Anachroniques

28/07/2019

Le langage poétique comme expérience du rapport à l’autre

Allemand Jacques, L’Hiver à Pékin, Encres d’Agnès Eymond, S’édition, 2019, 48 p. 12€
Le recueil est né d’un voyage en Chine. Impressions, en aurait pu être le titre. L’auteur a choisi d’inviter le jeune lectorat à entrer dans sa poésie comme dans une narration. Dès la couverture, l’encre d’Agnès Eymond redouble l’intention en insufflant une idée de fragilité aux idéogrammes que semblent vouloir absorber des figures nuageuses. La couverture propose à celle ou celui qui va ouvrir le livre, une hypothèse d’orientation : ici tu entres dans un univers d’interpénétration des choses et des êtres, des faits et des pensées, des rencontres et des rêves associés.
Le recueil comprend 21 textes mais quinze images. En effet, on y entre par un texte seul. Le dialogue avec l’image commence puis s’interrompt au bout de trois répliques : c’est qu’il s’agit d’une épitaphe donc d’une célébration d’une pratique chinoise d’écriture. Deux images puis une nouvelle suspension du dialogue : l’image aurait donné dans l’hypotypose, or le texte serait à la peine avec une saturation par la figuration. Quatre dialogues de l’image avec le texte et à nouveau une interruption : celle d’un mystère, pour laisser libre l’imagination du lecteur :
« une mère et son enfant
seuls sur l’esplanade,
comme un petit désordre
qui s’échappe »

Reprise à trois temps de l’image et du texte qui s’épousent, puis à nouveau refus d’entrer dans l’effet d’hypotypose. Le texte décrit, l’image suggère, et en aucune façon elle ne doit redoubler le texte. Il y a un art élégant de la composition de ce dialogue. Trois nouveaux conciliabules et le poème final impose définitivement le texte :

« quand tu auras saisi le lien
entre le piéton
tout seul sur le canal gelé
et les lanternes de papier flottant dans le vent,
reviens me voir »

