Anachroniques

31/10/2021

Pour une conscience enfantine des pierres

LISON-LEROY Françoise, Tous mes cailloux, dessins DECOSTER Raphaël, CotCotCot éditions, 2021, 44 p. 19€90

Quel soin apporté à l’édition de cet ouvrage ! L’éditrice, une nouvelle fois, met en valeur l’œuvre créatrice des auteurs. Elle donne toute sa dimension au travail de précision extrême de Raphaël Decoster accompagnant la poésie librement versifiée de Françoise Lison-Leroy. Le titre de cet album, au format d’un grand carnet de dessins, en livre le sujet.

Le carnet s’ouvre. La lectrice ou le lecteur entre dans une galerie de cailloux qui transfigure le réel en un imaginaire joyeux. La collection comprend : des cailloux baladins, des cailloux casse-cou, des cailloux musiciens, des cailloux polissons, des cailloux si costauds, des cailloux mariniers.

On approche et on s’éloigne des cailloux, mais dominent presqu’exclusivement les très gros plans, gros plans et plans rapprochés. Ce choix permet une sorte d’entrée dans le minéral, y figurant des mouvements par les traits, les stries. Presque tous les dessins sont en divers bleus et blancs, certains rouges ; une double page, qui présente la collection complète, joue sur ces deux couleurs. Les gros plans et très gros plans créent un effet d’abstraction, que retiennent à l’imaginaire les vers qui accompagnent presque chaque page.

Le retour du presque dans ce commentaire a son importance, car l’album récuse toute monotonie et, bien à l’inverse, se plaît à susciter l’étonnement du jeune lectorat sans rien compromettre de la rigueur mise à l’illustration. La richesse du jeu des traits enlumine les formes, par ailleurs sobres. Quant aux poèmes, le choix des heptasyllabes (20 vers dont deux disposés, chacun, à la manière d’une stichomythie) accentue cet effet de surprise et de gaité ; surtout que les octosyllabes (cinq vers dont un avec diérèse), qui brisent l’isométrie, ne créent pas de décalage important du rythme. Celui-ci est binaire pour les heptasyllabes (4/3 ou 3/4) comme pour les octosyllabes (4/4). Ces régularités apportent une sécurité de lecture à l’enfant à qui on lit le texte, ou à l’enfant qui lit, seul, le carnet. C’est un dispositif créatif de grande intelligence, car l’abstraction lyrique des dessins pourrait occasionner une distance d’incompréhension. A l’inverse, le tissage des composantes tant visuelles, graphiques qu’auditives de l’album, invitent à une familiarité créative explicitement exprimée par les deux derniers vers :

« A toi de faire ricocher

Tant de cailloux singuliers »

A la lectrice, au lecteur à devenir, à leur tour, collectionneuse ou collectionneur de cailloux. A eux de faire à leur guise un inventaire des pierres et, pourquoi pas, de tenter d’en dessiner les motifs apparents, les veines, les brisures, les traits….

« Un collectionneur de cailloux qui collecterait tous les cailloux de la terre voudrait tous les ramener chez lui : aucune pierre n’est indifférente à qui sait les comparer. Mais, à ce stade de passion, le collectionneur de cailloux prend rapidement conscience des limites de son univers domestique et accepte alors de se les remémorer au lieu de les rassembler » (1)

Contrairement à ce qu’écrit Henri Cueco à la fin de ce paragraphe, l’œuvre de Raphaël Decoster et Françoise Lison-Leroy invite l’enfant à recourir à l’imaginaire pour dessiner mentalement ce qu’il va voir dans le caillou. Raphaël Decoster insiste sur le mouvement qui sillonne la pierre inerte. Mais, dans le droit fil des deux derniers vers, ce mouvement figuré laisse voguer l’esprit enfantin en libre rappel de ses sensations et sentiments. S’ébauchera alors, -qui sait ?-, une philosophie enfantine de l’inerte, une pierre dialogale avec ses dessins. Lisant, mettant en pratique l’invitation faite à écrire et dessiner, mais aussi en revenant sur les pages, l’enfant pourrait bien se lier aux cailloux par une valeur affective née de la lecture même du carnet. Quand un livre s’ouvre, ce sont des possibles qui se proposent. Et le nouveau chef d’œuvre de chez CotCotCot en ouvre la perspective.

