Anachroniques

28/04/2024

Poésie verbale, Poésie graphique

COULIOU Chantal, Sur Les Ailes du poème, illustrations d’Évelyne BOUVIER, éditions Voix Tissées, 59 p. 15€

Le livre est édité avec soin, en format carré (20 cm x 20 cm), avec des illustrations soit en pleine page soit adroitement insérées pour faire sens dans la page du poème. Chantal Couillou est une poétesse de la simplicité, écriture qui sied particulièrement au propos. En effet, Sur Les Ailes du poème conte, en vers, le rapport de modestie qu’elle entretient avec le monde. Le propre du monde est d’être parcouru :

« d’un bord à l’autre du chemin

sauter

de caillou en caillou » (p.7) ;

« de chaque côté du talus » (p.10).

Ce parcours est certes géographique et spatial mais il est aussi une interrogation de ce qui relie l’homme et l’animal, ce qui relie les éléments naturels entre eux. Comme dans une histoire, un personnage, le goéland, itère cette thématique en lien avec le site d’une école et des enfants qui y travaillent et y jouent. Le lieu est significatif : il s’agit par la poésie d’entrer en connaissance du monde, de l’humanité. L’image d’un jardin ensauvagé après la mort du jardinier intensifie cette thématique. Mais rien de didactique, Chantal Couillou déploie des techniques rhétoriques et poétiques pour le lectorat de tous les âges.

L’ouvrage est tout entier tendu vers l’appréhension du monde par l’écriture. La nature propose ses thèmes que le poème tente d’accomplir en représentations. Le poème semble, à plusieurs reprises, dans l’énumération : l’énumération joue sur les substitutions, sur les accommodations de mots, sur les glissements subtils de sens. Ces procédés utilisés pour exprimer la nature, créent entre le poème, ses illustrations et le réel, le silence du hors-texte en quelque sorte, « des chemins de traverse » (p.33). Les empruntant, la poétesse et avec elle Évelyne Bouvier invitent les élèves, personnages du poème, mais aussi les lectrices et lecteurs du recueil, à libérer leur langage (« oubliée la dictée de pépé » (p.10) ; « oubliées les dictées, les divisions » (p.10)).

Ce sont là quelques pistes de lecture ; mais Sur Les Ailes du poème est irrigué par d’autres thématiques. Les illustrations d’Évelyne Bouvier redoublent de douceur le style lumineux de Chantal Couillou. Comme suggéré par les pages 24 et 25, le rapport de la culture et de la nature, de l’homme et de l’animal, de l’architecture et de l’espace, de l’agriculture et de la terre sauvage, n’invitent à la ronde des enfants autour de la terre, mais au cheminement d’humanité sur les bords intérieurs et extérieurs d’un ruban de Moebius. On comprend alors que la poésie de Chantal Couillou soit sentie si narrative à la lecture, échappant à la boucle fermée pour la farandole incessamment dansée.

 

LOUIS Catherine, Un Oiseau sans histoire, HongFei, 2024, 32 p. 12€90

Quel magnifique album qui pourra être lu avec les enfants dès deux ans mais qui pourra être lu avec des plus enfants plus âgés qui auront plaisir à lire page à page cette œuvre de petit format, aux feuilles cartonnées, aux coins arrondis.

La dynamique narrative est assurée par une silhouette dessinée d’un oiseau en quête d’histoire, car il vient de se faire exclure de la sienne. Premier niveau de symbolisme, l’album suit un oiseau déraciné de son espace de vie. Ce sujet triste s’exprime à travers les couleurs posées par la technique du pastel, insufflant une mélancolie à l’oiseau en errance. Toutefois, la silhouette aux grands yeux naïfs est drôle, stimulant l’enfant à tourner les pages dont le fond de clarté aux impressions évanescentes et sobres venant envahir de pâleur les couleurs ainsi adoucies.

L’oiseau, second niveau du symbolisme, est un penseur : pourquoi se chercher une histoire sinon des histoires, si on n’a personne à qui la raconter ? L’histoire serait donc autant le signe d’une relation interpersonnelle nécessaire pour vivre qu’un récit pour rêver, pour revoir le monde, pour l’interpréter.

Germe, alors, dans la tête de l’oiseau, une idée : fermer les yeux dans le silence de la voix et du monde alentour. La neige signifie ce silence, cet amortissement du bruit. De même, aucune couleur éclatante ne survient sur les pages ; seule la douceur floconneuse des teintes et des tons, une duveteuse douceur silencieuse.

Un Oiseau sans histoire est une histoire sans histoire, un poème narratif où les pas de l’oiseau le mène non à discriminer les éléments du réel mais à plonger au contraire dans leur continuité, dans le mouvement de la vie.

