Anachroniques

29/12/2019

Littérature de jeunesse et philosophie

Brenifier Oscar, C’est quoi la violence, illustrations par Anne Hemstege, Nathan, coll. Philo z’enfants, Nathan, 2019, 97 p. 12€90 ; Brenifier Oscar, C’est quoi la liberté, illustrations par Frédéric Rebéna, Nathan, coll. Philo z’enfants, Nathan, 2019, 97 p. 12€90 ; Brenifier Oscar, C’est quoi vivre ensemble, illustrations par Frédéric Benaglia, Nathan, coll. Philo z’enfants, Nathan, 2019, 97 p. 12€90.
Ledoux Julien, De l’enfant à l’élève. Une approche philosophique de la littérature de jeunesse à l’école élémentaire, L’Harmattan, 2019, 202 p. 21€50
Le livre de Julien Ledoux est une étude menée à partir de l’observation d’ateliers de philosophie auprès de classes de l’école élémentaire. Certes l’enfant se pose des questions, mais se serait sous-estimer le rôle de l’interaction que de ne pas comprendre que ce sont des sollicitations extérieures qui permettent aussi à l’enfant comme à tout être humain de s’interroger et d’affronter des problèmes nouveaux. Le rôle de l’école pourrait ainsi rappeler en lieu et place de programmes sans progressivité ni compréhension de la psychogénèse des apprentissages. En partant d’ouvrages de la littérature de jeunesse, des albums, des récits, l’atelier de philosophie a pour but de sortir l’enfant de son individualité pour l’amener vers la connaissance de soi par la confrontation d’idées : « De la sorte, on peut avancer que l’imaginaire est cette dimension activée par la littérature de jeunesse qui permet de trouver des solutions à ses blocages réels grâce à la possibilité, décuplée par la dimension groupale, d’explorer d’autres possibles » (p.173). Il s’agit, somme toute, de permettre aux élèves de s’initier au dialogue, à la confrontation, à la controverse en suivant des règles de l’échange verbal oral et donc, d’entrer en coopération comme la pédagogie coopérative et nombre de pédagogies socialistes et libertaires le pratiquent depuis bien longtemps. Georges Jean, inspiré, entre autres conceptions, par celles-ci, écrivait en 1976 : « une pédagogie de l’imaginaire est bien une pédagogie transitionnelle, cultivant l’individu dans sa relation avec lui-même et avec le monde extérieur » (Pour une pédagogie de l’imaginaire, Paris, Casterman, 1976 -2ème éd. 1991- p.12). Ce que Julien apporte est que l’activité pédagogique reposant sur le dialogue, ici le dialogue philosophique adapté à chaque étape du développement psychologique, permet de révéler l’enfant chez l’élève. Pour Julien Ledoux, la crise de l’école repose sur l’incapacité de la société actuelle à intégrer les affects des enfants qui se trouvent ainsi coupés en deux : élève ou enfant. Or, nous dit J. Ledoux, c’est dans l’unité que la personne peut se développer harmonieusement. L’école pourrait être le lieu de cette conquête de soi grâce à sa dimension groupale et donc sociale. On reconnaît bien sûr des éléments de la psychanalyse, mais aussi des conceptions défendues par Célestin Freinet ou René Lourau, Jean Piaget ou Paul Robin, Sébastien Faure ou P.P. Blonskij, Véra Schmidt ou Fernand Pelloutier... Pour sortir de la toute puissance qui empêche la réflexion, pour vaincre les angoisses et inquiétudes paralysantes qui empêchent l’enfant de penser, de s’autoriser à penser, la solution pourrait résider dans les formes d’apprentissage créatif du langage à base dialogique. Là, Julien Ledoux rejoint Serge Boimare (L’Enfant et la peur d’apprendre, Paris, Dunod, 1999), puisque l’enjeu est que la parole trouve un chemin à prendre et que l’élève ne vienne pas empêcher l’enfant ou mieux, que l’enfant ne trouve pas dans l’élève un empêchement à ce que s’exprime, vive l’enfant. L’école doit se donner cette tâche : faire émerger l’enfant dans l’élève et non se fixer sur le devenir élève des enfants. Il y a là une dimension émancipatrice qui impose de combattre la réaction scolaire qui a cours aujourd’hui.
Ce qui précède éclaire ce que nous voulons dire des trois ouvrages d’Oscar Brenifier. Pour chacune des trois notions philosophiques traitées, il procède par une multitude de questionnements qu’il range dans des rubriques formant le plan de l’ouvrage. Ainsi pour C’est quoi vivre ensemble ? on trouve : aimerais-tu vivre seul ? Est toujours obligé de respecter les autres ? Dois-tu toujours être d’accord avec les autres ? Sommes-nous tous égaux ? Sommes-nous tous obligés de travailler ? A-t-on toujours besoin d’un chef et de règles pour vivre ensemble ? Pour C’est quoi la liberté ?, on passe par les étapes suivantes : Peux-tu faire tout ce que tu veux ? Les autres t’empêchent-ils d’être libre ? As-tu besoin de grandir pour devenir libre ? Un prisonnier peut-il être libre ? A-t-on le droit d’être libres ? A quoi peut servir ta liberté ? Enfin le plan de C’est quoi la violence ? est le suivant : Qu’est-ce qui te rend violent ? Comment sais-tu que tu es violent ? Peux-tu t’empêcher d’être violent ? As-tu le droit de frapper quelqu’un ? A quoi peut servir la violence ? As-tu raison d’avoir peur des autres ?
L’intérêt des questions qui peuplent chaque division des livres est qu’elles sont ouvertes, elles ne réclament pas une seule réponse. Le but étant que l’enfant réfléchisse par lui-même, on comprend bien le dispositif qui, pour être efficace, devra être dialogué. Privilégier le questionnement c’est privilégier la mise à distance d’un sujet pour y réfléchir, pour qu’il crée de la réflexion. C’est pourquoi ces ouvrages sont autant des livres de complicité parentale avec les enfants en se gardant de brimer la pensée de ces derniers, autant que des outils stimulants et ouverts à des adaptations créatives pour des séances de débat, d’échanges groupaux en classe. Si le dialogue philosophique a toute sa place à l’école c’est parce qu’il facilite l’approche des pratiques discursives mettant en exergue des problématiques. Les collégiens sont, en général, en difficulté quand il s’agit d’énoncer une problématique pour leur propre discours ou bien quand il s’agit de reconnaître dans un texte une problématique organisatrice du propos d’un auteur ou d’un locuteur.

Philippe Geneste

22/12/2019

livres en cadeaux

Un conte de Noël contemporain

Fombelle Timothée de, Quelqu’un m’attend derrière la neige, illustré par Thomas Campi, Gallimard jeunesse, 2019, 54 p. 12€90
L’auteur présente son dernier ouvrage comme un conte de Noël. Il y a une volonté d’ancrage dans une filiation qui traverse le conte jusqu’au genre des Noëls anciens (1) eux-mêmes issus des Aguillannées (dérivée de Au gui l’an neuf nous dit poulaille), chant d’origine païenne suturant une cérémonie lors du 31 décembre. Dans ce moment de basculement de l’année en une autre, se love un amuïssement des repères temporels et donc, aussi, une éclipse de l’ordre de la raison qui le temps de ce seuil laisse place à l’irrationnel, au vœu de fiction.
Sur ce socle ancestral, Timothée de Fombelle tisse le relief d’un conte contemporain. L’humanité est fragilisée par la fermeture des entreprises, comme celle de fabrication de crèmes glacés om est embauché le vieux livreur Freddy d’Angelo au volant de sa camionnette, que le dessin nous révèle être un fourgon Citroën du milieu du vingtième siècle. Campi. L’humanité est meurtrie par sa déraison guerrière, les massacres issus des impérialismes et des fanatismes. Enfin, cette humanité entraîne la faune par la déréliction du monde qu’elle provoque. Et voici ce qui sous-tend trois destins. Le premier, celui de Freddy d’Angelo qui vit en solitaire le sursis d’une vie qui se sait proche victime d’un licenciement. Le second, celui d’un jeune clandestin fuyant le Congo qui, dans sa jeunesse avait sauvé une hirondelle qu’il avait surnommé Gloria, du nom de la boîte de lait dans laquelle il avait recueilli l’oiseau blessé. Le troisième est celui de Gloria. Seize ans plus tôt, elle avait été sauvée par un enfant noir. Son instinct animal avait fait place à un désir de connaître cette humanité migrante qui remontait vers le nord quand elle et ses congénères migraient vers le sud. Alors, elle migra à contre-courant.
Trois migrants vont, à la fin d’un conte à l’allure d’un road-movie se rencontraient. Les deux humains briseront leur solitude, découvrant le vrai sens de l’humanité par l’entraide, le dialogue et la volonté du chemin buissonnier. L’hirondelle mourra en ayant retrouvé et sauvé sans le savoir celui qui l’avait sauvé, il y a seize années de ce jour.
Cette croisée des vies est contée par le dialogue entre l’écriture empathique sensible de Fombelle et l’œuvre graphique de Campi qui choisit l’hyperréalisme qui porte l’œuvre à la rencontre des problèmes contemporains du drame des migrations. Mais le jeu des couleurs sombres qui privilégient les paysages et atmosphères nocturnes laissent planer une menace, font survenir le thème du drame que conte le texte. Images et écriture dialoguent, se confrontent en complémentarité non en illustrations ni explicitation. Quelqu’un m’attend derrière la neige rejoue donc sur le plan de la création la leçon de ce Noël renouvelé où la mort et la vie s’engendrent, s’échangent au creux d’un seuil de nouvel âge appelé pour l’humanité, à partir de la figure d’une rebelle et de deux exploités…
Philippe Geneste
(1) Voir Poulaille, Henry, La Grande et belle Bible des Noëls anciens XVIIè et XVIIIè siècles, Paris Albin Michel 1950, 628 p.

