Anachroniques

26/08/2018

La poésie cette inconnue

Kaïteris Constantin, Sur un arbre caché, illustrations de Joanna Boillat, mØtus, 2018, 71 p. 10€90
La poésie est une invitation au temps long de la patience, de l’attente, de l’entente des mots.
Et puis il y a, les échos des expressions végétales, des lieux communs forestiers, de la phraséologie potagère. Kaïteris et Boillat les connaissent bien qui ont publié en 2014, aux mêmes éditions mØtus, Un Jardin sur le bout de la langue. On entre donc dans ce recueil, d’abord, par les mots, puis par les vers. Au fur et sans mesure, l’intertextualité parle aux enfants : les figures des contes, les lieux de légendes, une comptine, adviennent et vérifient la vérité de cette forêt figurée par le recueil poétique en cours de lecture. Ce n’est pas de l’art pour l’art mais une invitation faite aux jeunes esprits à interroger leur représentation des arbres, leur représentation des forêts. Ce n’est pas de l’art pour l’art, parce qu’on s’attache à l’alliage graphique des mots pour en extraire une signification en partage. Jacques Prévert est omniprésent durant tout le temps de la lecture, c’est dire si les auteurs chantent la simplicité et la profondeur des choses vives.
On se perche sur la fable, on écrit à Marcel Aymé, on convoque le poirier, le cerisier, l’orme, le platane, le cognassier, le saule-pleureur, le tilleul, le marronnier, le baobab ; on part en forêt, on sillonne les avenues, on se repose sous un solitaire. Cette poésie cousue de fil vert, si on ose dire en paraphrasant un vers de Kaïteris, demande à la lectrice, au lecteur de prendre racine dans le langage. Et cela se fait aisément parce que l’humour souffle dans les vers et que la néologie est convoquée pour rendre foisonnante la hardiesse poétique et la transmettre, en l’état, au jeune lectorat Et puis, si le recueil rend hommage à l’arbre c’est parce qu’aucun ombrage n’est fait à l’enfant. Celui-ci court de poème en poème. Il indique même au poète comment écrire, à la dessinatrice comment tracer les arbres sur la feuille de papier en lui reprochant de ne point mettre de couleurs. C’est alors que l’enfant lira les mots qui les désigne et coloriera les images qui ne cessent de se former à son esprit libre.
Nul idéalisme, mais presque une poétique matérielle qu’un poème peut bien illustrer :
Le bois dont on fait le poème
Sous les arbres
que je dessine avec des mots
il y a la feuille
de papier
et sous la feuille
la table de bois qui la soutient et qui pose
ses quatre pieds sur le plancher
de chêne

j’en dois des choses
aux arbres !

Ce recueil manifeste une question d’importance. Le premier maillon de la poésie ne serait-il pas le lecteur, la lectrice ? Etrange affirmation, évidemment, la poésie est si peu lue… Pourtant, tout poème est une adresse à et cette adresse à est une condition d’être de la littérature. Exprimer le monde, exprimer des inquiétudes, des joies, et célébrer le lien de l’humain à la langue qui le constitue revient toujours à instaurer le dialogue au cœur de l’acte poétique. Sur un arbre caché l’illustre nouvellement.

Philippe Geneste

19/08/2018

La promenade en littérature de jeunesse (2012-2018)

