Anachroniques

31/03/2019

« Le cerisier comme une promesse »

Roman Ghislaine, Le Cerf-volant de Toshiro, illustrations de Stéphane Nicolet, Nathan, 2018, 32 p. 11€50
Les peintures du livre semblent des aquarelles qui permettent à l’auteur de jouer sur la transparence et l’illusion des surfaces et des fonds. Or le récit a pour lieu central une mare et les reflets du ciel qu’elle permet de capturer. Ce n’est pas la nature que l’album magnifie mais la création humaine : le cerf-volant, la mare recréée par un enfant qui y transporte l’eau. Mais la plus belle création est celle de la relation affective nouée entre un vieillard et un petit enfant, Toshiro. De la même façon que jeunesse et vieillesse s’opposent, l’air et le ciel s’opposent à la terre, le regard vers le haut au regard vers le bas, l’immensité du ciel, son reflet sur une surface liquide. Si le grand-père, Sato, raconte des bribes de son histoire personnelle, Toshiro est un enfant mutique, jusqu’à ce que la neige tombe et que, le grand-père ne pouvant plus voir le reflet du cerf-volant jouant avec l’air dans la mare, l’enfant trouve la ressource sonore des mots pour, à son tour lui décrire les circonvolutions de l’objet aérien. Mais si l’album émeut, c’est parce qu’il approfondit, par le dessin et le propos littéraire, la relation entre générations. Sato se raconte, Toshiro lui raconte et la transmission repose sur le lien entre les deux, c’est-à-dire donner de soi pour que s’ouvre, toujours nouvellement, l’histoire du monde. Ce qui unit les êtres humains, c’est le monde et donc la relation humaine raconte la relation des hommes au monde.

Jolibois Christian, La princesse aux doigts d’or, illustrations de He Zhihong, Milan, 2018, 40 p. 15€90
Un empereur pacifiste, première dérogation à la norme historique, une fille d’empereur qui a reçu, par don -ainsi vont les contes au penchant de l’inné- de savoir peindre les oiseaux et de leur donner, ainsi, vie. Un pays imaginaire où les oiseaux de papier se retrouvent, loin des terres habitées. Un monstre mauvais génie qui veut contrevenir au bonheur de l’empereur en handicapant sa fille. La princesse aux doigts d’or devient la princesse aux doigts gourds. Mais la volonté intervient chez cet être chétif et, par l’intermède d’un chenapan, elle regagne par l’acquis, cette fois, l’art de peindre. Les illustrations de He Zhihong sont produites sur papier de riz selon le dessin traditionnel chinois. Douceur et magnificence s’allient pour créer cet univers parallèle au nôtre. Le genre du conte de fée est l’intertexte annoncé dès le titre et assumé par l’illustration que met en valeur le grand format (320 x 240 mm). Les métamorphoses sont présentes et répétées par le travail du dessin, bref, le jeune lecteur ou l’enfant à qui on lit l’album, peut voir et se représenter cet univers fabuleux où les animaux sont les alliés de la paix et de la légèreté de vivre contre l’esprit guerrier. Une très bonne idée de cadeau qui poursuit le conte traditionnel dans les règles de l’art, y ajoutant des interpellations au lecteur.

Quatromme France, Au temps des cerises, dessins et peintures d’Elsa Oriol, Utopique, 2018, 40 p. 17€
Proposer aux enfants un récit sur la maladie n’a rien d’évident. Comment s’y est prise France Quatromme qui a relevé ce défi ?
D’abord, elle a choisi d’immerger le lectorat au cœur de la relation d’une mère et de sa fille, relation propice à l’expression des émotions. C’est la mère qui est malade, atteinte d’un cancer du sein. France Quatromme a ensuite mis de la distance entre les lecteurs, les lectrices et le récit : elle a refusé la narration à la première personne, préférant opter pour une narration à la troisième personne. Elle évite ainsi ce qu’une identification à l’héroïne pourrait avoir de ravageur. Les illustrations courent sur les doubles pages ce qui rend le lectorat dépendant des décors, paysages, situations relatées par Elsa Oriol. Les peintures, servies par le grand format de l’album, sont porteuses de calme et pourtant reflètent une indicible tristesse. C’est justement cet indicible que vise le texte de France Quatromme.
La couleur va épouser le passage des saisons c’est-à-dire du temps. Le récit traverse l’angoisse de la mort tout le long de la période hivernale. L’album se clôt sur le printemps, « le cerisier, comme une promesse… », les couleurs vives et une double page lumineuse où une mère qui a retrouvé ses cheveux tient par l’épaule une petite fille, toutes deux de dos mais face aux cerisiers chargés de leurs fruits carmin.