Beaux livres

Fontanel Béatrice, Toute une histoire dans un tableau, Gallimard-Musée d’Orsay, 2019, 80 p. 18€
Voici un magnifique ouvrage remarquablement composé par l’autrice et au travail éditorial intelligent et augmenté d’un accès à la lecture audio des histoires racontées grâce à un QR Code. Les six histoires sont une traversée narrative de six tableaux : Le Cirque (1891) de Georges Seurat, Le Quai Saint-Michel et Notre-Dame (1901) de Maximilien Luce, Le Dîner, effet de lampe (1899) de Félix Vallotton, Chasse au papillon (1874) de Berthe Morisot, Bal du Moulin de la Galette (1876) d’Auguste Renoir, L’Enfant au chat (1887) d’Auguste Renoir. On le voit, avec les dates, l’impressionnisme et surtout le néo-impressionnisme et le divisionnisme fondent l’unité du recueil.
Á chaque fois, Béatrice Fontanel scrute le tableau pour créer une fiction. Elle s’appuie sur un personnage du tableau pour créer la fiction à la première personne. L’enfant lecteur est ainsi projeté dans le tableau par cet effet d’identification. Les illustrations relèvent de pièces à conviction de l’interprétation puisqu’elles sont composées par des détails du tableau. L’enfant peut, à la fin de chaque récit, retrouver le tableau dans son intégralité, avec une présentation instruite.
Plaisir des yeux, plaisir de la lecture, plaisir de l’écoute. Un cadeau.

Shingu Susumu, Sandalino, Gallimard jeunesse, 2019, 16 p ; 25€
Susumu Shingu est connu dans le monde entier pour ses sculptures d’acier et de toile qu’animent le vent et l’eau. Avec Sandalino, il raconte, en un livre pop-up, l’histoire d’un petit pantin laissé dans un jardin par un éclair d’orage. Un élément qui engendre un objet, un objet qui s’anime tel Pinocchio, nous voici dans un univers de fantaisie et des merveilles. Comme le récit est écrit à la première personne, le jeune enfant à qui on raconte l’histoire s’identifie au narrateur et Sandalino devient son pantin. L’histoire s’anime, de l’intérieur de la maison à l’extérieur auprès des fleurs, des oiseaux, de l’eau. L’album, avec ses aplats pour fond des illustrations et animations, est d’un onirisme contemplatif. La dernière double page invite l’enfant à imaginer un avant de l’histoire parcourue : « D’où viens-tu Sandalino ? Pourquoi tu m’as choisi ? ».
Ce magnifique ouvrage est un objet poétique en harmonie avec la mentalité magique enfantine. La force de l’œuvre est de prendre ancrage dans les quatre éléments : le feu (créateur ici), l’air, l’eau, la terre. Ainsi, l’histoire fait sortir l’enfant de la maison pour le conduire au sein de la nature réalisatrice du bonheur de Sandalino.

Nacho Eterno, Totems et civilisations autour du monde, illustrations Mia Cassany, Nathan, 2019, 40 p. 14€95
Voici un magnifique album documentaire tout autant que suggestif pour le déploiement de l’imaginaire enfantin. Les auteurs –impossible de dissocier la magnificence des images et l’intelligence du texte– mènent le jeune lectorat à la découverte du lien que les civilisations ont, depuis le fond des temps, entretenu avec les animaux. Réels ou mythologiques, ceux-ci ont accompagné la réflexion humaine sur la nature. Dans nombre de civilisations anciennes, chez tous les peuples primitifs, l’être humain ne s’entend et ne se définit qu’en rapport avec la nature et notamment avec les animaux, car ils ont compris le lien de filiation qui les lie à eux. Toute l’évolution des sociétés occidentales, et de l’impérialisme dont elles sont les autrices, a consisté à briser ces liens, à mépriser ces pensées dites magiques ou magico-phénoménistes, oubliant, par là-même, que l’humain ne peut et ne pourra jamais s’abstraire de la nature, de l’animal, dont il est un chaînon de la chaîne évolutive.
S’arrêter sur les totems, c’est prendre appui sur une manifestation tant spirituelle que matérielle, tant sociale qu’artistique, du lien que l’humain entretient avec l’univers. C’est ouvrir les enfants à la problématique du rapport au cosmos qui se trouve à l’origine de croyances, de religions, de rites et de mœurs.
Le livre commence avec la Maoris et le symbole de force de lutte entre le bien et le mal que représentent la tortue, le requin, le lézard, la raie Manta, le chouette et le scorpion. On poursuit avec les animaux vénérés au Japon et en Chine, en faisant bien la distinction avec la Chine car les légendes pour les mêmes animaux diffèrent de beaucoup entre ces deux civilisations. On en vient en Inde où certains animaux (singe, vache, éléphant, oiseaux rapaces) sont mêlés à la vie quotidienne pendant que le cobra, serpent destructeur, est aussi admiré comme animal créateur. La Perse intéressera nombre de jeunes lecteurs car c’est le cheval qui est à l’honneur. Le livre met en exergue la multiplicité des cultures sur une double page splendide. L’Egypte ancienne ne manque pas à l’appel (lion, ibis, chat, crocodile, faucon, serpents, taureau, chacal). Après la Grèce ancienne et l’empire romain, les Vikings font l’objet d’une double page très instructive comme le sont les doubles pages consacrées aux Mayas, Aztèques, Amérindiens et Inuits. Une dernière double page revient sur chacune de ces civilisations pour souligner quelques une de leurs curiosités.
Voyage visuel autant qu’intellectif, écrit sobrement avec une efficience assurée, Totems et civilisations autour du monde peut-être lu à partir de 8 ans jusqu’à 12 ans. Le plaisir du voir et le plaisir du comprendre s’y joignent pour le plus grand bonheur de la lecture.

Carnovsky & Kate Davies, Illuminatlas, Milan, 2018,
L’ouvrage de grand format repose sur la magnificence des illustrations qu’un jeu de trois filtres permet à l’enfant de fouiller pour y trouver ce dont parlent les pages. Les régions du monde sont traversées : chacune avec une carte, une grande image sur laquelle se révèlent par les filtres les éléments culturels typiques (monuments, animaux, objets, plantes) et un guide pratique qi revient sur les détails aperçus. Le filtre rouge révèle les richesses culturelles, le bleu les richesses naturelles, le vert la carte du continent traité. C’est évidemment le travail d’illustrations qui retient ici l’attention et donne sa valeur au livre.

Poissonnier Bertrand, Préhistomania, ingénieur papier Roi Arnaud, illustrations d’Owen Davey, Milan, 2019, 14 p. 24€90
L’ouvrage de grand format (360 x 190 mm) présente cinq tableaux : les australopithèques, l’homo habilis, l’Homo erectus, Néandertal & Cromagnon, Homo sapiens. Le livre décirt le physique de chaque espèce, il s’emploie à dresser l’environnement tout en ayant soin de faire sentir au jeune lectorat la notion d’évolution entre els espèces, ce qu’une frise chronologique permet de fixer. L’auteur est archéologue, membre du CNRS, spécialiste de la préhistoire. L’ingénieur papier est une signature régulière des livres animés de Milan. Il signe ici une conception de haut vol. L’illustrateur publiciste parie sur des couleurs claquantes et un foisonnement graphique. C’est un livre objet, un beau-livre, un cadeau de choix.
  
Carnowsky, Williams Rachel, Humanissime, Milan, 2017, 63 p. 25€
Voici un très beau livre, que rehaussent le grand format et un outil à trois filtres : le filtre rouge pour voir le squelette, le filtre bleu pour voir les organes, le filtre vert pour voir les muscles. Squelette, muscles et organes, voilà ce que les dessins colorés, pleine page, proposent à voir. S’y ajoutent à intervalles réguliers, des planches d’anatomie légendées avec simplicité mais précision. Un livre cadeau par excellence.

Philippe Geneste

15/12/2019

Éloge des savoirs, par l’approche intellective et sensitive

Brière-Haquet Alice, Le Si Petit Roi, illustrations de Julie Guillem, HongFei, 2019, 48 p. 14€90
Au rythme d’un texte organisé en strophes, sans rime mais plein de raison, et souligné par des illustrations où l’orientation des mouvements des personnages ne cesse de varier, une sagesse s’organise. Alice Brière-Haquet choisit le conte pour vecteur : « Il était une fois un grand roi très vieux » à qui succéda un fils « si jeune »… Dans ce conte, la figure royale n’est qu’une figure de l’individu qui cherche à se prendre en main. Comment s’orienter dans le réel ? Comment prendre les justes décisions ? Le conte montre le jeune roi en quête des savoirs universels, brossant ainsi le rêve émancipateur de l’homme intégral. Mais la temporalité humaine permet-elle de décider des voies à suivre en toute connaissance de cause ? N’impose-t-elle pas de partager entre les membres de la société ces décisions puisque la masse des savoirs ne peut être acquise par un seul ? N’est-ce pas la figure même du despote éclairé qui s’en trouve défaite ? Au fur et à mesure que le jeune roi approche de la somme des savoirs, sa chevelure blanchit, son corps vieillit. Vient alors la chute du conte, sous la forme d’une formule de vie : « Vivre l’instant ». Alors « Le roi sourit / Et il mourut tranquille ».
L’album magnifie le besoin de savoirs qui est un besoin de connaître les choses, les êtres et soi. Il faut le besoin de savoir pour que chacun s’élève en humanité. Or ce besoin, pour se réaliser, nécessite de traverser les univers biologiques, physiques, sociaux, économiques, psychologiques, culturels et linguistiques. L’humain doit donc, avec le savoir approché et sans cesse à quérir, s’ancrer dans les interactions quotidiennes. Il n’y a pas de terme à la recherche des savoirs, la vie de l’individu en est une pierre mortelle mais une pierre bâtisseuse. Les savoirs représentent le passé, mais aussi les modalités de l’administration du présent et donc la fabrication du futur. Paraphrasant la formule célèbre des Odes d’Horace (Carpe diem) et l’ultime réflexion du roi, nous pourrions écrire en conclusion de la chronique de ce bel album : cueille l’instant sans te fier seulement au passé, tu n’en saisiras que mieux l’avenir de ta présence au monde.

Giordano Philip, L’étoile de Robin, traduction de l’italien par Elisabeth Sebaoun, Milan, 2019, 48 p. 13€90
Quel bel album que cette œuvre de l’écrivain illustrateur italien Giordano ! Un bouquetin ne se plaît pas dans l’ambiance de la compétition guerrière qui anime sa harde. Pour lui, vivre, c’est toucher le ciel, franchir les plus hauts sommets de la montagne ; il veut découvrir de quoi est fait l’univers. Et ce but, il va tout faire pour l’atteindre, avec la persévérance de sa conviction de bouquetin non violent. La connaissance pourrait servir à sortir des terres déjà connues, elle pourrait servir à mener la harde et chacun des bouquetins qui la composent sur de nouveaux territoires. Elle pourrait permettre, alors, de révolutionner les comportements, de bouleverser les désirs mêmes.
L’expérience de la solitude va être un temps d’initiation durant lequel la personnalité du bouquetin se construit, face au cosmos et aux éléments naturels. Quand elle sera accomplie, alors, le bouquetin sera d’autant plus apte à rejoindre son peuple menacé. L’entraide va sauver les animaux, loin des rites et des parades guerrières.
Un album qui fait l’éloge de la non-violence, qui promeut la personnalisation par la socialisation. Voilà qui est bien trop rare pour passer à côté. Le format vertical (170x333mm) ajoute de la quiétude aux tonalités des couleurs et à l’onirisme fabulateur des peintures du ciel.

