Anachroniques

31/01/2021

Le vagabond de lumière

 LE COMTE Nina, Allers-retours, CotCotCot, 2021, 52 p. 17 €

Un quai, une personne sur un quai. Couleurs sombres sur papier mat : sobriété. Illustrations épurées, autres personnages silhouettés, personnages croisés par la personne qui marche : errance ? Migration dans un décor épuré, d’entrelacs d’escaliers façon Escher. Un parcours où ce qui se dérobe est l’obstacle, où la personne tombe sans, Alice des temps de misère, jusqu’à se trouver réduite, réduite, réduite, minuscule : l’ascenseur social est une incongruité. Et, en leitmotiv, un effet de perspective, une leur qui appelle, une lueur qui n’est qu’un retour. Ouvrir des portes ? Laquelle ? « Évade-toi de l’autre côté » chante Jim Morrison, mais ici, on ne s’évade pas, les portes de l’aperception n’ouvrent que sur une scène itérée, une piste sociale où tourner en rond. Les personnages croisés ? Sans lendemain, car « Les gens sont étranges quand on est un étranger » (Morrison et les Doors), On ne s’évade pas d’un univers d’intérieur social même si on traverse les océans au risque de se noyer : tourner en rond, chuter, perdre pieds. Le retour sur le quai annonce la reprise de l’errance. Il s’agit aussi du départ d’une relecture, d’une re-sensification du récit peut-être pour, au hasard d’un détail, y déceler une bifurcation dans le chemin où l’humanité tourne tragiquement en rond et dont le personnage central est l’allégorie, mais peut-être aussi l’espoir...

Loin de l’hégémonie du verbe, la force évocatrice de l’image porte seule la narration poétique pour une histoire sociale sombre. L’illustration épurée figure la pauvreté mais aussi un réalisme métaphysique qui sied à la citation de Simone Weil placée en exergue : « Le sentiment de la misère humaine est une condition de la justice et de l’amour ». La lecture de cet album graphique est susceptible de faire naître ces deux sentiments chez les jeunes lecteurs par la prise de conscience non misérabiliste d’une condition humaine, enjeu de notre temps où les migrations climatiques s’ajoutent aux migrations contraintes par les guerres et l’exploitation économique la plus barbare. L’errant de l’album suit une lueur incertaine, vagabond qui voudrait briser l’illusoire des lumières et dont la quête fait histoire. Or, toute entrée en langage n’est-elle pas entrée en récit, une entrée dans le narratif pour assouvir le besoin d’histoire constitutif de l’humain ? Si tel est le cas, alors, l’album de Nina Le Comte en est la réalisation à portée d’esprit des jeunes enfants. Un chef d’œuvre, loin des poncifs du secteur de la littérature jeunesse et qui la renouvelle. Le récit graphique permet d’ouvrir grandes les vannes de l’interprétation et du sens, ce par quoi et ce pour quoi, l’humain construit le langage. Il interroge l’acte de lecture, montrant combien le sens en est l’essence. Allers-retours le confirme.

 

En s’entretenant avec Nina Le Comte

lisezjeunessepg : pourquoi avoir choisi des histoires sans parole ? Qu'est-ce qui vous a amené à faire ce choix ?

Nina Le Comte : Les histoires tout en images permettent aux lecteurs d’inventer leurs narrations et parfois lire l’histoire sous un angle différent du mien. Mon histoire dépeint le parcours compliqué des migrants : ils ne parlent pas français pour certains et la communication est difficile que ce soit avec les gens ou l’administration française. Le récit muet me permet d’accentuer leur isolement et invisibilisation, le rejet et leur détresse silencieuse, mais aussi leur courage et leur résilience.

lisezjeunessepg : Comment dessinez-vous ? Quelles techniques employez-vous et pourquoi avoir choisi des techniques mixtes ?

