Anachroniques

27/01/2019

Vintage

Vintage, mot en vogue depuis les débuts de la seconde décennie du vingt et unième siècle signifie originellement vendange, cru, bref, nous parle de quelque chose qui vieillit bien. Alors que, dans la société, le mot marque un zeste de nostalgie d’une époque ancienne plus florissante, celle des années des trente glorieuses mythifiées par la théorie économique, en littérature de jeunesse, il annonce plutôt un état historique de la culture destinée à la jeunesse. Après la lutte des années mille neuf cent soixante-dix pour la reconnaissance du secteur jeunesse et son affranchissement de la morale sociale étriquée, son élan d’accompagnement de la libération de l’enfance, la littérature jeunesse est désormais installée dans le paysage culturel comme un secteur économique et éditorial à part entière. Les rééditions sont autant des consolidations que des constitutions d’un socle patrimonial pour asseoir la littérature de jeunesse. Plus qu’offensives, les rééditions vintage sont à lire comme défensives d’une vision de l’enfance où, quand il s’agit de vieil album, c’est la vision adulte qui l’emporte sur le goût de la jeunesse présente.

La collection Un petit livre d’argent
Signe des temps, la littérature de jeunesse fait retour sur son passé à l’adresse des grands-parents. Les éditions des Deux Coqs d’or, reproduisent une collection lancée en 1954 avec textes et illustrations originaux. On y trouve Le Corbeau et le renard (illustrations de Romain Simon pour les trois fables contenues dans l’ouvrage), Le Chat botté (adaptation avec des illustrations de Paul Durand), Cric et Crac en Grande Bretagne (illustrations de Gongalov), La Belle au bois dormant (adaptation avec des illustrations de Paul Durand). Ce sont des livres souples de huit pages (1€70).

Keats Ezra Jack, Un Garçon sachant siffler, traduction de Michèle Moreau, Didier jeunesse, collection cligne cligne, 2012, 40 p. 11€90
Le rêve de Peter, c’est de siffler. Peter est un garçon noir. On ne le voit que dans la rue, où il joue, s’entraîne au sifflement, joue avec le chien, se cache. A la fin de l’album, à force de persévérance, Peter aura grandi, il saura siffler. On le voir aller faire les courses en sifflant accompagné de Willie le chien. Cet album est d’une modernité absolue. Les peintures sont géométriques, les couleurs prolifèrent, chatoyantes, d’une ville quelconque des USA. Tant par le dessin que par le jeu des traits à la craie du jeune héros sur le trottoir, que par le texte sobre, sans style avéré, mais obligeant le lectorat à revenir aux dessins dans lesquels il se trouve inscrit, l’album pose ce récit d’initiation dans la tonalité gaie de l’humour.
Avec une première édition aux USA en 1964, c’est la première fois que ce classique de la littérature pour la jeunesse américaine est traduit en France. Keats, de son vrai nom Jacob Ezra Katz, fut le premier auteur à faire une place centrale aux enfants noirs dans la littérature de jeunesse américaine. Pour cet album, il s’est inspiré de photographies des rues mêlant crayonnage, gouache et collages pour construire l’univers de Peter.
Il faut saluer cette heureuse initiative éditoriale de Didier jeunesse.

Vincent Gabrielle, Ernest et Célestine, chez le photographe, Casterman, 2013, 28 p. 5€95
Vincent Gabrielle, Ernest et Célestine, au musée, Casterman, 2013, 28 p. 5€95
Morte en 2000, Gabrielle Vincent, peintre, conteuse et illustratrice est connue, en particulier, pour la série d’Ernest et Célestine. Les héros sont des animaux, un ours et une souris, Ernest ayant adopté Célestine. Les titres reposent sur le contraste des tailles, avec un trait et des couleurs aquarellées composant un univers doux qui versent dans le tendre. Le premier ouvrage réédité est une réflexion sur la mémoire autant que sur la famille. Mais jamais les albums de Gabrielle Vincent ne sont didactiques, c’est leur force ; ils laissent l’enfant interpréter les scènes et l’histoire qu’elles suturent. Le texte est sous l’image, laissant deux niveaux de lecture. Ce qui, autrefois,  aurait pu paraître commun est devenu, avec le temps un choix signifiant de narration iconico-textuelle. Comme chez La Fontaine, comme chez Beatrix Potter, l’humanité sourd des personnages curieusement réunis, donnant crédit à la thèse défendue par Isabelle Nières-Chevrel : « L’animal occupe dans la fiction pour enfants une fonction de détour et de mise à distance » (1). Dans cette série, Ernest et Célestine permettent de mettre en exergue la relation adulte- enfant, sans la restreindre à la relation père-fille. Ainsi comprend-on que chaque album prend une dimension de portée générale. Le sentiment de la peur, par exemple, est scrutée dans Ernest et Célestine, au musée tout comme y est interrogé la nécessité pour la peinture d’être regardée avec attention, longuement…. Avis aux lecteurs et lectrices, évidemment….
(1) Nières-Chevrel, Isabelle, Introduction à la littérature de jeunesse, Didier jeunesse, 2009, 239 p. 22€50 – p.142

