JEAN Didier & ZAD, Chacun mon tour, Utopique, 2024, 28 p. 11€
Didier
Jean & Zad savent saisir le réel enfantin, ici celui d’une école
maternelle. Le dessin est réaliste, La plupart de la narration est tenue,
principalement, en un discours intérieur qui adhère à la pensée enfantine de
cet âge. Désormais, l’album est mis en place et le jeune lectorat lancé avec la
voix en racontage de l’adulte qui lit.
Comme
on ne parle pas pour parler mais bien pour dire quelque chose, Didier Jean
& Zad approfondissent la situation, la mettent à l’épreuve de quelques
réalités potentielles qu’elle pourrait engendrer. L’album met alors l’enfant
lecteur dans l’obligation d’apporter un jugement – au sens de juger de la
valeur des aces de l’héroïne. Alors l’enfant, si peu que l’adulte qui lui lit
l’histoire entre en dialogue, va pouvoir scruter la problématique de soi et de
l’autre, de l’égoïsme et du partage, de l’intérêt individuel et de l’intérêt
collectif qui le subsume.
La
commission lisez jeunesse du blog a beaucoup discuté, y compris les enfants
lecteurs de 8/9 ans avec les petits non lecteurs. Chacun mon tour
en se feuilletant fait le tour de la question : comment le « mon »
du titre pourra-t-il se transformer en « son » que l’on
attend, sans que la personne singulière soit spoliée mais qu’au contraire elle
soit reconnue parce qu’elle reconnaîtrait le désir de ses camarades ?
Réalisme
des situations, souci constant de la pensée enfantine tant au niveau du langage
que du raisonnement moral, clarté des dessins, douceur des couleurs,
Chacun mon tour est un album qui sollicite l’enfant, qui se fait action
de pensée pour l’enfant.
ANGELI May, Le Poisson Caméléon, éditions Les
éléphants, 2024, 32 p. 14€50
L’album
repose sur une composition très étudiée. Deux récits se superposent. Le premier
est celui d’un endormissement de la petite fille Sequoia, chez ses
grands-parents. C’est l’appel d’une histoire que va raconter le grand-père à sa
petite-fille. La durée de l’album correspond donc à la durée de sa lecture. Ce
mimétisme réalisant (plutôt que réaliste) captive l’attention de l’enfant à qui
un parent va lire Le Poisson Caméléon. Le second récit est
l’histoire que raconte le grand-père, une histoire plus étendue dans le temps,
l’histoire miraculeuse d’une pêche désastreuse.
Pourquoi
cette histoire ? Parce que le lendemain, Sequoia et ses grands-parents
doivent, avec la barque, aller à la pêche en mer. L’album est illuminé par le
soleil de Tunisie. Le travail du bois par May Angeli, et le passage des
couleurs livrent une dimension onirique aux illustrations, avec la
multiplication des traces laissées par la gravure sur bois. Dans une vidéo
consacrée à son travail, May Angeli loue « l’économie de couleur »
que permet la gravure. Il faut ajouter que cette économie sert une intensité de
la projection du jeune lectorat dans les planches. À part quatre d’entre elles,
les illustrations gravées occupent chacune une double page. Le lectorat ne
quitte donc pas l’univers de la fiction qui l’embrasse dans le merveilleux de
ce conte où un poisson d’or se transforme en poisson bleu du ciel. Un
« poisson caméléon » dit la petite fille, préfigurant le travail de
tout conte qui est de transformer la matière : le bois en gravure, le
poisson en personnage, la situation du lendemain en situation légendaire de
tous les temps… Ajoutez à cela la présence anthropomorphique de cormorans de
noir et or vêtus et vous saurez que l’enfant à qui vous raconterez cet album
vous en redemandera la lecture à moins que, déjà lecteur ou lectrice, il ne
s’empare du livre pour se délecter de la cohérence du texte et de l’image. Un
chef-d’œuvre.
VAÏSSE Violette, Léon
dit non, L’Agrume, 2024, 40 p. 14€
Violette
Vaïsse a déjà écrit deux volumes de ce qui devient une série destinée aux
enfants dès 4 ans et jusqu’à 7 ans, chez L’Agrume. Le dessin est gai, les
couleurs avec leurs aplats sont douces et variées. Le personnage, Léon, un
renardeau métaphore d’un enfant humain, est espiègle, drôle. Violette Vaïsse
choisit, avec intelligence, de faire entendre en off la voix des parents qui
demandent, enjoignent, proposent. Ils se heurtent au refus de Léon, qui dit
non. Justement ça rime… Ce centrage mène le lectorat à suivre le renardeau et
donc à observer ses mimiques, ses attitudes, autant que ce qu’il dit et répond.
C’est que le langage s’enracine dans le corps.
Par
l’avalanche de ses négations, Léon affirme la primauté de son monde imaginaire,
le monde qu’il organise pour s’amuser, sur le monde réel dont le langage des
parents serait le signe sinon le signal lorsqu’il s’agit d’ordre. Cette
remarque amène à proposer aux lecteurs et pourquoi pas à l’éditeur, de
recommander ce livre à lire par les adultes aux enfants de de deux à trois ans.
C’est que Léon ne ment pas, il est dans ce qu’il fait, au présent, c’est bien
son réel. Il ne feinte pas, il affirme l’existence de ces situations imaginées
dans lesquelles il évolue.
À
cette époque, l’enfant fait l’expérience de frustrations (les parents aussi,
d’ailleurs), puisque bien des injonctions, des demandes, des propositions des
adultes sont là pour encadrer les libres volontés enfantines (1). À cette
époque, les adultes s’investissent dans une fonction de protection de l’enfant
vis-à-vis de ses désirs au lieu d’en être les agents d’exécution. On le voit,
lire un tel ouvrage à des enfants de deux à trois ans aurait une grande
fonctionnalité pour l’adulte lecteur et pour l’enfant regardeur-écouteur.
Léon
dit non
pourrait donc être vu et lu comme un objet permettant à l’enfant et à l’adulte
d’échanger sur ces situations où, bien souvent, et contrairement à ce qui se
passe dans l’album, la volonté de l’enfant est déçue ou « vaincue »
dirait Spitz.
Philippe
Geneste
(1) Nous employons
le terme de volonté même s’il est sujet à caution. Voir Spitz, René A., Le
Non et le oui. La genèse de la communication humaine, traduit par
Anne-Marie Rocheblave-Spenlé, Paris, PUF, 1976, 132 p.