Allemand Jacques, L’Hiver à Pékin, Encres d’Agnès Eymond, S’édition, 2019, 48 p. 12€
Le recueil est né d’un voyage en
Chine. Impressions, en aurait pu être le titre. L’auteur a choisi d’inviter le
jeune lectorat à entrer dans sa poésie comme dans une narration. Dès la
couverture, l’encre d’Agnès Eymond redouble l’intention en insufflant une idée
de fragilité aux idéogrammes que semblent vouloir absorber des figures
nuageuses. La couverture propose à celle ou celui qui va ouvrir le livre, une
hypothèse d’orientation : ici tu entres dans un univers d’interpénétration
des choses et des êtres, des faits et des pensées, des rencontres et des rêves
associés.
Le recueil comprend 21 textes
mais quinze images. En effet, on y entre par un texte seul. Le dialogue avec
l’image commence puis s’interrompt au bout de trois répliques : c’est
qu’il s’agit d’une épitaphe donc d’une célébration d’une pratique chinoise d’écriture.
Deux images puis une nouvelle suspension du dialogue : l’image aurait
donné dans l’hypotypose, or le texte serait à la peine avec une saturation par
la figuration. Quatre dialogues de l’image avec le texte et à nouveau une
interruption : celle d’un mystère, pour laisser libre l’imagination du lecteur
:
« une mère et son enfant
seuls sur l’esplanade,
comme un petit désordre
qui s’échappe »
Reprise à trois temps de l’image
et du texte qui s’épousent, puis à nouveau refus d’entrer dans l’effet d’hypotypose.
Le texte décrit, l’image suggère, et en aucune façon elle ne doit redoubler le
texte. Il y a un art élégant de la composition de ce dialogue. Trois nouveaux
conciliabules et le poème final impose définitivement le texte :
« quand tu auras saisi le lien
entre le piéton
tout seul sur le canal gelé
et les lanternes de papier flottant
dans le vent,
reviens me voir »
L’équilibre de la composition et
l’élégance de sa réalisation suscitent la sensibilité littéraire. Or celle-ci
permet, le livre refermé, d’avoir suivi le poète qui, par le choix de l’article
défini du titre, L’Hiver à Pékin, embarque le lecteur avec lui, en promesse
d’une expérience singulière et unique. Il lui permet aussi de regarder l’art
avec ses yeux d’enfant, sans appréhension aucune. Se crée ainsi une complicité
qui est précieuse pour la joie apportée par le recueil de textes et d’images.
Poète et illustratrice ensemble ne cherchent pas à représenter les choses vues
telles qu’elles étaient. Il n’y a aucune mention d’un passé mais l’affirmation
de l’authenticité de la représentation donnée et donc de la représentation que
se construit le lecteur. N’est-ce pas une expérience de la liberté qui est,
d’ailleurs, le propre, nous semble-t-il, de la si belle collection Livres pour enfants dans la lune de s’éditions ?
La lecture épouse donc l’écriture
et son image encrée, la représentation se constitue au rythme de
l’intermittence des scènes vues puis transcrites dans le recueil. Le lecteur
apprend que c’est en esquissant une représentation à partir du dialogue
texte-image, qu’il prend avec lui le texte, en dessine en lui un sens. L’auteur
prête ses poèmes, l’illustratrice le suit, avec une part de rêve sensible,
jouant à merveille des cadrages et des points de vue, des ombres quasi
constantes et des lumières, évitant les formes ciselées et les évoquant dans le
doux flouté de l’encrage. Mais là encore, le poète vise la complicité du regard
enfantin avec le sien. En effet, les poèmes se décomposent (pour 17 d’entre eux
sur 21) en deux parties. Une première relève de la notation, celle d’une chose
vue, aperçue. C’est la partie en italiques. Elle est suivie du poème, de
l’impression provoquée, de l’interprétation réalisée, de l’évocation engendrée.
C’est la même démarche ou peu s’en faut, qui est proposée au lecteur.
Soulignons qu’elle vaut bien aussi, semble-t-il, pour le travail
d’illustrations.
Nous entrons alors dans une
configuration de haute richesse. Les hypothèses peuvent entre elles,
éventuellement, dialoguer. La subjectivité est sollicitée, non pour elle-même,
mais parce qu’elle participe de passages de sens entre
poète-illustratrice-lecteur. Ici, le principe de l’album poétique se trouve
enrichi parce que motivé par l’exigence de composition du recueil. L’écriture
se dit lecture. Il ne s’agit pas d’un reportage, il ne s’agit pas d’un
témoignage, il s’agit par le travail évocateur de saisir une idée qui affleure,
une pensée qui se fait jour, une image mémorielle qui survient. L’Hiver
à Pékin est poésie en cela que le dialogue s’oppose à l’écrit mémoriel
pour donner puissance à la suggestion, à ce qui advient, ici et maintenant,
dans les fils tissés entre l’image, le texte et leur lecture ou relecture. Car
le poète aussi, la composition de dix-sept poème fait foi, fonde son recueil
sur la relecture.
Lire c’est relire, écrire c’est
réécrire ; la signification trouve joie supérieure dans l’interprétation. N’ayez
donc point peur de l’écriture ni de la littérature, jeunes lecteurs.
Laissez-vous porter par le travail d’évocation, laissez œuvrer votre
représentation, abandonnez donc le jugement binaire du j’aime/je n’aime pas devenu la stéréotypie de la relation humaine
et de la relation aux choses, osez interpréter, n’ayez pas peur de votre
compréhension. Oui, ce que vous aurez retenu sera de l’ordre de la mémoire, du
désir mais surtout, ce sera la formulation d’une interrogation qui n’osait pas
jusqu’alors s’exprimer.
Au fond, L’Hiver à Pékin, confirme
avec tendre éclat une fonction de la poésie : permettre un regard lucide
sur le monde en pouvant partir de soi. Lire de la poésie pour se connaître
soi-même, parce que l’expérience de la lecture poétique peut aussi être l’expérience
du dialogue, c’est-à-dire de l’altérité. Et c’est ainsi que certaines poésies
portent le lecteur à s’autoriser à l’existence de sa singularité, à s’y re-connaître grâce à cette inter-locution, inter-prétation. En ces temps où l’égoïsation (1) des existences
aliène le rapport à l’autre, mesurons combien un tel recueil et la collection
dans laquelle il paraît sont précieux !
Philippe Geneste
(1) Jacob, André, Esquisse
d’une anthropo-logique, Paris, CNRS éditions, 2011, Jacob, André, Temps
et langage. Essai sur les structures du sujet parlant, Paris, L’Harmattan, 2017 (première
édition Armand Colin, 1967)