Anachroniques

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17/10/2021

« La force que donnent les convictions »

PANDAZOPOULOS Isabelle, Demandez-leur la lune, Gallimard Jeunesse, Scripto, 2020, 348 p. 12€50

Telle une magicienne qui ferait briller les mots comme autant de merveilles, Isabelle Pandazopoulos offre une écriture sensible à son roman Demandez-leur la lune, titre qui laisse deviner ce que va exprimer, plus tard, une jeune héroïne : demandez-leur, aux mots, de cueillir l’inatteignable, d’appréhender l’inconnu, de s’aventurer vers des sentiers cachés que les paroles défrichent… Une professeure isolée et déterminée, quatre élèves de seconde en défaillance scolaire et à la personnalité blessée offrent la trame de ce livre.

Elle s’appelle Agathe Fortin, elle est âgée d’une trentaine d’années, cette jeune professeure nouvelle venue dans un Lycée professionnel de province. Malgré le poids de sa hiérarchie qui juge ses méthodes non conformes, malgré les injonctions au respect du programme, la malveillance du proviseur à son encontre, malgré aussi les rumeurs qui se propagent contre elle et qui circulent du lycée au cercle des parents d’élèves, elle va instaurer, dans son cours de soutien à des élèves de seconde, un enseignement propice à leur épanouissement, lié tant à la confiance en soi, au travail en commun, qu’à l’écoute des autres Elle leur apprend ainsi à maîtriser le langage, à apprivoiser les mots qui leur faisaient peur, qui leur manquaient, qui stigmatisaient tous les échecs qu’on leur a collé à la peau. Elle veut aussi les préparer à un concours d’éloquence.

Agathe Fortin s’attache ainsi à balayer les poussières qui obstruaient la jeunesse et l’avenir des élèves de son groupe :

-Lilou que sa grande timidité empêche de parler, comme l’humiliation et l’ostracisme que subissent ses parents l’ont exclue du cycle scolaire général ;

-Samantha qui sous une apparence rebelle et pleine d’assurance cache sa souffrance : la bipolarité de sa mère, leurs conditions de vie sociale chaotiques ;

-Farouk, jeune immigré d’origine turque, au passé douloureux, menacé d’expulsion, que sa douceur rend tellement émouvant ;

-Bastien, né dans un cadre familial qu’il déteste avec sa mère pleine de préjugés et d’étroitesse d’esprit, son père qui en tant que patron, a licencié celui de Lilou.

Bien sûr il y a dans les marges du roman, les liens d’amitié et d’amour qui se tissent -comme le souffle d’un baiser qui sublime les couloirs austères du lycée où des jeunes se cherchent, se devinent, comme dans un jeu de cache-cache. A fleur de peau, de mots, l’amitié fissure les solitudes.

Durant une année scolaire, Agathe Fortin met ainsi un baume sur les blessures de la scolarité, de l’incompréhension familiale et de l’exclusion sociale. Mais elle le fait sans tricher, sans user de séduction facile, sans mensonge. Sa rigueur, son écoute, toute la richesse de son enseignement, vont permettre au groupe de s’affranchir de l’emprise familiale et sociale et d’éprouver, comme l’exprime Lilou, « la force que donnent les convictions » leur apportant courage et confiance en soi.

Bien parler, enseigne Agathe Fortin, c’est parler vrai, parler clair, avec son être, avec son corps, laisser venir du fond de soi les mots cachés, enfouis, alourdis par les tourments et les blessures. C’est écouter l’autre, l’aider à faire éclore ses pensées, à exprimer sa parole, c’est lui répondre, c’est permettre la richesse de l’échange.

Sans se tromper, et comme nous le pensons, ce n’est pas Agathe Fortin, née de la plume d’Isabelle Pandazopoulos, qui reniera la phrase de cette autre magicienne des mots, qui fut tant animée par « la force que donnent les convictions », Gisèle Halimi : « L’amour est une langue en soi ».

 

MORIN ROTUREAU Evelyne, Gisèle Halimi. Contre toutes les injustices, oskar, 2020, 148 p. 14€95

La collection « Elles ont osé » d’oskar éditeur présente plusieurs ouvrages narrant le parcours de vie de femmes passionnées, courageuses, engagées, comme celui de Sarah Bernhardt, Greta Thunberg, Dorothy Counts, Harriet Tubman, Rosa Parks, Amelia Earhart… Et aussi celui écrit par Evelyne Morin-Rotureau dans son livre Gisèle Halimi. Contre toutes les injustices où elle offre une trame biographique précise et claire de l’avocate.