L’équilibre de la composition et l’élégance de sa réalisation suscitent la sensibilité littéraire. Or celle-ci permet, le livre refermé, d’avoir suivi le poète qui, par le choix de l’article défini du titre, L’Hiver à Pékin, embarque le lecteur avec lui, en promesse d’une expérience singulière et unique. Il lui permet aussi de regarder l’art avec ses yeux d’enfant, sans appréhension aucune. Se crée ainsi une complicité qui est précieuse pour la joie apportée par le recueil de textes et d’images. Poète et illustratrice ensemble ne cherchent pas à représenter les choses vues telles qu’elles étaient. Il n’y a aucune mention d’un passé mais l’affirmation de l’authenticité de la représentation donnée et donc de la représentation que se construit le lecteur. N’est-ce pas une expérience de la liberté qui est, d’ailleurs, le propre, nous semble-t-il, de la si belle collection Livres pour enfants dans la lune de s’éditions ?
La lecture épouse donc l’écriture et son image encrée, la représentation se constitue au rythme de l’intermittence des scènes vues puis transcrites dans le recueil. Le lecteur apprend que c’est en esquissant une représentation à partir du dialogue texte-image, qu’il prend avec lui le texte, en dessine en lui un sens. L’auteur prête ses poèmes, l’illustratrice le suit, avec une part de rêve sensible, jouant à merveille des cadrages et des points de vue, des ombres quasi constantes et des lumières, évitant les formes ciselées et les évoquant dans le doux flouté de l’encrage. Mais là encore, le poète vise la complicité du regard enfantin avec le sien. En effet, les poèmes se décomposent (pour 17 d’entre eux sur 21) en deux parties. Une première relève de la notation, celle d’une chose vue, aperçue. C’est la partie en italiques. Elle est suivie du poème, de l’impression provoquée, de l’interprétation réalisée, de l’évocation engendrée. C’est la même démarche ou peu s’en faut, qui est proposée au lecteur. Soulignons qu’elle vaut bien aussi, semble-t-il, pour le travail d’illustrations.
Nous entrons alors dans une configuration de haute richesse. Les hypothèses peuvent entre elles, éventuellement, dialoguer. La subjectivité est sollicitée, non pour elle-même, mais parce qu’elle participe de passages de sens entre poète-illustratrice-lecteur. Ici, le principe de l’album poétique se trouve enrichi parce que motivé par l’exigence de composition du recueil. L’écriture se dit lecture. Il ne s’agit pas d’un reportage, il ne s’agit pas d’un témoignage, il s’agit par le travail évocateur de saisir une idée qui affleure, une pensée qui se fait jour, une image mémorielle qui survient. L’Hiver à Pékin est poésie en cela que le dialogue s’oppose à l’écrit mémoriel pour donner puissance à la suggestion, à ce qui advient, ici et maintenant, dans les fils tissés entre l’image, le texte et leur lecture ou relecture. Car le poète aussi, la composition de dix-sept poème fait foi, fonde son recueil sur la relecture.
Lire c’est relire, écrire c’est réécrire ; la signification trouve joie supérieure dans l’interprétation. N’ayez donc point peur de l’écriture ni de la littérature, jeunes lecteurs. Laissez-vous porter par le travail d’évocation, laissez œuvrer votre représentation, abandonnez donc le jugement binaire du j’aime/je n’aime pas devenu la stéréotypie de la relation humaine et de la relation aux choses, osez interpréter, n’ayez pas peur de votre compréhension. Oui, ce que vous aurez retenu sera de l’ordre de la mémoire, du désir mais surtout, ce sera la formulation d’une interrogation qui n’osait pas jusqu’alors s’exprimer.
Au fond, L’Hiver à Pékin, confirme avec tendre éclat une fonction de la poésie : permettre un regard lucide sur le monde en pouvant partir de soi. Lire de la poésie pour se connaître soi-même, parce que l’expérience de la lecture poétique peut aussi être l’expérience du dialogue, c’est-à-dire de l’altérité. Et c’est ainsi que certaines poésies portent le lecteur à s’autoriser à l’existence de sa singularité, à s’y re-connaître grâce à cette inter-locution, inter-prétation. En ces temps où l’égoïsation (1) des existences aliène le rapport à l’autre, mesurons combien un tel recueil et la collection dans laquelle il paraît sont précieux !
Philippe Geneste

(1) Jacob, André, Esquisse d’une anthropo-logique, Paris, CNRS éditions, 2011, Jacob, André, Temps et langage. Essai sur les structures du sujet parlant, Paris, L’Harmattan, 2017 (première édition Armand Colin, 1967)