Pienkowski Jan, La Maison hantée, Nathan, 2013, 14 p. 24€90
C’est un signe qui ne trompe pas. La littérature de jeunesse gère ouvertement depuis quelques années un patrimoine qui lui est propre. Cette réédition du chef d’œuvre de Pienkowski paru initialement en 1979, en est une preuve supplémentaire. La question qui vient immédiatement à l’esprit, c’est de savoir si l’univers de l’horreur de 1979 parle encore aux enfants d’aujourd’hui. Le gorille à la King Kong effraie-t-il ? L’univers très proche d’Edgar Poe et de Wilde, celui du Portrait de Dorian Gray ne sont-ils pas excessivement datés ? L’absence de référence à l’univers vidéaste, filmique, télévisuel, comme l’absence de graphisme du type de ceux qui font la gloire des jeux de rôle ne sont-elles pas un empêchement majeur à la lecture jouissive du livre par les enfants de quatre, cinq ou six ans ? La Maison hantée ne tomberait-elle pas en ruine, entraînant avec elle toutes ses références culturelles et littéraires ? Eh bien non ! C’est le constat unanime de la commission lisez jeunesse. Le livre comble le jeune lectorat encore non corseté par les formes dominantes anglo-saxonnes de la culture destinée par nos sociétés occidentales à la jeunesse. Le jeune lectorat se plaît dans cet univers de folie et de peur. Il n’y est pas en sidération, pas en situation d’hypnose. L’humour porté par les figures des monstres les emballe même. Le gorille fait peur et rire à la fois. Nous ne sommes pas dans la recherche de l’absolu terrassement du jugement du récepteur, de la lectrice. Comme quoi, l’épanouissement créatif des esprits est une lutte à continuer à mener. Il ne s’agit pas de dire qu’ avant c’était mieux, ce serait du conservatisme, mais de dire que l’enfant doit pouvoir se nourrir de toutes les formes de l’art. Et pour cela, parce que le jugement esthétique est une construction, une lente édification à l’architecture complexe, il faut qu’il ait accès à la multitude des formes de l’art et qu’aussi les créations qui se destinent à la jeunesse travaillent du sein même de l’œuvre l’épanouissement du jugement enfantin. N’est-ce pas un des enjeux majeurs de la littérature pour la jeunesse, sinon sa haute visée éthique comme esthétique ?

Provensen, Alice et Martin, La Ronde des animaux, Autrement, collection vintage, 2013, 64 p. 15€
L’ouvrage est un pot pourri où se côtoient, en général au rythme de doubles pages, des sujets épars : camouflage, oiseaux, historiettes à sujets multiples, des poèmes, le tout avec des illustrations d'un réalisme stylisé légèrement comique. Le seul dénominateur commun est la présence d’animaux. Le livre est paru aux USA en 1952. C'est un classique de la littérature destinée à la jeunesse américaine. Bien sûr, il a vieilli, mais il y a quelques perles comme ces trois « Histoires sans bruit » des pages 40/41. L’intérêt repose toutefois sur l’aspect brouillon de l’album où se succèdent des genres très différents sans logique d’ensemble.