Nina Le Comte : Je mélange beaucoup les textures. Pour Allers-Retours j’ai dessiné les personnages à l’encre de chine, mis en couleur certains décors au pastel ou à l’aquarelle. Puis j’assemble toutes mes textures sur l’ordinateur en y ajoutant des aplats de couleurs sur Photoshop. J’aime l’idée du bricolage et assembler une image avec des bouts de textures pour construire mon visuel !

lisezjeunessepg : Pourquoi le personnage central est-il autant homme que femme, voire, comme nous l’a dit un membre de la commission lisez-jeunesse du blog un oiseau ?

Nina Le Comte : Je ne voulais pas donner de genre au personnage afin de représenter toutes les personnes exilées – femmes et hommes. Un oiseau, c’est très beau comme interprétation : je vous remercie de cette image à laquelle je n’avais pas pensé. L’oiseau peut en effet être une métaphore du désir de liberté!

Entretien réalisé par Annie Mas & Philippe Geneste, en janvier 2021

24/01/2021

Exalter l’imaginaire pour aller au plus près du réel

YI Wang, Le Cerf aux neuf couleurs, HongFei, 2019 48 p. 16€50

Cet animal magique, le cerf aux neuf couleurs, se trouve dans des contes chinois et sur une fresque réalisée aux IVe et Ve siècles dans la grotte dite des mille bouddhas. On raconte qu’il sauve animaux et humains et qu’un jour, ses pouvoirs vont aiguiser la convoitise d’un roi… Que les animaux cherchent à le prévenir du danger, mais qu’aveuglé par la certitude que les humains et les animaux ont uni leurs sorts à la terre même, il n’y prête peu d’attention. Il devient alors victime de la trahison d’un humain séduit par l’appât du gain. Un humain dont pourtant, par le passé, il a sauvé la vie. Cet humain, ce traître, il le sauve pourtant une seconde fois. Repentit, l’homme se fait l’agent de la sagesse du cerf auprès du roi et parvient à le convaincre de délivrer tous les animaux du royaume.

Un conte contre l’envie et la jalousie mais aussi une leçon sur la nécessaire coopération contre l’égoïsme. La légende jette alors ses échos à travers les siècles pour se faire allégorie de notre monde individualiste. Le format italien qui se lit par doubles pages verticalement tenues (on dit ouverture à l’allemande) est illustré par l’autrice elle-même. Le travail pictural est foisonnant de détails, de motifs -sans reproduire la non-perspective qui caractérise les peintures chinoises. Le livre illustré cherche ainsi à parler directement au jeune lectorat français tout en l’ouvrant à une riche civilisation orientale. Le point de vue occidental et le point de vue oriental se trouvent ainsi reliés par une thématique commune dont l’actualité ne cesse de pointer la pertinence.

Il faut saluer la droiture des éditions HongFei qui ne dévient pas de leur visée initiale, celle de favoriser une interculturalité avec l’univers chinois des représentations de la vie.

 

Lipniewska Dominika, Le Petit Livre de la gentillesse, Gallimard jeunesse, 2020, 26 p. 11€90

Offrir une fleur, faire un gros câlin, sourire, complimenter, servir les autres, les aider, garder un secret, ne pas en vouloir à l’autre, protéger les petites créatures, comme les coccinelles, par exemple. Voici les situations proposées par ce livre au format carré (200mmx200mm), fortement cartonné et coloré par des aplats vifs et brillants. Les formes dessinées, douces, et la délicatesse de la mise en page renforcent le propos de l’autrice.

Un tel livre est une invitation à dialoguer avec l’enfant. Certes, il peut seul feuilleter l’ouvrage, mais combien ce serait mieux que l’adulte discute avec lui pour étendre le champ de l’exploration de ce sentiment finalement peu abordé en littérature de jeunesse, peut-être parce qu’il contrevient à l’esprit de compétition et de concurrence qui gouverne la société. Pour un altruisme paisible, lisez Le Petit Livre de la gentillesse Dominika Lipniewska,

 

Snyder Laurel, Un Appétit d’ogre, traduit de l’anglais par Élisabeth Sebaoun illustrations de Chuck Groenink, Milan, 201950 p ; 14€90

Voici un album tout entier dévolu au thème de la dévoration et de l’ogre. Le petit garçon, héros de l’histoire, se fait ogre par prolongement du sommeil et des rêves de puissance qui l’animent mais aussi pour donner raison au prénom qu’il porte : Léo. Il devient donc lion, un lion de plus en plus énorme dans une première partie de l’histoire, avant de maigrir en régurgitant ses proies. Car l’ouvrage se veut (un peu trop) didactique : Léo l’affamé qui avale tout ce qui se présente sur son passage fait le chemin inverse quand il se rend compte de l’erreur consommatrice de sa gourmandise.