Philippe Geneste

(1) Cueco, Henri, Le Collectionneur de collections, Paris, le Seuil, 1995, 142 p. – p.19

24/10/2021

Environnements et animaux. Sur deux nouvelles collections et un livre

Pour les petits

Jardin, illustration Amandine LAPRUN, Nathan, 2021, 10 p. 8€90 ; Jungle, illustration Amandine Laprun, Nathan, 2021, 10 p. 8€90 ; Rivière, illustration Amandine LAPRUN, Nathan, 2021, 10 p. 8€90 ; Banquise, illustration Amandine Laprun, Nathan, 2021, 10 p. 8€90 ;

Voici les quatre premiers volumes d’une nouvelle collection : Les belles couleurs. L’ouvrage carré (17cm x 17cm) se présente comme un théâtre d’ombre. Les illustrations sont noires et les animaux et végétaux sont représentés par leurs silhouettes avec remplissage d’un aplat noir. L’enfant tire une languette et les images qui se trouvent dans un cadre bougent pour dévoiler la même image mais en couleur. Entre le noir et blanc et la couleur est ce geste de tirer. Une attente, une patience et une action sont requises pour entrer en contact avec une imitation du monde réel. Le travail illustratif d’Amandine Laprun est le pilier principal des ouvrages. Les doubles pages, comme les pages amovibles forment des tableaux de toute beauté. Plaisir de la vue, désir de connaître sont présents. Accompagné, l’enfant, dès tout petit, prend grand plaisir à découvrir et à écouter la nomination de ce qui est représenté. Ainsi, l’ouvrage devient un imagier, mais un imagier interactif, en quelque sorte. Soulignons l’intérêt majeur qu’un adulte lise le livre avec l’enfant, ou mieux le mène à la lecture du livre. Plaisir des images d’abord, chaque volume se fait ensuite plaisir des mots.

 

Pour les tout petits

DENEUX, Xavier, L’éléphant, Nathan, 2021, 10 p. 9€90 ; DENEUX, Xavier, La Girafe, Nathan, 2021, 10 p. 9€90 ; DENEUX, Xavier, Le Lapin, Nathan, 2021, 10 p. 9€90 ; DENEUX, Xavier, Le Chat, Nathan, 2021, 10 p. 9€90.

Cette nouvelle collection chez Nathan, se nomme Mes animaux à toucher. Dans chaque double page, les illustrations sont en effet, en relief, avec tissu. Destinée aux tout petits, elle invite l’enfant à s’approprier le livre par le toucher. Pendant que l’adulte commente à la manière d’un récit chaque double page, l’enchaînement de celles-ci propose de suivre un animal de sa naissance à l’âge adulte. Animaux domestiques ou animaux sauvages, c’est l’interaction entre l’enfant et l’adulte qui donne toute sa mesure aux volumes de la collection. Les bouts arrondis des couvertures et des pages, la solidité de la reliure, tout concourt à permettre à l’enfant de se familiariser avec le livre. Le sens de la lecture est imprimé par l’adulte qui tournera les pages, qui racontera en conséquence ce qui s’y passe, qui sollicitera l’enfant. L’information documentaire qui structure l’histoire vaut surtout par la relation adulte-enfant. Toutefois, mentionnons que l’information est un appui pour cette relation car elle porte en elle-même un sens narratif. Tout adulte y trouvera donc une ressource, ce qui est parfois bien agréable.

Et pour les petits encore

Louis, Catherine, Hue ! Colette, HongFei, 2021, 24 p. 9€90

Après le remarquable Les Mots sont des oiseaux chez HongFei (voir lisezjeunessepg du 7 février 2021), Catherine Louis exerce son travail au noir par la gravure, pour saisir un cochon et son petit, un cheval et un poulain, une poule et son poussin, un chat et son chaton, une vache et un veau, un mouton et un agneau, mais aussi la petite héroïne qui n’apparaît que dans la drôle avant-dernière double page puis la dernière : c’est Colette.

Tous, animaux et enfant sont représentés par une silhouette noire. L’effet cognitif sur les petits est de leur permettre de se concentrer sur les mots qui désignent les formes puis qui transcrivent les cris. Bien sûr, par la typographie, les petits identifient les onomatopées qui les amusent et qu’ils reproduisent avec l’adulte.

