Anachroniques

30/12/2013

Temps et récit

Alors que s’achève cette année 2013, le dernier blog annonce le premier de 2014. Une réflexion sur le temps qui passe et sur le temps qui vient imprègne sur la littérature. C’est ce que propose le blog d’aujourd’hui, cent cinquante quatrième de lisezjeunessepg

Revault d’Allonnes Myriam, Raconter des histoires, raconter l’Histoire, dessins d’Aurore Callias, Giboulées-Gallimard, collection chouette penser !, 2013, 65p. 10€50
Dans cette collection où rares sont les volumes décevants, la directrice de chouette penser ! propose une œuvre d’une très riche teneur. Ici, la clarté des propos ne se dément jamais. Le pédagogue y trouvera de quoi amorcer des discussions avec les élèves. Par exemple : « une vie n’est pas seulement vécue, elle demande à être racontée pour qu’on puisse saisir sa continuité » (p.57). Ainsi, si vous travaillez l’autoportrait en classe, l’enjeu va être à la fois d’éviter l’essentialisme et aussi le zapping compulsif. C’est faire comprendre que raconter sa vie, c’est convoquer les autres, donc d’autres histoires. Il ne s’agit pas de cultiver un moi égoïste, mais un soi c’est-à-dire le support le plus intime parce que sa qualité de troisième personne convoque la part collective sur lequel tout individu développe sa propre existence. Le linguiste Gustave Guillaume l’a suffisamment montré pour ne pas trop développer ici.
Un autre exemple, pris au domaine de l’orientation scolaire, dispositif scolaire et professionnel du tri social par la sélection des compétences, nous montrera la centralité de la réflexion sur le temps pour la compréhension de notre quotidien. Partons de cette remarque : « Nous cherchons dans le passé ce qui peut encore y être trouvé et pas seulement ce qui a été perdu » (p.55). Nous cherchons dans le passé ce qui peut encore y être trouvé, cela signifie qu’il s’agit d’une construction de soi, que nous prenons la mesure du collectif qui nous constitue. Dit autrement, « l’identité narrative » « est une identité construite dans le changement » (p.55). A l’inverse, s’appuyer sur ce qui nous constituerait de toute éternité (thèse innéiste de l’individualisme bourgeois à la base de l’orientation scolaire), relèverait de la démarche commémorative. Il s’agit d’une reproduction à l’identique d’un narré pour le conserver intact. Au niveau individuel, c’est une affirmation du moi dans toute l’étroitesse d’une identité invariable (livret scolaire des compétences individuelles, grille de la pré-affectation multicritère en orientation, plate-forme des vocations de Pôle emploi etc.).
Le parent comme l’adolescent trouveront matière à réflexion avec les évocations de la psychogénèse. Quand il prononce avant et après, l’enfant ne met pas en ordre temporel les événements ; il organise le récit des événements à partir de l’intérieur de chacun d’eux. C’est d’ailleurs pour cela qu’il aime les mythes qui, eux, précèdent anthropologiquement l’histoire. Un événement n’existe que par rapport aux autres. C’est pourquoi il faut acquérir les schèmes de relations pour réaliser les événements en histoire c’est-à-dire articuler les événements entre eux. Avant de participer à une intrigue, chaque événement est un avènement, un relief qui interroge l’enfant, ce qui du monde vient à (à-ven-e-ment) l’enfant.