Philippe Geneste

24/03/2019

Condition animalière

OCHOA Isy, Fritz, éditions du Rouergue, 2018, 18,50 euros.
Résumé : 
Cet album retrace la vie de Fritz, un éléphant de cirque très connu, né à Calcutta en 1870. Il se fait capturer par des hommes alors qu'il n'est âgé que d'un an. Six éléphants adultes sont tués pour trois éléphanteaux capturés. Fritz appartient d'abord à Hagenbeck, un marchand d'animaux sauvages, avant d'être vendu à la compagnie américaine de cirque Barnum & Bailey. Les conditions de vie imposées par les hommes ne conviennent pas à la plupart des animaux sauvages qui finissent par mourir. Fritz souffre du froid à Hambourg, on lui enduit la peau plusieurs fois par an d'huile de pied de bœuf ou de graisse de chameau pour compenser l'absence de boue. Il doit vivre dans un « box », un habitat qui ne ressemble en rien à son milieu naturel. A cette époque, le transport des éléphants et des autres animaux se faisait surtout par voie maritime. Il arrivait souvent qu'ils tombent malades durant le voyage à cause du manque de mouvement, des tempêtes, d'une nourriture inadaptée... Ainsi, lors de sa traversée de l'Atlantique avec le cirque Barnum, plusieurs compagnons de Fritz sont morts.
            Pour exécuter les exercices voulus par le cirque, les animaux subissent des sanctions et des privations quotidiennes (crochets et clous sont utilisés sur les éléphants). Fritz est forcé d'adopter des postures inadaptées à sa morphologie, postures qui font enfler ses articulations. Des ingénieurs font des expériences sur les animaux (décharges électriques...).
            En 1902, Fritz devient agressif dans les rues de Tours où le cirque est en représentation. Bailey ordonne alors sa mise à mort immédiate, sur place et devant les gens. Sa dépouille est offerte à la ville. Le maire décide de la confier à M. Barnsby, directeur de l'école de médecine de la ville. Des artisans procèdent à la naturalisation de Fritz et à la reconstitution de son squelette. Dans un premier temps, il est exposé au Muséum d'histoire naturelle de Tours, le squelette dans une salle et la dépouille dans l'entrée. Faute de place, cette dernière est transférée en 1910 au musée des Beaux-arts de Tours et le squelette reste en place. En juin 1940, il disparaît dans l'incendie du musée consécutif aux combats de la Seconde Guerre Mondiale.

            Aujourd'hui, « Fritz a cent cinquante ans, un magnifique cèdre du Liban planté en 1810 se reflète dans sa cage de verre. Deux colosses de la nature se font face, spectateurs immobiles du monde des hommes ».

Mon avis :
            La lecture de cet album est très poignante. Tout en étant le plus fidèle possible à la vie de Fritz, l'auteur dénonce les méthodes cruelles de capture et de dressage de l'ensemble des animaux de cirque. Leur détresse est très bien retranscrite dans cet album, que ce soit par le biais de l'écriture ou celui de l'image. Le lecteur prend vraiment conscience de l'injustice du sort de ces animaux sauvages capturés dans l'unique but de divertir les hommes.
Milena Geneste-Mas

Deux contes animaliers

Zemanel d’après Jean de la Fontaine, Joli Corbeau, illustré par Amélie Dufour, Père Castor-Flammarion, 2016, 32 p. 5€25
Reprise de la fable « le Corbeau et le renard » croisée par Zemanel, auteur prolifique de la collection des albums du Père Castor, avec d’autres contes animaliers, Joli Corbeau amplifie la leçon morale de La Fontaine en imaginant une chaîne de la ruse où le corbeau finit par se perdre lui-même. Comme toujours chez Zemanel, le rythme du récit, impeccablement composé, est soutenu, le vocabulaire simple et précis, avec une nouvelle fois la chaîne alimentaire comme thématique centrale.

