MOESCHLER Vinciane, À
Corps parfait, éditions le Muscadier, 2020, 222
pages, 13€50.
« Je suis perdue dans un nulle part, un lieu où personne n’a le droit
d’exister » … Ainsi, en 1978, s’exprimait Valérie Valère, dans son
récit si brillant, si marquant, Le Pavillon des enfants fous. Elle
avait alors quinze ans, elle y narrait sa solitude, son écœurement face à la
cruauté de l’hôpital psychiatrique où on l’avait enfermée, pour, disait-on, la
guérir de l’anorexie mentale dont elle souffrait. Son univers familial, reflet d’une société mortifère,
l’indifférence, le manque de tendresse et de présence, d’attention de sa mère, étaient
dénoncés avec rage.
Dans le roman de Moeschler Vinciane,
A Corps
parfait, Audrey est une jeune fille de quinze ans à la silhouette
gracile… Pour sa nuque délicate, pour un
grain de beauté entre ses cheveux relevés, Anton, un camarade de sa classe,
assis en cours juste derrière elle, devient amoureux.
Par les voix mêlées de ces deux
adolescents, le roman se tisse et vibre tel un accord parfait - et cela malgré
leurs différences sociales, elle, issue de parents bourgeois que l’on dirait
« bobos », lui, de parents
prolétaires et, comme il dit, d’origine « hybride » -.
Audrey a une meilleure amie,
nommée Manon, qui vient comme elle de déménager. Toutes deux sont nouvelles
dans ce lycée, où Manon se montre à l’aise et chaleureuse, tandis qu’Audrey
paraît secrète, solitaire. Mais Manon l’introduit toujours dans le cercle de
ses connaissances. Audrey n’a qu’un modèle, sa mère. Journaliste à succès,
celle-ci parcourt le monde pour témoigner de la misère humaine en Asie, en
Afrique. Mais elle ignore la détresse de sa fille et ses demandes silencieuses
de complicité, de présence attentive. Quant au père d’Audrey, il est souvent
absent, homme d’affaire au Japon. Mais du Japon, Audrey a retenu la poésie, et
écrit des haïkus sensibles, qu’elle égrène en joyaux purs. Jeune fille
exigeante pour elle-même, Audrey déteste le désordre et le superflu, tout ce
qui semblerait masquer en couches étouffantes un secret, un cauchemar. De son
corps lui-même aucune rondeur ne doit dépasser, et à quinze ans elle n’a jamais
eu de menstrues. C’est elle, ses parents absents, qui prépare les repas,
qu’elle élabore copieux pour son petit frère Tom et pour leur grand-mère venue
les garder, et à très basses calories pour elle… lorsqu’elle mange.
Mais bientôt la jeune fille ne
peut ignorer le souffle d’un regard posé sur sa nuque, le souffle d’un
ailleurs, le souffle de vie d’Anton… Anton, maladroit, hâbleur, plein d’un
talent que ne reconnaît pas l’école et qui devient petit à petit « Mon Anton ». Chez lui, les fins de
mois sont difficiles et son père, conducteur de métro, a perdu son aura de
héros ; sa mère déborde maintenant d’un peu trop de tendresse.
Mais, peut-être, est-ce de l’univers
de ses parents que l’adolescent va trouver la force, le courage de parler à
celle qui le méprisait un peu, la mère de son amie, afin de déchirer le voile
d’un passé étouffant. Seulement après les révélations de sa mère, Audrey pourra
guérir, s’autoriser à vivre, à aimer.