Pourquoi, comme l’a montré Piaget, le sujet construit-il le temps à partir des schèmes d’action et de leur mise en interaction avec la construction de l’espace, de la causalité et de l’objet permanent ? Parce que c’est le fondement de l’histoire, diront les anthropologues, le fondement de la mémoire diront les psychologues, la mémoire qui est reconstruction par le récit d’une action et d’un espace vécu lors d’une expérience singulière du sujet. L’histoire du récit, avant l’histoire discipline scientifique, reconstruit un commencement, un milieu et une fin, bref, établit une perspective (1) qui pourrait être l’autre nom de la mise en intrigue et qui définit l’événement. C’est pourquoi nous partons immanquablement du présent pour nous souvenir donc évoquer quelque chose d’absent comme pour anticiper c’est-à-dire raconter le futur soit une autre forme d’absence puisque fait encore non arrivé et qui peut-être n’arrivera jamais.
On en vient, alors à s’intéresser à l’énigme de cet acte de raconter. Le récit de l’historien prétend à la vérité ; le récit de fiction prétend au vraisemblable : qu’est-ce qui leur est commun ? C’est l’acte de raconter et pour ce faire d’utiliser le temps. Est-ce le même temps ? Non. Le conte procède par avant et après ; le récit historique de l’historien procède avec le temps chronologique. Dans le récit de l’historien, le temps est chronologique alors que dans le conte il s’agit d’une durée, exactement comme l’est le temps de l’enfant avant qu’il ait construit le temps de l’ordre chronologique. C’est que la capacité de raconter précède le récit mis en forme temporelle (2). Prenons l’enfant. Avec l’avant et l’après, l’enfant ne met pas les événements en ordre temporel. Il organise le récit des événements en se centrant sur chacun d’eux, pris de l’intérieur (leur durée). Seule l’acquisition des schèmes de relation permettra de réaliser les événements en histoire donc de les articuler et avec l’acquisition des formes verbales de les exprimer.
Le dernier volet de cette réflexion portera sur la mémoire collective, thème sensible aujourd’hui où se multiplient les commémorations et des journées mémoratives en tous genres. Myriam Revault d’Allonnes excelle sur ce sujet du choix des faits qu’une société réalise pour les porter à la dimension d’événements. L’Histoire comme discipline scientifique refuse de sélectionner les événements pour pouvoir ex-pliquer le passé par les faits qui le composent. Mais les discours sociaux ont, souvent, une autre approche de la question.
Pour eux, est événement ce qui est retenu, n’est pas événement ce qui est maintenu en oubli. Dans le premier cas, menace l’excès de passé qui vient paralyser l’intelligence et la pensée car il le fait peser comme un fardeau : « il existe donc des abus de mémoire » (p.47). Dans le second cas, menace le manque de mémoire par le refoulement de ce qui dérange. Ces deux cas sont des écueils qui reposent sur la volonté de ne pas mettre en relation les événements entre eux, or c’est cette relation qui fait du temps révolu un passé c’est-à-dire un temps rattaché à l’aujourd’hui, au présent. Le passé est une reconstruction sinon une construction faite de relations où s’ordonnent l’ordre temporel (événements dans leur succession). Mais c’est au présent que s’opère cette construction donc en lien avec les projets de celui qui pense, du groupe social qui pense, en lien, donc, avec « ce que nous avons l’intention de réaliser » (p.46).
Geneste Philippe
(1) Séro-Guillaume, Philippe, Langue des signes, surdité et accès au langage, seconde édition, Paris, Papyrus, 2011, 224 p. – pp.193/203
(2) sur ce lien entre l’anthropologique et le psychogénétique voir Hervé Barreau, La Construction de la notion de temps, tome 1 la genèse anthropologique de la notion, Paris, Université de Paris X, 1982, 423 p.

