Christopher John, Les Gardiens, traduit de l’anglais
par Jean
Deux mondes se font face, deux
mondes séparés par une frontière réputée infranchissable. Chaque monde vit dans
une bulle, métaphore de la sphère qui enferme, qui interdit l’ouverture, et
l’émancipation, comme l’expose si bien le philosophe André Jacob dans son
schéma d’anthropo-logique (1). Dans
chacun des deux mondes, les relations entre les humains sont imaginaires, les
comportements se conforment, et le conformisme n’est-il pas justement cette
capacité à rester prisonnier du miroir que la société renvoie à
l’individu ? L’éducation, dans l’un et l’autre monde, contribue à ce même
but, sous des rituels, des idéaux apparemment différents. Les divertissements
étouffent toute prise de conscience, les jeux du cirque dans les cités, la
chasse à la campagne :
« Le
spectacle est l’idéologie par excellence, parce qu’il expose et manifeste dans
sa plénitude l’essence de tout système idéologique : l’appauvrissement,
l’asservissement et la négation de la vie réelle » (2)
Dans ces mondes clos, rien ne sort, rien ne
rentre, du moins est-ce la thèse de l’ordre respectif qui y règne. Les
infiltrés sont pourchassés, les hors-normes sont éradiqués, physiquement
éliminés dans l’un, lobotomisés dans l’autre.
Mais quelques êtres mûrissent en
eux leur capacité ancestrale humaine de comprendre l’environnement, de
s’approprier le milieu et non de s’y soumettre. Ceux-là ont la volonté, secrètement
enfouie, de connaître. Or, de la volonté, il en faut pour qui veut briser le
miroir de ces deux mondes qui se réfléchissent : l’un orgueilleux de sa
modernité, l’autre fier de son archaïsme conservateur ; l’un celui des
cités, à l’architecture futuriste, l’autre, celui de la campagne, figée dans un
mode de vie et de gouvernance datant de l’empire britannique à son zénith.
Chaque population est
conditionnée à voir l’autre comme une négation de sa propre image, un vide, un
néant. Le clivage, entre elles, est entretenu par l’idéologie, chacune
cherchant à se protéger de la contamination de l’autre. Alors, oui, il faut que
l’ordre règne pour que les images du bonheur, de soi, du social, demeurent
stables, ne se floutent pas, ne se lézardent pas. La frontière devient ainsi
désirée de chaque côté d’elle-même. Si la frontière cloisonne les deux mondes,
à l’intérieur de chaque sphère sociale une division en classes est
perpétuée : ouvriers et ouvrières face aux gouvernants invisibles dans les
cités ; domestiques assujettis face aux nobles à la campagne.
A la fin du roman, le personnage
principal, Rob, un enfant que l’on voit grandir, comprend, après en avoir
refoulé la révélation, que le désir de liberté qui l’a poussé à prendre tous
les risques pour fuir les cités, le pousse, alors, à fuir le confort du milieu
de la noblesse de la campagne. Ce qu’il comprend, c’est que la réalisation de
soi n’est possible que par l’effraction pratiquée contre l’assujettissement. Le
sujet ne se réalise qu’en en sortant, sinon, l’individu reste individu,
citoyen, esclave de la norme.
Ainsi voit-on Rob Randall devenu,
après sa fuite, Rob Perrot, s’identifier à son nouveau personnage –l’être
social est-il autre chose qu’un personnage ? –, se couler dans les limites
que l’imaginaire, individualiste et de classe, de la noblesse a tracées. École
et famille ont acculturé l’enfant devenu jeune homme. Ainsi comprend-on grâce à
l’action de révoltés, que le pouvoir réel n’est pas détenu par les
gouvernements des sphères, mais par un gouvernement occulte à cheval sur les
deux mondes et qui les supervise, alimentant les légendes respectives qui les
fondent, les histoires qui les divisent, nourrissant aussi, dans les cités
comme à la campagne, la fiction d’une guerre des confins pour souder chaque
patriotisme assujettissant.
John Christopher dépeint donc un
univers où le simulacre domine. Le simulacre, c’est quand la représentation du
monde s’englue dans l’apparence, y percevant un réel alors qu’il s’agit d’un
imaginaire préfabriqué par un pouvoir transfrontière. S’arrachant à sa
captation imaginaire de citadin, Rob s’est englué dans l’imaginaire de la
noblesse campagnarde.
Le roman touche alors au nœud qui
permettra de dénouer l’intrigue. Pour sortir du simulacre, il faut un tiers. Ce
tiers a une figure positive et une figure négative. Figure positive, le tiers
est l’ami Mike, ce jeune noble révolté qui a sauvé le fuyard de la famine et de
l’emprisonnement. Figure négative, le tiers et la mère de Mike, qui a accueilli
Rob Randall mué en Rob Perrot, cette mère favorable aux opérations du cerveau
qui anéantissent les volontés de connaissance et de révolte des rares récalcitrants
et récalcitrantes. Le simulacre règne, le temps est détraqué, le futur impose
sa loi dans une sphère, le passé dans l’autre et seul le pouvoir maîtrise le
présent. Pour que l’homme ne vive pas sur Terre en étranger à lui-même, ne lui
faudra-t-il pas mettre bas toutes les frontières, et les discours xénophobes
qu’elles symbolisent, pour reprendre pied, en toute présence au monde ?
Pour, reprenant pied, redonner au présent confisqué (présent éternel de tout
pouvoir) son inséparable humaine historicité ?
Philippe Geneste
(1) voir en particulier
Jacob, André, Esquisse d’une anthropo-logique, Paris, CNRS édition, 2011,
239 p.
(2) Debord, Guy, La Société du spectacle, Paris Champion, 1971 (1ère édition 1967), p.140. Est-il besoin de souligner la contemporanéité de ce texte de Debord et de la parution du livre de John Christopher ?