Simard Eric, Le Crayon qui voulait devenir un arbre, illustrations Africa Fanlo, Oskar éditeur, 2019, 30 p. 5€
Pour l’enfant les objets ont une vie propre, ils agissent par eux-mêmes, comme les végétaux ou les animaux ont une conscience. C’est la pensée animiste, à laquelle Eric Simard et l’interprétation graphique désopilante mais douce d’Africa Fanlo empruntent pour construire un récit écologique sans didactisme. Lulu flâne et rêve sous les arbres, sous un arbre en particulier. Mais la contemplation bucolique risque de se fracasser sur la réalité de la déforestation campée par la figure d’un ogre bûcheron. Le salut va venir du crayon à papier, qui va donner vie aux mots, et transformer l’univers animiste en un monde de magie. La fin est euphorique comme l’album est généreux dans son texte et ses images.

Perret Delphine, Kaléidoscopage, Rouergue, 2019, 104 p. 15€
La littérature destinée à la jeunesse use des images de manière quasi continue. Les études sur la perception et la psychologie génétique nous ont enseigné que la perception était déjà une construction. En conséquence, lire une image n’a rien d’un accès direct à un sens. L’image est déjà une représentation et lire une image c’est, en quelque sorte, se représenter une représentation. C’est donc un acte de construction d’une signification par le sujet.
Delphine Perret fait de cette réalité psychologique la matière d’un livre destiné aux enfants à partir de 7 ans, mais nous dirions plutôt à partir de 10 ans. Mais peu importe l’âge sinon qu’il ne s’agit pas d’un ouvrage pour les petits. Kaléidoscopage interroge : qu’est-ce que se donner une image de quelque chose ? La réponse est donnée par l’acte même de lecture de l’album : se donner une image de quelque chose, c’est construire un sens, c’est interpréter ce que je vois. Aussi, se donner l’image de quelque chose c’est déjà commencer à maîtriser cette chose. De même que désigner par un mot est un acte d’emprise sur le réel pour se l’approprier en l’intégrant à des schèmes connus, de même se donner une image, c’est cheminer vers l’objet ou la chose ou le dessin ou toute autre représentation sémiotique pour leur entrée dans notre univers, dans notre représentation du monde. Une image mentale « suppose une reproduction active et schématisante » disait Piaget (1).
Le beau livre de Delphine Perret, avec une reliure toilée administre la preuve, par la pratique de lecture que l’image, l’illustration n’est pas que distractive. Elle est aussi un appel à la compréhension du monde, parce qu’elle implique, par sa lecture, la convocation de nos représentations du monde. Le livre amène l’enfant à construire un objet ou un visage ou une scène. Il l’amène à reconstituer une situation. La linéarité de la lecture est utilisée comme une entrée progressive dans l’énigme du sens : le lecteur voit un point, puis un deuxième point, puis un trait et il reconstitue alors un visage. Kaléidoscopage propose donc au lecteur de procéder à une multitude de transformations sur des détails donnés pour constituer, produire ou reconnaître des objets, des situations, des réalités. Ces transformations relèvent du travail de l’intelligence. Delphine Perret joue sur les formes statiques –celles qui sont perçues– et sur leur transformation en signification, en objet etc. c’est-à-dire qu’elle joue sur la transformation des formes perçues. Des pages proposent une activité perceptive quand l’image ultime implique une opération intellectuelle (celle qui donne du sens aux formes perçues en les combinant, par exemple).
Si le livre repose sur ce jeu entre configurations statiques et opération de mise en sens (sensification), il n’en reste pas là. S’échappant de sa structure initiale, l’autrice convoque l’humour puis l’implicite. Toute cette partie de l’ouvrage échappera au petit enfant de 7 ans et requerra le dialogue avec l’adulte pour une lecture bénéfique. En revanche, elle sierra parfaitement à l’enfant de 12 ou 13 ans qui pourra s’aventurer avec plaisir sur les jeux de traits, les confrontations de dessins, les formes imaginaires et parfois, même, les jeux de mots mis en bulles.
Pour toutes ces raisons, Kaléidoscopage est un petit chef d’œuvre qui nécessite une lecture exigeante pour le plus grand bonheur de l’esprit. Certains diront de ce livre qu’il est éducatif ; soit, mais à condition d’ajouter par le seul plaisir débridé de la découverte en soi de la création de significations.
Philippe Geneste
(1) Piaget Jean, Les Mécanismes perceptifs. Modèles probabilistes. Analyse génétique. Relations avec l’intelligence, Paris, PUF, 1975 (1ère édition 1961), 457 p. – p.375


Sur l’aile tranquillement passante d’un oiseau du songe
Narration musicale

Uman, Au Petit Jour du reste de ma vie, photographies de José Cailloux, illustrations Zad, Utopique, 2019, 40 p. + CD de 1h10
Utopique, maison d’édition exploratoire en littérature de jeunesse, propose une narration purement musicale aux enfants. L’album, de beau format, en couleur, est un magnifique cadeau qui accompagne les propositions musicales du groupe Uman, groupe qui rassemble dix musiciens et musiciennes. Du son à l’image, les enfants mais aussi tout auditeur, toute auditrice, sont invités à un voyage poétique, à laisser l’imaginaire étendre les suggestions oniriques des morceaux imprégnés de cosmos et d’éléments de la nature. L’auditeur pérégrine dans ses vues en pensée, tout au long des 14 étapes du CD-livre. La musique y parle en secret la « douce langue natale » de l’enfance. Que recouvrent les modes d’expression dédiées à l’enfance ? Telle pourrait être la question non pas tant posée aux auditeurs-lecteurs que portée à sa curiosité.
Ici, le sens se construit en somnambule, jusqu’à une chevauchée fantastique à travers l’espace. La narration entraîne l’humeur infantile vers des chemins vagabonds où exister c’est trouver place quand l’espace efface le bruit. La contemplation sollicitée est rythmée par la couleur des claviers, du saxophone, des voix, du vibraphone et des guitares sur fond de sampler, de basse et de djembés.
Ce CD-album ose faire le saut d’une histoire sans texte, à part celui des chants, dont un poème de Baudelaire. Ce choix marque la volonté de laisser l’auditeur-liseur construire le récit par de libres correspondances. L’album, appelons-le ainsi grâce à la polysémie du mot, est donc une offrande, une œuvre généreuse et confiante. La transformation en est la clé, car musiques et visuels sont métamorphosés en récits, comme les illustrations de Zad articulent les photographies de José Cailloux et leur traitement pictural numérique. Avec cette œuvre, l’album s’enrichit d’une nouvelle acception : la narration musicale sur laquelle se greffe l’onirisme photo-graphique.
Geneste Philippe


08/12/2019

Trois figures de la révolte… plus une

L’art du biographe est de choisir parmi les virtualités de l’homme un mot, une anecdote révélant le véritable caractère d’un individu mieux que ses plus grands exploits pour le dire à la manière de Marcel Schwob

Satta Francesca, de Santis Luca, Colaone Sara, Leda Rafanelli, Une femme aux mille vies, éditions Steinkis, 2018, 216 pages, 20€
L’ouvrage est la biographie de Leda Rafanelli (1880-1971). La bande dessinée nous plonge dans l’Italie de la fin du dix-neuvième siècle et surtout de la première moitié du vingtième. On y suit une petite fille puis jeune fille qui devient romancière, militante féministe et anarchiste individualiste. Leda Rafanelli deviendra aussi femme de lettres, partisane de l'amour libre, athée, pacifiste. Elle est une figure centrale de l’anarchisme italien du début du vingtième siècle. Avec Giuseppe Monnani (1887-1952), anarchiste individualiste, elle montera les éditions La Casa éditrice sociale. Passionnée par l’Egypte, elle se fera chiromancienne, idolâtre, musulmane. A 14 ans, elle est ouvrière typographe, ce qui lui permet, malgré son origine modeste, de se forger une culture solide notamment dans la critique sociale.
A travers cette biographie, on suit les retournements de conviction de militants socialistes dont Benito Mussolini (1883-1945), avec qui Rafanelli eut une idylle, chef de file des socialistes révolutionnaires. On croise le peintre Carlo Carrà (1881-1966), Luigi Polli (1870-1922, premier mari de Leda Rafanelli), l’initiateur du futurisme, Filippo Tomasio Marinetti (1876-1944) et bien d’autres.
Le travail dessiné est en noir et blanc avec une abondance de gris. Les cases sont souvent sans cadre, des vignettes et médaillons s’y superposent, des dessins enjambent les limites supposées des cases. Cette composition rend compte de la soif de liberté de Leda Rafanellide. On traverse les deux guerres mondiales, avec la reprise en dessins de documents d’époque qui aident le lectorat à s’immerger dans ces années noires.
Le titre vient du surnom donné à Leda Rafanelli quand délaissant l’activisme militant et éditorial, elle devient chiromancienne. On est dans les années 1930.
Cette bande dessinée est une œuvre passionnante, à la fois biographie en empathie avec son sujet et récit historique de l’Italie de la première moitié du vingtième siècle surtout.

