Nie Chongrui, Au
Loin, une montagne…, traduction du chinois Elia Lange et Natalie Nie, Steinkis,
2019, 264 p. 28€
1964, l’auteur a 19 ans. Les
événements politiques ont privé sa famille de l’aisance dans laquelle elle
avait, jusque-là, vécue. Le jeune homme, pour gagner sa vie, renonce à des
études d’art pour devenir mécanicien dans le secteur de la construction. C’est
à partir de là qu’on le suit, jusqu’à aujourd’hui. Le livre raconte par le
dessin ce parcours et notamment les débuts de la révolution culturelle
(1966-1976, à la mort du président Mao Zedong).
Il s’agit d’une autobiographie
graphique avec des encadrés narratifs à valeur explicative. Le dessin en noir
et blanc, dessin au trait réalisé souvent à partir de photos, intégrant des
dessins de carnets de l’époque (certains sont donnés en annexe avec des
photographies) où l’auteur travaillait sur les chantiers du Ningwu dans la
province du Shanxi. Excellent portraitiste, amoureux des détails, paysagiste
confirmé, Nie Chongrui propose des planches en format italien (30 x 21 cm) d’une intensité
rugueuse contenue dans des compositions rigoureuses.
Nie Chongrui travaille sur un
immense chantier, dans le Shanxi, où se construit une usine d’armement. Les
dessins nous font pénétrer dans cette province reculée, qui échappe au début
aux troubles de la révolution culturelle, avant d’être rattrapée par elle.
L’auteur livre ce qu’il a vécu, tel qu’il l’a vécu. Il n’y a pas de fioriture
ni d’essai de magnifier un peuple paysan et ouvrier avec lequel il est pourtant
en empathie. La texture du dessin couvre, généralement, l’intégralité des cases
ou des pages, enveloppant le lecteur, l’empêchant de sortir de l’univers créé.
Nie Chongrui joue de la perspective, créant avec adresse des effets de surprise
et de mouvement. De plus, le dessin capture mieux l’instantanéité que la
peinture. Or, cet album est un récit déclaratif. L’auteur, alors qu’il était
ouvrier sur le site, dessinait pour conserver en lui-même trace de ce qu’il
ressentait. L’intensité du dessin a, sûrement, à voir avec cette expérience
retenue dans les carnets dont s’est servi l’auteur pour revenir sur sa vie. Les
traits zébrés, ramifiés, hachurés, croisés rendent pénétrants les visages
au-delà de l’apparence. Ils relèvent d’un art intime qui ne ment pas, un art
qui cherche une vérité des êtres. Le dessin fait apparaître la structure
interne des objets, des lieux mais aussi révèle les ressorts des comportements
des personnages. Tout fait corps, ici, espace et personnages plongés dans un
moment historique de grande violence symbolique et réelle. Nous pourrions
parler d’un graphisme à l’estomac comme Gracq parle de littérature à l’estomac.
La montagne que le titre convoque
est le Guancen Shan que l’auteur peut voir chaque jour. Il y liera une amitié
avec un habitant Zhang Juquan qui n’est pas sans rappeler la situation décrite
par Luxun dans Village natal. Cette amitié intimement liée au mont Guancen, au
pied duquel vivait Zhang Juquan, est le fil directeur du récit :
« Je réfléchis toujours à cette question : Juquan et moi venions de
milieux très éloignés et avons vécu des vies bien différentes, mais chacun de
son côté n’a jamais cessé de penser à l’autre. Pourquoi cela ? Sans doute
parce que nous sommes tous les deux enfants de cette montagne, nous sommes donc
des frères ? Voilà, cette histoire qui a duré plus de cinquante ans me
relie toujours aux montagnes Guancen par des liens inextricables ».
Gentil Mano, Léonard de Vinci, un drôle d’oiseau,
oskar, 2019, 91 p. 9€95
La biographie de Mano Gentil est
menée à la première personne. Le but est de convaincre le jeune lectorat (10/14
ans) par une identification au personnage historique. Le récit n’est toutefois
pas chronologique puisqu’il commence en 1515, alors que Léonard de Vinci
(1452-1519) se prépare à migrer en France sous la protection de François Ier.
La narration va donc se faire rétrospective, avec un long arrêt sur les
apprentissages auprès du maître Andrea Verrochio. Les relations amicales avec
Botticelli contrastent avec la détestation qui unit le jeune Léonard à
Michel-Ange. Il nous raconte, ensuite, les relations avec les mécènes (Laurent
de Médicis à Florence d’abord, le duc Ludovic Sforza à Milan, puis César Borgia
à Venise ; en 1513 il est auprès de Julien de Médicis, enfin en France de
1515 à 1519). Mano Gentil explique très bien et simplement le contexte
historique, les multiples centres d’intérêt de Léonard de Vinci. Le technicien,
l’ingénieur, l’architecte, le sculpteur, le peintre, l’écrivain, le
mathématicien (un goût prononcé), l’urbaniste… sont présents, font l’objet
d’épisodes divers qui dépeignent l’étendue des savoirs de cet homme qui incarne
ô combien l’humanisme qui éclot à la Renaissance.
Le récit à la première personne
permet aussi à l’auteur d’interroger des énigmes de la vie de Léonard de
Vinci : pourquoi ne terminait-il pas ses tableaux ? Que cache cette
insatiable soif de connaître ? Qu’est-ce qui anime ce joyeux drille pour
qu’il sache s’enfermer dans l’étude autant que multiplier les expériences et
expérimentations ? Le cahier documentaire de 16 pages, en couleur, permet
de voir des lieux, des personnages, quelques rares peintures et réalisations -dessins,
croquis- de Léonard de Vinci. Un glossaire facilite la lecture des passages
techniques concernant principalement la peinture.
Philippe Geneste