GMiyakoshi Akiko, Une Maison dans les buissons, traduit du japonais par Nadia Porcar, Syros, 2017, 37 p. 14€90
Lors d’un déménagement, une petite fille, Sakoo, appartenant à une famille de la classe moyenne, inspecte son nouvel environnement. Elle aimerait bien rencontrer la petite voisine dont on lui a parlé, mais celle-ci n’est pas là. Or, dans le pré qui sépare leurs maisons, elle trouve un panier rempli de dînette. Et voilà l’histoire lancée : qui a déposé ce panier ? Quand la petite voisine reviendra-t-elle ? Les couleurs mates brident une ambiance de joie et on suit, non sans appréhension, les explorations du paysage par Sakko. L’album est une histoire d’amitié, c’est-à-dire de partage et de recherche de la personnalité de l’autre à travers le suivi de ses actes. L’album propose un rythme lent, attentif, avec peu d’effets visuels spectaculaires et au contraire un soin apporté à l’usage des plongées. En effet, le point de vue de la plongée épouse la volonté de Sakoo de chercher et de trouver. Ce n’est qu’en fin d’album que deux contre-plongées viennent accélérer le rythme durant la séquence où se déclare l’amitié. Le dessin réaliste sied aux vues neutres qui signifient la tranquillité d’une vie à trouver. Une Maison dans les buissons est un album apaisant et calme.

Garoche Camille, Suivez le guide ! Balade dans le quartier, Casterman, 2017, 20 p. 14€50
Ce livre d’activité, troisième de la série par la même illustratrice autrice, propose une découverte de la rue et de ses commerces et activités libérales. Les illustrations foisonnent de détails, les figures animales sont anthropomorphiques dans leurs comportements ; c’est à travers elles que le jeune lecteur à qui on va lire le livre découvre le quotidien d’un quartier. Disséminés dans les vingt pages, cinquante volets incitent l’enfant à concentrer son attention pour découvrir des détails quand il les soulève. La couverture en carton renforcé est solide. C’est à la fois un album et un documentaire joyeux.

Billet Marion, Vogue petit bateau ! en collaboration avec Christel Denolle, Nathan, 2016, 10 p. 13€90
C’est une promenade en bateau que l’enfant effectue avec une pièce de bois à forme de bateau. Lire devient jeu et le temps de la ballade est un temps d’histoire où se racontent la pluie et le beau temps. Un ouvrage intéressant pour les tout petits avec un fort cartonnage des pages très adapté aux petites mains.

Billioud Jean-Michel, Les Grands monuments de Paris, Gallimard jeunesse, 2014, 72 p. 12€90
La nouvelle édition de cet ouvrage de référence embellit la vaste promenade érudite qu’il propose à travers Paris, ne manquant pas de livrer des explications historiques ou techniques. C’est un ouvrage de photographies légendées avec précision. Une galerie de photographies et une sélection de liens internet sont disponibles sur www.gallimard-jeunesse.fr afin de poursuivre la balade.

Pittau & Gervais, Promenade au jardin, Gallimard jeunesse, 2012, 16 p. 22€
Cet album au très grand format (340 x430) a pour visée de faire découvrir à l’enfant pas trop petit les fleurs, les légumes, les insectes, les oiseaux que l’on trouve au jardin. Les couleurs sont utilisées comme des indices pour suivre des légumes ou des animaux, ou pour retrouver une réalité cachée. On est entre l’imagier et le documentaire avec une grande latitude de lecture, soit une grande liberté laissée au lecteur d’aller et venir sur ce grand espace offert par l’objet livre avec ses languettes.

Philippe Geneste

12/08/2018

Pour les petits et tout petits

L’imagier du Père Castor, chinois-français, Père Castor, 2018, 264 p. 12€
L’imagier gagnera à être lu avec l’enfant dès trois ans, ou plus tard selon les situations linguistiques. Il présente des objets du quotidien en caractères chinois avec dessous la transcription (pinyin) phonétique et à côté le mot français correspondant. Les images font ainsi le lien entre l’écriture alphabétique, le caractère et le pinyin. Si l’imagier a une vertu c’est celle de découper le monde en identifiant cette décomposition à un découpage des réalités qui entourent l’enfant.
Cet imagier servira aussi aux 100 000 écoliers, collégiens et lycéens (les deux premiers, surtout, qui apprennent le mandarin (cinquième langue enseignée en France). Il sera apprécié aussi par la communauté chinoise qui comptait en 2015 quelque 700 000 personnes.