22/12/2013

L'inouï

Ainoya Yulki, Sato lapin et la lune, traduit du japonais par Nadia Porcar, Syros, 2012, 62 p. 12€50
L’ouvrage rassemble sept histoires de Sato lapin. Le principe est de partir d’une idée poétique retracée par un texte prosaïque, simple servi par une illustration suggestive, élargissant le propos du texte vers la source poétique de son inspiration. Le lecteur passe de trouvaille en trouvaille, traverse un monde merveilleux, où le surréel est enfoui dans le réel. Le personnage lui-même est un garçonnet déguisé en lapin plus qu’un lapin, ce qui ajoute à l’ambiguïté du texte. Si l’expression d’histoire poétique avait un sens, nous dirions qu’il s’agit d’un texte simple servi par une illustration futée qui fait advenir la source poétique d’une histoire imaginaire.

Herbauts, Anne, Je t’aime tellement que, Casterman, coll. « les Albums », 2012, 64 p. 18€50
« Je t’aime » est un performatif qui n’a de valeur que dans la situation de parole. Chacun des termes prend son sens de la personne qui l’énonce, de la personne pour qui il est énoncé, en un moment, en un lieu donné. On peut lire l’album comme une tentative poétique de cerner l’amour par les élans illustratifs, les essais de couleurs, les ébauches de formes. L’amour serait alors un chemin fragile vers l’autre, représenté ici par le lecteur, par la lectrice. L’amour ne serait pas un concept, mais un lien, un lien ténu, qui colorie notre monde, l’embellit, lui donne sens, l’exalte et le déprime, selon les circonstances. L’album convoque des stéréotypes, le cœur d’artichaut, l’amour en chaussettes, tu me rends fou, je suis fou de, mais il emprunte aussi, plus ubuesquement, la voie de l’illustration du naturaliste, de l’explorateur, et manie le collage, le minimalisme. Alors, l’amour serait-il ce qui rassemble, met ensemble, noue, coud sans rapiécer ? L’amour dit quelque chose de la beauté que chacun, chacune porte en lui, en elle, du jugement de beauté que nous portons sur els êtres et les choses. Qu’est-ce-ce, alors, un album d’amour, sinon un livre où courent, dans tous les sens les sentiments, où les nuages du ciel s’assemblent avec le grille-pain du buffet ? C’est que « dehors, des phrases trop longues / et des émois de jeunes filles s’éparpillent », à moins que l’album ne soit qu’un exercice de style « je t’aime tellement que… »

Lefèvre Mathieu, Catalogue de l’espace, illustré par Saarbach Marie et Paurd Clément, Giboulées – Gallimard jeunesse, 2013, 96 p. 20€
Voici un ouvrage quasi inclassable puisque le genre du catalogue est peu présent en littérature de jeunesse. Nous sommes en 30 042 et « le célèbre catalogue de l’espace spécialisé dans les ventes par correspondance fête ses 200 ans d’existence au service des voyageurs intergalactiques ». On y retrouve sa gamme civile, sa gamme militaire et la gamme scientifique, chacune augmentée de nouveautés exceptionnelles. Pour nous, lecteurs et lectrices de l’an 2013, cet album est une invitation à s’imaginer dans le futur car si la poésie l’emporte, l’érudition sous-jacente est solide. La fantaisie plastique, graphique et picturale rencontre la précision du texte descriptif, toujours et souvent explicatif. Enfin il faut louer l’invention des désignations des objets, véritable dictionnaire de néologismes futuristes à mettre entre toutes les mains des petits et petites d’hommes et de femmes. Un chef d’œuvre du futurisme en jeunesse que les adultes vont s’arracher !

Annocque Pierre, Dans mon oreille, illustrations d’Henri Galeron, MØtus, 2013, 72 p. 12€
L’ouvrage est un exercice anagrammatique. Afin de ne pas perdre l’enfant, les lettres en gras dans la première partie du texte explicitent le mot employé en fin de texte. Les illustrations d’Henri Galeron relèvent du registre surréaliste tant au niveau du dessin que de la peinture. Les textes d’Annocque sont simples. Ils se laissent porter par l’imaginaire des sons et des lettres. Surviennent alors des sens inouïs qui imposent une vision étrange des choses et des situations que les illustrations de Galeron viennent renforcer par leur interprétation de grande liberté.
A l’heure où les imaginaires enfantins sont hachés menus par l’impérialisme des images sur écran, à l’heure où les expériences en écriture des enfants montrent un étrécissement de l’exploration imaginaire du monde au profit de représentations autocentrées, ce genre d’ouvrage prend une dimension d’utilité humaine. Sortir de soi implique de s’ouvrir aux autres et s’ouvrir aux autres signifient permettre à son langage d’éclore à l’air libre de l’expérience.
C’est que l’anagramme permet une lecture souterraine du monde, des relations aux êtres et aux choses. Il permet l’accès, comme Henri Galeron le laisse paraître, à l’inconscient.
La règle de construction que s’est imposée Annocque l’amène souvent à proposer des aphorismes loufoques, des maximes décalées, des mots d’esprit incongrus, voire des calembours. Le sourire s’esquisse à cet humour sans emphase. C’est qu’on ne construit pas l’amour de la langue chez l’enfant à partir de règles et de lectures superficielles : il y faut la lenteur d’un moment de langue. Il n’y a point d’instantanéité pour que naisse l’amour des mots, il y faut une pratique, une expérience. Et justement, le livre d’Annocque et Galeron permet de faire cette expérience, en imposant, par le texte, une attention aux lettres qui le composent et en imposant, par l'image à rechercher, la relation que texte et illustration entretiennent.
Nous ne pouvons qu’espérer être entendu : Dans mon oreille est un ouvrage de déstéréotypage, un livre qui donne des ailes pour oser dire après s’être nourri d’un lire qui délivre les mots de leur sens unique. Un sens unique interdit toujours au moins un autre sens…  Dans mon oreille est un recueil poétique contre la censure et l’autocensure. C’est un recueil pour l’émancipation des mots et donc de soi.
Geneste Philippe