Mohamed Abdou, Sire-Moustique et Sire-Vent. Ba-Dundri na Ba-Mpepvo, traduction d’Ahmed Chamanga, illustrations de Roddy Manantsoa, éditions KomEDIT, 2018, 22 p.
Cet album bilingue écrit par un instituteur de l’île d’Anjouan aux Comores, est un conte animalier digne d’une fable de La Fontaine : un moustique se plaint auprès du juge, une mouche, de l’agressivité du vent qui l’empêche d’aller et venir à sa guise. Le vent sera convoqué au tribunal mais fera s’envoler les papiers et les dossiers. Le moustique sera ainsi débouté et sa plainte perdue au vent du plus fort. La justice est ainsi faite, qu’elle ne peut rien contre les puissants. Le moustique est donc condamné à errer au gré des souffles de l’air, sans indépendance de mouvement et sans destination libre à ses pérégrinations.
L’album est de petit format, carré, agréable et illustré pleine page par Roddy Manantsoa. L’édition bilingue permet de découvrir le comorien. A l’heure où la xénophobie tend à triompher une telle initiative doit trouver un écho.
Philippe Geneste

17/03/2019

L’imagination au pouvoir

Yamamoto Lani, Stina, Helvetiq, 2019, 42 p.
Voici un ouvrage remarquable paru dans une nouvelle maison d’édition basée en Suisse, Helvetiq. Le dessin minimaliste raconte l’histoire d’une enfant qui a froid, toujours froid et reste dedans. Dedans, c’est-à-dire dans un monde de solitude, un monde fait sur mesure pour sa phobie du froid. C’est, humour élégant et fin de l’autrice, l’occasion de donner des plans d’objets improbables, des recettes (le chocolat chaud de Stina), des savoir-faire (tricoter avec les doigts, siffler entre ses doigts). Et puis des enfants entreront dans la vie de Stina et le froid va être mis à distance grâce au rapport avec les autres.
Derrière la simplicité de l’album, un riche récit se développe sous l’œil du lecteur. Quitter ses couvertures, c’est se séparer du cocon de sécurité extrême que Stina s’est constitué et qu’elle a organisé. Ce cocon, c’est aussi un univers, le sien, un espace de réalisation d’elle-même. Mais se réalise-t-on dans l’exploration du monde clos sur soi ? La réassurance toute maternelle de cet univers ne finit-elle pas par empêcher la prise en compte, la compréhension du monde environnant ? Jusque là, l’album peut être lu comme émanant d’un seul individu. Les désirs de Stina, grâce auxquels elle s’inscrit dans sa vie, ne trouvent de satisfaction que dans l’ordre calfeutré des pièces closes, fermées à la vie du dehors.
Mais la réalité contraignante va faire irruption, par effraction. Elle prend la figure de deux enfants, enfants qui auparavant jouaient à l’extérieur de la maison et que Stina regardait de l’intérieur, par la fenêtre. Leur entrée dans la maison va marquer, pour Stina, à la fois un acte de séparation d’avec l’univers protégé et un acte d’amplification de la réalisation de soi par l’action empathique envers ces enfants gelés. Stina les réchauffe, se détachant ainsi d’elle-même, tournant ses pensées hors de sa bulle propre. Dès lors, elle acquiert la puissance de penser sa vie parce qu’elle se détache de ce cocon protecteur qu’elle avait si savamment ordonné. S’ouvrant ainsi aux autres, elle va pouvoir penser son intimité. Plus même, et c’est l’intelligence précieuse de l’album, elle transmet aux deux enfants ses savoir-faire. L’album pointe ainsi l’ambivalence du couple dépendance/autonomie et souligne l’interrogation qui est au fond celle de Stina : c’est quoi donner un sens à sa vie ?