SAJNANI Surya, Petite tortue et ses amis, Casterman, 2018, 6 p. 10€90
Livre pour les tout petits d’un an, le livre est un imagier d’animaux marins, sur six pages en noir et blanc. Mais en fait c’est un livre de bain. Quand vous trempez le livre dans l’eau les couleurs apparaissent, fascinant la vue de l’enfant, évidemment, par l’animation colorée ainsi créée. Le graphisme est certes stylisé mais assez foisonnant, contrairement à bien d’autres ouvrages pour cette tranche d’âge. Le titre appartient à une série qui s’ouvre appelée « le premier livre-bain de bébé ». Les tout petits aiment beaucoup.

Desbordes Astrid, Max et lapin. La grosse bêtise, illustrations de Pauline Martin, Nathan, 2018, 24 p. 5€90
Un album éducatif réussi car point trop didactique. C’est une situation facilement généralisable à d’autres du quotidien enfantin qui est traitée. Max se fait punir pour avoir fait une grosse bêtise, mais après, le père vient le réconforter et partager en raison les erreurs de l’enfant.

Vincent Gabrielle, Ernest et Célestine. Vive la musique, Casterman, 2018, 32 p. 6€95, Vincent Gabrielle, Ernest et Célestine. Leçon de bonne manière, Casterman, 2018, 32 p. 6€95
Il s’agit de deux albums qui suivent l’adaptation de l’œuvre en série animée diffusée par France 5. De cette rencontre entre l’album destiné au très jeune public et l’adaptation télévisuelle qui en est faite, on retiendra le passage d’une correspondance page à page entre un texte et une image. On sait combien sont différents les albums, Gabrielle Vincent jouant avec le nombre de cases pour imiter les sentiments de ses personnages, pour rendre compte d’une accélération dans les événements ou bien l’inverse ; certaines pages des albums deviennent même des bandes dessinées.
Pour autant, les enfants, qui suivent la série à la télévision, sont comblés et trouvent dans ces livres de petit format une motivation à l’apprentissage de la lecture. De plus, comme pour l’album, l’animalisation de l’enfant -Célestine est une petite souris petite fille- sert un propos visant à déjouer une trop forte identification du très jeune lectorat. Isabelle Nières-Chervel, à propos de l’œuvre de Béatrix Potter, parle de l’innovation de faire « de l’animal non pas un masque d’humanité, mais d’abord un masque d’enfance. Ce sont des albums qui inventent l’animal comme figure projective de l’enfant » (1).
Philippe Geneste

(1) Nières-Chervel, Isabelle, Introduction à la littérature de jeunesse, Didier jeunesse, collection Passeurs d’histoires, 2009, 239 p. – p.142 ; (2) Ibid.

05/08/2018

La piste des larmes

Wlodarczyk Isabelle, Les Grand départ. Sur la piste des indiens Cherokees, illustrations de Xavière Broncard, oskar éditeur, 2017, 43 p. 9€95
Quel bel ouvrage, quel ouvrage instructif, quel ouvrage intelligent. Un récit illustré raconte l’histoire du peuple Cherokee à travers la vie de deux jumeaux.
Il y eut le temps de la cohabitation avec les colons, puis le temps de l’accaparement des terres par ces derniers, puis le temps des expulsions et des déportations. Les peintures et dessins de Xavière Brincard accompagnent le récit incisif et sensible d’Isabelle Wlodarczyk. Les pages colorées, les personnages pareils à des petites figurines de plomb, attirent l’attention de l’enfant jeune lecteur. Un abondant dossier (13 pages) reprend, du point de vue documentaire, la trame du récit conté.
Ce dernier met en scène deux jumeaux, deux, comme sont deux les positions que le peuple indien devait choisir pour assurer sa survie. Fallait-il combattre les envahisseurs, prôner la guerre pour conserver les terres du peuple, pour perpétuer les traditions et modes de vie ? Fallait-il, à l’inverse, concéder aux colonisateurs des terres, puis tout le territoire ? Le temps a joué en faveur des colons dont le nombre a grossi ; l’économie du pays a jeté aux oubliettes les traités assurant le peuple sur sa terre ; les droits supposés ont été bafoués tant par les colons que par l’état fédéral et le président lui-même. Sans trancher, le livre montre qu’à se démettre sans combattre, les cherokees ont perdu le terrain. Les plus optimistes diront qu’au moins, en évitant de combattre contre un adversaire plus fort, les Cherokees et leurs institutions ont ainsi sauvegardé la mémoire de leur peuple, une mémoire de vaincus, certes, mais une mémoire. Au jeune lecteur, à la jeune lectrice de réfléchir à ce dilemme, aux conséquences des choix faits (l’acceptation de devenir esclavagistes par exemple, pour les propriétaires terriens cherokees). Le récit n’oublie pas les choix individuels que symbolise le garçon Amorok. Dès le début opposé à la stratégie de la conciliation avec les colons, il fuira l’avenir écrit de l’enfermement dans un camp, à la mort de sa sœur survenue sur le chemin de la déportation, la fameuse et de si triste mémoire, « piste des larmes ». Il sait trop bien que la seule promesse que tiennent les blancs colonisateurs, c’est la soumission des indigènes. Alors il retourne vivre en clandestin sur ses terres, comme l‘ont fait bien des cherokees.
Si le livre se suffit à lui-même pour les enfants de 9 à 11 ans, il donne aussi envie d’aller plus loin. Une très belle réussite.