On pourrait dire que l’ouvrage est un imagier des onomatopées animales et de la désignation de leurs cris. Celle-ci est intégrée dans une phrase verbale simple. Le jeu sur les dimensions du graphisme des onomatopées et surtout le travail typographique, donne de l’animation aux pages qui se tournent. Et peu à peu, une petite histoire peut se raconter, surtout que l’antépénultième double page fait un clin d’œil au conte Les Musiciens de Brême. La musique est ici remplacée par les cris. Bien sûr, la lecture avec l’enfant interrogera ces cris : pourquoi ? Que signifie-t-il ? on demandera à l’enfant d’imaginer une scène à partir du langage de l’animal.

Ce n’est que les présentations faites, en quelque sorte, que Colette apparaît. Elle poursuit un chat en l’appelant par son onomatopée spécifique… mais le chat répond par un « Hue » blanc dans une bulle noire ! Facétieuse inconvenance désignatrice mais effet de rire assuré chez l’enfant lecteur. Intelligemment, Catherine Louis ne laisse pas le jeune lectorat sur ce couac de non concordance entre l’onomatopée et l’animal qui l’émet. La dernière double page est un retour à la normale, avec en prime un câlin annoncé entre Colette et le chaton qui ronronne.

Philippe Geneste


17/10/2021

« La force que donnent les convictions »

PANDAZOPOULOS Isabelle, Demandez-leur la lune, Gallimard Jeunesse, Scripto, 2020, 348 p. 12€50

Telle une magicienne qui ferait briller les mots comme autant de merveilles, Isabelle Pandazopoulos offre une écriture sensible à son roman Demandez-leur la lune, titre qui laisse deviner ce que va exprimer, plus tard, une jeune héroïne : demandez-leur, aux mots, de cueillir l’inatteignable, d’appréhender l’inconnu, de s’aventurer vers des sentiers cachés que les paroles défrichent… Une professeure isolée et déterminée, quatre élèves de seconde en défaillance scolaire et à la personnalité blessée offrent la trame de ce livre.

Elle s’appelle Agathe Fortin, elle est âgée d’une trentaine d’années, cette jeune professeure nouvelle venue dans un Lycée professionnel de province. Malgré le poids de sa hiérarchie qui juge ses méthodes non conformes, malgré les injonctions au respect du programme, la malveillance du proviseur à son encontre, malgré aussi les rumeurs qui se propagent contre elle et qui circulent du lycée au cercle des parents d’élèves, elle va instaurer, dans son cours de soutien à des élèves de seconde, un enseignement propice à leur épanouissement, lié tant à la confiance en soi, au travail en commun, qu’à l’écoute des autres Elle leur apprend ainsi à maîtriser le langage, à apprivoiser les mots qui leur faisaient peur, qui leur manquaient, qui stigmatisaient tous les échecs qu’on leur a collé à la peau. Elle veut aussi les préparer à un concours d’éloquence.

Agathe Fortin s’attache ainsi à balayer les poussières qui obstruaient la jeunesse et l’avenir des élèves de son groupe :

-Lilou que sa grande timidité empêche de parler, comme l’humiliation et l’ostracisme que subissent ses parents l’ont exclue du cycle scolaire général ;

-Samantha qui sous une apparence rebelle et pleine d’assurance cache sa souffrance : la bipolarité de sa mère, leurs conditions de vie sociale chaotiques ;

-Farouk, jeune immigré d’origine turque, au passé douloureux, menacé d’expulsion, que sa douceur rend tellement émouvant ;

-Bastien, né dans un cadre familial qu’il déteste avec sa mère pleine de préjugés et d’étroitesse d’esprit, son père qui en tant que patron, a licencié celui de Lilou.

Bien sûr il y a dans les marges du roman, les liens d’amitié et d’amour qui se tissent -comme le souffle d’un baiser qui sublime les couloirs austères du lycée où des jeunes se cherchent, se devinent, comme dans un jeu de cache-cache. A fleur de peau, de mots, l’amitié fissure les solitudes.

Durant une année scolaire, Agathe Fortin met ainsi un baume sur les blessures de la scolarité, de l’incompréhension familiale et de l’exclusion sociale. Mais elle le fait sans tricher, sans user de séduction facile, sans mensonge. Sa rigueur, son écoute, toute la richesse de son enseignement, vont permettre au groupe de s’affranchir de l’emprise familiale et sociale et d’éprouver, comme l’exprime Lilou, « la force que donnent les convictions » leur apportant courage et confiance en soi.

Bien parler, enseigne Agathe Fortin, c’est parler vrai, parler clair, avec son être, avec son corps, laisser venir du fond de soi les mots cachés, enfouis, alourdis par les tourments et les blessures. C’est écouter l’autre, l’aider à faire éclore ses pensées, à exprimer sa parole, c’est lui répondre, c’est permettre la richesse de l’échange.