La figure de l’ogre est assortie, en toute conformité avec la tradition, de sa dimension de géant. Affamé à l’aube, il retourne dans la forêt (1), son habitat traditionnel. Ses forfaits sont autant de petits cailloux qui lui assureront sa capacité à revenir dans sa chambre. Il porte l’horreur, sauf, qu’ici, celle-ci confine au rire et s’apparente à la fantaisie puisqu’il revient sur chacune de ses dévorations pour quitter sa peau d’animal.

Les figures des contes vivent d’une vie souterraine aux civilisations et aux époques, cet album en est une preuve de plus. Mais détaché de toute volonté d’exactitude folkloriste, ce que l’on peut regretter mais ce dont l’enfant se satisfait, l’ogre lion du récit va retrouver le droit chemin, c’est-à-dire le retour à son état d’humain, grâce à la peur qui saisit l’ogre confronté à un ours plus géant que lui. La fin reste pleine d’ambiguïté. En effet, la tendresse maternelle, est symbolisée par la figure de la mère nourricière, donc une figure au service de l’appétit de dévoration de l’enfant….

Philippe Geneste

(1) Voir SaintYves, Pierre, Les contes de Perrault et les récits parallèles, en marge de la légende dorée Songes, miracles et survivances, Les reliques et les images légendaires, édition établie par Francis Lacassin, Paris, Robert Laffont, coll. Bouquins, 1987, p.256 sv.

17/01/2021

Littérature au regard de l’Histoire.

Tunisie, dix ans plus tard

aldeguer Hélène, Après le printemps. Une jeunesse tunisienne, Futuropolis, 2018, 136 p. 21€

L’ouvrage rend compte de la situation politique après la chute de Ben Ali en 2011. L’action se passe dans la ville Le Kef de la région montagneuse du nord-ouest de la Tunisie. Le parti islamiste conservateur, Ennahdha, a pris le pouvoir par les urnes mais la situation économique et sociale est tendue. Les jeunes tunisiens sont las de la répression. Le 6 février 2013, Chokri Belaïd, secrétaire général du parti des patriotes démocrates unifiés, parti d’extrême gauche, est assassiné. Ennahdha est de plus en plus contesté. Le soir du 6 février, le premier ministre annonce la formation d’« un gouvernement de compétences nationales sans appartenance politique ». Cela n’empêche pas de nombreux heurts de manifestants hostiles au pouvoir avec les forces répressives. De nombreuses immolations scandent le mois de mars 2013 alors qu’un projet de nouvelle constitution aiguise les conflits politiques. Au même moment des groupes liés à Al-Qaida au Maghreb islamique (Aqmi) mènent des attentats dans la région du mont Chambi. En juin c’est une jeune lycéenne tunisienne pro-femen qui est arrêtée. La venue à son procès de trois militantes Femen européennes fait scandale. Le 25 juillet 2013 Mohamed Brahmi, fondateur du parti Mouvement du peuple (parti nationaliste nassérien), est à son tour assassiné en sortant de chez lui. Les manifestations se multiplient, notamment à l’instigation de la jeunesse tunisienne. En janvier 2014, la nouvelle constitution est adoptée, moins imprégnée d’islamisme que n’en contenait son projet. Là s’arrête la bande dessinée.

