Binet
Juliette, Monts et Merveilles, Rouergue, 2019, 32 p. 13€
Au début s’affiche un titre, qui
laisse en absence le verbe attendre qui,
ordinairement, commande l’expression toute faite. Premier clin d’œil
humoristique au lecteur, à la lectrice, le titre introduit l’histoire, mais ne
qualifie-t-il pas le contenu de l’ouvrage ? C’est ce que nous défendrons.
Juliette Binet est une rare
autrice à s’adresser aux enfants, uniquement, par l’image. Elle rappelle, œuvre
après œuvre, que l’image est narrative, que le récit graphique parle au non-lecteur comme au lecteur. Le récit
graphique rehausse en fait l’écriture, ce dérivé du dessin, comme modalité
autonome de l’expression. Il est aussi une exhortation à la compréhension, mais
une compréhension qui ne refoulerait pas l’interprétation, et au contraire la
solliciterait.
Un couple dans un appartement
gris : la grisaille d’un quotidien livré en pages de garde. Le couple
décide de rendre autre sa vie de tous les jours, il décide d’imaginer un autre
monde et pour cela, il entreprend de refaire la décoration du lieu. Les motifs
géométriques imposent cette thématique de l’espace, alors que le pointillisme
des figures légèrement granuleuses évoque la sensation comme guide de
l’expérience humaine. Les pages se succèdent, et l’appartement devient paysage
avec couleur. Mais celles-ci ne sont pas distractives ni esthétisantes, elles côtoient
la prégnance du gris rehaussé par la pâleur des roses et des bleus.
Dans cet acte opère la
dialectique de l’intérieur et de l’extérieur, de l’intime et de l’altérité.
Juliette Binet peint un monde clos et pourtant ouvert en sollicitant la
sensation, celle des personnages bien sûr, mais, mimétiquement, celle des
lecteurs. En ne sortant pas de l’unité spatiale, l’histoire souligne l’unité
humaine avec ce qui l’entoure grâce à l’action. La cartographie du monde est
tout autant topographie intérieure. N’est-ce pas une définition de l’expérience
comme ce qui donne sens à ce qu’on traverse en agissant ?
Les motifs décoratifs, les
espaces créés par le couple ne sont-ils pas autant de désirs révélés de nourrir
une relation à l’univers pour vivre, une relation qui, elle-même - principe de
la mise en abyme élégamment introduite par Monts et Merveilles - englobe la
relation humaine qui peut alors s’épanouir ? Dans le silence du monde
nouveau qui se crée sous nos yeux se déploie une empathie humaine. Par la
matité des couleurs et le grain du papier cet univers est apaisant. Il invite à
penser un nouvel l’horizon par un remaniement du lieu de vie. La narration
visuelle, comme nous incite à le penser l’humour signalé du titre, pointe que
le monde est aussi le regard qu’on porte sur lui. Ce que ne dit pas l’album,
c’est quand l’action sur le monde se fait création d’un univers artificiel,
artefact de la réalité ou alors nouveau monde d’une nouvelle vie sociale,
nouvelle vie commune et en commun.
Regarder, propédeutique à la joie
du comprendre. Quand le récit verbal pré-dit,
le récit graphique propos-e. Cette œuvre
est une narration sans clé ; elle laisse le lectorat libre du sens et donc
l’ouvre au langage. C’est pourquoi Monts et Merveilles sollicite la
relecture comme opération même de la lecture.
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« Mon métier c’est d’être émigrant »
Carl Meffert
Moreau Clément (Carl Meffert),
Nuit
sur l’Allemagne, 107 linogravures des années 1937-1938, traductions de
Cordula Unewisse et François Mathieu, Bassac, Plein Chant 2017, 145 p. 15€
Le livre, remarquablement édité,
présente un récit graphique réalisé par Clément Moreau, pseudonyme pris par
Carl Meffert (1903-1988), un peintre, dessinateur et graveur méconnu en France
malgré une œuvre magistrale. C’est l’arrivée au pouvoir d’Hitler, en 1933 qui
oblige Carl Meffert à migrer en Suisse. Ce n’est que le début d’une
pérégrination incessante, motivée par la fuite de régimes répressifs divers, en
Europe, en Amérique du Sud.