tosseri Gonzague, Rouge passé. Histoire d’une rédemption, dessin gobbi Nicola, suivi de l’article « idéologie et terrorisme » d’Alessandra Orsini, Steinkis, 2019, 173 p. 20€
En 1977, Anna Laura Braghetti entre dans les Brigades Rouges. Le 27 mai 1980 elle est arrêtée pour avoir abattu Bachelet, le président du Conseil Supérieur de la magistrature. Elle est condamnée à perpétuité. La bande dessinée commence à ce moment-là. Le frère de Bachelet, qui est curé, vient lui rendre visite. La prisonnière se confie à lui. Cette confession devient dans le titre acte de rédemption soit une interprétation judéo-chrétienne d’un rachat par la confession et l’expression de remords.
Le récit interroge la lutte en couvrant trois années (1977-1980) de la vie italienne, durant les années de plomb. La bande dessinée montre la coupure avec la famille pour réaliser un rêve d’égalité contre l’exploitation capitaliste ; elle montre l’isolement à l’intérieur du seul groupe des Brigades Rouges et le respect des règles strictes de vie dans le lieu où elle est installée par l’organisation : « être comme un fantôme pour tous ceux qui ne font pas partie [de l’organisation] ». Le membre ainsi isolé vit à l’intérieur d’un temps spécifique, sans lien direct avec le temps du dehors. Dans l’univers ainsi créé et imposé par la clandestinité, les cibles sont travaillées jusqu’à ne plus être des personnes mais seulement des symboles, symboles à abattre pour la cause de la Révolution par l’avant-garde armée au nom du peuple opprimé.
Anna Laura Braghetti est présente dans l’appartement où est séquestré Aldo Moro (1916-1978). Président du parti de la démocratie chrétienne, il sera tué, le gouvernement et la papauté décidant de ne pas répondre aux revendications des Brigades Rouges pour lui sauver la vie. L’œuvre graphique, dans des tons mats où le gris et le marron jouent une symphonie de la vie engagée dans ce qui s’avère une impasse, épouse avec intelligence le scénario à charge de Tosseri, journaliste au journal patronal Les Echos.
Philippe Geneste
NB : On lira avec grand intérêt de Barbara Balzerani, Camarade lune, traduit de l’italien par Monique Baccelli, Paris, éditions Cabourakis, 2017, 135 p. Il s’agit d’un récit à teneur autobiographique, par une membre des Brigades Rouges qui n’est pas dans le reniement mais questionne la réalité présente par une multitude d’interrogations égrenées à chaque page. Ces dernières portent sur son propre engagement, sur ses origines ouvrières, sur les raisons de la colère sociale, sur la révolte et ses modalités d’exercice. Livre ouvert, Camarade lune est un récit de haute exigence qui impose la contextualisation des événements relatés. En effet, leur historicisation est seule garante d’une compréhension globale. C’est en cela un livre à contre-courant tant il refuse l’atomisation ambiante. Il combat, de fait, le consensus de l’individualisme contemporain promu pour étouffer l’appréhension du réel par la lutte des classes.
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Causse Rolande, Vézinet Nane, Louise Michel, oskar, 2018, 61 p. 9€95
Après l’excellent Courage mademoiselle Louise, de Barbeau et Gousset, après Louise Michel une femme libre de Lucile Chastre, l’éditeur oskar propose cette biographie conçue par Vézinet et Causse, simplement intitulée, Louise Michel. Sa spécificité est de s’attarder sur la jeunesse de Louise Michel, son admiration pour Hugo, l’éducation reçue. La reconstruction fictionnelle est adroite et l’écriture simple. Les auteurs brossent ensuite, mais très rapidement, les pérégrinations de la militante engagée.
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Simard Éric, Charlie Chaplin, je fais rire le monde entier, oskar éditeur, 2019, 43 p. 4€95
L’auteur a soin de faire correspondre, quand il le peut, les épisodes de la biographie de Charlie Chaplin (acteur, réalisateur, scénariste, producteur, compositeur) avec des extraits des films. Au fil des chapitres, qui suivent chronologiquement sa vie, sont mentionnés, avec références précises, les passages des œuvres où le jeune lectorat peut voir comment le réel a été transposé au cinéma par l’artiste. Éric Simard insiste sur le lien qui unit l’œuvre créatrice de Charlie Chaplin à sa vie. Un très bon livre pour les 8/10 ans. Ph. G.

01/12/2019

Éduquer ou soumettre

Delmotte Benjamin, C’est pour ton bien! Éduquer ou soumettre ?, dessins d’Alfred, Gallimard, collection Philophile, 2019, 48 p. 10€
Cette collection s’adresse aux lycéens. Ce volume interroge la notion d’éducation en prenant appui sur l’expression « c’est pour ton bien », que l’adolescent a souvent entendu durant sa jeune expérience. Y a-t-il une légitimité à décider pour autrui ? N’y a-t-il pas un danger à accepter l’idée que d’autres décident de notre vie ? La liberté de l’individu ne s’en trouverait-elle pas grignotée ? Mais d’un autre côté, l’être humain, en tant qu’être social, ne doit-il pas dépasser l’atomisation des individus ? L’humanité s’est constituée grâce à la socialisation seule à même de répondre à l’ensemble des besoins de chacun et chacune. Sans la socialisation, l’autonomie n’est-elle pas un mot creux ? Personne, aucun individu ne peut maîtriser l’ensemble des savoirs ; aussi, n’est-ce pas la coordination des individus, des métiers et des connaissances qui peuvent libérer les humains des contraintes de l’environnement ?
Et puis, c’est quoi notre « bien » ? Serait-ce la somme des marchandises ? La capacité d’acheter des produits enviés ? Le monde des choses, l’univers du marché, ne risquerait-il pas de piloter nos existences ? Pensons à internet, au pouvoir pris sur la vie par les réseaux dits sociaux : s’y mouvoir est-ce se soumettre ou exercer notre liberté ?
Enfin, « c’est pour ton bien », veut-il dire qu’il faut souffrir ou passer par une phase de malheur pour que se réalise le bonheur ? Le présent doit-il être sacrifié au futur ? L’éducation doit-elle viser à développer la capacité à exercer la liberté ou alors à acquérir la capacité de soumission à des préceptes (ceux enseignés dans la famille ou l’école, par exemple) ? A quelles conditions, règles, normes et liberté peuvent-elles entrer en compatibilité ? Le peuvent-elles, d’ailleurs ?
Le livre explore ainsi, avec vivacité, avec clarté, le paradoxe de l’injonction faite aux individus d’être autonomes (se gouverner soi-même) à l’intérieur d’un cadre social hétéronome (l’hétéronomie étant la loi imposée par l’autre). Il démontre aussi comment la personne intériorise des contraintes qu’elle fait siennes jusqu’à prendre la forme d’un « commandement intérieur ». Il montre enfin la nature historique de l’éducation qui la fait échapper à la science : « peut-être faut-il d’autant mieux » le comprendre « que cela nous fera échapper à la bonne conscience de ceux qui sont pleins de certitudes dans ce domaine, et qui pensent pouvoir s’en remettre à des principes “naturels”, que les sciences cognitives auraient pour fonction de mettre à jour » (44). En revanche ce qui est au cœur de l’éducation est la relation humaine dont celle entre un adulte et un ou des enfants. Pour que celle-ci soit épanouissante, il faut que la situation d’apprentissage amène l’enfant à réfléchir sur le bien fondé de ses conduites et, aussi, que l’adulte sache suivre les enfants dans leur développement et pour cela soit à même d’interroger ses certitudes, d’y déceler des préjugés.

Philippe Geneste

24/11/2019

activité lectrice, activité esthétique

Chedru Delphine, Miam ! Nathan, 2019, 20 p, 11€95
Pour les tout petits, un album qui fait la gueule, gueule d’orque, gueule de léopard des mers, gueule de manchot, de mollusque, de poisson, de krill et dans cet ordre d’apparition, du prédateur suprême au minuscule phytoplancton qui ne sera qu’englouti. Le jeu des trous, du plus grand au plus petit est une mise en abyme de la dévoration, angoisse et jouissance, tout à la fois. Mais aussi, de page en page, la chaîne de l’alimentation qui est figurée. Les fonds en aplat de couleur, bleu, bleu marine, bleu nuit, noir, participe de la stylisation d’un univers non réaliste. L’image est sa propre référence, et invite l’enfant à apprendre au cœur de cet autoréférentialité.

Mory Tristan, Devine quoi ! Milan, 2019, 16 p, 13€90
Pour les tout petits, un album de devinettes ayant pour support des animaux. Ceux-ci sont stylisés, l’ensemble de l’ouvrage est en aplat. Un adulte doit être présent pour poser les devinettes : qui se cache derrière une fleur ? Qui a chipé le chapeau au monsieur ? Qui attrape le ballon ? Pour qui est cette fleur de maman grenouille ? etc. C’est un jeu de transformation puisque la même page qui porte un cœur dévoile un éléphant. Ici, aucun réalisme. Tout est à l’aune du dessin et des couleurs des aplats, saugrenu. La visée est de surprendre, d’amuser. L’intérêt d’un tel album sera lié à la richesse de l’accompagnement dont bénéficiera l’enfant.

Andrews Sandrine, Les Couleurs, collection tralal’Art, Nathan, 2019, 10 p. 10€90
tralal’Art est une nouvelle collection de livres d’art animés pour les petits dès deux ans. Pour faire parcourir les couleurs aux yeux de l’enfant, cinq tableaux ont été choisis : Disques de Robert Delaunay, Château et soleil de Paul Klee, Maison rouge de Kasimir Malevitch, Sur la plage de Félix Valloton, Femme se promenant dans une forêt exotique d’Henri Rousseau. Inutile de dire que le livre prend toute sa dimension si l’adulte accompagne sa lecture par l’enfant. D’une part, il y a la recherche des couleurs, liées à la composition du tableau. Cette étape, essentielle, implique des identifications de lieux. Or, les tableaux ne sont pas réalistes, mais évocateurs. On comprend alors l’intérêt du dialogue avec l’enfant. La perception devient de plus en plus aigüe au fur et à mesure que l’interprétation s’impose. Et c’est un jeu à mener avec les enfants, un jeu à haute teneur cognitive, mais dans la simplicité même de l’échange verbal. D’autre part, il y a les languettes qui servent à animer le livre et à rendre l’enfant lecteur actif. Cette seconde étape exerce l’attention du petit. La dernière double page représente les cinq toiles avec le nom de leur auteur, le titre du tableau et la date de sa création. Elle est intitulée « Mon Petit Musée ». On peut jouer avec l’enfant sur le titre, le lui faire chercher en fonction de ce qu’il dit durant l’étape 1. Plus tard, le livre servira de référence à l’enfant qui l’aura gardé dans sa bibliothèque.