Le récit d’Hélène Aldeguer traverse cette période à travers le cheminement de quatre jeunes : Saïf, Aziz, Chayma et Mériem. Les illustrations en noir et blanc rendent compte du désenchantement et de la rudesse d’une période historique sans lendemain. Le syndicat de l’UCTT, incontournable reste dans ses travers nés de sa langue histoire institutionnelle sous Ben Ali. Le rapport de la population à l’islam est particulièrement bien analysé. Ce que les dessins permettent aussi, c’est de ressentir la dispersion des énergies en l’absence d’un cadre commun de lutte ne s’inscrivant pas dans la course au pouvoir et, au contraire, alliant invention de rapports locaux communaux ou de proximité et cadre syndical pour défendre les travailleurs et travailleuses avec emploi ou sans emploi.

Philippe Geneste

Koubaa Laïla – Janssens Laura, Plus Profond Que l’Océan. Souvenirs d’un émigré, Steinkis, 2018, 88 p. 16€

Le choix du dessin et des couleurs, le choix de la mise en page sont de faire entrer dans la problématique de l’émigration par la poésie, l’impression et l’émotion. Un grand-père raconte son arrivée en France, le pourquoi de son départ de Tunisie, le temps d’adaptation et la vie commune en France, son nouveau pays. Par la narration sensible de Laïla Koubaa, l’ouvrage s’adresse à tout public, dès 9 ans. L’album est un trésor d’inventivité graphique et de trouvailles verbales, toujours avec grande simplicité d’exécution.

Ph. G. et la commission lisezjeunesse

 

L’Irak et les non-dits des puissances occidentales

Alani Feurat, Falloujah. Ma campagne perdue, dessins Halim, Steinkis, coll. Témoins du monde, 2020, 126 p. 18€

Le scénariste fut correspondant à Bagdad entre 2004 et 2008 pour divers médias. Il collabore régulièrement avec Arte et France 24. Le récit est donc autobiographique, Falloujah étant la ville de ses parents. L’album alterne souvenirs d’enfance (1989), reportage de guerre (2003/2004) et enquête au présent sur ce qui s’est passé à Falloujah. Avant sa conquête par l’organisation de l’Etat Islamique, la ville fut entièrement détruite par les américains en 2004. Pourquoi Falloujah est-elle devenue une zone géographique où les nouveaux- nés présentent de multiples malformations ? Pourquoi le taux de cancers y est-il celui d’Hiroshima et Nagasaki ? Le récit initial se fait enquête sur un crime de guerre qui, comme tous les crimes de guerre perpétrés par les USA est passé sous silence. Pourtant, en plus de l’usage d’armes chimiques (phosphore blanc), l’aviation US a largué des bombes radioactives, des armes toxiques, atomiques bien plus puissantes que les bombes sur le Japon en 1945.

Les dessins en noir et blanc d’Halim renforcent le récit en cela que le noir et blanc restitue la sobriété âpre du propos. Le noir et blanc contrasté sied, également, à l’évolution grandissante des oppositions où le point de vue critique finit parfois par sombrer dans des positionnements partisans exclusifs les uns des autres. C’est la psychologie des temps de guerre et de souffrance qui est alors transcrite. De plus, la vérité qui se révèle, au sens photographique du terme, n’est-elle par un processus de passage de l’invisible, du noir, au visible, au jour ? Enfin, le noir et blanc donne sa force au scénario en cela qu’il est, au fond, la couleur des archives, de ce qui doit rester pour que la mémoire, un jour, advienne à la mal nommée « communauté internationale ». Falloujah. Ma campagne perdue est au fond le récit d’une filiation blessée autant que celui d’une enfance perdue.

Philippe Geneste

10/01/2021

Dans un métier qui tue, des travailleuses sacrifiées

 

CY. Radium Girls, Glénat, 2020, 122 pages, 22€

 Le contexte historique de l'affaire des Radium Girls

L'intrigue commence dans le New Jersey en 1918 et retrace l'histoire vraie de plusieurs ouvrières d'USRC, l'United States Radium Corporation. Le radium est un élément chimique extrêmement radioactif découvert en 1898 par Marie et Pierre Curie. Mais, dans les Etats-Unis des années 1920, sa nocivité n'est pas encore connue du grand public et de petites quantités de radium sont utilisées dans de nombreux types de produits : des crèmes, des dentifrices, des vêtements en laine, du beurre, du lait, des médicaments... Certaines publicités de ces produits sont représentées dans la bande dessinée.

