Anachroniques

29/07/2018

Entrer avec patience dans le théâtre du monde

Quatrome France, Shiro et les kamishibaïs, décors et mise en couleurs Manuela, personnages Zad, lu par Caroline Massé, musique et chant par Stéphanie Joire, éditions les Utopiques, 2017, 40 p. Cd 11’15’’, 24€
Cette création se passe au Japon dont elle met en scène l’art du kamishibaï.
Il s’agit d’un conte musical. Un vieil homme raconte des histoires en s’appuyant sur le support des kamishibaïs, derrière son butaï, petit théâtre de bois, et vendant des beignets de patates douces. Un enfant, Shiro, aime venir l’écouter jusqu’au jour où disparaît le vieux conteur. Les récits du vieil homme aux kamishibaïs ne traversent plus l’air de la rue de leurs aventures.
Shiro grandit. Il est en passe de rentrer dans la société, travaillant dans un commerce, mettant de sous de côté. Mais une étrange tristesse l’habite. Or, un jour, il voit, dans la vitrine du brocanteur du village, le butaï du vieux conteur. Shiro se remémore alors le temps des histoires du vieux conteur de kamishibaïs, et sa décision est prise : il se fera conteur. Le conteur est celui qui recueille les histoires de la bouche des populations du monde, qui les choisit, qui les conte pour les partager. Le conte est une médiation, il rassemble en son cœur l’écoute et la diction, l’ouïe et la voix, le conte et la chanson. Il est une offrande pour auditoire réceptif.
L’album qui accompagne le cédérom musical composé par Stéphanie Joire, qui met en scène la douce voix conteuse de Caroline Massé, rassemble les talents de Zad et d’une artiste peintre, Manuella. Il est propédeutique à la réception. Le livre-CD se fait alors art total, conte-opéra pour enfants. Au-delà de l’histoire, l’œuvre est une invitation à prendre le temps, une ode à l’écoute, un poème de la patience magnifiée :
« les histoires n’aiment rien de mieux que le temps qu’on leur donne »
« Rien n’est plus beau qu’une histoire,
Une histoire à recevoir ».

Le Chat Botté d’après Charles Perrault, adaptation Rébecca Stella et Danielle Barthélémy, L’Harmattan, collection Lucernaire, 2015, 52 p. 9€
La pièce propose un Chat Botté pour le vingt-et-unième siècle. C’et un divertissement théâtral qui n’arrive pas à convaincre vraiment. Le mélange des références au mode des contes d’une part et au réel d’autre part ne trouve pas son liage. Il y a, pourtant, de bons passages, de bonnes idées, une écriture alerte, mais il semble que le récit originel de Perrault ait plutôt joué comme un empêchement à la création que comme un stimulateur.

Pef, La ré-si-do-ré du prince de Motordu, musique de Marc-Olivier Dupin, Gallimard  jeunesse, 2012, 40 p. + CD, 22€
L’orchestre national d’Île de France interprète la composition de Dupin qui conte l’histoire faite de dialogues théâtraux imaginés par Pef. C’est l’histoire d’un orchestre racontée par des jeux de mots. C’est jubilatoire, insensé, nonsensique et en même temps c’est une introduction à l’exécution instrumentale des partitions musicales.

Letria Jose Jorge, Croquemitaine et le rêve, traduction du portugais de Francis Schurmans revue par l’auteur, L’Harmattan, collection Théâtre des 5 continents, 2010, 36 p. 7€50
Croquemitaine règne sur un royaume imaginaire d’où il a banni le rêve. Chaque fois qu’un de ses sujets rêve, une lampe s’allume et le signale aux forces répressives qui viennent le saisir et l’amener pour interrogatoire devant le roi. Il est interdit de rêver, interdit de faire rêver. Or, il suffit de penser pour tomber dans la rêverie. Interdire de rêver c’est donc, aussi, interdire de penser. La hiérarchie déteste la pensée, celle qui, vagabondant, met un frein à l’obéissance : « Le rêve est le pire ennemi de celui qui commande et moi, j’aime commander, donner des ordres, être obéi » dit Croquemitaine. C’est que penser et rêver c’est « voir au-delà de ce que les yeux voient », c’est comprendre et, de comprendre au désir de désobéir il n’y a qu’un pas. Le cauchemar prend fin lorsque le monarque, hanté par ses rêves, fuit son propre royaume le libérant de sa tyrannie.
Très bien écrit, simple d’accès et profond en réflexions suscitées, parsemé de nombreux clins d’œil intertextuels, ce texte présente bien des intérêts pour le jeune lectorat à qui il pourrait être, dans le cadre scolaire, par exemple, proposé pour mise en scène autant que pour étude.

