"L'important n'est pas ce que l'on a fait de nous mais ce que nous faisons nous-mêmes de ce qu'on a fait de nous".
Jean-Paul Sartre cité par Helena
Cavendi p.43
« Il est vrai que tu lui dois une grande partie de ce qui te fait
faire ce que tu fais. Mais, est-ce toi ? »
le personnage Thibald p.82
« Comment pouvons-nous espérer construire un monde meilleur si nous
ne sommes pas nous-mêmes capables d’en appliquer les principes ? » ibid. p.83
cAVENDI Helena, L’Ombre de la lune, éditions Chant
d’orties, 2020, 429 p. 16€
Á l’heure où, sous les coups de
boutoir de l’actualité économique, écologique et sociale, le genre de la
dystopie a supplanté celui de l’utopie, les éditions Chant d’orties font
paraître une utopie, une contestation de l’ordre mondial à travers une patiente
élaboration fictionnelle ancrée sur les valeurs humaines de l’anarchie. Roman
philosophique autant que roman d’aventure, récit d’apprentissage social et
amoureux, le roman d’Helena Cavendi tisse une composition serrée, aux clins
d’œil multiples.
Proposer une utopie, c’est
proposer une contre-représentation du rapport sceptique à l’humain qui suture
les dystopies contemporaines ; c’est, face à une esthétique de la
désolation, promouvoir une esthétique de l’espérance ; c’est aussi faire
travailler le sentiment du doute face au réel de manière à ce qu’il se
transforme en volonté de le changer et non fatalisme ; c’est, contre
l’inéluctabilité de la violence et de la guerre, de la concurrence et de la pulsion
de mort, ouvrir les perspectives d’une société non-violente, d’entraide et de
partage. Contre l’échange et l’argent, le roulement des tâches et le troc,
autre forme de l’entraide.
La littérature peut-elle être
l’instrument cognitif d’une nouvelle société à construire ? Peut-elle,
tout en reposant sur un socle classique qui raconte le cheminement de héros et
d’héroïnes (1), explorer les comportements humains de la solidarité, du refus
du pouvoir et du commandement, jusqu’à ce qu’ils s’imposent à tous et
toutes ?
Tel est le défi de L’Ombre
de la lune. Au cœur d’une ville sous surveillance permanente, où le
pouvoir assoit sa domination sur le règne de la consommation, où la population
asservie semble à jamais soumise et aliénée, s’est constitué, dans les
bas-fonds où mènent les tunnels charriant les égouts, une contre-société
hyper-technicisée mais rationnelle, exigeante sur son éthique, a-hiérachique,
non-violente. Cette contre-société a réussi à vaincre l’usure du temps grâce
aux modalités politiques de la discussion, du dialogue, du consensus. Elle s’y
est renforcée ; comme l’ont renforcée toutes les décisions prises par un
système d’assemblées, sans jamais ne déroger aux principes de l’espérance à
fonder.
L’utopie des souterrains est à
l’œuvre depuis des décennies, et la durée fait sa force autant qu’elle souligne
la culture de la volonté qui la sous-tend. Ce que les rebelles n’acceptent pas,
c’est qu’on limite les possibilités de la pensée. Mais loin de s’isoler dans
les entrailles des sous-sols, le peuple souterrain ne cesse de lier des liens
avec le peuple de la surface, motivant une unité d’intérêt qui ne repose ni sur
l’argent, ni sur l’aspiration hiérarchique, ni sur la vengeance des exactions
subies, mais qui repose sur le désir cultivé du besoin d’émancipation.
Bien sûr, elle est menacée, à
chaque instant, par les services secrets qui tentent de l’infiltrer pour œuvrer
à son implosion. La cellule pivot de la lutte contre la sédition est
l’organisation Kataskope, animé par Machros et ses fils, sept enfants enlevés
dès leur jeune âge à des anarchistes, puis endoctrinés, éduqués à traquer les
rebelles pour les éliminer. Le héros est l’un d’eux. Est-il possible de changer
les habitudes de penser, d’anéantir les réflexes conditionnés ? C’est à
cette lente évolution que L’Ombre de la lune nous fait
assister, un peu comme si l’autrice avait voulu se lancer un défi en prenant un
héros, Skiakos –de son vrai nom Olivier– dont on peut penser qu’il ne changera
pas. Á la manière du naturalisme, Helena Cavendi met son personnage sur
l’échiquier de la fiction et l’observe. Il va rencontrer Selenea, une jeune
fille née dans les souterrains, qui n’a jamais vu la surface, qui a perdu ses
parents anarchistes, tués par les membres de Kataskope. Skiakos est un atome désirant,
pulsionnel, en proie à la violence. Il va peu à peu, grâce à ses rencontres,
renoncer à cette violence des passions, c’est-à-dire qu’il va contracter un
pacte avec les autres dans une volonté conjointe de partager la construction du
groupe.