Sans se tromper, et comme nous le pensons, ce n’est pas Agathe Fortin, née de la plume d’Isabelle Pandazopoulos, qui reniera la phrase de cette autre magicienne des mots, qui fut tant animée par « la force que donnent les convictions », Gisèle Halimi : « L’amour est une langue en soi ».

 

MORIN ROTUREAU Evelyne, Gisèle Halimi. Contre toutes les injustices, oskar, 2020, 148 p. 14€95

La collection « Elles ont osé » d’oskar éditeur présente plusieurs ouvrages narrant le parcours de vie de femmes passionnées, courageuses, engagées, comme celui de Sarah Bernhardt, Greta Thunberg, Dorothy Counts, Harriet Tubman, Rosa Parks, Amelia Earhart… Et aussi celui écrit par Evelyne Morin-Rotureau dans son livre Gisèle Halimi. Contre toutes les injustices où elle offre une trame biographique précise et claire de l’avocate.

S’inspirant, entre autres sources, des livres de Gisèle Halimi qu’elle invite à lire, usant de dialogues alertes et d’érudition (comme pour relater la plaidoirie du procès de Bobigny, par exemple), elle apporte connaissance et réflexion sur l’action et l’engagement de celle qui s’est nommée, dans le titre d’un de ses ouvrages, « avocate irrespectueuse ».

Zeiza Gisèle Elise Taïeb est née le 27 juillet 1927 en Tunisie, alors sous protectorat français depuis une cinquantaine d’année. L’autrice souligne combien, dès son enfance, Gisèle Halimi éprouva une profonde aversion envers le racisme, le colonialisme, l’emprise du machisme sur les filles et les femmes et comment elle se rebella. Tenant tête à sa mère, elle refusa, âgée d’une dizaine d’années, et par une grève de la faim, d’effectuer des tâches ménagères dont ses frères étaient exemptés. Adolescente elle refusa aussi, par deux fois, un mariage imposé. Le protectorat français, nous explique l’autrice, avait installé en Tunisie une société très hiérarchisée. D’origine juive, l’enfant subit le racisme et la maltraitance d’une enseignante dépitée de la réussite scolaire de cette élève qui n’était pas fille de colons. Mais Gisèle, ayant passé avec succès les épreuves d’un concours lui permettant d’obtenir des bourses, continua ses études. Le baccalauréat en poche en 1945, elle partit, avec la bénédiction de son père, suivre des études de philosophie et de droit à la Sorbonne.

Agée de 22 ans, devenue avocate, elle revint en Tunisie en 1949, se maria, défendit des syndicalistes et des proches d’Habib Bourguiba, qui militait alors contre le colonialisme.

L’année 1956 marque l’indépendance de la Tunisie et le divorce de Gisèle Halimi.

De retour à Paris avec ses deux petits garçons, elle rencontra des intellectuels dont l’écrivain Albert Camus, le philosophe Jean Paul Sartre et Simone de Beauvoir, philosophe, féministe, autrice du Deuxième Sexe. Ce livre fut une référence pour Gisèle Halimi comme pour un grand nombre de femmes. Mais, dès le début de la guerre d’Algérie en 1956 jusqu’aux accords d’Evian en 1962 qui marquèrent l’indépendance de l’Algérie, Gisèle Halimi fit de nombreux voyages entre Paris et l’Algérie pour assurer avec un grand courage, et souvent au risque de sa vie, plusieurs défenses de militants indépendantistes aux prises avec l’armée française et ses tortures musclées, inhumaines, et subissant la violence exacerbée de quelques pro-Algérie française ou colons extrémistes. L’autrice raconte ainsi, par exemple, comment Gisèle Halimi, avec son confrère Léo Matarasso, a assuré la défense de quarante-quatre algériens accusés à tort d’avoir tué un grand nombre d’enfants et d’adultes d’origine européenne : ce fut le procès connu sous le nom El Halia. Elle le fit au risque de sa liberté et de sa vie, sous « une foule haineuse, des crachats, menaces de mort ».

En 1960, Gisèle Halimi, avec l’aide de Simone de Beauvoir qui alerta l’opinion publique par ses écrits et ses relations -cercle d’intellectuels ou d’artistes, appel à d’anciennes résistantes contre le nazisme-, parvint à extrader une militante du FLN, Djamila Boupacha, de la prison de Barberousse, en Algérie, où la jeune femme de 22 ans fut torturée, violée par des militaires français puis assura sa défense en France.