Philippe Geneste

20/07/2018

Des rapports inégalitaires entre les êtres humains

Azam Jacques, C’est quoi, les inégalités ? Milan, 2018, 128 p. 7€90
Voici un remarquable ouvrage qui traite un sujet au fond peu abordé sous l’angle documentaire en littérature de jeunesse. Le racisme, l’antisémitisme, l’esclavage, les riches et les pauvres, migrants et autochtones, chômage, plan social, sans domicile fixe, paradis fiscal, travail des enfants, égalité filles-garçons, la journée de la femme, droit de vote, les lanceurs d’alerte, sont ainsi abordés à travers quatre parties : les inégalités entre les peuples, les inégalités économiques, les inégalités entre les sexes, ceux qui luttent contre les inégalités (syndicat, Snowden, Malala, Aung SanSuu Kyi – grâce à la date d’écriture du livre…– , abbé Pierre, Luther King, Mandela, Gandhi).
C’est sur les inégalités économiques que le livre est le plus original. La modalité de réalisation alternant bande dessinée, texte bref mais précis, est d’une grande efficience pour le sujet à chaque fois traité. On regrettera un traitement un peu ancien de la question de l’inégalité des races qui ne prend pas en compte les avancées du darwinisme sous l’impulsion de Patrick Tort (1), Aung SanSuu Kyi a peu sa place aujourd’hui parmi les figures de résistance à des inégalités, mais ce serait faire fausse route que de ne pas relever l’excellence de cet ouvrage qui peut vraiment permettre aux préadolescents et adolescents de faire connaissance avec les racines des conflits sociaux et de classes d’aujourd’hui.
(1) voir Tort, Patrick, Sexe, race et culture, Paris, Textuel, 108 p. 16€, livre abordable par les adolescents.

Tibi Marie, Le sandwich au jambon, illustrations de Delphine Berger-Cornuel, Utopiques, collection alter égaux, 2018, 31 p. 7€
C’est une histoire sur la tolérance. Le cadre en est une sortie scolaire. Au moment de pique-niquer, Mehdi s’aperçoit qu’il s’est trompé de sac. Il n’a rien à manger. Ses camarades lui proposent un bout de leur repas, mais saucisson, jambon, lui sont interdits par sa religion. Deborah, une copine de classe juive lui propose de partager son repas, elle aussi, sa religion lui interdit le cochon. Les autrices détaillent alors les interdictions alimentaires dans différentes religions. Puis, les discussions portent sur les mœurs alimentaires des uns et des autres, régimes carnés ou végétariens, sur les recettes d’ici et d’ailleurs. Pour finir, la maîtresse explique en quoi les humains appartiennent à la grande famille des espèces animales. Un album contre certains courants de l’air du temps, à faire lire aux enfants des écoles primaires

Spilsbury Louise, Le Racisme et l’intolérance, illustrations de Hanane Kai, Nathan, collection explique-moi, 2018, 32 p. 12€90
Cet album est très didactique et en même temps attractif. Les autrices mettent en scène les comportements discriminants sans s’appuyer sur le sensationnalisme ni sur la recherche du pathos. Le propos en est renforcé. Les images d’Hanane Kai très directes parlent aux enfants de 8/11 ans qui forment le lectorat visé par la collection. L’album est aussi une introduction à de nombreux conflits qui ensanglantent l’actualité. La fin euphorique, « La plupart des êtres humains sont tolérants et ouverts » relève plus d’une profession de foi que d’un appel à l’engagement par la lutte contre les injustices, le racisme et les discriminations. Mais c’est en accord avec l’esprit humaniste de la collection.