matigot Popy, Oh! Là haut !, Helvetiq, 2019, 42 p.
Des illustrations privilégiant le schématisme, l’occupation d’apparence désordonnée de l’espace des pages, le jeu des couleurs riantes, sur un papier mat épais, parfait pour les petites mains des enfants dès 5 ans, du texte à lire en retournant le livre, en le penchant ou en le tenant droit, tout simplement, des images inversées ou non : l’album raconte la cacophonie contemporaine.
Une longue discussion au sein de la commission lisezjeunesse a conclu à un rapport entre la multiplication des messages via les réseaux sociaux, les téléphones portables, les ordinateurs etc. et l’univers incohérent qui peu à peu, au cours de l’album de Popy Matigot, s’installe. C’est qu’au départ, le monde décrit est un monde urbain, un espace de maisons surélevées, des sortes de gratte-ciels individuels qui poussent à l’isolement, à l’atomisation des habitants. Pour y pallier ceux-ci payent les services d’un transmetteur, d’un serveur à messages, un escaladeur hors pair, un génie des échelles, des sauts et des figures ascensionnelles.
Mais, le pauvre homme s’épuise, mélange les destinataires des messages, qui dès lors se fâchent entre eux, entrent en colère, s’affrontent… Le messager comprend alors l’erreur fondamentale de cet univers des hauteurs et va ramener les Holahos à leurs responsabilités. Provoquant leur chute, ceux-ci vont se retrouver sur la terre ferme, vont pouvoir se parler, vont coopérer. Le métier pénible de messager escala-cascadeur sera oublié. A la place, les Holahos choisissent de cesser de vivre perchés, et vivent du partage, d’échanges en vives voix. Une belle contre-fable des temps nouveaux qui sont les nôtres.

fehr Daniel, Les poches de Pauline, illustrations Aspinal Jamie, Helvetiq, 2019, 42 p.
L’album se propose de faire les poches des pantalons des enfants. D’abord faire l’inventaire de tout ce qu’on y trouve. Grâce aux images d’Aspinal, c’est une poésie à la Prévert qui ‘élève peu à peu des pages. Et puis, comme Alice qui rapetisse au gré de ce que lui impose le récit, Pauline va entrer dans la poche du pantalon.
Dans cette grotte hors du monde réel, elle voit une créature miniature mais sympathique organiser un monde nouveau. Les images d’Apinal jouent alors du surréalisme de la situation pour déborder le vraisemblable et imposer le récit comme imaginaire pur. L’album montre ainsi la constitution par Pauline d’un univers parallèle, purement de fantaisie, mais nourrissant l’imaginaire, c’est-à-dire démultipliant les représentations des objets qui sont ainsi invités à sortir de leur utilité fonctionnelle pour revêtir une utilité définie par la raison imaginante de l’enfance. C’est plus utile qu’on ne le croit car c’est un moyen de pousser plus avant l’exploration du milieu environnant, de découvrir des richesses nouvelles dans la banalité même des objets qui nous entourent.
L’album se fait ainsi invitation à l’attention grande envers le milieu des actes quotidiens.

Barkat Hadi, Les interdits, ça suffit ! illustrations Farkas Mirjana, Helvetiq, 2019, 42 p.
L’album est plein d’humour et propose de remplacer les interdits qui gouvernent la vie sociale des enfants par des permissions librement choisies par eux. Derrière l’amusement, l’enfant est invité à une réflexion sur la notion de loi et de règles régissant la vie. En changeant les interdits, ce sont de nouveaux comportements que les enfants font apparaître. Et l’album touche alors à une question précieuse : qu’est-ce qui distingue le désir (de faire ce que l’on veut) et le plaisir (lié à se sentir libre) ? Ce que l’album, avec une simplicité désarmante propose, c’est la maîtrise de soi : maîtriser la situation ainsi créée. Le livre montre, par exemple, comment la situation échappe et peut devenir angoissante.
Alors, rechercher à motiver les règles n’imposerait-il pas de sortir de soi pour les éprouver collectivement ? Qu’elles soient reconnues par le groupe des enfants jouant ensemble, n’est-ce pas la garantie pour que le permissif ne tombe pas dans l’angoissant et que l’interdit ne soit pas une source infinie de frustration ? Et demain, qu’est-ce qui sera permis ? Ou, dit autrement, quelle société respectueuse des enfants et respectueuse des autres comme de soi pourrait être envisagée ?