Stoddard warburg Sandol, Je t’adore, traduction d’Emmanuelle Gros, illustrations de Chwast Jacqueline, Casterman, 2014, 56 p. 8€
L’album est paru aux USA en 1965 et s’est imposé comme un classique de la littérature de jeunesse américaine. C’est une longue variation humoristique et poétique sur l’expression « je t’adore » (le titre américain est I like you) adressée à quelqu’un, un parent à son enfant, un enfant à son chat, d’un enfant à un autre enfant etc. Les dessins de Chwast entre illustrations de livre pour enfant et comics, donnent le ton au texte proposé par Stoddard Warburg (1927-). On est plus proche du livre illustré que de l’album. L’ouvrage n’a pas l’unité texte/image/mise en page nécessaire pour entrer dans le genre de l’album tel qu’il se définit aujourd’hui. On voit, ici, le décalage d’époque. En revanche, bien que relevant d’une littérature gaie et volontiers divertissante, il ne manque pas de pointes critiques où l’humain est tourné en dérision, enfant compris. Le petit format (118x130 mm), la couverture rouge du livre relié, sa jaquette, en font un objet agréable et soigné.  

Sasek Miroslav, Paris, Casterman, 2009, 64 p. 1650; Sasek Miroslav, Londres, Casterman, 2009, 64 p. 1650; Sasek Miroslav, Rome, Casterman, 2009, 64 p. 1650             dès 7 ans
Sasek est un grand illustrateur des années 60. Il est né à Prague en 1916. En 1948, il fuit la Tchécoslovaquie et s’installe à Munich. Homme de radio (à radio free Europe), il va finir par se consacrer à la peinture et sortira, pour la jeunesse, dix portraits de villes. Il est mort en 1980.
Trois d’entre ses ouvrages sont réédités par Casterman. Au départ, ils appartenaient à la collection de l’Encyclopédie Casterman pour la jeunesse. Sasek procède par un mélange de notations historiques, géographiques et subjectives, celles d’un passant, d’un promeneur attentif aux mœurs. Les aspects politiques et populaires de l’urbanisation sont absents, conformément aux idées de l’auteur. On ne peut que le regretter car la ballade dans ces villes en reste au niveau d’un manuel scolaire, officiel et n’évite pas toujours le poncif. Les textes sont des légendes de dessins. Ils sont posés soit à côté, soit au-dessus, soit au-dessous de l’illustration. Cette mise en page donne un air daté à l’ouvrage. Pour palier à cet effet, l’éditeur adjoint un appendice « Paris/Londres/Rome d’hier… à aujourd’hui » qui actualise le propos en évitant de donner des informations erronées au jeune lectorat.
Il est extrêmement intéressant de relire, quarante ans après leur parution, ces ouvrages qui ont marqué des générations. On y mesure l’évolution du livre de jeunesse mais, aussi, on y (re)découvre des pistes de fraîcheur pour la lecture enfantine de nos jours.

Kathelyn Dina, Marmouset – Bonjour Marmouset, Casterman, 2015, coffret de deux ouvrages 24p. + 24 p. 9€95
Née dans les années s1970, la série Marmouset montre à voir le corps de l’enfant en gros plan avec des plongées et contre-plongées qui font le délice de la mise en page. Ici, il s’agit du pied et de la main. Le dessin est d’une ligne claire avec des couleurs vives passées en aplats. Le texte est abondant, mais gai. Il ne s’agit pas d’un fac-similé mais d’une nouvelle édition. Dans les années soixante-dix du vingtième siècle, la littérature de jeunesse a suivi l’élan issu de mai 68 prônant une vision libérale de l’enfance. On retrouve bien cela dans les volumes de Dina Kathelyn. La volonté d’imprimer du mouvement dans l’illustration renvoie à cette problématique. L’enfant a les cheveux qui s’allongent, les parents sortent de l’austérité bourgeoise des années soixante.
Philippe Geneste


20/01/2019

Chuchotis des mots, surréalité du réel

Couliou Chantal, Berghman Charlotte, Le Chuchotis des mots, Les carnets du dessert de lune, 2016, 75 p. 10€
La poésie chuchote le monde en le disant, elle invite son lecteur à saisir l’ordre des représentations, à dépasser le réel pour y voir, en dessous, par impertinence, par volonté ou par conscience nouvelle, les mécanismes et ce qui lui échappe. Car, ce qui n’est pas représenté du monde nous échappe toujours. Que le bruissement de consonnes et le souffle léger de voyelles suffisent à cette œuvre humaine de première main définit la poésie. Le recueil de textes et d’images de Chantal Couliou et Charlotte Berghman offre ce plaisir vif d’entrer par effraction consentie dans l’univers qui nous entoure. Les dessins aquarellés, sont légers, infimes, rieurs, plus ébauchés que posés. Pourquoi ? Pour permette au lecteur de vagabonder, d’aller à son rythme dans un univers sans clôture et qui travaille à son ouverture incessante :
« Tous ces petits papiers colorés
Sur les murs infinis de la poésie »
La poésie creuse l’appétit de la découverte des choses, « pour dire toutes les envies ».