Philippe Geneste

08/07/2018

La mort apprivoisée

Yu Liqiong, L’Arbre de Tata, traduit du chinois par Chun-Liang Yeh, illustrations de Zaü, éditions HongFei , 2017, 32 p. 15€90
La mort est peu abordée frontalement dans le récit destiné à la jeunesse. L’édition reproduit l’évitement dont fait preuve notre société face à ce thème. Toutefois, rareté n’est pas absence et L’Arbre de Tata en est une preuve.
Yu Liqiong aborde la mort dans sa relation à la vie. Pour ce faire, elle fait reposer la structure de l’album sur le dialogue, verbal et affectif, entre une petite fille et sa grand-mère. S’appuyant sur la psychologie enfantine, Yu Liqiong fait de la mort un acte de volonté plus qu’un événement subi : quand le monde dans lequel on vit s’écroule, alors, la mort vient ouvrir l’espace pour repenser le monde advenu à partir du passé ré-imaginé.
Le monde à retrouver est celui d’une relation, d’une rencontre. La grand-mère aime passer ses journées sur le banc placé sous un arbre. C’est que sur cet arbre, elle va dévoiler à sa petite fille que sont gravées ses initiales et celles de son « amoureux » du temps de sa lointaine jeunesse. Ainsi, relation avec le monde que l’on porte, la mort est aussi, transmission de la vie c’est-à-dire des connaissances acquises sous le cours même de la vie advenue.
La petite fille est dessinée en jeune fille sur la dernière image. Elle y observe les transformations dont la ville aimée de sa grand-mère vient encore d’être le spectacle. La jeune fille se souvient alors du bruissement des feuilles de l’arbre comme autant de paroles indistinctes des conversations amoureuses de sa grand-mère au temps jadis.
Ce qui frappe dans l’album, c’est la volonté de traiter l’expérience de la séparation en rapprochant la culture chinoise et la culture française. Il s’agit de voir l’humain qui nous constitue. Les illustrations de Zaü, en plans rapprochés ou moyens, usant de l’avant-plan pour avertir d’un approfondissement de l’interprétation de l’événement rapporté, donnent à la fois, par leur magnificence et leur simplicité une dimension brute au dialogue de l’enfant et de la grand-mère. Le mot brute signifie, ici, un accès direct à ce qui advient dans l’absence et de l’absence. L’illustration, souvent, apporte de nouvelles pistes de compréhension au texte et se fait narration propre, mais dans le respect du travail de Yu Liqiong.
La mort est le cycle de la vie qui jamais ne recommence mais toujours se transforme.

El Fathi Mickaël, Quelques battements d’ailes, illustrations de Pierre Pratt, mØtus, 2017, 34 p. 13€
Le récit d’El Fathi a pour personnage narratrice, une montagne qui conte sa vie à travers les millénaires et siècles. L’histoire procède par décalages de points de vue, celui de la montagne et celui des êtres vivants, celui de la montagne et celui des constructions qui l’habitent ou s’y sont momentanément installées. L’album ne conte pas la genèse de la montagne, mais son évolution une fois édifiée.
Le temps cosmique vient traverser le récit avant de montrer comment la montagne redeviendra sable, grain transporté à tire d’ailes par un oiseau de la mer. Appuyé sur le travail graphique et plastique de Pierre Pratt aux couleurs vives pleines d’effets de matières, l’album se fait rugueux autant qu’il ouvre une méditation poétique sur la nature et le temps. La terre, l’air, l’eau et le feu cosmique en sont les protagonistes privilégiés. La narration à la première personne rapproche le jeune lectorat de la formation géologique qui parle. C’est un dispositif qui porte les lecteurs à la pensée écologique, sans leçon ni discours explicite. L’histoire naturelle, de plus, se fait histoire humaine grâce à la vie qui anime la montagne. L’album tourne alors à la méditation morale : le temps humain est bien peu de chose et la mort est inscrite dans la nature même du vivant, fût-il un humain. Nuit, jour, saisons, phénomènes naturels, viennent ouvrir un imaginaire de géographie familière.
Philippe Geneste

NB : Sur l’histoire de la montagne, rappelons le bel album paru en 2013de Foix Alain, Rocky le petit rocher, illustré par Nikol, Gallimard jeunesse – Giboulées, 2013, 40 p. 16€50 et bien sûr, à partir de 12 ans, le texte de prose poétique autant que de vulgarisation scientifique d’Elisée Reclus, Histoire d’une montagne, préface de Joël Cornuault, Actes sud, collection Babel, 1998, 229 p.7€50

01/07/2018

Graphismes et récits au moindre texte

Le blog lisezjeunessepg de cette semaine revient sur un aspect peu mis en valeur du secteur éditorial de la littérature de jeunesse : le roman graphique. Nous proposons une sélection qui fait fi de l’année de parution mais qui propose des œuvres en résonance avec l’actualité.

Young-seon Youn, Des Mots plus légers, illustrations de Jeun Keum-ha, Chan-Ok, 2009, 56 p. 10€
Ce livre est une sorte d’encyclopédie des caractères qui prend prétexte de l’association d’un caractère à un animal pour nous parler des caractères en général. Ici, pas de couleur, mais un travail graphique en noir et grisé, L’enfant lecteur est invité à dialoguer avec l’image qui peut se faire surréaliste, mais qui, toujours, permet un ancrage aisé de l’interprétation. C’est vraiment un livre à lire avec l’enfant, car la lecture est une ouverture au dialogue et ne se pense pas, ici, close sur elle-même. L’album élargit la question du caractère à celle des émotions que l’on ressent, et aux réactions à ces émotions. Un livre à recommander et lisible à tous les âges.