21/07/2019

L’effet papillon en toutes lettres

Prokofiev Sergueï S., Pierre et le loup, adaptation française de Renaud de Jouvenel, illustrations d’Olivier Latyk, Père Castor-Flammarion, 2017, 32 p. 13€50 ; Prado Miguelanxo, Pierre et le loup, traduction Dominique Granger, Casterman, 2017, 48 p. 13€90
Composé par Prokoviev à la demande d’un théâtre moscovite pour enfants, ce conte musical connaît toujours le même succès. Le lectorat se voit ainsi devant une multitude d’adaptations. Certaines viennent illuminer les yeux et offrent, à qui veut bien y prendre garde, de belles variations interprétatives. Nous en donnerons deux exemples.
Le premier est très proche du conte initial et de son didactisme qui fait correspondre à chaque instrument un personnage. On le lira donc avec une des innombrables adaptations musicales qui existent. Le travail à l’ordinateur joue de couleurs à effets de fluorescence, mais qui s’évanouissent dans le diaphane. Il se crée ainsi une superposition des motifs qui confinent à l’irréalisme propre au conte. Le choix est fait d’aller vers le récit animalier et la fable. La structure du texte, avec l’usage intelligent des sommaires qui relancent l’histoire, approche de la forme opératique. Enfin, l’adaptation se penche vers une fin non tragique : le loup n’est pas tué mais emmené dans un zoo et le canard mangé est délivré du ventre du loup, sans qu’on ne sache comment. Le merveilleux est alors à son comble,
Le second album met l’accent sur la tradition populaire d’où provient le conte. Les illustrations se font narratives, approfondissant les thèmes de la forêt, de la lumière et du loup, bien sûr. Quittant le genre de l’album, l’œuvre de Prado emprunte le vecteur de la bande dessinée. Prado nous raconte une aventure humaine, celle de la curiosité, celle de l’interdit (ne pas dépasser la clôture de la ferme afin de ne pas risquer de se faire dévorer), celle de la vanité enflammée par l’adulation villageoise pour la délivrance obtenue du loup, celle de la tristesse de la vie sauvage non reconnue dans sa qualité d’appartenance au règne du vivant. La bande dessinée se fait alors philosophie, et le personnage du grand-père conserve sa cohérence de porteur de l’interdit auprès de cet enfant sans père ni mère. Les couleurs et teintes restent, tout au long de l’album, dans l’obscur et le sombre, comme si la forêt veillait à tenir l’humain dans la filiation de l’animalité dont il est issu.
On le voit, ce sont là deux adaptations différentes et deux regards opposés portés sur le conte de Prokoviev. Deux choix pour des sensibilités enfantines différentes. N’est-ce pas la richesse même de la littérature de savoir s’adresser à tous et toutes ?

Eland Eva, Bienvenue tristesse, traduit de l’anglais par Ilona Meyer, Les éditions des éléphants, 2019, 32 p. 14€
Quel chef d’œuvre que cet album publié par les éditions des éléphants ! Des dessins minimalistes, une économie absolue de couleurs (traits marron, de rares taches roses et un aplat d’un bleu diaphane). Le sujet ? La tristesse, avec un clin d’œil à Françoise Sagan, bien sûr, mais c’est pour mieux assurer une distance de visée. Le bleu diaphane trace la silhouette fantomatique de la tristesse transformée ainsi en figure interlocutrice muette de l’enfant L’album entretient ce dernier du sentiment diffus qui l’accapare passagèrement, mais aussi, parfois, durablement et qu’on nomme la tristesse. Il s’agit de la reconnaître pour la maîtriser, non pour s’y adapter mais pour réagir avec elle sans déni et sans crainte. L’album propose à l’enfant de vivre avec sa tristesse, d’en faire sa partenaire quant elle s’invite, bref de faire avec et non de la subir. La lecture de l’album permet aussi de mettre à distance cet état affectif pénible, qui parfois signale une dépression. Pour en sortir, il faut déjà pouvoir l’identifier, et en parler, au moins dans une situation de jeu comme celle dessinée par Eva Eland. Merveilleux !

Gibert Bruno, Un Papillon sur un chapeau, Casterman, 2017, 40 p ; 12€90
Le prétexte de l’album est l’effet papillon, ce simple battement d’aile d’ici qui bouleverse les évènements au lointain. L’album procède par devinette : un dessin remplace un mot, comme dans de nombreuses séries parascolaires de première lecture. Mais Gibert se sert du procédé didactique à une fin esthétique, en faisant dialoguer le dessin colorié et le langage verbal. Le papillon symbolise la liberté et le récit conte la genèse des chapeaux à papillons d’un fabricant chapelier. C’est aussi un conte écologique car le papillon échappe à l’esprit de propriété des humains qui en fait des massacreurs d’espèce pour faire triompher la raison chez un industriel. Ce qui était espoir en 2013, date de la première édition du livre par Autrement, est presque déraison aujourd’hui. Mais à ne pas chercher un autre chemin que celui pris par notre monde contemporain, aucun avenir autre ne pourrait être espéré. Le propre de l’humain est de se démettre de tout déterminisme de destin.
Philippe Geneste