Andrews Sandrine, Les Formes, collection tralal’Art, Nathan, 2019, 10 p. 10€90
Dans la nouvelle collection tralal’Art ce volume repose sur la même conception que les précédents. Mais il s’agit ici de travailler sur les formes. Cinq tableaux ont été choisis : Composition C (n°III) avec du rouge, du jaune et du bleu de Pierre Mondrian, Composition XV de Théo van Doesburg, Premier disque de Robert Delaunay Sans titre de Sophie Taeuber, Esquisse pour plusieurs cercles de Wassily Kandinsky. L’enfant va être sollicité pour identifier et pour différencier le rond, les triangles, les carrés. On regrettera, pour une raison d’évidence, l’emploi du mot rond à la place du mot cercle. Le jeu des languettes pourra être mis à contribution pour renforcer les apprentissages des formes. Mais il pourra aussi servir à instruire l’identification des couleurs, leur apparence, l’idée de mobile même. Mais tout cela dans le jeu ou mieux dans l’activité lectrice qui se fait activité esthétique. La dernière double page, selon le choix de la collection, récapitule les tableaux leurs titres, leurs auteurs. Comme le volume précédent, ce volume est un régal d’intelligence.

Philippe Geneste

17/11/2019

La littérature et son double

Smy Pam, Thornhill, traduit de l’anglais par Julia Kerninon, rouergue, 2019, 544 p. 19€50

« Ma conviction la plus profonde, quant à l’invention des histoires, est qu’elles se fabriquent en grande partie d’elles-mêmes. Le boulot de l’écrivain consiste à leur donner un lieu où s’épanouir  (et à les transcrire, bien entendu). Si vous parvenez à voir les choses ainsi (ou si au moins vous essayez), nous allons pouvoir collaborer sans peine. Si, par ailleurs, vous concluez que je suis cinglé, pas de problème, vous en serez pas le premier » (King Stephen, Écriture. mémoires d’un métier, traduit de l’américain  par William Olivier Desmond, Paris, livre de poche, 2003, pp.192-193

Thornhill est un roman graphique composé selon le montage alterné et qui fait se rejoindre deux parcours de vie de deux jeunes filles, à deux époques différentes.
L’une, Mary Baines, est placée à Thornhill, une institution pour orphelines sise dans une petite ville d’Angleterre. Son histoire est racontée par elle-même à travers son journal intime qui débute en février 1982. La jeune adolescente est harcelée par les autres pensionnaires menées par l’une d’entre elles, perverse et comédienne, qui capte l’admiration de ses pairs par son aplomb et confond la vigilance des éducateurs et éducatrices qui se font, sans le savoir, complices de ses forfaits. Avec le journal, le lecteur plonge dans la psyché de Mary et partage son effroi, ses désillusions ; il apprend à comprendre ce mutisme sélectif qui affecte la jeune fille ; il l’accompagne dans ses jeux symboliques de construction de figurines qui finissent par envahir sa chambre, seul lieu protégé, du moins durant de longs mois. Avec Mary, le lecteur vagabonde dans un jardin secret, un parc en friche derrière Thornhill, lieu de fantasme, de peur pour le lecteur, lieu longtemps de refuge pour Mary.
L’autre fille est Ella. Elle vient d’emménager dans sa nouvelle maison en mars 2017, en face de Thornhill. Sa mère est morte, son père absent à cause de son travail. On la suit à travers des planches en noir et blanc qui racontent sa vie solitaire. Un jour, depuis la fenêtre de son appartement en surplomb d’un jardin en friche, elle voit, sortie de Thornhill la silhouette de Mary Baines et va décider de faire sa connaissance. Or, Mary Baines est morte trente cinq ans plus tôt…
Des indications précises permettent au lecteur de ne pas se perdre ni dans le temps, lorsque les deux destins –celui de Mary et celui d’Ella– tendent à se confondre ni dans la dynamique propre à chacun des deux récits. Ceux-ci se rejoignent grâce à un journal lisible déplié dans les planches du récit graphique pour donner une explication rationnelle aux événements alternativement contés. Ils se rejoignent aussi par le journal intime de Mary Baines que lit Ella. De même, dans les planches dessinées, où la végétation luxuriante du parc abandonné, les ruines gothiques de Thornhill, et les jeux d’ombre et de lumière envoûtent le lecteur, les deux histoires se rencontrent, comme se rencontrent les deux destinées solitaires. Et toutes deux s’unissent dans la mort.
Les dernières images nous montrent alors un nouvel enfant, un garçon, aménageant dans l’appartement laissé vacant par le père d’Ella. Il regarde par la fenêtre, comme Ella avant lui au début de l’album graphique, deux jeunes adolescentes se tenant par la main venant de la ruine calcinée de Thornhill et traversant le parc en friche… Les images se font écho, les comportements se font écho. L’histoire macabre peut donc recommencer, la scène est en place...
Thornhill est un thriller. L’issue déceptive du parcours de vie des héroïnes tient à ce que leur quête d’identité est contrariée par la mort et ce double qui leur permettrait de saisir leur personnalité n’existe que dans la mort. Á la fois nous cherchons à connaître comment Mary Baines est morte, mais notre recherche s’effectue au cœur du frisson engendré par les lieux ténébreux et les pensées glauques qui surviennent de-ci de-là. De plus, nous hésitons sans cesse entre une explication vraisemblable des événements et une explication irrationnelle ; cette définition du fantastique colle à l’œuvre de Pam Smy et en constitue l’énergétique. L’autrice matérialise cette hésitation grâce à la composition en montage alterné surtout que parfois, à la fin notamment, les deux récits se superposent l’un à l’autre. Est-ce une histoire de fantôme ? La proximité des conditions de vie établit-elle une filiation entre les destins des personnes ? Mary Baines est-elle le double d’Ella ? Se constitue-t-il à Thornhill une communauté des enfants esseulés, traqués par les modes de vie stéréotypés auxquels ils dérogent, et y dérogeant se trouvent en bute à l’hostilité sociale ? Se réaliser serait donc trouver son semblable, se sentir semblable ? Dans cette nouvelle communauté, doit-on chercher une quête désespérée d’autres modalités de socialisation, respectueuse des sensibilités enfantines ? Ce serait donc cela, Thornhill un refuge des réprouvés (« tout ce que je voulais c’était une amie » déclare la dernière phrase du journal intime de Mary) ? Thornhill, serait-il alors une fiction interrogeant la norme ?
Les figurines et poupées qui permettent à Mary comme à Ella de liquider les conflits qui les assaillent ou de compenser les lourdes blessures affectives qui les affectent, insistent sur la thématique du double et sur la figure de la répétition qui se livrera comme une clé à la fin de l’album. Ce jeu de construction, avec ses règles d’exercice (couture, peinture, ornementation, sculpture) ouvre les adolescentes à une socialisation qui ne dit pas son nom. Il est aussi, pour Mary, personnage mutique, le substitut du langage, un substitut qui désigne les mots communs de la langue comme insuffisant pour dire le réel vécu. Ce thème du double ou mieux du redoublement des conduites traverse toute l’œuvre figurant l’absence des parents, de la mère, et un désir de présence, d’actualisation d’un désir de présence au monde. Et c’est au fond toute l’œuvre qui est ainsi mise en abyme. Le lecteur possède lui-même un double, Ella, qui lit le journal de Mary. La fin du livre n’est pas la fin de la littérature puisqu’un nouveau personnage regarde par la fenêtre et voit les deux silhouettes des adolescentes disparues. La fiction appelle le lecteur

L’édition du livre est un bijou. La couverture cartonnée, par exemple, recouverte d’un papier noir teinté dans la masse, sur lequel a été réalisée une impression sérigraphiée. Un embossage et un marquage à chaud créent un relief et la tranche bénéficie d’un jaspage noir. Les tranches et la tranchefile sont noires ajoutant un effet coffret au volume. Les planches, soit sur pleine page soit sur double page, épousent les effets de l’art gothique du romantisme noir anglais de la fin du dix huitième siècle. Le dessin des ombres, le jeu des noirs et des gris, le fil graphique réaliste plongé dans la peinture des motifs irrationnels, les arrières plans inquiétants, les jeux de lumière déréalisant dans la tradition de la xylographie, imposent le doute au lecteur qui hésite sur l’interprétation à donner à l’image, qui s’enfonce avec délectation dans le jardin secret. Et cela, d’autant plus que Mary lit un livre nommée Jardin secret dont elle crée en figurines les personnages qu’elle dispose ensuite autour de sa chambre. Et ces silhouettes d’enfants, à la frontière de la propriété de Thornhill et de la maison louée, pourquoi ne serait-elle pas images d’une réalité ? Dans Thornhill le lecteur ne pas attester l’existence des silhouettes d’adolescentes dans le « jardin secret » de Mary, ce parc en friche vu depuis la fenêtre de son appartement par Ella puis par le nouvel occupant à la fin du livre. Nouvel effet de double, de mise en abyme, ce thème est celui qui structure Secret Window, secret garden (Vue imprenable sur jardin secret) de Stephen King,
La confrontation du verbe et de l’image, la mise en abyme des personnages, le jeu symbolique des poupées cousues muettes, le redoublement des histoires individuelles solitaires à des époques différentes, la hantise vécue (Mary) ressentie (Ella et les lecteurs) de la venue de la fille harceleuse, la pulsion vers autrui toujours suivie d’un châtiment en humiliation, la communication refusée par Mary au profit du dialogue intérieur, l’introversion provoquée par l’environnement social, la peur de la dépersonnalisation ne sont-ce pas des thèmes qui caractérisent le monde d’aujourd’hui, comme l’avaient analysé Deleuze et Guattari ? L’effacement des frontières entre l’imaginaire et le réel, dont sont victimes les adolescentes et dont va être victime le garçon, ne symbolise-t-il pas la perte de cohérence des sujets au sein d’un univers individualiste ? Les images des deux éducateurs qui refusent de s’engager dans leur métier, qui se replient dans leur plaisir égoïste et passent ainsi à côté de la détresse de la jeune pensionnaire, qui se réfugient dans le discours des règlements institutionnels tatillons qui fragmentent les individus sont peut-être, en négatif, les vrais héros de ce chef d’œuvre tant ils nous tendent le miroir de notre contemporanéité.