Ruiller Jérôme, Ici c’est chez moi, Autrement, collection fil rouge, 2013, 32 p. 5€20
L’enfant trace un trait, à la craie. Il s’assoit. Il est chez lui et au-delà du trait, est le reste du monde. Les animaux, les arbres, ne respectent pas cette ligne frontière car pour eux elle n’a aucune valeur. L’enfant peste. Il ronchonne contre le lapin, fait déguerpir l’escargot, coupe la branche de l’arbre, désespère des feuilles et des nuages. Il veut être chez lui.
Survient un humain. Lui connaît la propriété privée, alors il ne passe pas outre et repart.
L’enfant est content : le trait séparateur a marché. Mais il est seul, bien seul, derrière le trait au cœur de sa propriété. Alors, il franchit lui-même la clôture de craie, il court vers l’aventureux voisin et ensemble ils vont jouer. Ensemble ou alors seul ; ballon partagé ou propriété privée ; c’est une interrogation sur notre monde en quasi aucun mot, avec seulement des dessins aux traits clairs, des couleurs mates avec une trame comme des tapisseries, des feuilles rectangulaires en petit format italien reliées par une couture apparente. Un bel ouvrage pour une histoire intelligente, dont la narration est tenue par la plume du dessinateur.

Chedru Delphine, Jour de neige, Autrement, 2013, 40 p. 13€95
D’abord, la neige tombe. Puis, la neige ayant cessé, des animaux sortent et laissent des traces. Jour de neige est un album des traces et de l’entrecroisement des traces. Toutes ces traces convergent vers une maisonnette au fin fond de la forêt si sombre où une fillette lit un conte aux animaux qui tous sont venus l’écouter. Il y a le cerf, le lapin, le sanglier, l’ours, le renard, l’écureuil, l’oiseau, le hérisson, tous les auteurs de l’écriture sur la neige chue sur la forêt lointaine, un matin d’hiver. Le point de vue change et nous pouvons lire la première page du conte que lit la fillette qui nous invite à reprendre au début ce bel ouvrage cartonné sans parole mais délicieusement silencieux, où soufflent, légers, l’amour de la nature et le frisson des contes.

Guillopé Antoine, Loup noir, Casterman, 2014, 32 p. 13€95
Cet album est paru en 2004. Il appartient au rare secteur jeunesse du roman graphique. Ce qui est curieux, est que cet auteur, pas plus que les autres créateurs et créatrices de romans graphiques pour la jeunesse, ne se réclame du courant de graveurs – narrateurs expressionnistes de la première moitié du vingtième siècle. Giacomo Patri ou Franz Masereel sont inconnus. Et pourtant, on ne peut pas ne pas penser à cette filiation. Guillopé a travaillé à l’encre de Chine des aplats en noir et blanc et les structures minutieuses pour figurer notamment les branches dénudées des arbres. Le sujet est celui de la peur figurée par l’enfant perdu au cœur de la forêt où rôde le loup. Bien évidemment, cette thématique permet à l’enfant lecteur de tout de suite entrer dans l’histoire ou plutôt, de créer les premiers pas du récit sans parole. Chaque image, ici, est un tableau qui porte un récit. La suite des images met en intrigue ce récit. Le dénouement tient dans la transformation du loup noir en un loup blanc, surexposé au cliché de la réconciliation. Mais réconciliation non pas de la bête et de l’animal mais plutôt de l’enfant avec sa peur, l’acceptation de sa peur par l’enfant. La peur est le moteur de l’aventure, parce qu’elle introduit l’étrangeté au cœur de l’existence. Le récit graphique est, par technique, un récit au noir, une entrée dans la peur du noir. L’agression du loup, l’effondrement de l’arbre qui brise ses branches en mille éclats nocturnes sur la neige blanche illuminée par une lune d’autant plus omniprésente qu’elle n’est pas dessinée, évoquent non pas le triomphe de l’instinct, de l’animalité en nous, mais au contraire l’entrée dans l’humaine condition de l’enfant qui va devoir s’accepter, accepter sa peur, c’est-à-dire prendre en compte son émotion comme action qui trace le chemin de sa vie.
Ainsi, à l’opposé extrême de la littérature de peur dont le ressort est l’adhésion sans distance à l’émotion, la fascination donc, Loup noir invite l’enfance lectrice à cheminer avec la peur comme sentiment de construction de la personne, à faire réflexion sur la vie à partir d’elle. C’est ce qui fait de cet album un album rare, au niveau même de son contenu. N’est-ce pas la marque des chefs d’œuvre d’art, savoir rendre compte du réel par l’imaginaire. On pense à Comes, dessinateur et scénariste de bandes dessinées.
Faut-il souligner que l’avantage majeur du récit graphique est de solliciter la relecture, manière inépuisable de renouveler son interprétation. C’est une offrande de l’album au jeune lectorat pour construire du sens. A cet aune, arrimé au sens, l’acte de lecture grandit aux yeux de l’enfance.

Geneste Philippe