Mouchard Christel, L’Apache aux yeux bleus, Flammarion jeunesse, 2018, 218 p.
Voici au format du livre de poche un récit paru en 2015 qui porte un éclairage sur la condition indienne en Amérique du Nord. On est en 1870, au Texas, chez les Lehman, une famille de fermiers. Le héros, Herman, est un des enfants. Il a onze ans. Il va être enlevé par des apaches qui combattent pour la survie de leur tribu et le maintien de leur espace vital ancestral. Christel Mouchard choisit d’approfondir non l’aspect historique mais la psychologie de l’enfant et donc la question de l’identité. La famille n’est-elle pas un fait social, variant d’une civilisation à l’autre, d’un peuple à l’autre ? Herman, d’abord esclave, va être intégré dans la tribu. Il sera un indien blanc ou un blanc indien.
Mais son origine lui vaudra le ressentiment d’un shaman dont l’attitude le poussera, en 1879, à revenir à la ferme auprès de sa famille d’origine. Mouchard interroge ainsi la notion d’origine, l’ostracisme dont peut être victime une personne. Le roman en montre quelques ressorts. Il met en scène le terrible dilemme qui est posé aux tribus indiennes : soit finir dans des réserves, prisonniers à ciel ouvert en quelque sorte, soit mourir dans des combats inégaux face à des blancs mieux armés et de plus en plus nombreux.
Nous avons écrit que Christel Mouchard a privilégié l’approfondissement historique de son personnage à l’histoire. Cette appréciation doit être précisée. L’autrice rend bien compte de la vie dans la tribu apache, elle est parti de faits réels et s’est largement documentée. L’Apache aux yeux bleus est donc l’adaptation brillante d’une histoire vraie appuyée sur deux sources littéraires : les Mémoires d’Herman (Nine years among the Indians) et le récit de l’enlèvement d’Herman par l’indien qui allait devenir l’ami du jeune homme, Chevato : The story of the Apache Warrior who captured Herman Lehmann. Les lieux, les noms, les circonstances qui suturent l’histoire sont tous réels. Cela donne au roman de Christel Mouchard une authentique valeur instructive sur la fin de la civilisation indienne par le génocide planifié des colons blancs qui ont fondé les Etats-Unis d’Amérique. Aussi, L’Apache aux yeux bleus est un roman historique qui se double d’une réflexion très contemporaine sur la déchirure des êtres partagés entre deux mondes ou plusieurs, parfois, sur ce que cela signifie faire sa vie et donc refaire sa vie avec, en toile de fond cette question y-a-t-il une part perdue de la vie quand on refait sa vie ?

Philippe Geneste