14/12/2013

Les ambivalences de la figure de l'ogre

Agnès Cathala et Julie Mercier, La vie parfaite du Maharadja, édition Milan, 40 p. 14€                  4/7 ans

Dès la couverture, le ton est donné : richesse et abondance. Une multitude d’ornements et de motifs décoratifs aux couleurs or, émeraude et rubis entourent le portrait d’un prince aux yeux noirs fixés sur le lecteur. Il est justement question de regard dans cette histoire : le regard sur soi-même, le regard des autres sur soi.
Dans un magnifique palais doré, vit un Maharadja. Bien qu’il ait tout ce dont il désire, il recherche encore une chose : la beauté et la perfection. Ne la trouvant ni chez lui, ni chez ses sujets, il  s’est résolu à ne plus jamais les voir, ni même croiser son regard dans un miroir.
A ses yeux, trois animaux  sauvages de la jungle, le boa, le crocodile et le tigre représentent la beauté qu’il recherche. Il les invite une fois par semaine, leur offrant de fabuleux repas afin de profiter de leur présence sans craindre de se faire manger. Mais un jour, ces animaux mettent au point une ruse pour le dévorer. Ils prennent l’apparence d’une femme, réunissant en elle tous les charmes de la jungle. Le prince en tombe aussitôt amoureux. Au moment où les animaux reprennent leur forme et veulent l’engloutir, le prince appelle au secours. Heureusement pour lui, ses serviteurs accourent et le sauvent.
Finalement, le prince prend conscience qu’il ne tenait pas compte de la vraie nature des êtres, se fiant juste aux apparences. Il se privait ainsi de vivre en compagnie de ses semblables.
La fin du livre se focalise sur le sort des animaux. De la sorte, il semble que la portée de l’histoire perde de sa clarté.
Laurence Ballanger-Druméa

Delalande, Arnaud, Philomène et les ogres, Gallimard jeunesse-Giboulées, 2011, 48 p. + 1 CD, 22€
Voilà une très belle œuvre qu’il serait dommage de ne pas mentionner dans ces chroniques. Plein d’humour, par le texte mais aussi par les illustrations à la fois ténébreuses et vivement colorées, Philomène et les ogres relit le mythe de l’ogre pour lui redonner toute l’ambivalence qui le caractérise. Pour ce faire, l’auteur part de la situation du Petit Chaperon rouge, puis va introduire de multiples références Baba Yaga, Hansel et Gretel, mais aussi les romans de la geste d’Arthur avec le royaume de Logre, la légende d’Orphée et bien sûr, l’immense Gargantua de Rabelais. Mais l’album et le récit audio-phonique qui l’accompagne ne vaut pas que pour cela car Delalande crée une histoire qui va jusqu’au renversement de la perception de l’ogre et des ogresses. En effet, si la petite fille est faite prisonnière, si elle court le danger d’être dévorée, elle devient elle-même ogresse et donc étrangère à son propre corps. La fin du récit se finit bien, mais sans châtiment. Seule la réconciliation du peuple des ogres et des villageois peut clore le chapitre des disparitions. Il faut donc dépasser la dichotomie stéréotypée du bien et du mal pour entrer dans la réciproque compréhension des mœurs qui ne vaut non pas par l’apologie du différentialisme mais par le respect de chacun des peuples.
Le cédérom audio-phonique est en lui-même une œuvre, avec la mise en musique par David Chaillou et le chœur Aposiopée composé de trente enfants. L’orchestre est dirigé par Natacha Bartosek. On a peur, on frémit, on ressent l’insouciance puis al liesse de la fête gargantuesque de la réconciliation finale. Un vrai chef d’œuvre d’érudition tout autant que d’émotion.
Geneste Philippe
Lallemand Orianne, Au secours ! Un ogre glouton, Nathan, 2013, 14 p. 24€90
Voici convoqués Le petit Poucet, Les Trois Petits cochons, dans une grande pagaille graphique amplifiée par la multitude s fenêtres qui s’ouvrent au cœur des pages, des manettes qui font tourner les visuels dans les miroirs aux alouettes de la lecture. Les jeunes lectrices et lecteurs sont invités à aider Valentine à délivrer ses six frères de l’appétit ogresque si nous osons le dire. Et bien sûr, il y arrivera… Les petits dès trois, quatre ans adorent ce type déjanté d’univers de fiction. La peur, entretenue par la laideur des figures et non par le choc des surprises, y est tenue à distance par l’humour et le dialogue de l’héroïne avec le tout jeune lectorat invité à la suivre au cœur de la tanière de l’ogre et de l’ogresse.
Geneste Philippe