En mars 1962, les Accords d’Evian mirent fin à la guerre entre la France et l’Algérie. S’ils signèrent l’indépendance de l’Algérie et permirent l’armistice libérant les prisonniers, comme Djamila Boupacha, ils mirent une chape de plomb sur les exactions et crimes de l’armée française contre la population algérienne et certains « justes » d’origine européenne comme le mathématicien Maurice Audin.

Dans son livre, Evelyne Morin-Rotureau souligne avec raison combien la défense de Djamila Boupacha relie l’engagement anticolonialiste et féministe de Gisèle Halimi.

En 1972 l’avortement était interdit. Gisèle Halimi défendit une jeune fille âgée de seize ans, Marie Claire, ainsi que sa mère Michèle Chevalier et trois de ses collègues qui aidèrent la jeune fille à avorter, alors qu’elle avait été dénoncée par son violeur : ce fut le procès de Bobigny qui eut un grand retentissement. L’avocate, avec brio, souligna qu’elle-même s’était affranchie de la loi contre l’IVG, et qu’elle avait signé en 1971 le « Manifeste des 343 » où 343 femmes déclarèrent s’être fait avorter. Marie Claire, sa mère et ses collègues furent acquittées. Le procès de Bobigny marqua le pas qui favorisa la loi du 17 janvier 1975 permettant la pratique de l’IVG.

Au mois de mai 1978 Gisèle Halimi plaida la cause de deux jeunes filles victimes de viol -l’une dut se faire avorter- par trois jeunes hommes, alors que durant le mois d’août 1974 elles campaient dans une calanque près de Marseille. Avec un machisme éhonté, ils firent venir d’autres voyous qui, sur le parvis du tribunal d’Aix-en-Provence, menacèrent, insultèrent l’avocate ainsi que des féministes venues en soutien, cela grâce à la passivité complice des forces de l’ordre. Gisèle Halimi sut déjouer la plaidoirie fallacieuse de Maître Collard, avocat des violeurs. A l’issue du procès, le principal accusé fut condamné à une peine de six ans de prison, les deux autres à quatre ans de prison. Gisèle Halimi défendra d’autres victimes de viol. Mais, malgré aussi la proposition de loi de la sénatrice Brigitte Gros, en 1980, définissant le viol comme « tout acte de pénétration sexuelle de quelque nature que ce soit, commis sur la personne d’autrui, par violence, contrainte, menace ou surprise » et entraînant une peine de quinze ans de prison, on estime, nous dit l’autrice, qu’en 2020 seulement 10% de femmes victimes de viol ont porté plainte.

« Avocate irrespectueuse », mais aussi, comme le démontre Evelyne Morin-Rotureau dans ce livre, avocate courageuse, avocate engagée : on ne l’est pas à sa naissance, on le devient. Mais aussi avocate déterminée, arrimée à la défense de sa cause, cherchant le mot juste, percutant, choisissant, comme pour le procès de Bobigny ou celui d’Aix-en Provence, des personnalités et des témoins favorables à la réussite de ses plaidoiries… Petite fille indocile, comme elle s’est dépeinte dans le livre dédié à son père Le lait de l’oranger, Gisèle jetait en cachette le lait qu’elle refusait de boire au creux de l’oranger de son jardin. Mais elle comprit bien vite que cette nourriture liquide n’aidait pas l’arbre à grandir. Plus tard, jeune avocate en Tunisie, elle comprit encore que l’emphatique plaidoirie, dont elle avait usé pour défendre un jeune client, n’avait pas aidé sa cause, pas plus que n’avait servi la cause de Maria, jeune femme victime de la jalousie de son mari violent, une trop grande assurance. Elle raconte le drame de Maria, avec beaucoup d’émotion et d’honnêteté, à la fin de son livre Avocate irrespectueuse.

Ainsi Gisèle Halimi se voulut avocate clairvoyante, lucide, réfléchie. Mais aussi avocate digne, et d’une grande vivacité d’esprit, elle qui récemment divorcée, rencontrant le général De Gaulle pour obtenir la grâce des deux derniers condamnés du procès El Haria, répliqua à la question machiste du général -question, éculée, maintes fois posée aux femmes :

« -Madame ou… Mademoiselle ?

-Appelez-moi Maître, Monsieur le Président ».