Á travers le personnage de
Selenea, le roman jouxte délicatement le genre de l’heroïc fantasy, le
spiritualisme en moins et la poésie en plus. Le titre vient de la relation
entre Skiakos (ombre) et Selenea (lune). Le roman d’apprentissage est aussi
apprentissage de l’amour en tant que celui-ci est le plus haut degré du sens de
la communauté, de l’élan social sans lesquels nulle société humaine n’aurait vu
le jour. Au-delà, L’Ombre de la lune est le récit d’une quête de liberté. Skiakos
fait l’apprentissage de la responsabilité de ses choix. Un choix engage
vis-à-vis de soi mais aussi vis-à-vis des autres. Pour paraphraser Sartre, en
se choisissant, Skiakos devient Olivier et il choisit la conception de l’homme
(2) susceptible de construire, par l’assistance mutuelle, une société
épanouissante, protectrice et en harmonie avec l’environnement.
L’art qui provoque la conscience
politique plus que sociale, telle est la voie creusée et vigoureusement
illustrée par Helena Cavendi. Le principe de la paronymie qui fonde l’onomasiologie
du roman s’articule aux multiples références explicites ou non à la
contre-culture des années 70 à aujourd’hui. La lecture est sans cesse mise en
éveil par ces procédés d’attention de vigilance littéraire : tout fait
sens, les noms propres, les gestes. La littérature n’a jamais transformé
l’utopie en Histoire, mais la confrontation des choix littéraires appartiennent
à l’histoire nouvelle qui peut naître des conflits sociaux englobant. Là prend
tout son sens le choix de l’utopie contre la dystopie. Là se situe un enjeu
éditorial que les éditions Chant d’orties ont le courage de porter sur l’espace
public. C’est pourquoi, même si nous n’adhérons pas à la vision rousseauiste de
l’homme bon par nature, donc bon et juste de manière innée, mais que la société
aurait déformé, vision qui affleure souvent au cours des dialogues, même si
nous n’adhérons pas aux propos essentialistes qui définissent l’anarchiste –mais ces réserves relèvent
de la discussion sur la conception de l’homme–, la lecture de L’Ombre
de la lune offre au jeune lectorat une chose rare : la possibilité
de faire des pas de côté pour penser.
Chaque aspect de l’existence y est interrogé sous un angle prospectif, loin de
l’humanisme plat et convenu qui sert de nappage à un nombre considérable
d’œuvres du secteur de la littérature destinée à la jeunesse. Contre
l’idéologie humaniste bourgeoise, le roman place l’altruisme au centre de la
conception de l’humain. Plutôt que de conforter les adolescents et adolescentes
dans l’inéluctabilité de ce qui est, L’Ombre de la lune les invite à se
faire leur propre opinion, à interroger leurs propres choix en regard de ce
qu’ils et elles disent penser, en regard de ce qu’ils et elles font.
Le roman d’Helena Cavendi est une
utopie parce que la littérature s’y fait proposition à la vie : « les mots sont une manière fascinante de
façonner les choses sur lesquelles nous n’avons pas de prise » (p.134)
Philippe Geneste
(1)
Ce choix est-il dicté par la destination du roman à la jeunesse ? Pour un
récit qui développe la conception d’une société sans chef, sans hiérarchie, où
le partage des tâches et le roulement des fonctions viennent abolir la division
du travail capitaliste, maintenir les figures héroïques n’est-il pas
contradictoire ? Car, là où il y a héros, il y a hiérarchisation des
personnages et même des fonctions. Thibald et Marine ne paraissent-ils pas
diriger ? Les parents de Selenea ne sont-ils pas décrits comme des
leaders ? Faut-il n’y voir qu’un effet de l’héroïsation des
personnages ? Une réplique de Selenea apporterait-elle, alors, une
réponse : « Pour pouvoir
devenir vraiment humains la plupart des gens doivent franchir le passage de
l’héroïsme » (p.305) ? Nous ne pensons pas. L’héroïsme, manière
de gagner sa liberté contre la peur, qu’évoque Selenea, est l’objet d’une
discussion sur les ressorts de l’action sociale. Ses propos ne disent donc rien
de la distribution des rôles des personnages du roman.
Par
ailleurs, et toujours en lien avec ce choix de l’héroïsation des
personnages : pourquoi ne pas avoir choisi la structure du roman
collectif ? Est-ce que celle-ci contreviendrait à la réalisation de la
liberté chez le héros qui sert autant la dynamique de l’action que
d’illustration de la viabilité de l’utopie ? C’est un débat ancien, qui a
traversé les préoccupations littéraires chez les littérateurs progressistes.
C’est tout à l’honneur d’Helena Cavendi de le réactiver dans L’Ombre
de la lune. Il est vrai que, le genre du roman collectif aurait été mal
adapté à l’absence de la lutte des classes comme moteur de l’action
émancipatrice. Le roman oppose un ordre social despotique reposant sur
l’aliénation de masse à un ordre social émancipateur reposant sur l’entraide,
l’abolition du salariat et le partage des tâches. La lutte des classes n’y joue
aucun rôle majeur, ingénieurs ou employées, ouvriers, ouvrières ou commerçants,
propriétaires ou sans logis, artisans ou soldats, tous s’unissent dans
l’émergence d’un intérêt commun et animés par le sentiment primordial de sympathie.
(2)
« Je suis responsable pour moi-même
et pour tous, et je crée une certaine image de l’homme que je choisis ; en
me choisissant je choisis l’homme » Sartre, Jean-Paul, L’Existentialisme
est un humanisme, Paris, Nagel, 1970, 144 p. – p.27