08/12/2013

La musique des livres

Naïve musique, collection de Naïve jeunesse, publie des CD et des livres CD pour enfants à côté de Naïve livre qui publie, elle, uniquement des livres. Les livres, que nous chroniquons aujourd’hui, ouvrent une nouvelle collection. L’intérêt du livre audio-phonique est de rejouer la lecture à l’enfant qui, on le sait, est essentielle pour le développement de son imaginaire. Le ton, le phrasé de la personne qui lit, apporte des touches nouvelles qui viennent enrichir la puissance évocatrice de l’esprit enfantin. En même temps, c’est  une éducation à l’écoute et donc une activité de l’attention qui sont développées.
Dès sa création en 1998, naïve, maison d’artistes et producteur de musique généraliste, a acquis la maison de disques auvidis, dont le catalogue jeunesse, de qualité, s’adresse aux enfants âgés de 0 à 8 ans. On y trouve des chansons, des comptines, des berceuses, des musiques d’éveil corporel, des contes, des fables et des opéras… Depuis 2002 l’objectif est de publier des disques sources d’épanouissement, de jeu, de découverte ou de détente pour l’enfant. Zut, Vincent Malone, Abel, Enzo Enzo, Bernard Giraudeau, Pierre Perret, Muriel Bloch, Pascal Parisot, etc. comptent parmi les artistes de naïve jeunesse depuis plusieurs années. A partir de 2005, Naïve a développé des disques enrichis de livrets soignés.

Amaury de Crayencour et Domitillle (raconté par), L’Ours et le soleil, illustré par Anna Emilia Laitinen, arrangements musicaux Baptiste Thiry, naïve éditions, collection « musique », 2013, 32 p. + CD 35’, 20€
Voici un très beau livre doublé d’un CD audio-phonique et musical. Il s’agit d’une lecture interprétative de L’Ours qui avait pris le soleil de Paul-Jacques Bonzon. L’intelligence de l’histoire repose sur une croyance selon laquelle dans le grand nord l’ours capturerait le soleil durant son hibernation. Le récit cherche à dénoncer la fausseté de cette légende par l’histoire de deux enfants peu sages, qui partent, entraînés par le renard bleu, à la recherche du soleil. Si les illustrations de la finlandaise Laitinen joignent les atours de la peinture naïve et du réalisme classique des la littérature de jeunesse, l’accompagnement musical des paroles de Crayencour et Domitillle plonge le lectorat / auditoire au cœur des émotions ressenties par les jeunes héros.
On s’achemine ainsi vers un heureux dénouement à travers une poésie du thème jamais laissée de côté.

Fisseau Serena(raconté et chanté par), D’une île à l’autre, illustré par Muriel Kerba, musique Olivier  Prou, naïve éditions, collection « musique », 2013, 32 p. + CD 35’, 20€
Le récit est une quête du sommeil et des rêves à travers chants et berceuses intelligemment mis en musique par Olivier Prou influencé par le jazz et le jazz vocal notamment. Muriel Kerba alterne graphismes et peintures, centrés sur l’héroïne. Les huit chapitres de l’ouvrage sont huit entrées poétiques dans l’univers du sommeil par un enfant qui refuse le départ de la mère lors de l’endormissement. Serena Fisseau a cet effet inventé des histoires à dormir debout, ce qui explique la succession des récits jusqu’au tout dernier où l mère s’endort dans le rêve de l’enfant… On l’aura compris, la composition est travaillée, le texte assonant pour faire résonner la chanson par-dessus les thèmes musicaux qui en appellent aux îles du Pacifique. C’est très bel album –CD audio-phonique.
Geneste Philippe