Gisèle Halimi tenait à se présenter comme avocate et non avocat, elle qui fit dans un grand nombre de ses plaidoiries le combat pour la cause des femmes et de sa vie sociale le témoignage de la sororité et du féminisme. Cette grande dame connut son dernier souffle le 28 mai 2020, à l’aube de ses quatre-vingt-quatorze ans… C’est le chant des militantes que le Mouvement de Libération des Femmes créa en 1971 qui l’accompagna lors de la cérémonie des adieux qui lui fut consacrée.

S’il existe des livres dont la lecture provoque réflexion et débats d’idées, s’il en est qui offrent connaissance et épanouissement, ou permettent témoignages et réponses à qui recherche le sens d’une vie, comment la consacrer à un idéal, l’ouvrage d’Évelyne Morin-Rotureau Gisèle Halimi, Contre toutes les injustices est de ceux-là. Il est à lire dès douze ans et sans limite d’âge.

Mas Annie

 

10/10/2021

Construire un monde de réalité vivante

ANCION, Nicolas, J’Arrête quand je veux !, Mijade, 2020, 216 p.

Le roman dépeint le passage de l’attirance pour le jeu vidéo auquel on joue avec les copains à un processus aliénant dont on ne peut s’extraire. Théo est un jeune lycéen doué en informatique. C’est aussi un fan de jeux vidéo, et fin connaisseur de leur historique -dont le fameux jeu Pong, sorti en 1972 chez Atari, que l’auteur attribue à tort à Steve Jobs et Seve Wozniak, alors que c’est Nolan Bushnell qui l’a créé, selon Wikipédia.

Après sa découverte du jeu multijoueur en ligne Land of the living dead, jeu réservé aux adultes mais auquel il a su se procurer l’accès, Théo va changer de comportement. Il doit choisir un héros parmi une liste d’espèces : ce sera un zombi. C’est un jeu en ligne en temps réel et s’il passe une semaine sans jouer, son personnage meurt. Il n’y a pas de sauvegarde possible, le jeu est donc non-stop et il faut mettre son héros à l’abri si on doit se déconnecter, sans certitude, toutefois, qu’il ne soit pas débusqué par un autre joueur. Théo y joue avec pour console une Death 365. Pour l’adolescent, le jeu est plus fort encore que House of the dead. Il le décrit ainsi à ses amis Mathieu et SÒn :

« C’est super tripant (..) T’es dedans à fonds. Il faut vraiment que je vous parraine (…)

-Je ne sais pas, murmure Mathieu (…) Je n’ai pas trop envie de me faire bouffer comme toi.

-Je ne me fais pas bouffer (…) Je m’amuse trop, c’est tout. Si tu étais dans le jeu, tu comprendrais ». Et plus loin il explique : « Tu joues dans un univers qui existe tout le temps, même quand tu n’es pas connecté » ; « ce n’est plus un simple jeu. Je prends mon pied. J’ai créé une autre version de moi qui peut faire tout ce que je désire » ; « j’étais très bien dans mon monde ».

Pendant toute la première partie du livre, le lecteur plonge dans l’univers de Théo, le suit dans ses ruses, jouant de la situation familiale de ses parents séparés, trompant la vigilance des adultes, versant progressivement dans le mensonge. Peu à peu, l’adolescent va perdre le sommeil. 0n entre alors dans la seconde partie du livre, plus convenue car plus didactique. Les deux amis de Théo vont le persuader, non sans le forcer, à arrêter de jouer afin de revenir au lycée et renouer avec ses relations. C’est que Théo a coupé les ponts avec tout le monde et finit par se mentir à lui-même. Si l’adulte a suffisamment unifié sa structuration psychique pour s’adonner à un jeu sans se trouver emporté par lui, l’enfant, l’adolescent, ne sont qu’insuffisamment construits cognitivement pour maitriser l’intérêt qu’ils ont à l’égard du jeu. Au fond, Théo manque trop d’autonomie pour pouvoir s’arrêter quand il veut. L’hétéronomie de l’intérêt suscité aspire son adhésion sans qu’il puisse ou sache s’y soustraire ou objectiver. Aussi peut-on dire que ce ne sont pas « les jeux qui exagèrent, ce sont les gens qui jouent ».