Le pédagogue trouvera, en plus, dans ce recueil sensible et gai, une foule de clins d’œil aux cours de récréation, aux comportements d’école, à la vie des classes. Les autrices ont choisi d’aborder la vie contemporaine avec un regard intérieur positif. Si
« Le tourniquet ressasse les refrains
Des enfants endormis »
C’est pour affirmer la primauté de la pluralité sur l’isolement de l’individu. Seule la lune se doit d’être « Drapée dans sa solitude ». Mais la lune est un astre, pas l’humain qui doit apprendre à combattre les désastres.
« Oyez, oyez
Bonnes gens
Avis de grands vents, Veuillez
Rester
Aux abris »
Pour ce faire, il faut entendre la nature :
« L’if et le thuya
Se penchent fiévreusement
Sur la pierre froide es cimetières
Sans craindre de vieillir ».
Le jeu des couleurs, ces taches jetées ça et là comme par mégarde, mais gardons-nous d’un jugement aussi hâtif, tentent de dessiner cet « accord parfait », cette harmonie à trouver, où « (…) dessiner
Les contours de la vie ».
Lire la poésie est une invitation à se défaire des stéréotypes. Dans ce processus, l’insistance des créatrices ne peut-elle être lue comme la volonté de construire un temps, une durée, celle de la lecture, où le lecteur, la lectrice rompent avec les stéréotypes. La lecture de poésie deviendrait alors un acte de rupture, de séparation du normé, de l’attendu pour une échappée tendre et colorée vers l’humour créateur de sens imprévus.
Philippe Geneste

Gellé Albane & Bérard Séverine, Poisson dans l’eau, éditions du dessert de lune, 2018, 44 p. 10€
Une journée d’enfant peu sage, d’enfant curieuse, la journée de Marguerite. Une journée c’est onze étapes : l’habillement au lever, l’école, la récréation, la cantine, la classe, la sortie des classes, le chemin du retour au bercail, à la maison, le dîner, l’heure de se coucher, bonne nuit. Les dessins de Séverine Bérard œuvrent en complément et en approfondissement du texte, l’illustrant et parfois en articulant des parties. C’est le signe que l’imagination doit reconstituer la journée de Marguerite et ainsi, évoquer, dans le for intérieur de la lecture personnelle sa propre journée. Les situations quotidiennes sont présentes, rehaussées, un peu comme chez Boris Vian, par une surréalité née des mots et des jeux de mots qui s’interpellent les uns les autres.
Alors récit ou poésie ? Un récit poétique ou bien une poésie narrative ? Nous opterions plutôt pour cette dernière caractérisation. En effet, le travail du langage est souligné par l’autrice elle-même et les assonances, allitérations, parataxes diverses prennent suffisamment de relief pour que l’enfant y soit sensible. Mais ce travail plus spécifiquement poétique est mis au service d’une suite chronologique d’actions formant unité de temps, la journée et de lieu, de la maison à l’école. Le livre devient alors une propédeutique à prendre le temps qui passe comme une survenue non de l’ordinaire des rendez-vous journaliers mais de l’extraordinaire qu’ils renferment. La poésie narrative se veut peut-être plus proche de la vie que la poésie ou que la prose poétique. La poésie narrative cherche, en quelque sorte à s’enraciner dans le banal pour y pro-voquer l’évocation de l’inouï. N’est-ce pas une contribution à l’éducation à la sensibilité et donc à l’éducation du regard esthétique chez l’enfant que ce recueil comme d’ailleurs tout livre de poésie peut mettre en chantier ? Créer pour son plaisir personnel, fouiller dans la vie des espaces de bonheur là où, au quotidien, on ne voit qu’habitude et ritournelles comportementales, ce serait sortir du langage stéréotypé pour aller à la rencontre de ce que disent les mots au-delà de la signification que nous leur donnons et donc ce serait aussi aller vers les autres. La poésie narrative souligne cette direction de recherche esthétique de sym-pathie c’est-à-dire de rencontre des autres : « Sentir juste et dire juste, cela suppose que la Personne tout entière soit concernée » (1) et la personne tout entière comprend l’autre qui nous parle et à qui on parle, l’autre qui nous a fait et que nous faisons partenaire.
Ainsi, Poisson dans l’eau ouvre le langage à l’enfant. Sa poésie n’est ni tout à fait ouverte ni tout à fait fermée, juste invitant l’enfant lecteur ou auditeur à se rendre un peu plus accueillant au langage et donc un peu moins défiant à l’égard de l’attention à porter à la langue :
« et les mots “j’oublie pas” à ne pas oublier, et les doigts sur la bouche pour faire le silence de la nuit »
La poésie, faut-il le redire, est une éducation contestataire de la scolastique qui sévit encore trop souvent à l’école et notamment à l’école secondaire. Faire que l’enfant soit en poésie comme un poisson dans l’eau pour qu’il soit au quotidien attentif aux vies qui l’entourent et à la sienne propre, aussi.
Philippe Geneste
(1) Charpenteau, Jacques, Enfance et poésie, Paris, les éditions ouvrières1972, 200 p.-p.161