01/12/2013

contes et récits pour construire le monde

TRAORE Fouma, Nandiman, le brave chasseur. Contes du Burkina Faso, L’Harmattan, 2013, 57 p. + CD
Voici six contes burkinabais écrits et dits par le conteur, compositeur interprète Fouma Traoré alias Foum Moboh, né dans un village de Samorogouan au Burkina Faso. Les contes africains sont très proches de la fable. Ils explicitent leur fonction morale en vue d’enseigner une sagesse de vie. L’ouvrage, ici, allie la transmission orale et la perpétuation écrite d’une mémoire ancestrale.
L’écoute du CD est évidemment plus importante pour l’entrée de l’enfant dans l’histoire que la lecture du texte qui peut venir en second. Dans les deux versions, écrite et orale, l’ouvrage est remarquable. Il fait entrer le jeune lectorat dans l’ambiance d’une veillée dont Fouma Traoré donne des précisions liées à sa vie dans la préface en hommage à Tiemoko Ousmane qu’il a écrit pour cette édition : « cette expérience, je la retente avec vous à travers ce livre-CD ». A la salutation du chaleureux conteur stipule que « là où j’ai pris ce conte, je l’ai posé là-bas ». Par la parole ce « là-bas », est aussi bien ici qu’en Afrique, en France qu’au Burkina Faso. Le conte, voyage principal, vecteur du dialogue entre les civilisations depuis le fond des temps, a besoin de ces relais auquel l'édition destinée à la jeunesse assure une vie régulière, parfois, comme ici avec excellence.

BLOCH Muriel, Le Vieux Cric Crac, illustrations d’Alexandra HUARD, Syros, collection Paroles de conteurs, 2013, 32 p. +Cd audio-phonique20’
La conteuse Muriel Bloch revient sur un des premiers contes qu’elle avait mis en bouche. Il s’agit au départ d’un texte du recueil de Grimm que les frères Grimm avaient repris intégralement de la version donnée en 1849 par Heinrich Georg Ehrentraut, « Le Vieux Rinkrank ».
Des distorsions ont été apportées par le temps du conte, et la montagne de verre s’est transformée en montagne de sel, la caverne où se retrouve prisonnière la princesse devient une maison sale au fond de la montagne ; la ritournelle du vieil habitant qui se cache pour thésauriser son or qui disait « Me voilà, ici, pauvre Rinkrank que je suis / sur mes dix-sept jambes / sur mon unique pied doré / Dame Mansrot, lave-moi mes plats (ou fais-moi mon lit ou ouvre-moi la porte) » devient « je suis le pauvre Cric Crac / debout dehors sur mes tibias / mes vieux tibias dix-sept fois longs / ouvre le porte nom de nom ». Le dénouement diffère : dans le conte de Grimm, Tinkrank meurt alors que dans la version de Bloch, il a la vie sauve ; dans le conte de Grimm, la fille se rend chez son père pour obtenir vengeance, alors que dans le conte de Bloch, le père est mort. Dans les deux versions, l’être de la montagne perd ses gains. Enfin, le titre diffère, Rinkrank devenant Cric Crac, bien sûr par volonté de traduction dirait Muriel Bloch, mais on peut penser qu’elle prétexte de l’origine onomatopéique de Rinkrank pour user de l’onomatopée française proche cric crac qui sert dans les pays francophones à introduire les histoires merveilleuses des contes. Il y a là une volonté de déborder l’origine européenne pour s’ouvrir au monde.
Si la montagne est une prison de verre, elle est le miroir de la prison du père la princesse qui refuse de marier sa fille et veut le garder pour lui. De plus, il s’agit d’un univers inconscient, celui de la mine d’or et autres minerais qui fait penser que Cric Crac pourrait être un nain, même si l’illustratrice en a fait un homme sauvage.
Les illustrations d’Alexandra Huard finissent de réinterpréter le conte de façon moderne. L’univers des couleurs sombres domine, mêlant le monde souterrain au monde sur terre. Les paysages sont tourmentés et fourmillent de traits vivaces qui annoncent un grouillement de vies invisibles. Huard établit une connivence entre la barbe de Cric Crac et les torrents de larmes du père après la disparition de sa fille. Or, il s’agit de deux figures masculines, adultes, d’un monde voué à passer dans le cycle des générations. L’interprétation de Bloch est intéressante en ce qu’elle pointe que « l’obsession de la possession matérielle peut être antinomique avec les responsabilités paternelles » (1). Le désir de possession de sa fille par le père serait ainsi assimilé au désir de possession d’or de Cric Crac. On comprend dès lors pourquoi il faut au père possessif disparaître pour que sa fille devienne femme. Quand à la figure masculine de l’amoureux, elle vaut par la simplicité de l’amour et la force des sentiments résistant au temps. La figure centrale reste, toutefois, celle de la princesse.
Une belle interprétation, tant visuelle, littéraire qu’audio-phonique, une très belle édition. Un livre à recommander.
Geneste Philippe
(1) Marc Girard, Les Contes de Grimm. Lecture psychanalytique, Paris, Imago, 1990, p.73
NB On rouvera une édition érudite du conte « Le Vieux Rinkrank » dans Les Frères Grimm, Contes pour les enfants et la maison, édités et traduits par Natacha Rimasson-Fertin, Paris, Corti, 2009, deux tomes 513 p. + 665 p. – tome 2 pp.456/458.