La composition binaire du roman assure un rythme de lecture haletant. Ce dernier est renforcé par la brièveté des 47 chapitres. L’auteur use de la proximité des titres pour créer un univers réaliste. Ainsi, le jeu Land of the living dead approche dans sa désignation Land of the dead: Road to Fiddler's Green qui est paru en 2005. De même, House of the dead est un film de 2003 et The House of the dead est un jeu d'arcade des années 90. De même, si la console Death 365 est une invention, elle tire probablement son nom de la Xbox 365. Le style en langage courant mais soigné renforce cet effet réaliste et facilite aussi l’entrée du jeune lectorat dans la littérature. La seconde partie, toutefois, fait tomber l’intérêt de la fiction car l’enchaînement des épisodes est sans surprise. C’est le travers du choix du didactisme, cette composante pour autant identificatoire de la majorité des romans destinés à la jeunesse.

 

DAMASIO, Alain, Scarlett et Novak, Rageot, 2021, 62 p. 4€90

Alain Damasio, écrivain majeur de la science-fiction mondiale, scrute à travers ses fictions l’œuvre de la technologie sur les sociétés contemporaines. Ses récits amorcent souvent les convergences entre une critique de la technologie et un anticapitalisme non technophobe, nourri d’écologie, ce qu’il nomme une société émancipée mettant en œuvre un « art de vivre technologique ».

Scarlett et Novak est le premier livre qu’il écrit à destination de la jeunesse. On y retrouve un style nerveux, rythmé par la pulsation endiablée des actions. Mais tout ce qui se passe reste traversé par des points d’arrêt entraînant, chez le lecteur, la réflexion.

Ici, dans un futur peu exotique pour le lecteur, Novak, est un jeune poursuivi par deux voleurs de brightphone, version science-fictionnelle du smartphone. Son brightphone est une intelligence artificielle, nommée Scarlett, un double féminin du garçon qui y puise « le bonheur qu’il avait à l’entendre parler, égayer sa vie, soutenir pas à pas, à chaque moment de la journée, son existence solo » (p.50). Scarlette communique sans cesse avec son propriétaire ; il est aussi son passe-social d’identification permanente. En outre, l’instrument numérique renseigne Novak sur les autres, les identifie, comme il identifie les routes, les destinations, comme il répertorie et rappelle les courses à faire, les démarches à accomplir dans la journée.

Novak sera agressé, dépouillé et, pendant un temps, sans étai technologique pour se raccrocher et décider de quoi faire : « Novak voudrait (…) être relié, à nouveau, quelques secondes, appartenir à ce monde qui s’écarte de lui » (p.42). Novak veut revenir « dans la civilisation » (p.42).

Ce bref roman, n’aboutit pas à une vision technophobe. Toutefois, il a trouvé un désir fondateur de la condition humaine : « Il avait envie que ça lui échappe » (p.54). Il reprend goût à la balade, à l’errance dans la ville c’est-à-dire à la promenade sans but, à la gratuité de l’acte même de marcher. Jusque-là, en effet, « il était à l’aise sur une carte, pas sur un territoire » (p.47). La technologie qui le guidait, jusqu’alors, le privait en fait du travail de mémoire dont Alain Damasio dit dans un entretien « on ne peut pas penser ou créer sans mémoriser » (1).

Scarlett et Novak est un récit techno-critique « ce qui ne veut pas dire technophobe » (2) -d’ailleurs, Novak va récupérer un brightphone-. Le récit mène à une réflexion sur le contrôle, par l’individu, de son environnement. Il met un bémol sur la « techneuphorie ». A la fin, Novak n’est-il pas en marche vers une intégration d’une culture numérique contre-addictive, qui serait au service de l’humain au lieu de l’asservir ? On pourrait lire alors ce bref roman comme une invitation à construire une « culture du vivant » (3).

Philippe Geneste

(1) Entretien paru dans Le Monde 5 juin 2021 p.30. (2) Ibid. (3) Ibid.

 

03/10/2021

Le conte en reconnaissance de l’autre et des peuples du monde

 « Que nous soyons différents les uns des autres, c’est là, certes, un grand bien et la constitution de la vérité, loin d’exiger l’uniformisation des points de vue divers, suppose au contraire la coordination entre perspectives distinctes »

Jean Piaget, introduction psychologique à l’éducation internationale, 1931

FONTAINE Pascale (réunis par), Contes de Nouvelle Zélande, illustrations d’Emile GEANT, traduction et adaptation de Nathalie De Biasi et Pascale Fontaine, Cipango, 2021, 95 p. 16€50 ; FONTAINE Pascale (réunis par), Contes du Brésil, illustrations de Daniela CYTRYN, diverses traductrices et traducteurs, Cipango, 2021, 95 p. 16€50

Voici les deux dernières parutions de la collection Tam Tam de chez Cipango, une collection remarquable par le soin apporté aux illustrations, à l’appareillage critique à hauteur d’enfant, à l’écriture. La fréquentation des contes est une des meilleures entrées pour une éducation internationale des enfants.