Philippe Geneste

10/11/2019

La littérature de jeunesse face au militarisme

Tilman Roxanne, Mon Monde et moi, illustrations de Somotho, Chant d’orties, 2019, 32 p. 16€
Assez rare en littérature destinée à la jeunesse, voici un album qui investit la thématique antimilitariste et ne s’arrête pas seulement à la réprobation humanitaire et à la compassion lisse laissant l’enfant hors du jugement critique de la raison guerrière. Pour autant, le texte de Roxane Tilman na rien de didactique.
Une enfant vit sous les bombes, la menace des soldatesques, réalité quotidienne de millions d’enfants de par le monde. « Dans mon pays tout est gris » dit l’enfant et on la suit dans cet univers de peur et de chaos grâce l’imagerie foisonnante de Somotho où se heurtent les motifs grisés et les détails de vives couleurs. Avec les gris nuancés se creuse un espace où l’enfant perd ses repères ; avec les couleurs, l’enfant reprend possession de l’espace. Or l’humain ne peut vivre que par son insertion dans l’espace construit, dans un espace communautaire, commun, social.
L’album frappe d’autant plus les jeunes lecteurs que les pages semblent réalisées au crayon à papier et aux crayons de couleur, ce que les membres de la commission lisezjeunesse ont tous relevés. Le crayon ou l’effet de coloration au crayon suggère une matière profonde et âpre, rugueuse presque, à l’instar de la vie de la petite héroïne de l’album. De plus, c’est un effet connu par les jeunes lecteurs qui pratiquent le dessin par le crayon et les crayons de couleur. Sans s’identifier à l’héroïne, ils s’identifient à la matière de l’illustration même.
Enfin, ils ont bien compris qu’entre le gris et les couleurs, c’était deux conceptions de l’humanité qui s’affrontaient : celle de l’appropriation par la guerre, la domination et la violence d’un côté, celle de la solidarité, du partage et du dialogue de l’autre.
Pour échapper à l’angoisse, pour maintenir la vie de l’espérance, l’enfant dessine, crée en son for intérieur un univers de couleurs inaccessible à l’armée d’occupation, invisible à l’extérieur. Mais cette création n’est pas égoïste, elle ne vaut que parce que l’enfant porte en elle l’idée que, sur une autre rive du monde, d’autres enfants fomentent aussi, en eux-mêmes, une révolution des couleurs. Cette création symbolise donc l’exercice enfantin de la liberté par le dessin, par le coloriage. Et, à la toute dernière page, n’est-ce pas cette liberté qui fait s’exprimer les voix d’une volonté collective de paix : « Alors, attends-moi. J’arrive… Bientôt, je serai là. Sur l’autre rive » ?

Philippe Geneste

03/11/2019

Prendre langue et y saisir aux mots l’espérance

Pernaudet Christophe, Et pluie voilà…, illustrations de Quentric Lauranne, Rouergue, 2019, 40 p. 16€
Voici un bel album pour éprouver la saveur des langues et les jeux de langage. Le titre paronymique donne le la : l’ouvrage sera un album d’humour à partir d’inventions linguistiques. Ces dernières sont prises à une liste de clichés nationaux équivalent au dicton météorologique il pleut, il mouille, c’est la fête à la grenouille ou lorsque les grenouilles chantent, elles appellent la pluie ou il tombe des grenouilles expression déclencheuse de l’album. L’enfant pérégrine ainsi de France en Angleterre,  au pays de Galles, à Amsterdam ou New York, en Norvège, en Allemagne, à Prague, en Belgique, au Canada, à Hong Kong, en Italie, en passant par le Sahara ou l’Islande. Ainsi, dans l’album, pleuvent à seaux des expressions travaillées par la traduction. Car là est une astuce du livre : les dictons et clichés nationaux ne sont pas donnés dans leur langue originelle mais transposés en français. L’enfant est ainsi confronté à l’imaginaire linguistique plus qu’à la langue même et le bonheur des mots devient un exhausteur du plaisir des expressions. L’album se clôt sur un récapitulatif qui permet bien au jeune lectorat de prendre la mesure de cette foisonnante plasticité humaine d’exprimer différemment une même réalité.
Les images à la trame d’aquarelles, regorgent de clins d’œil de silhouettes et de mouvements. Elles accompagnent la visée humoristique affichée dès le titre. Elles illustrent effectivement les expressions, à la lettre, si on ose dire, tout en ayant un aspect abstrait et au fond, surréaliste. Le jeu des transparences imite le procédé même d’écriture de l’album, puisque les langues se superposent les unes aux autres dans la traduction française qu’en donne l’auteur.
L’enfant tient dans ses mains le petit manuel d’un dicton météorologique conçu selon la méthode de la linguistique contrastive. Il est invité à l’approfondissement d’une histoire naturelle à la Jules Renard, décrivant les mouvements d’une bête en lien avec les caprices du ciel. A travers ce panorama, le jeune lecteur va aborder le caractère de peuples différents, et même si le résultat visé n’est point l’affirmation d’une vérité sur les peuples, il impose à l’enfant une nécessaire décentration. Celle-ci s’opère vis-à-vis de sa langue, ce qui le mène à s’identifier à celle-ci, à en faire en tout cas le repère même de sa lecture. Il nous semble qu’ici est le grand apport de cet album à la simplicité tissée de richesses.
Les auteurs invitent ainsi, non à tester la fiabilité du dicton et de ses déclinaisons linguistiques, mais à goûter un fragment de discours institué, c’est-à-dire un dicton. L’enfant qui lit prononce chaque dicton, non dans l’impersonnalisation qui définit ce genre discursif, mais dans la singularité d’une traduction qui le projette, l’image aidant, dans la compréhension d’autrui, un autrui des ailleurs. Entraîné par ce mouvement, l’enfant en vient à interroger ce que signifie, au fond, le dicton si souvent entendu si rarement analysé par lui. Il s’interrogera même, peut-être, sur pourquoi il existe.
En effet, l’ouvrage ne choisit pas de creuser les savoirs enfouis au cœur des sentences populaires mais il est de savourer les imaginaires d’une géographie humaine. Le choix de procéder par la traduction est une manière d’ouvrir à l’entendement enfantin un monde sans frontière ; de lui faire goûter à la paix par les mots unis en une confédération sentencielle des peuples.
Philippe Geneste

Quatromme France, L’Orchestre de la favela, illustrations de Boscus Sébastien, Chant d’orties, 2018, 32 p. 16€
La commission lisezjeunesse a plébiscité cet album des éditions Chant d’orties. D’abord, c’est l’éclat des peintures de Sébastien Boscus qui reviennent dans les jugements enfantins. Les couleurs vibrent, rendant par leur matière la densité de la population dans la favela de Rio, mais aussi l’entrecroisement des matériaux, des objets, des déchets mêmes où le grand père de l’héroïne fouille pour ramasser les ingrédients qu’il assemble ensuite en d’improbables réalités. Le regard des lecteurs vagabonde ainsi de rue en rue, de maison en maison, en suivant les personnages dans leurs activités et leurs émotions. Une volonté figurative reste présente, mise à l’arrière-plan, pour structurer la lecture des images. Ainsi, l’art de l’illustration magnifie les lieux sans en trahir l’âpreté des vies qui’ s’y déroulent.
La narration menée par France Quatromme est simple, précise et cadencée par des mots justes. L’histoire raconte d’abord la déception d’une enfant à ne pas pouvoir s’exercer à la musique, une activité réservée aux gens pouvant payer les cours du soir. Puis elle s’attache au personnage d’un grand-père, récupérateur de matériaux en tout genre et fabricateur hors pair d’objets à rêver. Le chineur de déchets est un artiste brut. Il va fabriquer à sa petite fille un violon sans pareil. Et autour de l’enfant prodige se rallieront d’autres enfants de la favela pour transfigurer le quotidien de misère en un îlot de joie et d’espérance.
Cette fin euphorique se double d’un message d’espoir du peuple par l’éducation. Un très bel album.

Philippe Geneste et la commission Lisez jeunesse

28/10/2019

Voir "Par Hasard"

Theullière Guillaume (sous la direction artistique de), Par Hasard, éditions Réunion des musée nationaux - Grand palais, 2019, 386 p. 32€
Exposition du18/10/2019 au 23/02/2020, Centre de la Vieille Charité (1 rue de la Charité 13002 Marseille) du mardi au dimanche de 9h30 à 18h (tarif plein 12€, tarif réduit 8€) et Friche de la Belle de Mai (41 rue Jobin 13 003 Marseille) du mercredi au vendredi de14h à 19h et le samedi-dimanche de 13h à 19h. (tarif plein 5€, tarif réduit 3€). Informations réservation www.musees.marseille.fr et www.lafriche.org