Dupuy-Dunier, Chantal, Où qu’on va après ? Illustrations Elena Ojog, collection le farfadet bleu, éditions L’idée bleue, 2008, 47 p. 9€
Le titre est une des formulations enfantines sur la mort, le c’est quoi mourir ? Le livre se lit à partir de cinq ans, -quand la mort est conçue comme un fait réversible, un sommeil- à 100 ans. La mort violente, la mort cruelle, la mort naturelle, la mort douce, la disparition, la fleur qui fane, l’animal qu’on tue, le nouveau ou le vieillard qu’on enterre… Oui, c’est quoi la mort ? Pourquoi la mort ? Chantal Dupuy-Dunier n’édulcore pas le sujet, elle le traite avec franchise et le rend accessible par l’humour d’intelligence de son écriture joyeuse. Les illustrations avec montages d’Elena Ojog empruntent, pareillement, la voie de l’humour pour accompagner le texte et ouvrir à l’enfant d’autres pistes de sa compréhension.
Composé avec soin, Où qu’on va après ? n’est pas un recueil mais plutôt un seul poème en extension permanente, qui se lit en un souffle. On y croise le chagrin, le deuil, la peur, la curiosité,
A ceux qui se demanderaient si un tel livre est abordable par un enfant, la réponse est oui. En effet, tout enfant sait apprécier un livre réputé difficile quand il trouve auprès de lui un entourage qui le met en confiance. Le poème-œuvre de Chantal Dupuy-Dunier ne cherche pas à édulcorer la peine engendrée par la mort, mais il ouvre l’enfant à une vision cosmique, évolutive du vivant c’est-à-dire à une compréhension du phénomène loin des fables religieuses malheureusement si courantes, aujourd’hui encore, sur ce sujet, en littérature de jeunesse.
Philippe Geneste

Rappelons aux lecteurs et lectrices le volume de Françoise Dastur, Pourquoi la mort ? illustré par Anne Hemstege, Giboulées-Gallimard, collection chouette penser ! 2009, 63 p. 9€50. De manière plutôt académique l’autrice traite le sujet en cinq étapes : une question qui met mal à l’aise, Pourquoi donner une sépulture aux morts ? , y a-t-il une vie après la mort ? , Peut-on s’habituer à l’idée qu’on va mourir ? , Le vrai visage de la mort.

13/01/2019

Que trouve-t-on dans le miroir brisé du réel ?