D’abord, l’enfant découvre des civilisations nouvelles. Contes de Nouvelle Zélande, par exemple, suscite la curiosité par les choix opérés de Pascale Fontaine dans le corpus de contes Maori : La légende du Kiwi, Niwareka ou l’origine du tatouage en spirale, mettent l’enfant en présence de réalités qu’il croit connaître et dont il va découvrir la dimension originelle, élargissant ainsi son horizon civilisationnel. Dans Contes du Brésil jouent le même rôle Boto le dauphin, L’Origine du Manioc. Ces contes sont comme des passerelles entre la culture de l’enfant et ces cultures lointaines, ils soulignent les entrecroisements civilisationnels et la commune réalité profonde de la condition humaine, par-delà l’Histoire et les différenciations du développement des peuples en son cours.

De par cet effet de reconnaissance, les contes du monde ouvrent l’enfant aux sentiments de solidarité et de justice et viennent participer à leur développement psychologique. Le conte brésilien La Fuite du vieil Aayi interroge l’enfant sur l’assujettissement d’êtres humains par d’autres et suscite ainsi un regard critique sur la notion de règle imposée de l’extérieur, contraignante et qui se manifeste dans le comportement d’obéissance. Contre ce cours des choses, le récit développe la construction par les esclaves de règles de solidarité interne c’est-à-dire par eux édifiées. Le conte confronte donc le respect unilatéral (comme l’appelait Piaget avec Pierre Bovet) * et le respect mutuel ou réciproque.

Chaque volume est, par ailleurs, un dépaysement géographique et humain auquel contribuent les œuvres d’illustrations d’Emilie Géant et Daniela Cytryn. Chacun possède des pages documentaires sur le pays concerné et les régions traversées ainsi que sur les mœurs. Très intelligemment, ces documentaires sont répartis à la fin de groupements de contes recoupant une thématique commune. Ainsi, les explications viennent plus sûrement éclairer le sens des textes que leur présence en bloc, soit en fin de volume soit en milieu d’ouvrage, comme c’est souvent le cas. Ainsi, aussi, il n’y a aucune monotonie car les pages informatives, historiques ou explicatives touchent des sujets divers selon les livres. Par exemple, Contes de Nouvelle-Zélande instruit sur le peuplement des îles, sur des traits de la végétation et de la faune, sur l’art de la sculpture, sur la géothermie et le volcanisme, sur l’art du tatouage, sur l’organisation des villages et la vie qui s’y mène, alors que Contes du Brésil instruit sur les richesses naturelles du pays, sur la culture indigène, sur la culture afro-brésilienne (dont l’esclavage), sur les fêtes populaires et les personnages folkloriques. On le voit, nulle standardisation des pages documentaires, mais au contraire une complémentarité intelligente entre les fiction et réalité physique, historique, humaine.

Grâce à la lecture, la grande notion de solidarité est rendue sensible aux enfants. Ces contes montrent comment des peuples lointains s’y sont pris pour répondre au chaos des intérêts de leurs membres, comment aussi la notion de justice se relie à la dignité des personnes. Ces contes donnent encore le goût au jeune lectorat pour la découverte d’autres modes de vie, d’autres préoccupations sociales et individuelles. Ainsi l’égocentrisme cultivé par nos sociétés individualistes et consuméristes peut être transformé en objectivité au sens de reconnaissance des autres comme pareillement humains. Contre le racisme, contre le nationalisme, pour un esprit ouvert par réciprocité morale et intellectuelle à une perspective d’ensemble, le travail enfantin de lecture des contes publiés par Cipango apporte une contribution soignée. Dans chaque volume, un lexique récapitule les mots autochtones rencontrés ou utilisés dans les documentaires, parachevant l’intérêt de cette collection pour le sentiment de solidarité internationale ainsi nourri.

Philippe Geneste

*Piaget, Jean, Le Jugement moral chez l’enfant, Paris, PUF, 1969, 330 p. (1ère éd. 1932) et Piaget, Jean, L’Education morale à l’école. De l’éducation du citoyen à l’éducation internationale, choix de textes, notes, préface et postface de Constantin Xypas, Paris, Anthropos, 1997, 186 p.