PANDAZOPOULOS Isabelle, Demandez-leur la lune, Gallimard Jeunesse, Scripto, 2020, 348 p. 12€50
Telle une magicienne qui ferait
briller les mots comme autant de merveilles, Isabelle Pandazopoulos offre une
écriture sensible à son roman Demandez-leur la lune, titre qui
laisse deviner ce que va exprimer, plus tard, une jeune héroïne :
demandez-leur, aux mots, de cueillir l’inatteignable, d’appréhender l’inconnu,
de s’aventurer vers des sentiers cachés que les paroles défrichent… Une
professeure isolée et déterminée, quatre élèves de seconde en défaillance
scolaire et à la personnalité blessée offrent la trame de ce livre.
Elle s’appelle Agathe Fortin,
elle est âgée d’une trentaine d’années, cette jeune professeure nouvelle venue
dans un Lycée professionnel de province. Malgré le poids de sa hiérarchie qui
juge ses méthodes non conformes, malgré les injonctions au respect du
programme, la malveillance du proviseur à son encontre, malgré aussi les
rumeurs qui se propagent contre elle et qui circulent du lycée au cercle des
parents d’élèves, elle va instaurer, dans son cours de soutien à des élèves de
seconde, un enseignement propice à leur épanouissement, lié tant à la confiance
en soi, au travail en commun, qu’à l’écoute des autres Elle leur apprend ainsi
à maîtriser le langage, à apprivoiser les mots qui leur faisaient peur, qui
leur manquaient, qui stigmatisaient tous les échecs qu’on leur a collé à la
peau. Elle veut aussi les préparer à un concours d’éloquence.
Agathe Fortin s’attache ainsi à
balayer les poussières qui obstruaient la jeunesse et l’avenir des élèves de
son groupe :
-Lilou que sa grande timidité
empêche de parler, comme l’humiliation et l’ostracisme que subissent ses
parents l’ont exclue du cycle scolaire général ;
-Samantha qui sous une apparence
rebelle et pleine d’assurance cache sa souffrance : la bipolarité de sa
mère, leurs conditions de vie sociale chaotiques ;
-Farouk, jeune immigré d’origine
turque, au passé douloureux, menacé d’expulsion, que sa douceur rend tellement
émouvant ;
-Bastien, né dans un cadre
familial qu’il déteste avec sa mère pleine de préjugés et d’étroitesse d’esprit,
son père qui en tant que patron, a licencié celui de Lilou.
Bien sûr il y a dans les marges
du roman, les liens d’amitié et d’amour qui se tissent -comme le souffle d’un
baiser qui sublime les couloirs austères du lycée où des jeunes se cherchent,
se devinent, comme dans un jeu de cache-cache. A fleur de peau, de mots,
l’amitié fissure les solitudes.
Durant une année scolaire, Agathe
Fortin met ainsi un baume sur les blessures de la scolarité, de
l’incompréhension familiale et de l’exclusion sociale. Mais elle le fait sans
tricher, sans user de séduction facile, sans mensonge. Sa rigueur, son écoute,
toute la richesse de son enseignement, vont permettre au groupe de s’affranchir
de l’emprise familiale et sociale et d’éprouver, comme l’exprime Lilou, « la
force que donnent les convictions » leur apportant courage et
confiance en soi.
Bien parler, enseigne Agathe
Fortin, c’est parler vrai, parler clair, avec son être, avec son corps, laisser
venir du fond de soi les mots cachés, enfouis, alourdis par les tourments et
les blessures. C’est écouter l’autre, l’aider à faire éclore ses pensées, à
exprimer sa parole, c’est lui répondre, c’est permettre la richesse de
l’échange.
Sans se tromper, et comme nous le
pensons, ce n’est pas Agathe Fortin, née de la plume d’Isabelle Pandazopoulos,
qui reniera la phrase de cette autre magicienne des mots, qui fut tant animée
par « la force que donnent les convictions », Gisèle
Halimi : « L’amour est une langue en soi ».
MORIN ROTUREAU Evelyne, Gisèle Halimi. Contre
toutes les injustices, oskar, 2020, 148 p. 14€95
La
collection « Elles ont osé » d’oskar éditeur présente
plusieurs ouvrages narrant le parcours de vie de femmes passionnées,
courageuses, engagées, comme celui de Sarah Bernhardt, Greta Thunberg, Dorothy
Counts, Harriet Tubman, Rosa Parks, Amelia Earhart… Et aussi celui écrit par
Evelyne Morin-Rotureau dans son livre Gisèle Halimi. Contre toutes les
injustices où elle offre une trame biographique précise et claire de
l’avocate.