13/07/2019

Créations et récréations pour l’été

JeanZad, Pouget Cécile, Rousseau Philippe, Mes copains cousus mains, Utopique, 2019, 34 p., 10€
Pour chaque doudou cousu main, une comptine de Didier Jean et Zad, une réalisation de l’objet avec mode d’emploi par Cécile Pouget, enfin des photos de l’objet et de mises en situation de l’objet par Philippe Rousseau. Le résultat est un livre qui allie le poétique, le pratique et le plaisir de regarder. Sont proposés : un doudou cochon, un doudou coccinelle, un doudou crapaud, un doudou baleine, un doudou farfelu, un doudou zèbre, un doudou poule, un doudou loup. Pour la création il n’est besoin que de tissus issus de chaussettes, de soutien-gorge et des outils simples (fermeture éclair, boutons, restes de tissu, de lainage…). Aucune technique particulière n’est requise, en dehors de celle de la couture (aiguille et fil à coudre, pas de machine). Quelle joie de voir ces matières transformées en peluche intime chère à l’enfant.
Les comptines sont drôles et poétiques, au sens facile d’accès. Les objets sont amusants, gais et la présentation de leur réalisation est claire et accessible. C’est un moment lumineux à passer entre adultes et enfants.

Je Fais des gâteaux moi-même en 10 minutes avec les mains, illustration Elena Selena, Milan, 2019, 96 p ; 14€90
Très bel ouvrage cartonné fait pour les petites mains et pratique à consulter grâce à une transformation du livre en chevalet à poser sur la table, la recette ainsi bien en vue. Des recettes gourmandes, que les enfants réalisent avec la présence d’un « grand marmiton ». C’est une sympathique idée pour réaliser des gâteaux soi-même, des croissants, des biscuits, des madeleines, des gâteaux d’anniversaire, qui inspirent beaucoup de joie. Une autonomie se gagne au fur et à mesure des recettes réalisées, bien loin du système de consommation qui interdit la prise de conscience de l’œuvre culinaire nécessitée. Belle idée aussi qu’un petit garçon et une petite fille couleurs de peau confondues, emmêlent leurs mains dans la farine pour préparer leur propre offrande aux gourmands et gourmandes qui vont bientôt s’inviter.
Annie Mas

Hermann, Eve, Mon Alphabet mobile Montessori. 160 lettres pour former mes premiers mots, Nathan, 2015, lettres + livret d’utilisation, 39€90
Le principe montessorien est ici retenu pour ce coffret qui présente 160 lettres cursives en matériau maniable et résistant avec un livret d’utilisation. Les lettres s’apprennent en même temps qu’on les entend et qu’on les manie par le toucher et la vue. Cet apprentissage sensoriel a fait ses preuves depuis longtemps. L’alphabet mobile permet ensuite de former des mots dits, selon le même principe. La vogue actuelle des écoles Montessori reflète l’appétit d’une partie des parents pour d’autres principes éducatifs que ceux érigés en dogme dans les établissements de l’éducation nationale et de l’éducation religieuse privée ou sous contrat avec l’Etat. Bien sûr c’est bien réducteur par rapport à l’apport de Maria Montessori (1870-1952), première femme médecin d’Italie, ayant mis au point ses principes pédagogiques alors qu’elle dispensait un cours d’anthropologie pédagogique en 1904 : refus de l’oppression de l’enfant par l’abus d’autorité, écoute du développement de l’enfant et apprentissage du goût à l’autonomie.

Martelle Myriam, Illusions d’optique, illustrations de Messana Anne-Olivia, Milan, coll. Copains d’activités, 2019, 112 p. 11€90
L’ouvrage fait découvrir 37 illusions d’optique. Elles sont expliquées scientifiquement. Un mode d’emploi permet pour chacune de les reproduire. Le livre s’adresse explicitement aux filles comme aux garçons. L’enfant apprend ainsi à ne pas se laisser piéger par son cerveau, même si l’apprentissage n’est pas toujours si évident que cela. Mais l’effet est tel que l’enfant poursuit sa lecture, chaque jour ou pas loin.

Philippe Geneste