Philippe Geneste

21/04/2024

Au pays des livres

DENEUX Xavier, Mes Livres, Tourbillon, 2023, 14 p. 12€50

Mes Livres propose une poétique enfantine du livre. La couleur y est liée, arbitrairement, à un symbolisme des histoires où le petit lectorat est invité à se projeter, à vivre et à rêver. Rêver, justement, parce que l’histoire est lue, souvent avant l’endormissement.

En ce livre de format carré, fortement cartonné et aux bouts arrondis pour que le petit enfant manipule sans danger les pages, la littérature se fait fille du sommeil, épouse de l’onirisme. Elle appelle au recommencement du geste de la page qu’on tourne, qui se tourne, du mot qu’on prononce qu’on écoute, du rythme qui bat, du vers qui se rappelle, du dessin qui emporte au pays des fantaisies, de la couleur, enfin, qui vit et fait vivre Mes Livres.

 

CHABBERT Ingrid, La Machine à lire de Bouquinville, illustrateur Raùl GURIDI, Frimousse, 2024, 32 p. 18€

Cet album de grand format, où l’illustration alterne le silhouettage des personnages, le dessin architectural au trait clair, la quasi pictographie utilisée dans les modes d’emploi, peut se lire à différents niveaux.

Littéralement, La Machine à lire de Bouquinville raconte l’histoire d’une ville dont les habitants et habitantes sont des dévoreurs et dévoreuses invétérés d’histoires. Ces histoires, les habitants n’ont pas à les lire car la ville est munie d’une machine à lire qui dispense de l’effort visuel. Bouquinville est une ville de culture auditive. Un jour, la machine tombe en panne : que faire ? Comment guérir les bouquinvillois et bouquinvilloises de la souffrance qui s’empare de leurs êtres à cause du manque d’histoire ? La famine littéraire s’installe…

Allégoriquement, La Machine à lire de Bouquinville interroge le lectorat sur la dépendance de l’humanité à la technique. À l’heure des multimédias, des liseuses, des livres numériques, il ne fait aucun doute qu’Ingrid Chabbert et Raùl Guridi cherchent, par la réalité physique figurée,a à initier une réflexion dépassant l’histoire littérale. Se trouve alors convoqué un discours sur la lecture et sur l’importance pour l’être d’humanité à apprendre à lire. La Machine à lire de Bouquinville est alors un album de défense et d’illustration de la lecture.

Dans l’histoire littérale, les bouquinvillois vont rechercher une habitante qu’ils ont mise au ban car elle refusait l’usage de la machine pour lire. Or, après des années de machine à lire, il n’y a plus qu’elle qui sache lire, c’est donc à elle qu’on va demander à lire les livres, à se substituer à la machine à lire, à devenir un robot humain de la lecture ; Or, Simone, qui, par conviction d’humanité, a refusé la subordination à la machine, refuse de devenir une sorte d’esclave de la lecture. En revanche, elle appelle chaque bouquinvillois et chaque bouquinvilloise à apprendre à lire. Le premier sens allégorique de La Machine à lire de Bouquinville glisse vers un éloge propagandiste de l’apprentissage de la lecture.

La Machine à lire de Bouquinville nous met en garde contre une régression cognitive possible de l’humanité alphabétisée qui ne saurait pas maîtriser son appétit des machines et de la technique. Ingrid Chabbert et Raùl Guridi se font, en quelque sorte les luddistes contemporains pour que se perpétue et vive la culture livresque. Est-il besoin de dire que l’album, lu à l’enfant de 5/6 ans ou lu par l’enfant de 7/12 ans, est au cœur d’une des problématiques contemporaines essentielle où se joue le devenir de l’humanité ?

Nota Bene

Les enseignants et enseignantes, les éducateurs et éducatrices, les bibliothécaires, les soignants et soignantes, liront avec intérêt le livre de DENIS, Marine Nina, 100 Idées pour pratiquer la bibliothérapie, Tom Pouce, 2023, 152 p. 16€. L’autrice propose, dans un langage clair, des situations pour faire découvrir les bienfaits des livres à des personnes âgées ou adultes, à des enfants, des élèves. La lecture y est considérée comme une pratique valant pour le développement personnel et pouvant être utilisée dans certaines thérapies.

Ce qui nous semble particulièrement ressortir du livre est l’appui pris par l’autrice, bibliothérapeute, sur l’empathie. Au fond, la lecture serait une pratique ouvrant à la connaissance de soi autant qu’une pratique permettant de développer l’empathie, donc le lien inter-humain. On appréciera les situations de groupe que les professionnels adapteront aisément à leur milieu d’intervention. Par exemple, le milieu enseignant trouvera des éléments aisément transférables lors de l’amorce de l’étude d’une œuvre complète ou lors d’une enquête sur la lecture menée par des groupes d’élèves, en explorant le chapitre « Lire en conscience » proposé par Martine Nina Denis.