Ce catalogue de l’exposition organisée par la ville de Marseille et la Réunion des Musées nationaux Grand palais, au Centre de la Vieille Charité (du 18 octobre 2019 au 23 février 2020), est une mine de connaissances et de découvertes artistiques pour le jeune public. Quelle place le hasard tient-il dans l’art ? Peut-on opposer le hasard comme mode de structuration de certaines œuvres d’art, notamment depuis les créations de Duchamp en 1910, et le hasard comme nom donné à ce qu’on ne sait pas encore expliquer en sciences ? Opposer l’art et son goût du hasard à la science et son geste d’éloignement du hasard, a-t-il une pertinence pour définir le premier ? En art, même une œuvre se revendiquant, dans son processus créatif du hasard n’obère pas que « par le simple fait de percevoir l’image accidentelle comme image, le récepteur postule implicitement un émetteur » (D. Gamboni p.25). Ainsi, sitôt posé comme notion centrale, le hasard se dilue dans l’effort d’interprétation en une composition explicative de l’œuvre. Le hasard serait-il non un contenu mais une méthode susceptible de saisir -selon les mots de Mallarmé adressés par lettre à Odilon Redon le 19/12/1888- l’inattendu, l’imprécis, ce qui fait énigme dans la vie ?
L’art et l’accident
Si l’exposition ne répond pas à toutes ces questions, pour le spectateur, à la fin de sa visite et de la lecture du catalogue qui l’accompagne, la notion de hasard aura pris consistance, ne serait-ce qu’en s’enrichissant de nouvelles interrogations. Le hasard n’est-elle pas une énergétique de la structure des œuvres ? Les trouvailles, les traits involontaires, les coulures, les tremblements fugaces… ont fini par être organisés par des techniques de création. On se dit, alors, que le hasard n’est pas un « processus créatif » (G. Theulière p.18) mais une charge affective s’incrustant dans l’œuvre en cours et venant modifier le processus créatif, le modifier mais non le définir. On se dit aussi que le hasard en art est une caractéristique qui doit advenir, l’œuvre ne devant rien à la contingence. Le hasard deviendrait en art une nécessité liée au mode de création. L’art s’en servirait pour combattre l’ordre causal dont l’esprit humain est essentiellement redevable de sa progression. L’art le combattrait et ainsi donnerait liberté grande à l’humaine condition.
Mais alors, le danger qui guette l’art est de tomber dans le relativisme absolu du « point de vue attributeur de sens » (1). Or, aucun spectateur d’un tableau ne dira « c’est un bel hasard », chassant ainsi l’idée du hasard dont l’artiste a pu se prévaloir lors de sa production. La réception du tableau retissera une détermination causale qui s’instituera en source même du tableau. Si l’artiste a voulu contourner l’intentionnalité pour trouver un lien direct au monde, une spontanéité dans le rapport au monde, le spectateur, lui, va soit s’en émerveiller et y puiser des origines de causalités, soit nier à l’œuvre toute qualité artistique parce que, justement, pour lui, une œuvre doit être le produit d’une intention. Duchamp et les artistes qui, à sa suite, ont revendiqué le hasard, n’ont pas réussi à éradiquer « la projection intentionnalisante » (2) des interprétations de l’œuvre.
Le hasard et la beauté
Ils n’y sont pas arrivés pour une autre raison. Un temps, le hasard a pu mettre en cause la notion du beau comme il pu mettre en cause la transcendance de la beauté. Or, on ne peut que constater l’abondance des manifestations patrimoniales qui perpétuent l’idée d’une essence du beau en art. On constate également que ces manifestations ont pris dans leurs rets les artistes qui disaient, tel Dubuffet, vouloir renoncer à la notion de beau ; ces artistes, d’ailleurs, ont construit leur gloire sur cette équivoque.
Ainsi, par un retour ironique, la vieille conception de l’artiste en tant que figure de génie s’est trouvée réhabilitée dans l’opinion commune, alimentée par les cercles professionnels de l’art et les artistes eux et elles-mêmes. Cette idée passéiste du génie artistique remonte à la surface de la société. Elle emprunte les voies d’un discours conceptuel qui travaille à l’inaccessibilité de l’art, coupant sa sphère de la sphère sociale populaire.
Ainsi, transcendance de l’art, son inaccessibilité pour le commun, l’artiste comme génie, sont autant de motifs d’un retour de l’élitisme qui tente à se voiler derrière un discours moderniste de l’innovation permanente.
L’exposition Par hasard offre un moment et un espace privilégiés pour réfléchir sur le rapport contemporain à l’art. Elle permet d’interroger cette conception de l’art reproduite par les écoles, par nombre de médias spécialisés et par les circuits financiers du marché. Et cette interrogation passe par une confrontation avec l’idée de norme.
Le hasard et la norme
Pourquoi cet échec ? L’exposition nous aide-t-elle à répondre à cette question ?
Les artistes qui font du hasard une clé de l’œuvre, omettent le travail d’interprétation, ou alors, ils le précèdent, identifiant l’art à un outil de la révélation ou de l’apparition : « Inventer pour moi, c’est aller au devant de mes œuvres. Mes œuvres existaient avant moi, mais on ne les voyait pas parce qu’elles crevaient les yeux » (Restany cité p.172).
Or, ces deux types de discours se rejoignent. Ils tombent dans un finalisme du regard ou alors revendiquent un apriorisme du déjà là de l’œuvre, ce qui n’est qu’une version inversée du finalisme. Et nombre de ceux qui évitent cette ornière affirment qu’il n’y a dans le monde que l’ordre que l’on veut y poser, en fonction du désir humain. Dans le premier cas, le hasard se mue en causalité, dans le second, il est l’expression d’une conception individualiste.
Duchamp nous semble osciller entre les deux. Son œuvre a marqué l’évolution de l’art, mais elle n’a pas changé le rapport que la société entretient avec l’art. Pourquoi ? Parce que celui-ci est devenu, toujours davantage, le pré carré de l’argent, de l’évaluation des tableaux, et de ce fait, l’apanage de la classe bourgeoise. Le marché de l’art a intégré le geste de Duchamp dans ses normes, lui enlevant toute sa charge subversive. Le ready made est devenu une norme comme une autre, une valeur bancaire.
Ne peut-on pas affirmer que l’exposition illustre cet échec ? Nous pensons que oui. L’art s’est coupé de plus en plus des raisons qui ont amené des artistes à se réclamer du hasard pour rompre les normes du champ artistique même. Ces raisons, Lautréamont les avaient synthétisées par cette phrase : « la poésie doit être faite par tous, non par un ». Comme l’écrit Guillaume Theulière, « En peinture comme en poésie, le hasard libère les sens, et le sens même de la lecture » (p.16). L’exposition montre, par exemple, comment une certaine abstraction a été une autre manière d’investir le hasard dans l’art, prouvant par là qu’une tension le traverse : l’enfermement dans le désir tourne vite à l’égocentrisme alors que l’art pourrait être une autre manière de connaître le monde et d’aller vers les autres. L’histoire du hasard en art est faite d’une suite ininterrompue d’aller et retour entre ces deux positions, l’une qui est égocentrée, l’autre qui est objectivante.
Les visiteurs parcourant les salles et les lieux de Par hasard auront tout loisir de confronter les conditions ordinaires de leurs vies aux représentations que l’art en donne sous la forme de tensions. Soit l’art cherche à s’approprier ces conditions et le spectateur sent des ruptures à l’œuvre. Ou alors l’art les évite soigneusement pour se confiner dans ce qui de tour d’ivoire est devenu un compte en banque : alors le visiteur est invité à l’écoute religieuse d’idées esthétiques dont les œuvres ne sont qu’un paravent. Par hasard illustre ce passage de l’allégresse d’un art de rupture, qui croise le fer avec les évolutions sociales, à un art coupé du monde commun et cultivant cette séparation dont il fait la fondation de son domaine au sein de l’industrie du luxe. Que ce dernier ait pignon sur rue, qu’il ait la volonté d’écraser le premier est un constat ; mais qu’un certain travail de l’art, souterrainement, cherche une nodosité sociale, l’exposition nous invite à le penser.
Philippe Geneste

(1) Tort, Patrick, Qu’est-ce que le matérialisme. Introduction à l’Analyse des complexes discursifs, Paris Belin, 2016, 988 p. – p.67 _ (2) Ibid. p.71

20/10/2019

Quand la musicalité traverse l’étrangeté des fors intérieurs

Burton Tim, La triste fin du petit enfant huître et autres histoires, 10/18, 122 p. 10,20 euros.

Ce livre, le premier de Tim Burton, est un recueil de 23 poèmes différents dont les personnages principaux sont, à chaque fois, des monstres, souvent des enfants dont le destin est vraiment tragique : le petit enfant huître finit par se faire manger par son père, le bébé ancre est condamné à rester au fond de l'océan, sa maman prisonnière est attachée à lui par un cordon ombilical en forme de chaîne, l'enfant robot est pris pour une poubelle...
L'univers de Tim Burton est spécial, un peu cruel, mais j'ai beaucoup aimé ce livre, qui se lit très vite. Les illustrations, faites par l’auteur, renforcent l’étrangeté du livre et rappellent certains personnages de ses films d’animation (Les Noces funèbres ou L’étrange Noël de monsieur Jack, par exemple). L'édition indiquée est bilingue avec, du côté gauche, le texte en anglais et, du côté droit, celui en français.
Milena Geneste-Mas

Fort Paul, Le Bonheur est dans le pré, mise en volume du livre sous forme de dioramas par Marie-Hélène Taisne, Flammarion jeunesse, 2017, 16 p. 16€50
La mise en volume donne vie à chaque strophe de la ballade sous forme d’un diorama c’est-à-dire d’une page qui s’anime en relief. Ce travail donne toute la teneur à ce poème fort connu de Paul Fort. Il fait partie d’un des volumes de ses ballades, occasion d’une poésie en prose parfaitement assonancée et rythmée, qui recherche l’harmonie dans le jeu verbal. La poésie se fait désengagement des préoccupations quotidiennes du réel : le poème est écrit en 1917, année des massacres de masse et des résistances naissantes à la guerre voulue par les gouvernements et ceux de l’arrière. Fort s’approche d’un lyrisme populaire ; on est très proche, ici, de la chanson. Invitant à la joie de vivre, il vante l’instant Cette poésie fantaisiste révèle un appétit de vivre pour saisir le bonheur dans l’éphémère.

Eluard Paul, Courage et autres poèmes, illustration de Caëtan Dorémus, Gallimard jeunesse, collection enfance en poésie, 2016, 28 p. 5€50
Ce recueil rassemble des poèmes engagés d’Eluard : Courage donc, De Notre temps 2, Et un sourire. Le choix donne à lire une poésie de la vie et de la volonté de vivre. Les illustrations de Dorémus sont fantasques et douces, rieuses bien que sombres parfois.

Verlaine Paul, Chansons d’automne et autres poèmes, illustration de Charlotte de Ligneris, Gallimard jeunesse, collection enfance en poésie, 2016, 28 p. 5€50
Les illustrations sensibles, géométriques et rêveuses tout à la fois, proche d’un effet de crayons de couleur, permettent à l’enfant d’épouser la représentation graphique de l’univers des saisons tel que Verlaine l’approche à travers chanson d’automne, il pleure dans mon cœur, le ciel est par-dessus le toit, impression fausse, la bonne chanson VI, l’heure du berger. C’est l’art de la musicalité du poète qui a retenu le choix de l’éditeur.

Jammes Francis, Prière pour aller au paradis avec les ânes suivi de j’aime l’âne, illustration de Jacqueline Duhême, Gallimard jeunesse, 2016, 26 p. 5€50
Poème céleste comme disait Jacqueline Duhême à qui on venait de proposer d’illustrer le poème, cette prière d’humilité est aussi un geste de respect de la vie des simples que connaissait bien Francis Jammes (1868-1938) pour en être. Le paysage, les animaux, prennent vie spirituelle sous sa plume, dépassant la croyance religieuse, s’élevant jusqu’à une forme de panthéisme du quotidien qui nous entoure. Quand il écrit ces deux poèmes, en 1898, les querelles des écoles poétiques font rage. Francis Jammes n’est d’aucune. On a souvent dit que son écriture était proche de l’enfance et c’est vrai. Nulle emphase chez lui, nulle recherche absconse où se perd le lecteur. Tout est limpide, clair et la littérature tend à saisir la vie au plus près de la sensibilité. C’est pourquoi, on peut ne pas être croyant et pourtant trouver intérêt dans cet univers. Francis Jammes est par ailleurs unique, pour parler de la mort sans complainte, avec la joie de voir l’en allé. C’est que la mort est naturelle, comme tout ce qui est à décrire : nature des choses, nature des êtres.