L'USRC fabrique des cadrans phosphorescents grâce à une peinture, mélange de sels de radium, de colle et d'eau. Ses ouvrières doivent peindre 250 cadrans par jour. Comme cela est très bien expliqué dans la bande dessinée, elles pratiquent la méthode du Lip Dip Paint : "Lip" pour effiler le pinceau entre leurs lèvres pour faire une pointe fine, "Dip" pour prendre de la peinture et "Paint" pour peindre. Le contremaître assure aux employées qu'elles ne courent aucun danger. Pourtant, à l'étage au-dessus, les chimistes portent des masques et des gants pour manipuler le radium tandis que les femmes ne bénéficient d'aucune mesure de protection.

La santé des ouvrières se détériore au bout de quelques années : mal de dents, fracture spontanée des os, douleur articulaire, fausse couche, anémie, nécrose... Le mal dont elles souffrent est hélas incurable. La méthode du Lip Dip Paint leur a fait ingérer de petites doses de radium. Il s'est fixé sur leurs os et les a désintégrés tout en détruisant leurs globules rouges créant de l'anémie. Des cancers apparaissent, notamment celui de la mâchoire, chez de nombreuses ouvrières. En 1925, le médecin Harrison Stanford Martland, qui apparaît dans la bande dessinée, identifie le radium comme la cause du cancer et de la mort chez les malades. Cependant, l'USRC nie toute implication et refuse de dédommager les victimes qui ne bénéficient d'aucune aide financière. Elle insinue que les femmes sont malades de la syphilis. Cette infection sexuellement transmissible est considérée à l'époque comme une maladie honteuse. L'objectif de la compagnie est de discréditer ces femmes qui accusent le radium d'être à l'origine de leurs souffrances.

Un groupe d'ouvrières essaie de porter plainte mais ce n'est qu'en 1927, après de nombreux refus, qu'un avocat accepte enfin de les représenter. Cette affaire sera surnommée celle des Radium Girls. L'opinion publique et la presse se rangent de leur côté mais l'USRC retarde les procédures. Les femmes étant très malades, elles doivent abandonner le procès et accepter un arrangement à l'amiable pour obtenir une compensation financière.

Le retentissement médiatique du procès a fait avancer les droits des travailleurs aux Etats-Unis. En 1932, un industriel américain, Eben Byers, décède des suites d'une irradiation au radium suite à l'ingestion du Radithor, un médicament composé de radium et d'eau distillée. L'utilisation du radium à des fins non médicales est finalement interdite en 1937. Dans le domaine médical, il est officiellement abandonné en 1976 pour des raisons de radioprotection.

Cyrielle Evrard, dont le pseudonyme est Cy, a été inspirée par le combat de ces femmes à qui elle a voulu rendre hommage. Elle est à la fois l'autrice et l'illustratrice de cet ouvrage qu'elle a réalisé en un an et demi. A la fin de l'histoire, son interview permet au lecteur d'en apprendre un peu plus. Elle s'est inspirée de la biographie The Radium Girls : The Dark Story of America's Shining Women de Kate Moore, publiée en 2016. Pour la réalisation de sa bande dessinée, Cy a utilisé huit crayons de couleur différents, le violet étant la couleur dominante. Elle a choisi d'insister sur l'amitié qui réunit ces filles, leurs fous rires partagés, les moments de complicité mais aussi les disputes et les différents points de vue, sur le droit de vote pour les femmes par exemple, puisque toutes ne sont pas forcément d'accord entre elles. Autre exemple, en toute confiance, certaines jouent à se mettre de la peinture, à base de sels de radium, sur leurs vêtements pour « briller » au bal tandis que d'autres trouvent ça un peu puéril. Mais, même sans cela, de la poudre phosphorescente se dépose chaque jour sur leurs mains, leurs visages, leurs cheveux. Les filles, ainsi que leurs parents, le remarquent la nuit. Des gens les surnomment d'abord les Ghost Girls puisqu'elles brillent comme des fantômes à cause de la poussière de radium qui les enveloppe. Lorsqu'elles tombent malades, elles sont surnommées les Radium Girls, le surnom Ghost Girls paraissant déplacé suite aux décès de certaines d'entre elles.