27/11/2013

liberté, en prose et poésie

HELLENA Cavendi, Un Air de liberté, éditions Chant d'orties, Collection Graines d'orties, 2013, 182 p. 15€
Le voyage dans le temps est un des grands thèmes du roman de science fiction depuis H.G.Wells. C'est le voyage que vont entreprendre les 4 héros du roman pour sauver la société idéale dans laquelle ils vivent en 2368 depuis que la Révolution libertaire, déclenchée par la chanson Liberty de John Lesmoines, a eu lieu il y a plusieurs siècles.
C'est ainsi que Phil, fils d'un nostalgique du capitalisme qui manigance contre le nouveau système, avec ses amis de toujours Amélie et Pierrot vont s'allier à la mystérieuse Lluvia pour déjouer les plans des conspirateurs.
Pour continuer à vivre dans cette société plus juste où l'air est si pur et où les contraintes et l'argent ont disparu, ils vont traverser le temps à bord d'une drôle de machine, vont se perdre et se retrouver enfin.
Dans ce récit plein d'aventures et de suspense, les quatre amis vont surtout apprendre, réfléchir sur l'amitié, la mort, le pouvoir, la solidarité et la liberté.
Le livre de Hellena Cavendi, parsemé d'illustrations de Julie Grugeaux, est un conte écologique chargé de poésie et d'optimisme. Il est un peu manichéen et semble être un texte édifiant destiné à de jeunes adolescents amateurs de science fiction que l'on veut sensibiliser aux utopies libertaires puisqu'il est prometteur d'un avenir où la relation dominants dominés aura disparu.
Geneviève Muňoz, Germinal Vallès

ELIAS Jean, Grand-mère arrose la lune, illustrations d'Anastasia Elias, collection Pommes Pirates Papillons, MØtus, 2006, 56 p., 10€
Ce recueil unit les poèmes par l'illustration en noir et blanc sur papier recyclé gris. Entré dans le cocon du livre au papier granuleux, le lecteur suit les pérégrinations des mots. On lit alors un conte, le conte d'une grand-mère univers avec la lune pour fil d'or. Mais, bénéfice de la liberté de lecture, on peut, aussi, lire les poèmes séparément, y trouver, parfois, des haïku ("La canne de Grand-mère / est bourrée de petites lunes / qui laissent derrière elles / des taches lumineuses". L'illustration étaie la lecture en ce sens qu'elle lui apporte des points d'ancrage pour l'interprétation des poèmes au cas où le lecteur serait en panne de compréhension. Il faut louer –une fois de plus louer- les éditions Motus de chercher, hors sentiers courus des chemins neufs pour amener le jeune lectorat à prendre en main le texte qu’il a sous les yeux et cela, en combattant avec pugnacité le didactisme, cet ennemi de la littérature et donc cet espion adulte planqué au cœur de la littérature de jeunesse.