Le livre n’est pas un ouvrage théorique, il est une boîte à idées et il tient grandement promesse en faisant, de plus, découvrir un domaine peu connu de l’univers des livres.

Philippe Geneste

 

14/04/2024

Un visage pour deux. Sentiment du soi, confiance de l’Autre

HALARD Anaïs, CLAVIER Amélie, Ambroise et Louna, Jungle-Ramdam, 2024, 104 p. 19€95

La scénariste Anaïs Halard et la dessinatrice Amélie Clavier signent là un magnifique album d’une grande originalité de conception, intelligemment composé, subtilement peint et dessiné. Basé sur un récit rétrospectif, alternant encadrés narratifs à la troisième personne et extraits de correspondances, l’intrigue générale est d’une fluidité prenante tandis que les dialogues projettent le lectorat au cœur des sentiments et des points de vue des personnages. Les ambiances colorées de la peinture travaillée à l’aquarelle et à la gouache emportent dans un univers bohémien, croisement d’Asie, d’Inde et d’Espagne.

L’absence d’industrie, de voitures, les costumes renvoient à l’époque du dix-neuvième siècle, et l’histoire s’ancre dans le romantisme pour scruter les sentiments où se définissent des âmes. Le sujet est scandaleux, à bien des égards, et pourtant profondément émotif. En empruntant, au dix-neuvième siècle littéraire son thème du double, Ambroise et Louna interroge – instituant une expérience des limites – le poncif selon lequel la personnalité se forge sur le modèle de l’autre. La situation de fiction créée par la scénariste et la dessinatrice déjoue ce poncif et relance la question : de quoi est faite la personnalité ? Se constitue-t-elle des images en miroirs qui renvoient les unes aux autres, mais alors comment ne pas se perdre dans la mise en abyme ainsi en action ? Ou bien encore, est-ce la confiance mise en soi par l’autre qui permet au sentiment du soi de se construire ?

Poussant à l’extrême la situation, l’album joue de l’identité des visages et de l’identification par une enfant de celui de sa mère dans sa non-mère. Cette extrémité introduit alors la question du père d’une enfant à la mère substitutive… Est-il le père alors qu’il n’est plus l’amant puisque l’amante s’en est allée au pays des morts ? Quelle volonté résisterait à ce simulacre ? L’identité ne serait-elle qu’un simulacre mais alors mentirait-on à l’enfant qui lui vous croit ?

Si une image est l’objet d’amour de trois personnes, peut-on parler d’une même image et de la même personne dont elle est le double, qu’elle duplique ? Une telle situation ne se complique-t-elle pas de mésententes nécessairement aux aguets ? Et le culte de l’image de l’être cher peut-il supporter les confluences ?

L’autre aspect du double, on le sait, est la duplication d’un personnage de la même famille (1) et dont le ressort est le leurre. En quoi le dupliquant, par le rôle qu’il lui est imposé de jouer, est-il transformé par le dupliqué (dans Ambroise et Louna, par la dupliquée) ? Et que se passera-t-il si le rôle joué, si le leurre en action, si le visage identifié, si l’amour investi, se mettent à exister plus intensément que l’acteur ou l’actrice, le leurré ou la leurrée, l’identificatrice ou l’identificateur, l’amoureux ou la femme aimante ? Se retrouvera-t-on encore dans une expérience communicable ? L’intime imaginaire emportera-t-il une intimité réelle subvertie, submergée ? Serait-ce cela la personnalité ?

Mais Ambroise et Louna va plus loin encore, déstabilisant les lectrices et lecteurs, mais aussi démultipliant les sentes des interprétations. Si le double devient doublure, porte-t-il à l’annulation de la personnalité de celle-ci ? À l’inverse la doublure serait-elle démultiplicatrice de la personne qui la porte autant que celle qu’elle signifie ? Pourquoi l’amour se noie-t-il dans la doublure ? Si, par la présence vivante de la doublure, la spéculation du personnage doublé lui fait perdre son passé, comment n’entraînerait-elle pas la non-ouverture de l’avenir ?

Ambroise et Louna, organise le passage en continu du positif à une négativité : le double et non la personne, l’image du personnage et non le personnage réel, la doublure et non la personnalité, l’identique et non l’identité. Dans ces incessantes réflexions l’histoire se mue en un prisme qui décompose chaque être impliqué : en effet, chacun, chacune se définissant par ses relations à l’autre et aux autres, spéculation et réflexion font perdre pied, imprimant, chez les lectrices et les lecteurs, l’émotion intense provoquée par l’art narratif et dessiné des autrices.

Philippe Geneste

(1) Voir Goimard, Jacques, Stragliati, Roland, « Préface », La Grande Anthologie du fantastique. Histoires de doubles, Paris, Pocket, 1977, pp.7-31.