S’inspirant, entre autres sources, des livres de Gisèle Halimi qu’elle invite à lire, usant de dialogues alertes et d’érudition (comme pour relater la plaidoirie du procès de Bobigny, par exemple), elle apporte connaissance et réflexion sur l’action et l’engagement de celle qui s’est nommée, dans le titre d’un de ses ouvrages, « avocate irrespectueuse ».

Zeiza Gisèle Elise Taïeb est née le 27 juillet 1927 en Tunisie, alors sous protectorat français depuis une cinquantaine d’année. L’autrice souligne combien, dès son enfance, Gisèle Halimi éprouva une profonde aversion envers le racisme, le colonialisme, l’emprise du machisme sur les filles et les femmes et comment elle se rebella. Tenant tête à sa mère, elle refusa, âgée d’une dizaine d’années, et par une grève de la faim, d’effectuer des tâches ménagères dont ses frères étaient exemptés. Adolescente elle refusa aussi, par deux fois, un mariage imposé. Le protectorat français, nous explique l’autrice, avait installé en Tunisie une société très hiérarchisée. D’origine juive, l’enfant subit le racisme et la maltraitance d’une enseignante dépitée de la réussite scolaire de cette élève qui n’était pas fille de colons. Mais Gisèle, ayant passé avec succès les épreuves d’un concours lui permettant d’obtenir des bourses, continua ses études. Le baccalauréat en poche en 1945, elle partit, avec la bénédiction de son père, suivre des études de philosophie et de droit à la Sorbonne.

Agée de 22 ans, devenue avocate, elle revint en Tunisie en 1949, se maria, défendit des syndicalistes et des proches d’Habib Bourguiba, qui militait alors contre le colonialisme.

L’année 1956 marque l’indépendance de la Tunisie et le divorce de Gisèle Halimi.

De retour à Paris avec ses deux petits garçons, elle rencontra des intellectuels dont l’écrivain Albert Camus, le philosophe Jean Paul Sartre et Simone de Beauvoir, philosophe, féministe, autrice du Deuxième Sexe. Ce livre fut une référence pour Gisèle Halimi comme pour un grand nombre de femmes. Mais, dès le début de la guerre d’Algérie en 1956 jusqu’aux accords d’Evian en 1962 qui marquèrent l’indépendance de l’Algérie, Gisèle Halimi fit de nombreux voyages entre Paris et l’Algérie pour assurer avec un grand courage, et souvent au risque de sa vie, plusieurs défenses de militants indépendantistes aux prises avec l’armée française et ses tortures musclées, inhumaines, et subissant la violence exacerbée de quelques pro-Algérie française ou colons extrémistes. L’autrice raconte ainsi, par exemple, comment Gisèle Halimi, avec son confrère Léo Matarasso, a assuré la défense de quarante-quatre algériens accusés à tort d’avoir tué un grand nombre d’enfants et d’adultes d’origine européenne : ce fut le procès connu sous le nom El Halia. Elle le fit au risque de sa liberté et de sa vie, sous « une foule haineuse, des crachats, menaces de mort ».

En 1960, Gisèle Halimi, avec l’aide de Simone de Beauvoir qui alerta l’opinion publique par ses écrits et ses relations -cercle d’intellectuels ou d’artistes, appel à d’anciennes résistantes contre le nazisme-, parvint à extrader une militante du FLN, Djamila Boupacha, de la prison de Barberousse, en Algérie, où la jeune femme de 22 ans fut torturée, violée par des militaires français puis assura sa défense en France.

En mars 1962, les Accords d’Evian mirent fin à la guerre entre la France et l’Algérie. S’ils signèrent l’indépendance de l’Algérie et permirent l’armistice libérant les prisonniers, comme Djamila Boupacha, ils mirent une chape de plomb sur les exactions et crimes de l’armée française contre la population algérienne et certains « justes » d’origine européenne comme le mathématicien Maurice Audin.

Dans son livre, Evelyne Morin-Rotureau souligne avec raison combien la défense de Djamila Boupacha relie l’engagement anticolonialiste et féministe de Gisèle Halimi.