S’inspirant,
entre autres sources, des livres de Gisèle Halimi qu’elle invite à lire, usant
de dialogues alertes et d’érudition (comme pour relater la plaidoirie du procès
de Bobigny, par exemple), elle apporte connaissance et réflexion sur l’action
et l’engagement de celle qui s’est nommée, dans le titre d’un de ses ouvrages,
« avocate irrespectueuse ».
Zeiza
Gisèle Elise Taïeb est née le 27 juillet 1927 en Tunisie, alors sous
protectorat français depuis une cinquantaine d’année. L’autrice souligne
combien, dès son enfance, Gisèle Halimi éprouva une profonde aversion envers le
racisme, le colonialisme, l’emprise du machisme sur les filles et les femmes et
comment elle se rebella. Tenant tête à sa mère, elle refusa, âgée d’une dizaine
d’années, et par une grève de la faim, d’effectuer des tâches ménagères dont
ses frères étaient exemptés. Adolescente elle refusa aussi, par deux fois, un
mariage imposé. Le protectorat français, nous explique l’autrice, avait
installé en Tunisie une société très hiérarchisée. D’origine juive, l’enfant
subit le racisme et la maltraitance d’une enseignante dépitée de la réussite
scolaire de cette élève qui n’était pas fille de colons. Mais Gisèle, ayant
passé avec succès les épreuves d’un concours lui permettant d’obtenir des
bourses, continua ses études. Le baccalauréat en poche en 1945, elle partit,
avec la bénédiction de son père, suivre des études de philosophie et de droit à
la Sorbonne.
Agée
de 22 ans, devenue avocate, elle revint en Tunisie en 1949, se maria, défendit
des syndicalistes et des proches d’Habib Bourguiba, qui militait alors contre
le colonialisme.
L’année
1956 marque l’indépendance de la Tunisie et le divorce de Gisèle Halimi.
De
retour à Paris avec ses deux petits garçons, elle rencontra des intellectuels
dont l’écrivain Albert Camus, le philosophe Jean Paul Sartre et Simone de Beauvoir, philosophe, féministe, autrice du
Deuxième Sexe. Ce livre fut une référence pour Gisèle Halimi
comme pour un grand nombre de femmes. Mais, dès le début de la guerre d’Algérie
en 1956 jusqu’aux accords d’Evian en 1962 qui marquèrent l’indépendance de
l’Algérie, Gisèle Halimi fit de nombreux voyages entre Paris et l’Algérie pour
assurer avec un grand courage, et souvent au risque de sa vie, plusieurs
défenses de militants indépendantistes aux prises avec l’armée française et ses
tortures musclées, inhumaines, et subissant la violence exacerbée de quelques
pro-Algérie française ou colons extrémistes. L’autrice raconte ainsi, par
exemple, comment Gisèle Halimi, avec son confrère Léo Matarasso, a assuré la
défense de quarante-quatre algériens accusés à tort d’avoir tué un grand nombre
d’enfants et d’adultes d’origine européenne : ce fut le procès connu sous
le nom El Halia. Elle le fit au risque de sa liberté et de sa vie, sous « une
foule haineuse, des crachats, menaces de mort ».
En
1960, Gisèle Halimi, avec l’aide de Simone de Beauvoir qui alerta l’opinion
publique par ses écrits et ses relations -cercle d’intellectuels ou d’artistes,
appel à d’anciennes résistantes contre le nazisme-, parvint à extrader une
militante du FLN, Djamila Boupacha, de la prison de Barberousse, en Algérie, où
la jeune femme de 22 ans fut torturée, violée par des militaires français puis
assura sa défense en France.
En
mars 1962, les Accords d’Evian mirent fin à la guerre entre la France et
l’Algérie. S’ils signèrent l’indépendance de l’Algérie et permirent l’armistice
libérant les prisonniers, comme Djamila Boupacha, ils mirent une chape de plomb
sur les exactions et crimes de l’armée française contre la population
algérienne et certains « justes » d’origine européenne comme
le mathématicien Maurice Audin.
