, sans bien l’instruire, la mise sur pied le 26 août 1868 de l’armée de Lopez à Pykysyry. C’est là qu’apparaissent les enfants de 12 à 14 ans. Pour les auteurs il s’agit uniquement d’enfants kidnappés et enrôlés de force. Certes on peut douter que des enfants s’enrôlent dans l’armée et, de plus, quelle drôle d’armée que des enfants et des vieillards ne connaissant rien au maniement des armes ! Mais peut-on seulement en rester à cette interprétation, juste d’un point de vue humanitaire, mais très incertaine d’un point de vue des conditions historiques ? A aucun moment n’apparait le soutien de la population paraguayenne à leur président puis maréchal. A aucun moment la politique indienne de Lopez n’est évoquée. A ne pas instruire, avec nuances, cet épisode d’histoire, la fiction ne risque-t-elle pas de tomber dans la caricature ? Pourquoi, si ce que donne à voir la bande dessinée est seul juste, l’expérience Paraguayenne est-elle encore dans les mémoires des progressistes d’Amérique du Sud ?
La préface de Diego Agrimbau invite à lire avec ce regard critique, mais la fiction elle-même ne portera pas les lecteurs non avertis à interroger les faits. Certes, le comte d’Eu, un français gendre de l’empereur brésilien, est présenté comme aussi peu préoccupé de dignité humaine que ses troupes, qui violent et massacrent alors que les ennemis sont des femmes, des vieux et des enfants… Certes, il y a le personnage d’Esteban, qui rejoindra les troupes de Lopez. Esteban apporte le point de vue du peuple paraguayen. Il est le photographe compagnon de route de Pierre Duprat, le héros de la bande dessinée, venu pour un reportage sur les indiens Guarani. Certes, la guerre terminée, Duprat choisira de rester, et on le sent traversé par des sentiments contradictoires et conquis par la civilisation indienne Guarani. Mais le sentiment peut-il, dans une fiction, soustraire l’histoire et sa réalité sur laquelle elle a choisi de s’appuyer ?
Qu’on nous comprenne bien. Il ne s’agit pas de faire ici l’éloge de Lopez et encore moins l’éloge de la guerre. La guerre est inhumaine quels qu’en soient les protagonistes. En revanche, il n’existe pas d’impartialité lovée dans les bons sentiments, fussent-ils issus des droits de l’homme : il n’y a aucune transhistoricité à la guerre. Or les droits de l’homme se veulent transhistoriques afin de se présenter neutres. Ils ne le sont pas. C’est la faiblesse de ce beau volume, au travail soigné, de ne pas permettre, par le choix réalisé, de se réfugier dans une idéologie toute contemporaine des droits de l’homme, d’éviter d’embrasser l’enjeu réel de la guerre de la Triple Alliance.
Philippe Geneste

NB : A lire, de Carlos Sampayo, et d’Oscar Zarate, respectivement scénariste et illustrateur d’Amérique du Sud, Paraguay : chronique d’une extermination, éditions Quadragono, collection Papermint, 1980, 62 p.