En 1972 l’avortement était interdit. Gisèle Halimi défendit une jeune fille âgée de seize ans, Marie Claire, ainsi que sa mère Michèle Chevalier et trois de ses collègues qui aidèrent la jeune fille à avorter, alors qu’elle avait été dénoncée par son violeur : ce fut le procès de Bobigny qui eut un grand retentissement. L’avocate, avec brio, souligna qu’elle-même s’était affranchie de la loi contre l’IVG, et qu’elle avait signé en 1971 le « Manifeste des 343 » où 343 femmes déclarèrent s’être fait avorter. Marie Claire, sa mère et ses collègues furent acquittées. Le procès de Bobigny marqua le pas qui favorisa la loi du 17 janvier 1975 permettant la pratique de l’IVG.

Au mois de mai 1978 Gisèle Halimi plaida la cause de deux jeunes filles victimes de viol -l’une dut se faire avorter- par trois jeunes hommes, alors que durant le mois d’août 1974 elles campaient dans une calanque près de Marseille. Avec un machisme éhonté, ils firent venir d’autres voyous qui, sur le parvis du tribunal d’Aix-en-Provence, menacèrent, insultèrent l’avocate ainsi que des féministes venues en soutien, cela grâce à la passivité complice des forces de l’ordre. Gisèle Halimi sut déjouer la plaidoirie fallacieuse de Maître Collard, avocat des violeurs. A l’issue du procès, le principal accusé fut condamné à une peine de six ans de prison, les deux autres à quatre ans de prison. Gisèle Halimi défendra d’autres victimes de viol. Mais, malgré aussi la proposition de loi de la sénatrice Brigitte Gros, en 1980, définissant le viol comme « tout acte de pénétration sexuelle de quelque nature que ce soit, commis sur la personne d’autrui, par violence, contrainte, menace ou surprise » et entraînant une peine de quinze ans de prison, on estime, nous dit l’autrice, qu’en 2020 seulement 10% de femmes victimes de viol ont porté plainte.

« Avocate irrespectueuse », mais aussi, comme le démontre Evelyne Morin-Rotureau dans ce livre, avocate courageuse, avocate engagée : on ne l’est pas à sa naissance, on le devient. Mais aussi avocate déterminée, arrimée à la défense de sa cause, cherchant le mot juste, percutant, choisissant, comme pour le procès de Bobigny ou celui d’Aix-en Provence, des personnalités et des témoins favorables à la réussite de ses plaidoiries… Petite fille indocile, comme elle s’est dépeinte dans le livre dédié à son père Le lait de l’oranger, Gisèle jetait en cachette le lait qu’elle refusait de boire au creux de l’oranger de son jardin. Mais elle comprit bien vite que cette nourriture liquide n’aidait pas l’arbre à grandir. Plus tard, jeune avocate en Tunisie, elle comprit encore que l’emphatique plaidoirie, dont elle avait usé pour défendre un jeune client, n’avait pas aidé sa cause, pas plus que n’avait servi la cause de Maria, jeune femme victime de la jalousie de son mari violent, une trop grande assurance. Elle raconte le drame de Maria, avec beaucoup d’émotion et d’honnêteté, à la fin de son livre Avocate irrespectueuse.

Ainsi Gisèle Halimi se voulut avocate clairvoyante, lucide, réfléchie. Mais aussi avocate digne, et d’une grande vivacité d’esprit, elle qui récemment divorcée, rencontrant le général De Gaulle pour obtenir la grâce des deux derniers condamnés du procès El Haria, répliqua à la question machiste du général -question, éculée, maintes fois posée aux femmes :

« -Madame ou… Mademoiselle ?

-Appelez-moi Maître, Monsieur le Président ».

Gisèle Halimi tenait à se présenter comme avocate et non avocat, elle qui fit dans un grand nombre de ses plaidoiries le combat pour la cause des femmes et de sa vie sociale le témoignage de la sororité et du féminisme. Cette grande dame connut son dernier souffle le 28 mai 2020, à l’aube de ses quatre-vingt-quatorze ans… C’est le chant des militantes que le Mouvement de Libération des Femmes créa en 1971 qui l’accompagna lors de la cérémonie des adieux qui lui fut consacrée.

S’il existe des livres dont la lecture provoque réflexion et débats d’idées, s’il en est qui offrent connaissance et épanouissement, ou permettent témoignages et réponses à qui recherche le sens d’une vie, comment la consacrer à un idéal, l’ouvrage d’Évelyne Morin-Rotureau Gisèle Halimi, Contre toutes les injustices est de ceux-là. Il est à lire dès douze ans et sans limite d’âge.

Mas Annie