 Mon avis

J'ai beaucoup aimé cette bande dessinée qui m'a renseignée sur ce drame qu'ont vécu les Radium Girls. J'ai été très touchée par cette injustice. Ces jeunes femmes se retrouvent seules, de plus en plus malades, face à une industrie puissante et à des hommes d'affaires qui nient toute implication, même lorsqu'un médecin prouve que le radium est bien la cause des maladies. Comme l'USRC refuse de les dédommager, elles ne bénéficient d'aucune aide financière et se ruinent en soins médicaux. Dans la bande dessinée, l'une d'entre elle est même battue par son mari, furieux de devoir entretenir la maison, gérer seul les enfants et financer ses soins. Le mari d'une autre victime doit hypothéquer leur maison pour payer les soins.

Quant à l'USRC, elle fait tout pour retarder le procès. Un tel cynisme m'a choquée : leur avocat explique aux Radium Girls que des témoins capitaux de l'USRC ne sont pas disponibles pour le procès, parce qu'en vacances en Europe, tandis que ces jeunes femmes sont en train de dépérir ! Le lecteur peut se mettre facilement à leur place et on ne peut que comprendre leur choix d'accepter une compensation financière à l'amiable et d'abandonner ce trop long procès.

J'ai notamment aimé la fin de la bande dessinée où Arthur Roeder, le directeur de l'USRC, est hanté par le fantôme scintillant de ses anciennes ouvrières.

J'ai bien aimé le dessin fait uniquement aux crayons de couleur. L'interview de l'autrice m'a permis de comprendre qu'elle a donné des tons différents avec une même couleur (un dégradé de couleur). On appelle ce procédé le camaïeu. Elle a surtout utilisé du violet, du bleu et du vert. Enfin, ce livre est un très bel objet : en le prenant, j'ai été surprise par le contact légèrement rugueux de la couverture : les filles qui y sont représentées, très souriantes, ont un vernis très discret sur le visage et leurs vêtements pour représenter la poudre phosphorescente. Il en va de même pour les chiffres sur les cadrans des montres sur la quatrième de couverture. Je me suis rendue compte, par hasard, que ce vernis est fluorescent et brille dans le noir ! On y voit alors uniquement le visage devenu fantomatique des filles, certes souriantes mais un peu effrayantes aussi, le titre de la bande dessinée et, si on retourne le livre, les cadrans à la peinture de radium.

Milena Geneste-Mas

 NB : Le contexte historique autour des Radium Girls est très bien décrit dans la bande dessinée. Néanmoins, pour ce compte-rendu dans le célèbre blog Lisez jeunesse, je me suis documentée pour approfondir ce sujet et être la plus précise possible. La vidéo de France Culture Radium Girls, les ouvrières sacrifiées, publiée en janvier 2020, m'a beaucoup aidée. Elle est disponible en ligne à l'adresse suivante : https://www.youtube.com/watch?v=xJlbIUx6u0Q. Des articles de Wikipédia m'ont également permis de détailler certains points.

03/01/2021

Le combat des Félines pour l’émancipation

SERVANT, Stéphane, Félines, Rouergue, 2020, 374 pages, 15€80

Mon résumé :

Louise n'a que quinze ans lorsque sa maman meurt dans un accident de voiture. Elle-même blessée, elle a dû subir de nombreuses opérations. Deux ans après, son corps est fragile et son cœur brisé. Auparavant fille populaire aux côtés de sa meilleure amie, Sara, Louise est à présent un peu exclue. Elle peut néanmoins compter sur l'amour de son père et de son petit frère, Satie, âgé de quatre ans. A la bibliothèque, elle rencontre Tom, un jeune homme bisexuel. Ils se lient d'amitié et s'isolent souvent pour lire au bord du lac. Peu à peu, leur amitié va se transformer en véritable histoire d'amour...