Philippe Geneste

10/03/2019

Red Power : l’éducation souveraine comme seul espoir

Fontenaille Elise, Alcatraz, indian land, oskar éditeur, 2018, 80 p. 9€95
En 1968 naît l’American Indian Movement (AIM) qui lutte contre les mauvais traitements subis par les indiens, pour le respect des traités signés. La première action qui rencontrera un écho est l’occupation, pendant 19 mois, de la prison d’Alcatraz (nom d’une île au large de San Francisco) fermée depuis 1964. C’est une époque où l’Amérique est confrontée à la contestation contre la guerre au Vietnam, où les noirs s’organisent pour faire valoir leur droit et exercer leur dignité. En janvier 1969, Martin Luther King a été assassiné. En référence au Black Power émerge un Red Power.
L’ouvrage d’Elise Fontenaille se passe en 2012 : Maryline Miracle, la narratrice, reçoit une lettre de la mairie de San Francisco l’invitant à venir célébrer l’occupation de la prison d’Alcatraz à laquelle elle a participé, 43 ans plus tôt. Maryline Miracle est le nom d’acculturation imposé par l’administration, notamment lors de l’inscription dans les écoles indiennes (1). Son vrai nom Mohawk est Little Bird. Elle écrit alors à sa fille Eden et ses souvenirs forment la matière de cette épisode de la lutte en cours des indiens pour leur reconnaissance comme nation souveraine.
Indian land est extrait du graffiti géant (Free indian Land / Indian Welcome) inscrit sur le château d’eau lors de l’occupation par un indien Hopi, No Name (2), aidé de Little Bird. Tous deux se sont rencontrés au début de l’occupation et se sont aimés. Eden est leur fille, mais No Name est parti avant la fin sans savoir que Little Bird attendait un enfant
Le livre raconte le combat de l’infatigable Richard Oakes, un indien militant qui a l’idée de transformer en université indienne la prison créée au départ pour enfermer les indiens sioux refusant que leurs enfants soient mis dans une résidential school, ces pensionnats institutionnels de triste mémoire : « on nous a tout pris, tout volé, on nous a dépouillés, humiliés, l’éducation c’est notre seul espoir » (p.19). Richard Oakes est épaulé par sa femme Alicia. Leur Fille Yvonne est l’amie de Little Bird, bien que beaucoup plus jeune que cette dernière.
L’événement déclencheur, c’est l’incendie criminel qui ravage le centre culturel indien de San Francisco. Par dizaines des indiens de diverses tribus gagnent l’île et en organisent l’occupation. Pourquoi le 11 novembre ? Parce que c’est le jour de Thanksgiving, jour où l’Amérique commémore l’aide apportée par les indiens aux premiers colons arrivés épuisés, affamés et transis sur les côtes de l’Amérique. On sait qu’en remerciement, des décennies plus tard, les américains blancs organiseront le génocide des indiens.
Au début, l’occupation se passe au mieux. La police n’intervient pas, une école alternative se met en place, où Little Bird dispense des cours, une garderie est instaurée, une radio libre animée par John Trudell -à l’époque inconnu et qui deviendra un des porte-drapeaux de la cause indienne-, l’autogestion s’organise pour gérer la vie quotidienne commensale, pour l’approvisionnement, la relation avec les journalistes etc. Toutes les tribus indiennes se côtoient, des artistes apportent leurs soutiens (Jane Fonda, Marlon Brando, le groupe de rock Creedence Clearwater Revival…). Mais des jalousies vont naître, le climat se dégrade sous l’effet d’une organisation insuffisamment coopérative jusqu’à l’accident qui entraîne la mort d’Yvonne et avec elle, le départ de Richard et Alicia qui pensent à un assassinat pour empêcher la réalisation du projet. Dès lors, l’occupation devient poreuse aux trafiquants de drogues, et l’île des enfants libres devient l’île des espoirs perdus. Un soir, le phare prend feu et c’est la reprise en main de l’île par les autorités.
Le récit décrit avec sensibilité et sans didactisme comment se lève un espoir, comment le collectif insuffle la joie de vivre, comment la libération des anciennes conditions de vie en soumission entraîne la production créatrice des personnes, comment la réalisation en autonomie d’une expérience rassemble ce qui jusque là restait émietté : le All Tribes d’Acatraz en 1969 en est l’indication. L’écriture vive d’Elise Fontenaille ne chante aucune nostalgie, sa phrase courte est clinique et la composition en brefs chapitres donne un rythme rapide aux événements. Très bien documentée –« les faits et les personnages figurant dans ce récit –fictif- sont réels » écrit-elle dans la postface- la fiction n’a rien de passéiste ; elle regarde vers l’avant, puisqu’elle montre comment les pas qu’on réalise peuvent donner souche à des combats futurs. Aujourd’hui, contre la pollution des sols, contre le rapt des terres, contre la vie insoutenable dans les réserves, contre les injustices dont sont victimes les indiens, contre le viol, le meurtre(3), de multiples mouvements indiens voient le jour. Les causes perdues ne le sont vraiment que si l’oubli les recouvre, ce à quoi œuvrent tous les pouvoirs.
Philippe Geneste