Coe Jonathan, Le Miroir brisé, traduit de l’anglais par Josée Kamoun,  illustrations de Chiara Coccorese, Gallimard jeunesse, 2014, 112 p. 12€50 (également disponible en édition numérique)
Voici le premier livre de Jonathan Coe pour la jeunesse. L’auteur a choisi de donner un tour de conte de fée à ce récit qui, pourtant, à bien des égards, est un texte très politique.
Une jeune enfant, Claire, huit ans, solitaire, trouve dans une décharge, un bris de miroir. Elle l’emporte et s’aperçoit que ce morceau livre un monde peuplé de créatures irréelles évoluant dans un univers d’où l’inégalité, l’injustice sont bannies.
Le roman est politique, aussi, parce qu’il ne donne pas de fin. Quand tous les personnages ayant trouvé un morceau du miroir se rassemblent et reconstituent l’objet devant l’hôtel de ville, le lecteur ne sait pas ce qu’ils voient :
« Qu’avaient-ils vu dans le miroir ?
A toi et tes amis de l’imaginer, dans les années à venir »
Le monde de demain sera ce que les humains en feront, en fonction de ce qu’ils sauront voir du réel d’aujourd’hui et de la configuration à donner à leur avenir. Comme Claire que l’on suit de l’âge de huit ans à l’âge adulte, sauront-ils ne pas renoncer à la fantasmagorie, à l’utopie, à la réalisation d’une autre réalité que celle dans laquelle sombre l’humanité actuelle ?
Les lecteurs habituels de Jonathan Coe seront surpris, toutefois. Ici, point d’ironie. Le ton reste mélancolique de bout en bout. Claire recherche la complicité d’un autre qu’elle. Le miroir n’est pas le symbole du narcissisme mais celui de la quête de l’autre, pour se réaliser soi en même temps qu’adviendrait une société nouvelle, loin de la grisaille britannique.
*
Morisse Fred, La Source d’or de la citée fleurie, éditions chant d’orties, 2017, 157 p. 16€
Dans un quartier populaire « comme un autre », en ce début de vingt et unième siècle, les jeunes ne sont pas sans remarquer les étonnants signes extérieurs de richesse de certains de leurs copains. D’où vient cet argent ? Certains potes vont alors se mettre en tête de résoudre l’énigme. L’intelligence du livre est d’éviter ce à quoi le lectorat s’attend : un trafic de drogue ou autres activités de l’économie souterraine des quartiers. En effet, l’enquête va mener la bande de potes du côté de la mairie et d’un trafic de voix pour les élections municipales. Evidemment, on pense à la manière dont Dassault a soudoyé son électorat en l’arrosant de prébendes diverses. Des jeunes obtenaient ainsi des jobs ou un appartement etc. Ici, la fin est morale, le maire sera frappé d’inéligibilité. C’est une bonne introduction à la réalité politique fondée sur les élections.
*
Cuevas Michelle (recueillies par), Confessions d’un ami imaginaire. Mémoires de Jacques Papier, traduit de l’anglais (USA) par Lilas Nord, Nathan, 2017, 191 p. 13€95
Nous voici projeté en utopie, en un monde où les humains sont dotés d’amis imaginaires. De quoi s’agit-il ? Il s’agit de doubles d’eux-mêmes, des sortes de doudous mais dans une relation qui n’a rien à voir avec la tendresse. Dans ce monde de nulle part, les amis imaginaires se trouvent être les esclaves de leurs propriétaires. Est-ce une figure anticipée de l’expansion du recours aux robots pour l’accompagnement de personnes seules ? Un peu sans doute puisque le statut d’esclave transforme ces doubles de compagnie en animaux autant qu’en humains. Ces âmes errantes du service à la personne retournent ainsi fréquemment au « bureau de réaffectation », le pôle emploi des amis imaginaires.
Le livre est composé de soixante chapitres ce qui facilite sa lecture et imprime un rythme rapide au récit. L’écriture allie le dynamisme des dialogues au style sensible de la narration. C’est un texte doux qui porte, cependant, des questions cruelles sur la société de consommation et l’ubérisation des fonctions du service à la personne. En ce sens, le roman parle de notre monde, en livre une allégorie. Certains chemineront vers une interprétation de l’extension du clonage, d’autres vers une extension de la robotisation des tâches, d’autres enfin fouillerons les effets déshumanisants de l’aliénation. Ainsi, Les Mémoires de Jacques Papier portent à l’avance une critique du passé à venir et c’est là où la littérature se fait irremplaçable.