Philippe Geneste

13/10/2019

« Mes récits sont des images, rien que des images » Franz Kafka

Tan Shaun, Cigale, Gallimard jeunesse, 2019, 32 p. 14€90
L’album explore le sentiment de se sentir étranger au monde. Il en dévoile la souffrance intense qui le caractérise. Gigale est le nom d’un personnage. Bien sûr, dès le titre, l’intertextualité avec La Fontaine, pour nous français, abonde en évocations. Mais elles seront, en partie déçues. Cigale est employé dans une administration. Son travail consiste à saisir des données. Sa vie est calée entre une pile de fiches papiers et la tour d’un ordinateur.
Le plan rapproché de la première double page, nous fait entrer de plain-pied dans un univers où le surnaturel côtoie le réel. Le costume gris, le badge identificatoire de l’employé ne laisse aucun choix au lecteur, surtout que le gris reprend celui de la page de garde. Pour autant on ne se sent pas dans un conte. Cigale est un album qui mêle peinture, photos de figurines en papier mâché, terre glaise séchée, travaillée au ciseau, peinte à l’acrylique ou à l’oxyde métallique, à la cire ou au cirage. Cette méthode artistique pour concevoir l’album crée un effet de réalité qui renforce le parti pris de faire entrer les lecteurs directement dans un univers sans interroger la surréalité qui le caractérise. C’est un monde peuplé d’humains médiocres et cruels, d’humains qui manquent d’honnêteté envers eux-mêmes, ce qui leur permet de se comporter avec vilenie vis-à-vis de Cigale. Ils reproduisent en fait le schème autoritaire de la subordination, laissant à Cigale l’astreinte de finir leurs travaux journaliers pendant qu’ils se sauvent chez eux. C’est que ses collègues suivent leur hiérarchie, figurée, généralement, en contre-plongées ou en plongées. Ils forment avec le DRH et le patron une triade bureaucratique qui réduit Cigale en esclavage. La figuration du bâtiment avec ses bureaux en espace ouvert, la dominante du gris uniformisant, la présence permanente des murs et des portes closes, tout politise l’histoire en une comédie humaine du travail aliéné. L'employé, assujetti à l'ordre qui l'écrase, figure le drame de l'aliénation, dont la page 12 de l'album est l'emblème.
Comment ne pas voir, dans cette situation d’un travail non rémunéré, d’un employé corvéable à merci, une allégorie des contrats de mission ou de professionnalisation ? La réalité s’invite inévitablement dans cet univers où le surréel est une donnée et non un objet d’étonnement ?
Bien sûr, on pense aussi à Gregor Samsa, le personnage de La Métamorphose de Kafka, même si le petit employé est substitué ici au représentant de commerce. On remarque l’usage intensif d’une langue en décomposition (si on considère Cigale comme un rebroussement de l’humain vers l’animal) ou à la construction incertaine (si on considère Cigale comme membre de la communauté d’entreprise). Dans les deux cas, il s’agit de ce que Deleuze et Guattari nomment une « déterritorialisation » de la langue. En effet, Cigale est un insecte autant qu’un employé. Mais surtout, c’est bien Cigale le narrateur qui parle de lui à la troisième personne du singulier, comme le ferait un enfant, comme le ferait aussi, une non personne. Ce choix de la troisième personne participe de la dépersonnalisation propre à l’œuvre administrative d’écrasement des humains et à leur réification, thématique permanente au cours du récit. L’absence de verbes conjugués impose un présent continu ou intemporel, permanent, qui enferme le lecteur dans la situation elle-même. Ceci vient renforcer la domination des représentations spatiales que portent les catégories grammaticales du substantif et celle de l’adjectif. Enfin, la triple interjection onomatopéique répétée (neuf fois) « Tik Tik Tik ! », qui est d’ailleurs la seule trace langagière sur la dernière page, accrédite. Cet enfermement, cette déshumanisation. Ce langage mal articulé imite le devenir animal / insecte de l’employé Cigale. En effet, on peut voir le personnage comme une introduction animalière dans l’humanité. Shaun Tan utilise, ici, les ressorts traditionnels du conte et de la fable : Cigale est à la fois une allégorie de l’employé, du subordonné, et nous serions proches de la fable ; comme devenir insecte de l’homme, Cigale porte la souffrance de la conscience d’un être à la dignité piétinée et où l’humain s’étrécit à un instinct de survie sous commandement.
Mais le comique de situation tourne à la mélancolie, car le point de vue interne imposé au lecteur lui fait éprouver les sentiments de Cigale. Il n’y a pas identification mais participation active à l’évolution de la charge émotionnelle qui envahit le personnage principal. Et cette énergie puisée dans le sentiment refoulé de dignité explique la fin de l’album. Cigale devient le représentant allégorique d’une idéologie dominée. En effet, il s’ouvre –au sens littéral du terme, puisque sa carapace se déploie afin de laisser s’envoler des cigales en essaim dans le ciel, loin de l’immeuble de l’entreprise-prison, loin de l’enfermement que constitue la chaîne hiérarchique. C’est l’œuvre de Cigale à la retraite, terme qui est à comprendre comme une invitation à se retirer de l’univers aliéné pour aller construire une communauté loin de l’espace carcéral et où règnerait la liberté.
Cigale représenterait, alors, le point de vue des réprouvés de la société à l’instar de la fable de La Cigale et la Fourmi. Or, ce point de vue rend saillants les traits de la société hiérarchique inégalitaire. L’état de déréliction du langage de Cigale interdit d’en faire un Sujet. Pour raccrocher le récit à l’humaine condition vécue, le lecteur, fût-il enfant, transcrit par le sens la phraséologie d’une syntaxe écorchée, ânonnante. C’est cette opération lectorale de compréhension, d’interprétation, qui agence une énonciation humaine à la parole de Cigale. Ainsi se crée une communauté de paroles qui pointe du doigt la condition des travailleurs et travailleuses, et explicite la chute de la société dans une forme économique du mal.
Bien sûr, ce serait sortir du récit que d’y voir le triomphe des dominés sur les dominants, même si les mots de la fin peuvent étayer une telle interprétation. La narration de Shaun Tan est plus serrée. Dans Cigale, la métamorphose est réversible puisque, en quittant sa carapace, le singulier devient pluriel. Que penser de ce passage du un au multiple ? N’est-ce pas que pour quitter la cruauté civilisée du contrat de subordination de l’employé au patron et aux hiérarchies intermédiaires, il faut quitter la sphère close de l’individualisme pour s’ouvrir au Nous, seul libérateur ? Quand Cigale se dévêt du costume de sa carapace d’employé, sous les coups de boutoir de sa hiérarchie et des collègues à celle-ci dévoués, il va chercher dans son for intérieur l’énergie pour se libérer des chaînes qui l’opprimaient. L’antonomase Cigale figure par le nom propre l’énergie d’une libération. La métamorphose de l’un en multiple représente le passage du singulier propre au général commun. Le nom propre, ce motif grammatical de l’individuation aboutie, devient un nom de ralliement, le nom d’un Nous. Dans la forêt qu’elles ont rejointe, les cigales devisent sur la condition humaine et projettent sa transformation. Que représente la forêt ? Cette forêt est un contrepoint de la « déterritorialisation » de la langue. Elle figure un extérieur de l’univers capitaliste, un espace où Cigale sera lui-même car parmi d’autres à égale condition.
Cigale excède le réel et le transfigure. Mais il ne l’abolit pas. Au contraire, même, il l’impose en tant que réalité structurante de son histoire. Cette réalité, ce sont les lois humaines de la subordination et de l’exploitation, la bureaucratisation à outrance de la vie. L’ordre du réel ne bascule jamais dans le merveilleux et même la fin de l’album est une interrogation allégorique qui ne quitte pas le sol social de l’humanité en décadence. Cigale est un récit désenchanté de la condition humaine et les couleurs finales sont celles d’insectes libres non d’êtres humains conscients de leur désocialisation, accaparés, enlisés comme ils le sont dans l’individualisme et son corollaire la subordination. L’absence de temps explique que la subjectivité des collègues de Cigale se lise uniquement au ras de leurs comportements réactifs et dominateurs. Dans cet univers humain, Cigale est un exclu. L’animalité, on le sait, symbolise la forme inavouable de l’altérité. Cigale souffre de cette exclusion, ou mieux du désir de l’exclure dont font montre ses collègues. Ici, tout au contraire de chez Kafka, donc, l’abjection n’est pas dans un devenir insecte car c’est le devenir insecte qui est produit par l’attitude morale abjecte du patron et des personnels soumis à la culture hiérarchique. L’autorité est synonyme de bannissement, Cigale est un banni dont on éprouve l’isolement au fil des pages. Et cette sensation d’isolement fait éprouver, aussi, que les humains n’ont plus de souveraineté sur le réel parce qu’ils n’ont pas de considération autre que de domination et d’exploitation concernant les relations sociales.
Alors que dans La Métamorphose de Kafka, la métamorphose aboutit à l’exclusion de Gregor Samsa de l’univers humain, dans Cigale, le récit part de l’exclusion pour remonter par un cheminement intérieur vers une dé-clusion, si on accepte le néologisme, c’est-à-dire vers une libération de Cigale de son être aliéné pour réaliser un être social grâce à une socialisation nouvelle figurée par l’essaim des cigales. Cigale peut démontrer que la servitude n’est pas dans le travail lui-même, mais qu’elle est dans les relations de travail, donc dans l’organisation du travail. C’est pourquoi le devenir humain –ou devenir employé- de Cigale échoue. Quand il dépend de la hiérarchie bureaucratique, le travail est abrutissant et se confine à la grisaille confinée. La dé-clusion est le devenir inverse, un rebroussement de Cigale vers l’animalité.

Shaun Tan rend compte du basculement de la civilisation capitaliste. Son récit montre une communauté en état de désagrégation. L’espace impose un huis clos. L’antépénultième et la pénultième doubles pages symbolisent l’envol vers la libération. L’ultime double page, dénuée d’illustration, explicite une échappée dans la représentation verbale, soit par l’autoréférentialité de l’album qui, ainsi, conserve sa pleine cohérence. Est-il excessif d’y lire un espoir mis dans la littérature, dans la fiction, dans l’art ou plus simplement dans le discours pour concevoir un nouveau monde, un monde sans exploitation ?  

Philippe Geneste