Nuit sur l’Allemagne
rassemble, comme l’indique le titre, 107 linogravures en une histoire
poignante. On assiste à la traque d’opposants au régime hitlérien, les incidences
sur les proches, la main mise du régime sur la jeunesse, l’expérience des
prisons et de la torture. C’est la première partie du roman. Sa spécificité est
de montrer que toute action humaine ne concerne pas qu’un individu, jamais,
mais qu’elle rejaillit sur l’entourage, le proche, bien sûr, mais aussi la
société.
Dans la deuxième partie, on suit
un homme poursuivi pour outrage au pouvoir et à l’uniforme. On le suit dans sa
fuite, dans son devenir apatride, dénonçant les frontières, les bureaucraties
qui montent des murs de papiers contre les personnes, et qui enferment sous le
boisseau du respect des normes, des règles.
Les compositions des gravures
créent le mouvement, se répondent souvent, notamment pour celles qui sont en
vis-à-vis, Moreau joue des plongées et contre-plongées, des points de vue
obliques ou de face, de profil ou par derrière. Le mouvement ainsi créé va
épouser le récit final de la fuite, lui donner sa puissance évocatrice. La
tension est omniprésente dans ce récit. Elle tient au jeu des ombres et des
lumières, obtenus par une science des sources de clarté. Elle tient aussi à
l’usage des plans moyens créés avec une grande diversité qu’enrichit la
présence des avant-plans. Les légendes des textes sont, comme dans le cinéma
muet, des indices, mais Nuit sur l’Allemagne pourrait se
lire sans le texte tant le propos artistique est précis. Clément Moreau
s’appuie sur la singularité des vies en rendant compte des sentiments des
personnages. C’est à travers cette composante affective que l’engagement est
mis en perspective, mais il n’y a nulle leçon politique parce qu’il n’y en a
plus besoin, le récit, à lui seul, parle, donne signifiance aux actes des
personnages. Cité dans l’excellent dossier qui enrichit le livre et nous permet
de découvrir plus avant Carl Meffert, le graveur écrit : « Je montre
l’époque, mais dans un sens humain ». Cette approche artistique est
articulée à la volonté de ne jamais perdre le lecteur : « Le spectateur est important, c’est pour lui
que l’on crée ». C’est pour cela, probablement, que Moreau privilégie
un même cadre rectangulaire et d’égale dimension sur les 107 linogravures.
Toutefois, il n’est pas question, pour l’auteur, de mésuser du choc des
images : « le choc va au-delà
de la sensation. Si l’individu n’est pas ému, animé, il ne vivra pas la chose
et ne comprendra rien. D’abord la sensation puis l’intelligence. En premier,
toujours la sensation ».
Avant de conclure, quelques mots
sur la couverture du livre. Elle présente Erich Mühsam suicidé par les sbires
nazis dans sa cellule. Cette linogravure En mémoire d’Erich Muhsam, nous
disent J-W Goette, S. Kruse et Th. Miller qui introduisent l’ouvrage, a été
réalisée quatre semaine après le meurtre de l’écrivain anarchiste le 10 juillet
1934. Carl Meffert a travaillé un temps avec Mühsam ils étaient voisins et
participèrent ensemble au Rote Hilfe
(Secours rouge).
L’édition Plein Chant comble une
lacune éditoriale de taille en rendant disponible au public français Nuit
sur l’Allemagne œuvre d’un artiste expressionniste, révolutionnaire,
qu’on ne peut que rapprocher de la gravure libertaire et anarchiste. On pense à
Masereel, Rabinovitch, Zbinden, Mairet, Patocchi, Buchser –tous cités et
illustrés dans l’étude qui accompagne l’histoire de Moreau-, mais aussi à Otto
Nückel pour l’art de la tension par le jeu des lumières.
Philippe Geneste