Commission jeune de lisezjeunesse

06/01/2019

L'entraide

Maricourt Thierry, Joyeuses Utopies, éditions Ressouvenances, 2018, 68 p. 10€
Un libraire dont la boutique pâtit de travaux interminables dans le quartier où elle se situe. Un réfugié politique clandestin militant de la cause basque. La délibération intérieure sur l’accueil, l’hébergement d’un représentant d’une cause non partagée, car le libraire est à toute distance de toute cause nationale ou nationaliste -de plus il est « pacifiste » et ne croit pas à la violence pour faire triompher une cause… L’entour du texte est ainsi campé. Il reste donc la narration de la rencontre, du séjour et de la vie qui continue.
Au cœur de ce court récit est le livre : « On ne craint pas la solitude quand on aime les livres » parce que « s’ils ne rendaient pas forcément la vie plus belle, [ils] en augmentaient la densité ». Et puis les livres peuvent permettre d’abolir « l’idée de frontières à maintenir ».
Le récit peut être lu comme une fable illustrant l’axiome d’un engagement à contre-pouvoir : « l’entraide, pour un militant, est un acte qui doit aller de soi ». Comme les livres, selon le personnage libraire, l’entraide se définit ainsi : « j’étais persuadé que le bonheur des uns se reflétait dans la vie des autres et qu’il rendait cette vie, de fait, plus avenante ».
Dans une ère levée où les idéaux de transformation révolutionnaire des sociétés ont sombré qui dans les réalisations dictatoriales des pays de l’Est et du détournement des soviets en pratique étatique oppressante et exploiteuse, qui dans les aspirations militantes radicales au bureaucratisme soit politique soit syndical soit associatif, qui -et tous et toutes d’ailleurs- dans le hiérarchisme de pensée, d’organisation et de relations humaines, que reste-t-il ? La réponse apportée par Joyeuses Utopies est l’entraide et une solidarité de principe. Au fond, le récit dépeint un rebroussement des idéaux de libération et d’émancipation sociales vers un altruisme militant rivé à des principes éthiques qui demandent à repartir de la relation humaine, du dialogue pour construire une conception sociale égalitaire. Il ne s’agit pas, pour autant, d’une démission devant les pouvoirs puisque le principe de la solidarité est toujours supérieur à tout autre principe face à un pouvoir politique, d’Etat comme économique. L’entraide, « l’empathie », la solidarité s’interpénètrent pour former une clef de l’extension de la construction humaine à contre-courant de l’évolution contemporaine capitaliste. Ces comportements s’opposent avant tout au principe de la compétition clé de voûte de la justification bourgeoise de l’inégalitarisme. L’acte de solidarité est acte d’accueil où l’action individuelle au profit de la réalisation de la vie des autres individus. Ils forment aussi une composante affective apte à faire naître et à développer une pensée sociale contestataire hors des travées qui ont jusqu’alors failli. Certains lecteurs ou certaines lectrices pressées pourraient voir dans Joyeuses Utopies un affaiblissement de l’entraide comme principe de l’évolution humaine (Kropotkine mais aussi l’anthropologie darwinienne) à la notion humaniste chrétienne en vogue parmi un nombre incalculable d’ONG et d’associations. Or cette lecture serait fausse car le libraire du récit n’omet de souligner que son action est bien posée contre un pouvoir. Ce qui se dessine, s’ébauche dans le texte de Thierry Maricourt nous semble être non pas une opposition de l’altruisme contre l’égoïsme mais plutôt un parti pris de l’action d’entraide qui éclaire les situations de pouvoir, de possession d’un élément humain, de répression, d’inégalité. Les éclairant, parce qu’en prenant acte, cette action s’y oppose. Il y aurait ainsi un déport du terrain de la morale vers celui de l’action engagée du côté des opprimés donc aussi des exploités. Certes, la polarité entre classes n’est pas affirmée dans le récit, mais la « complicité » qui contrevient à « l’égoïsme » n’y mène-elle pas ? Mais alors on ne saurait ramener le socialisme à la valeur de la solidarité, parce qu’il y aura toujours, comme en fait l’expérience le personnage de Joyeuses Utopies, menace du pouvoir sur la pratique de la liberté de conviction. La solidarité est une composante de la réalisation possible d’une humanité débarrassée de l’ordre qui contraint et donc de l’exploitation. Pour autant l’engagement économique et social ne peut que puiser son énergie dans une réflexion à mener sur les relations qu’entretiennent les hommes entre eux. Voilà ce que pousse à débattre ce dernier bref récit de Thierry Maricourt, bellement édité par les éditions Ressouvenance.

Philippe Geneste