 


07/04/2024

Contre la lie du révolu, la révolution de la liberté

DAVID Rémi, Le Tyran des mots, illustrations de Valérie MICHEL, éditions mØtus, 2023, 72 p. 17€

Le pouvoir autoritaire régit le langage en vidant les mots de leur sens par manipulation linguistique des usages. Grand amateur de rhétorique, Rémi David crée une fable qui, si son message est sans ambigüité, sait œuvrer dans la nuance pour stimuler chez le lectorat la vigilance. Ainsi les mots son évidés, systématiquement tronqués, réduits. Ils ne sont pas remplacés mais manipulés car le pouvoir équivaut à la manipulation des mots. Dans ce travail de sape entrepris contre les mots, le tyran s’appuie sur la charge destructrice de son sens que porte en lui chaque mot : révolution > révolu, contestataire > taire, démocratie > mort, créateur > rat, s’amuser>suer, liberté > lie, littérature > tare… Le procédé est celui de l’anagramme.

L’acclimatation à l’évidement des significations, à l’organisation de leur amuïssement, caractérise l’indifférence sociale propice à la soumission aux personnalités autoritaires. L’album démontre comment le « en même temps » des sens, promu en philosophie du pouvoir personnel, n’est que confusion organisée des pensées pour mieux maîtriser les esprits et les assujettir aux intérêts du pouvoir ; à quoi bon s’intéresser à des glissements de syllabes, à des troncations par apocope, aphérèse ou syncope des mots, quand une opinion communément admise assure la quiétude individuelle ? À quoi bon conserver les mots dans leur intégrité pour nommer les nuances du réel, puisque ce réel s’uniformise ?

Le procédé de l’anagramme, où le mot se penche sur lui-même, en quelque sorte, est une image du tyran incapable de sortir de lui-même. La clôture intérieure de l’individu provoque sa volonté de contraindre ce qui lui est extérieur, de se l’assujettir. Le discours du tyran observe le discours des habitants et entre en belligérance contre les mots du commun, contre les mots communs, contre la langue commune.

L’album démontre aussi, comment l’ordre linguistique a toujours fasciné les dictatures, Rémi David appelant à l’esprit les grands noms de l’insolence littéraire : 1984 d’Orwell bien sûr, Le Meilleur des mondes d’Huxley et le rôle de résistance qu’y joue l’œuvre de Shakespeare, Les Langages de Pao de Jack Vance, L’Esclavage c’est la liberté de Chantal Montellier, ou encore l’œuvre de Victor Klemperer. Dans Le Tyran des mots Ce sont les décrets d’un tyran dont les caprices s’annoncent par des proscriptions : on ne doit pas dire, cela ne se dit pas, il est interdit de dire. La violence d’État et la surveillance des discours de chacune et chacun se mettent ainsi en place.

Rémi David et Valérie Michel écrasent le dictateur sous le ridicule. L’album ne cesse de lancer des grappins d’abordage sur notre présent. Par exemple, le tyran procède par proscription : n’est-ce pas sur des proscriptions arbitraires que repose, aujourd’hui, l’enseignement de l’orthographe et de la grammaire qui y est adjointe ? L’album pourrait donc s’adresser aux législateurs de la langue française et aux responsables des programmes scolaires en la matière. Le tyran fabrique la confusion des sens, chaque mot portant en son sein son sens contradictoire : ne vit-on pas sous le règne d’une pseudo philosophie du « en même temps » qui traite de lie toute expression libre non conforme au pouvoir, musèle des associations, syndicats, organisations, individus qui refusent toutes les formes de génocide ? Le Tyran des mots produit une réverbération de la vie ordinaire contemporaine, ici et ailleurs. Le contexte guerrier et son florilège de discours militaristes et patriotiques ne font que l’amplifier, que le rendre plus sensible.

Mais surtout, l’album ne fait pas son deuil du désir humain de langage articulé à un besoin social de l’animal humain. Le risque des mots tus était, pour l’auteur et l’illustratrice, celui de l’étouffement du récit ; c’est parce que la résistance s’est collectivement organisée que les mots maudits reprennent en main le dire pour finir par murer le tyran dans le silence des mots tus. Le pouvoir fait de son autorité nominatrice un magistère. En imposant ses dénominations, le tyran cherche à asservir les consciences à une vision monovalente du monde, la sienne. L’histoire s’appuie sur la thématique du langage totalitaire pour inviter à l’organisation d’une résistance collective non violente, une résistance donc une lutte contre les appétits de la société concentrationnaire qui se dessine dans l’album bien sûr, mais aussi celle qui se dessine, sous des modalités diverses dans la réalité vécue par les peuples du monde contemporain.

Philippe Geneste