Matières d’Album
Grandin Aurélia, Feuille et Mange-tout,
éditions Irfan le label, 2020, 36 p. 15€
Cette
fiction est une expérience donnée à vivre par-delà le réel, à travers
l’activité imaginaire suscitée. Les protagonistes des contes sont
présents : la marraine et la petite fille, l’ogre, les animaux humanisés,
la forêt profonde que les personnages vont traverser pour une chasse au bruit.
On rencontre aussi le sphinx métamorphosé mais toujours questionneur, comme la
baleine de Moby Dick…
On trouve,
enfin, la matière de toute littérature : fiction et poésie, mais une
poésie non-sensique qui s’allie aux collages illustratifs, aux montages de
sculptures, de peintures, de dessins, donc à des sites de représentations occupant chaque double page et fourmillant
de détails dans lesquels se plongent les jeunes lecteurs. L’album fait
regretter de n’avoir pas sous les yeux la création elle-même. Les personnages
empruntent un peu au figuratif, les décors à l’art abstrait, l’ensemble gagne
en surréalité.
Les choix
des mots reliés entre eux, le choix des matériaux assemblés convoque un réel
qui leur répond plus ou moins et d’ailleurs, peu importe, au fond. On le sait,
l’effet du collage est de rapprocher des sens tout en en perdant l’appel.
Alors, vous direz-vous, qu’est-ce qui importe ? Eh bien, importent les
actes créatifs de l’autrice, actes fondés sur des affinités associatives
personnelles mais qui provoquent le même mécanisme chez le lectorat. Rêverie
verbale et rêverie iconiques suscitent leurs doubles chez les lecteurs.
Écriture et
univers plastique se font donc échos, le montage est partout, la figure de
l’énumération insiste sur le collage c’est-à-dire sur l’association suivie et
libre entre les motifs, les thèmes, les actions plastiques ou scripturales. La
cohérence n’est point déclarée, elle est suscitée chez le lecteur qui la tisse.
En ce sens Feuille et Mange-tout développe une vraie pédagogie de l’irrationnel.
Les personnages sont fantasques, les rêves font irruption sans crier gare et la
fantaisie trouve à formuler sa véritable dimension langagière loin des fastes
clinquants de l’héroïc fantasy.
Alors, livre
des sources que cet album ? Oui. Un livre d’origine de la poésie, un livre
d’origine de la raison faite lecture pour construire un à venir de lecture, un livre d’origine contre toutes les autorités
et tous les puissants : la liberté se gagne par éternuement, le bonheur
par rencontre, la vie par esprit anthropomorphique des amitiés humanimales, l’émancipation personnelle
par l’acceptation dissimilante de la phantastiquerie. Les
collages et montages hirsutes cachent une composition rigoleuse. Feuille
et Mange-tout raconte la fable du monde, soit l’enchaînement des actes
qui constituent la trame d’un monde qui est nôtre et nous appelle. S’arbore
dans cet album le pur plaisir du premier dire. En effet, la création est
offerte non pas comme transmission d’un message mais comme univers immédiat.
Cet album, qui
nourrit chez le lectorat une tentation du livre artiste à consulter, soulève la
magie d’une création tant plastique, visuelle que scripturale,
intellectuelle : le monde se construit par ceux qui y songent et si leur
rêve est créateur c’est parce qu’il est né du dialogue entre une créatrice et
un lecteur ou une lectrice. Or, naître du dialogue c’est entrer dans une œuvre,
non pas participante, mais collective. Dans notre monde tant défait, aux
humains dépecés en leurs composantes (compétences), dans ce monde en proie à
l’irrationalité de l’exploitation des sols et des êtres, l’art se présente à la
barre pour contrevenir à l’inéluctable avenir qui vient. Le choix du collage
prend ici une profonde signification, celles des cicatrices, des plaies, des
ciselures, des traits, des béances jonctives qui sont traces de l’effondrement
autant que des sutures possibles… Le titre nous dit que les inverses -nourriture
et avaleur- peuvent se trouver dans une construction d’harmonie, moyennant bien
des péripéties. La vie quoi…
Philippe Geneste
Lecture pour tous et toutes
BAILLY-MAITRE Marie-Astrid, L’heure
rouge, illustrations de GUILLOPPE Antoine, Tom’poche, 2020, 20 p. 5€50
Cet album
est la réédition du volume paru initialement aux éditions l’Élan vert. Travail remarquable
sur les ombres, l’apparence, l’interprétation des indices, bref un thriller
animalier magnifique. Une hirondelle se transforme au sol en loup, une souris en
chouette sous l’effet du soleil en arrière, le loup en lapin, en licorne etc.
Après avoir tremblé pour la petite souris, le jeune lectorat découvrira qu’il
s’agissait d’un jeu d’amitié entre le loup et la souris.
L’album
magnifique par ses aplats et ses jeux qui ressemblent à des ombres chinoises,
est écrit avec souplesse, intelligence, poésie. Le texte explicite l’image dont
il occupe un espace. Il fournit à l’enfant des éléments pour mieux observer
l’image. Ainsi, l’histoire se passe en fin d’après-midi jusqu’à la tombée du
jour. Le soleil est toujours présent, mais son image évolue jusqu’à son
coucher. C’est sur cette ligne du temps que les scènes sont décrites, que
l’enfant va chercher à discerner les transformations des deux protagonistes.
Toute cette
intelligence, tant de l’illustration que du texte, de la composition que des
couleurs, font de cet album un petit (par le format) chef d’œuvre. Il faut
louer le travail, de cette maison d’édition née en 2013 et qui, contre l’air du
temps qui sacralise l’immédiat présent, donne une seconde vie, au format de
poche, donc à petit prix (5€50), des albums parus chez diverses (une vingtaine)
maisons d’édition. Ce travail éditorial apporte une vue historique et critique
sur le secteur de l’édition destinée à la jeunesse. Audrey Sauser, à qui nous
devons ces renseignements, parle de Tom poche comme d’une maison d’édition « relais ».
Dans un louable sens du respect des éditions originales, les illustrations et
le texte ne sont pas changés et c’est le format du livre qui s’y adapte.
Philippe
Geneste
Merci à
Audrey Sauser pour ses réponses à nos demandes