WOODSON Jacqueline, Un Petit Geste, illustrations de F.B. LEWIS, éditions d2eux, 2021, 32 p. 15€
Une
nouvelle venue dans une école ; elle est mal habillée, les autres enfants
la surnomment vite vieille affaire. L’enfant, Maya, va vers les autres,
mais les autres la dédaignent, la repoussent, lui opposent un profond mépris.
L’album
est raconté à la première personne. La narratrice est une des enfants qui
rejettent Maya. Le lecteur, la lectrice entrent ainsi dans la logique du
jugement moral qui condamne Maya à l’opprobre des élèves de la classe. La
narratrice et ses copains et copines ont figé une norme sociale, l’ont érigée
en critère intangible de jugement. Ils ne raisonnent pas, ils classent les
êtres dans deux cases : les inclus et les exclus. Maya est une exclue,
elle ne participe pas du cercle. Aucune empathie pour elle car les autres
élèves de la classe sont incapables de se mettre à sa place, de prendre en
compte son point de vue. Ainsi Maya est-elle étrangère, étrangère au groupe,
rejetée de la communauté scolaire, de la communauté humaine. Il faudra un cours
de l’enseignante sur la gentillesse pour faire naître un doute chez la narratrice.
Mais ce sera trop tard. L’album vaut en ce qu’il déplie jusqu’au bout la
logique de l’histoire et ne la perturbe pas par l’irruption du bon
sentimentalisme qui parcourt tant de livres destinés à la jeunesse. Les
peintures de l’illustrateur américain E.B. Lewis, à partir de photographies,
nous semble-t-il, mettent en scène de faon réaliste l’histoire, avec un travail
tout particulier sur le jeu des regards, l’alternance des points de vue
(plongée, vue neutre et plus rarement contreplongée). Le jeu des couleurs, avec
des zones aquarellées, ou à effet d’aquarelle, laissent advenir sur les pages
des zones troubles, indistinctes, symboliques du trouble des sentiments qui
assaillent la narratrice. La mise en illustrations de Maya parmi les élèves de
la classe donne consistance au propos de l’autrice. Cette mise en scène permet notamment
au jeune lectorat de comprendre l’incapacité des élèves à prendre en compte les
intentions de la nouvelle qui ne cesse d’aller vers eux. Par une centration
égoïste sur leur groupe, une sorte d’égocentrisme collectif ou mieux dit de
sociocentrisme qui redouble leur égocentrisme individuel, les élèves restent
fermés au regard nouveau sur le monde qu’apporte Maya. L’album interroge dès
lors la socialisation de l’enfant en tant que capacité à sortir de la gangue
des jugements moraux tout faits… C’est ainsi qu’il entre dans l’écoute et
l’observation, afin de faire évoluer sa compréhension du monde. La dernière
image de l’album qui sert aussi, en partie, à la couverture, montre la
narratrice en pleine réflexion triste sur l’injustice qu’elle et ses camarades
ont fait subir à Maya.
Ainsi,
le texte et l’image se complètent-ils pour transcender la thématique de la gentillesse
portée par l’autrice à travers le personnage de la maîtresse d’école, en
exploration du jugement moral chez l’enfant. La compréhension affective
s’appuie sur l’instrument de la réciprocité, acquis grâce au travail de
décentration de l’être humain. En nos temps marqués par la haine cultivée à
l’égard des migrants et insufflée par les plus hautes sphères de l’Etat, la
leçon de l’album prend une dimension amplifiée qui l’inscrit dans le débat de
société.
COHEN-JANCA,
Irène, CHAMBON Edith, Nos Droits, leurs combats, Amnesty
international – les éditions des éléphants, 2021, 88 p. 18€
Le
titre étonne : il y en aurait donc mettant en extériorité ceux qui vivent
sur des droits par rapport à d’autres qui les institueraient… Pourtant, une
partie de l’histoire sociale est traversée de luttes pour l’obtention de droits
dont les auteurs et autrices sont ceux et celles qui manifestent, ceux et
celles qui se battent. Le combat social serait-il donc réservé à des
individualités ? C’est en tout cas ce que suggère cet ouvrage qui de ce
fait déçoit. L’excellente documentation nie les luttes populaires pour
identifier toute conquête à un individu. L’abolition de l’esclavage à
Schoelcher, le droit à l’école à Jules Ferry, le droit de vote des femmes à
Louise Weiss, le droit aux congés payés à Léon Blum, le droit au logement à
l’abbé Pierre, le droit à l’avortement à Simone Veil, l’abolition de la peine
de mort à Robert Badinter, le droit de grève à Jean Jaurès ! Seul le droit
de manifester échappe à l’individualisation ; en revanche, le droit
d’aimer librement réussit à être projeté en une figure individuelle, Guy Hocquenghem
-dont on peut penser qu’il n’aurait guère aimé cette récupération citoyenniste
de son œuvre ! Bien sûr, le repérage historique, l’exemple en bande
dessinée et les quelques notations sur aujourd’hui élargissent le propos ;
mais il reste que c’est bien la volonté de projection par la personnalisation
de chacun de ces droits qui structure le livre. Bien sûr, les références sont
progressistes, mais uniquement tournées vers les puissants, les hommes et
femmes politiques. Les classes populaires sont éliminées de l’Histoire
officielle adressée aux enfants. Une fois de plus l’Histoire se passe sans
elles. Il est vrai qu’alors il eût été délicat d’attribuer l’émancipation par
l’instruction du peuple au propagandiste du colonialisme français qu’était
Jules Ferry ; il eût été impossible de figurer Jean Jaurès en promoteur de
la grève, ou d’attribuer à Blum et au gouvernement du front populaire les
congés payés car il aurait justement fallu parler des prolétaires qui s’organisaient
pour élaborer les cours en faveur de leur classe et les enseignements
professionnels, et il aurait fallu aussi parler des travailleurs et
travailleuses en grève bien avant que Jaurès n’arrive sur la scène publique…
En
adoptant le procédé de la projection par personnalisation, les autrices
maintiennent les esprits enfantins dans l’étroitesse chère à l’éducation morale
et civique scolaire : des dates, des personnalités officielles font l’Histoire.
Elles aboutissent ainsi à un ouvrage consensuel, bien-pensant, qui écarte de
son chemin les mouvements sociaux réels, la lutte des classes. Mais n’est-ce
pas aussi une des formes de la lutte de la classe bourgeoise pour écraser tout
sentiment des enfants du peuple d’appartenir au peuple de ceux et celles que
l’on veut réduire au silence ?
Philippe
Geneste