Mais, un jour, au lycée, tout bascule ! Au cours de natation, une élève de la classe de Louise, Alexia, est la risée de ses camarades : à la piscine, sa serviette enroulée autour de son corps tombe et révèle un pelage sur ses épaules, son torse, ses cuisses ! Une vidéo humiliante de la scène circule sur les réseaux sociaux et Alexia se suicide.

Peu de temps après, ce sont toutes les jeunes filles qui subissent une étrange mutation, due à l'apparition d'un chromosome mystérieux : un pelage pousse sur leur visage et leur corps ! Si Louise a d'abord peur de ce changement, elle réalise très vite que cette mutation est loin d'être une maladie : sa vue, son ouïe et son odorat sont décuplés. Son pelage recouvre entièrement toutes ses cicatrices et la Mutation la rend agile et forte.

Dans le monde, de nombreux partisans rejettent ces filles, qu'ils appellent les Obscures. Imaginez un peu : les jeunes femmes, que les stéréotypes veulent douces et délicates, ressemblent tout à coup à des gros chats ! Comme l'explique très bien Tom, les individus sont rangés dans des cases, la société place des étiquettes sur les gens : « Un homme, ça doit être fort, courageux, dur. Une femme, ça doit être belle, douce et s'occuper des gamins » (page 249). La Mutation des filles remet cet ordre en cause. Elles découvrent leur part d'animalité et se sentent plus fortes ! Non seulement elles ne correspondent plus aux critères physiques féminins de la société, mais, en plus, elles ne peuvent pas avoir d'enfants, selon les scientifiques. Le petit Satie, lui, se moque de savoir si sa sœur a un pelage ou pas, il l'aime comme elle est. Le père de Louise, ainsi que d'autres parents, décide d'aider ces filles. Mais, hélas, de nombreux hommes et quelques femmes les rejettent : rapidement, les religieux parlent de malédiction. Les scientifiques cherchent un vaccin pour guérir de la Mutation. Le gouvernement ouvre des centres, nommés Aurores, puis plus tard des camps de travail, où les Obscures sont prisonnières. Les mesures instaurées sont de plus en plus strictes : elles doivent porter des « aubes », sortes de tuniques blanches, comparées à la burqa, pour bien se différencier des autres femmes, elles n'ont plus le droit d'aller à l'école... Un parti politique extrémiste, la Ligue de la Lumière, les décrit même comme n'étant plus humaines.

Exclues, traquées, voire assassinées impunément, les jeunes filles vont finir par se révolter. Elles décident de se faire appeler les Félines. Louise contacte un écrivain pour témoigner de son combat. Mais c'est dans le monde entier qu'une véritable Révolution se met en place...

 Mon avis :

Ce livre est un véritable coup de cœur pour moi.

Dès le début du roman, le lecteur a vraiment l'impression de lire une histoire véridique. En effet, Louise raconte son histoire à la première personne en se confiant à un écrivain qui vient, clandestinement, récupérer son témoignage. On est ainsi immédiatement plongé dans l'histoire, captivante grâce au style très fluide de l'auteur.

Ce livre traite de beaucoup de thèmes comme l'homosexualité et la bisexualité, le viol, l'intolérance et le fanatisme, le féminisme... En effet, selon moi, le mouvement des Félines est une métaphore du combat des femmes pour leur émancipation et pour l'égalité. Il montre l'importance de la sororité, puisque les Félines sont unies et solidaires entre elles, malgré des divergences de points de vue.

Enfin, j'ai trouvé les personnages attachants. Louise évolue énormément au fil du roman : d'abord faible, timide et un peu isolée, elle va devenir forte, militante, totalement intégrée dans la communauté des Félines dont elle est une figure centrale. Son père et elle parviennent à communiquer à nouveau et elle trouve en sa famille un soutien sans faille. Le personnage de Tom est aussi très intéressant : garçon un peu gros et étrange, il aime les gens pour ce qu'ils sont, filles ou garçons. Enfin, j'ai bien aimé les apparitions inopinées de Charbon, chat du bibliothécaire, qui guide et aide l'héroïne.

Milena Geneste-Mas