(1) Voir Fontenaille Elise, Kill the indian in the child, oskar, 2017, 92 p. 9€95 blog lisezjeunessepg du 12/11/2017 – (2) Nom donné par la narratrice à Coeur brisé qui est arrivé à Alcatraz suite à un chagrin d’amour. (3) lire de Fontenaille Elise, Les Disparues de Vancouver, Grasset, 2017, 196 p 

02/03/2019

Comme une sœur choisie


Tit’Soso, Pas Normale, Laurence Biberfield, illustratrice, Valentin Coré, coloriste, Saint-Georges-d’Oléron, les éditions libertaires, 2018, 45 pages, 8 euros.
La narratrice, Soso, devenue adulte, égrène son enfance en quinze courts chapitres acérés, intenses pamphlets poétiques soulignés par le talent de Laurence Biberfield et Valentin Coré. une jeunesse écrasée, étouffée par la vulgarité, la brutalité, la bêtise d’une famille s’y raconte.
Premier souvenir, souvenir le plus marquant, le plus cruel. C’est le milieu du XX° siècle. Soso, petite fille de cinq ans se baigne près de sa grande sœur, âgée de dix ans, dans les eaux dangereuses de la rivière. Leur père sensé les protéger, les surveiller, est bien distrait. Pas très loin de ses yeux, sa fille aînée se noie ; Soso est la survivante. On taira le drame en tentant d’en effacer la mémoire. On le met de côté, ainsi qu’on n’écoute pas, on ne répond pas à l’enfant. La famille néglige la souffrance de Soso comme plus tard elle marginalisera la jeune fille, voudra étouffer ses révoltes, ses colères, comme elle niera ses talents. On la met enfin du côté des parias, de ceux qui sont différents, « pas normaux ». Pour Soso, là où le quotidien est roi, la banalité est reine : une mère stressée, qui ne console pas ses peines, violente, sans empathie ; un père lointain, qui décourage le moindre idéal ; trois frères cruels, racistes.
Dernier chapitre, fin de l’histoire : Soso quitte sa famille, elle a dix-huit ans, trois francs six sous en poche donnés par son père. elle est seule. elle est enceinte.
Alors amie adolescente, jeune lectrice, tu penses comme moi, tu t’interroges : qu’a-t-elle fait Soso, à dix-huit ans, enceinte, fin des années 60 ? Qui l’a aidée, qu’a-t-elle vécu, qu’a-t-elle choisi ? Qui a-t-elle rencontré ? Des personnes aux mêmes idéaux, des collègues, camarades, des amies, un ami, une amie, l’amitié, avec qui peut s’ouvrir le possible ; déjà dans les jeux à la récré celle qui ne te laissait pas seule, l’amitié au creux des mains, dans le mystère d’un livre, dans les musiques, les danses, dans les fous-rire pour un rien, une amie qui embellit tes rêves, qui termine tes phrases, qui t’enveloppe au temps du chagrin… une amie comme une sœur choisie.

Annie Mas