En quatrième page de couverture,
les éditions Le Muscadier nous laissent imaginer l’autrice de ce roman,
Vinciane Moeschler, entourée de chats qui se lovent près de ses feuillets. A
nous de les imiter, de nous envelopper dans sa belle écriture, de nous émouvoir
de l’histoire d’Audrey et d’Anton, de les rejoindre un peu,
Et avec délices
C’est le temps de nous glisser
Au velours des mots
Mas Annie
DISDERO Mireille, Ce
point qu’il faut atteindre, éditions le Muscadier, 2020, 188 pages, 13€50
Vanessa Springola a publié en
2019 un récit autobiographique, Le consentement. Il lui a fallu
plus de trente ans pour mettre en mot l’emprise qu’un écrivain célèbre a eu sur
elle dès ses quatorze ans. Cet écrivain ne se cachait pas et même tirait profit
dans ses écrits, dans les médias, de ses actes de pédophile, rendant, ainsi qu’elle
le souligne, la société complice et consentante. Enfin, Vanessa Springola
démontre qu’à l’emprise sexuelle son prédateur ajoutait une présence abusive,
étouffante, jusque dans ses écrits de jeune fille férue de littérature.
Violette a dix-sept ans. Le roman
de Disdéro Mireille, Ce point qu’il faut atteindre, vibre de la
souffrance de cette jeune fille, meurtrie au plus profond d’elle-même. Violette,
elle aussi, aime écrire. Et pour partager ses mots, ses pensées, elle anime, en
plus d’un blog personnel -ses carnets de poésie-, un atelier d’écriture en
ligne, Pen Touch, dont la responsable et modératrice se nomme Lily de la Lagune.
Très vite un homme plus âgé, qui signe Ahriman, vient submerger de conseils et
de suggestions les textes de Violette. Thibault, ami de la jeune fille depuis
le collège ne supporte pas l’arrogance, la prégnance sournoise de ce faux
littéraire. Depuis ce début d’année scolaire, Thibault et Violette éprouvent
des sentiments bien plus tendres que leur ancienne camaraderie.
Un jour sombre de novembre, revenant
d’une fête donnée par Ahriman en l’honneur de Pen Touch, à Paris, Violette, si
chaleureuse avant, devient agressive, ne supportant plus ses camarades. Elle
ressent à leur approche, comme une menace : le monde extérieur vient la
blesser, la détruire, pareil à des lames aiguisées. Dans ses cauchemars
récurrents, enserrant son corps, le glaçant, se dressent les murs d’une chambre
froide, où l’on stocke des denrées périssables.
Comment Violette, aux prises d’un
prédateur, brise le mystère de cette nuit parisienne ? Comment déjoue-t-elle
les manigances de faux amis ? Comment l’amour de Thibault l’aide-t-elle à
se reconstruire, à retrouver son intégrité, à soigner les fêlures de son corps
et de son esprit ? Comment l’aide-t-il à « atteindre ce point qu’il
faut atteindre… pour ne plus jamais reculer » ? Á porter plainte, plus
pour retrouver maîtrise de son être, et pour empêcher d’autres viols que par confiance
en la justice ? Les réponses sont lovées dans l’entrelacement secret des
paroles de Violette et Thibault.
Mireille Disdero vient nous offrir par ces pages un très
beau roman polyphonique.
Cette œuvre fait écho à celles de
Vincienne Moeschler et de Claire Gratias (1), où la voix sensible de Valentin nous
conte l’histoire de son amoureuse, la silencieuse Manon. Dans ces trois romans,
les éditions Le Muscadier tiennent la promesse d’offrir des romans de qualité
dans l’exigence d’écriture, où témoignages sociaux et références littéraires font
œuvre commune…
Quant au titre de cette chronique,
il vient de l’émotion devant l’enfant des banlieues, l’élève que méprise son
professeur de littérature, Anton, glissant un poème de Paul Verlaine dans le
sac d’Audrey… Sans être aimé, rien n’est possible, l’existence n’est que l’ombre
d’elle-même, dit le poète. Et sans toi, jeune fille en souffrance, sans vous,
lectrices, lecteurs sensibles, le monde finirait par s’assombrir, se glacer,
deviendrait… une chambre froide.
Mas Annie
(1) Gratias, Claire, Je
voulais juste être libre, Le Muscadier, 2019, 212 p. Cf. le
blog du 12 août 2020.