Dans
son livre, Evelyne Morin-Rotureau souligne avec raison combien la défense de
Djamila Boupacha relie l’engagement anticolonialiste et féministe de Gisèle
Halimi.
En
1972 l’avortement était interdit. Gisèle Halimi défendit une jeune fille âgée
de seize ans, Marie Claire, ainsi que sa mère Michèle Chevalier et trois de ses
collègues qui aidèrent la jeune fille à avorter, alors qu’elle avait été
dénoncée par son violeur : ce fut le procès de Bobigny qui eut un grand
retentissement. L’avocate, avec brio, souligna qu’elle-même s’était affranchie
de la loi contre l’IVG, et qu’elle avait signé en 1971 le « Manifeste
des 343 » où 343 femmes déclarèrent s’être fait avorter. Marie Claire,
sa mère et ses collègues furent acquittées. Le procès de Bobigny marqua le pas
qui favorisa la loi du 17 janvier 1975 permettant la pratique de l’IVG.
Au
mois de mai 1978 Gisèle Halimi plaida la cause de deux jeunes filles victimes
de viol -l’une dut se faire avorter- par trois jeunes hommes, alors que durant
le mois d’août 1974 elles campaient dans une calanque près de Marseille. Avec
un machisme éhonté, ils firent venir d’autres voyous qui, sur le parvis du
tribunal d’Aix-en-Provence, menacèrent, insultèrent l’avocate ainsi que des
féministes venues en soutien, cela grâce à la passivité complice des forces de
l’ordre. Gisèle Halimi sut déjouer la plaidoirie fallacieuse de Maître Collard,
avocat des violeurs. A l’issue du procès, le principal accusé fut condamné à
une peine de six ans de prison, les deux autres à quatre ans de prison. Gisèle
Halimi défendra d’autres victimes de viol. Mais, malgré aussi la proposition de
loi de la sénatrice Brigitte Gros, en 1980, définissant le viol comme « tout
acte de pénétration sexuelle de quelque nature que ce soit, commis sur la personne
d’autrui, par violence, contrainte, menace ou surprise » et entraînant
une peine de quinze ans de prison, on estime, nous dit l’autrice, qu’en 2020
seulement 10% de femmes victimes de viol ont porté plainte.
« Avocate
irrespectueuse », mais aussi, comme le démontre Evelyne Morin-Rotureau
dans ce livre, avocate courageuse, avocate engagée : on ne l’est pas à sa
naissance, on le devient. Mais aussi avocate déterminée, arrimée à la défense
de sa cause, cherchant le mot juste, percutant, choisissant, comme pour le
procès de Bobigny ou celui d’Aix-en Provence, des personnalités et des témoins
favorables à la réussite de ses plaidoiries… Petite fille indocile, comme elle
s’est dépeinte dans le livre dédié à son père Le lait de l’oranger,
Gisèle jetait en cachette le lait qu’elle refusait de boire au creux de
l’oranger de son jardin. Mais elle comprit bien vite que cette nourriture
liquide n’aidait pas l’arbre à grandir. Plus tard, jeune avocate en Tunisie,
elle comprit encore que l’emphatique plaidoirie, dont elle avait usé pour
défendre un jeune client, n’avait pas aidé sa cause, pas plus que n’avait servi
la cause de Maria, jeune femme victime de la jalousie de son mari violent, une
trop grande assurance. Elle raconte le drame de Maria, avec beaucoup d’émotion
et d’honnêteté, à la fin de son livre Avocate irrespectueuse.
Ainsi
Gisèle Halimi se voulut avocate clairvoyante, lucide, réfléchie. Mais aussi
avocate digne, et d’une grande vivacité d’esprit, elle qui récemment divorcée,
rencontrant le général De Gaulle pour obtenir la grâce des deux derniers
condamnés du procès El Haria, répliqua à la question machiste du général
-question, éculée, maintes fois posée aux femmes :
« -Madame
ou… Mademoiselle ?
-Appelez-moi
Maître, Monsieur le Président ».
S’il existe des livres dont la lecture provoque
réflexion et débats d’idées, s’il en est qui offrent connaissance et
épanouissement, ou permettent témoignages et réponses à qui recherche le sens d’une
vie, comment la consacrer à un idéal, l’ouvrage d’Évelyne Morin-Rotureau Gisèle
Halimi, Contre toutes les injustices est de ceux-là. Il est à lire dès
douze ans et sans limite d’âge.
Mas Annie