ELIAS Jean, ELIAS Anastassia, Les Rêves s’affolent, MØtus, 2013, 72 p. 10€
Un album poétique est un album où le texte suit en vers l’image ou bien où l’image suit en trait le texte. Au fil des pages, nous passons d’un cas de figure à l’autre dans Les Rêves s’affolent. Et c’est l’imaginaire qui nous emporte dans une ronde où les mots se fixent sur des évocations ou bien des évocations font imploser la teneur en sens des mots. L’inventivité est partout, partout touchante, humoristique ou tragique –rarement-. Rien n’est immédiat d’accès et pourtant, tout enfant s’y complaît. Le papier grisé porte les poèmes en caractères gras. L’illustration est pataphysicienne, crayonnée, avec un dessin fouillé qui fourmille souvent de détails. C’est un dessin « à l’encre sympathique » qui donne à apprendre « la langue des rêve » ou plutôt sa transcription graphique. Le jeu des mots avec le dessin est parfois lugubre « Je rêve que j’ai un robot (…) / Il ne pense qu’à une chose / me fausser compagnie / /pour aller piquer une tête / dans la piscine municipale » et comme la dessinatrice est au fond e la piscine, les têtes des nageurs et nageuses ont disparu…

PREVERT Jacques, Etranges étrangers et autres poèmes, choisis et présentés par Camille Weil, Gallimard, collection Folio junior poésie, 2013, 95 p. cat 2
Dans cette anthologie composée de poèmes des recueils Grand bal du printemps, textes divers (1929-1977), la cinquième saison, Paroles, Spectacle, Histoires, La Pluie et le beau temps, propose des œuvres sur la misère, le racisme, la délinquance et l’enfance maltraitée, les enfances prolétaires, la condition du peuple dans les guerres patriotiques et les guerres coloniales, les cités ouvrières. Prévert (1900- a bien connu l’office central des pauvres de la ville de Paris où son père avait fini par trouver du travail. Parti à 15 ans rechercher du travail, ayant fait de nombreux petits boulots tout en continuant à dévorer des livres par centaines, Prévert, aime évoquer les lieux et les êtres qu’il a croisé, qui l’ont marqué, avec qui il s’est lié. Journaliste, surréaliste un bref temps, écrivain du groupe Octobre, troupe de théâtre engagé et militant, puis scénariste et dialogueur de films, Prévert publie son premier recueil de poèmes en 1946 : Paroles. L’œuvre poétique de Prévert touche les enfants d’aujourd’hui comme elle touchait ceux d’hier. Il y a chez lui une volonté de simplicité et vie du sens qui l’éloigne de l’élitisme poétique qui domine ce secteur littéraire. L’anthologie ici constituée est intelligente et pose l’engagement à l’origine même du geste poétique.
Geneste Philippe

17/11/2013

De roman en album, le récit et l'Histoire

GROUSSET Alain, Le Magicien du pharaon, Nathan, 2013, 189 p. catB
Cette histoire se déroule au cœur de l'Egypte ancienne. Il est écrit à la troisième personne ce qui donne une distance avec la matière historique et fictive. C'est celle d'un oncle architecte, mais surtout de son neveu, Djar, magicien, qui est souvent en difficultés et en danger de mort tout au long de l'aventure. L'histoire est linéaire, faite de péripéties où l'arrière fond historique n'est qu'un décor, bien que l'ouvrage décrit avec intérêt la religion polythéiste et les temples qui étaient consacrés aux dieux. A travers les prêtres et les souverains, Le Magicien du pharaon livre une réflexion sur le pouvoir et ses modalités d’influences sur le peuple. Les traitres sont punis et humiliés, les amours des héros sont comblés et sauvés, l'autorité du souverain, Antef II, entretenue comme produit de la justice et de l’autorité, grâce aux victoires accumulées de nos héros. Le roman de Grousset est donc bien un récit d’aventure plus qu’un roman historique, mais il n'y a pas d'irréel et au cours du trajet de Djar le lecteur est confronté à des aspects documentaires sur al vie autour du Nil, dans la capitale et les temples...
Chloé Thouvenot

CUVELIER Vincent, Je Suis un papillon, illustré par Sandrine MARTIN, Gallimard jeunesse, 2013, 32 p. 12€50
L’histoire se résume à la montée du nazisme en Allemagne dans les années trente. Le motif ligaturant est le personnage d’un papillon que l’enfant lecteur suit en épousant le point de vue. On peut y voir le symbole de la fragilité de la vie, son côté éphémère qui devrait inciter à ne point remettre au lendemain les combats à mener le jour même. Mais ce serait aller un peu plus loin que l’album et ses illustrations réalistes de fanzine où domine le brun. Malgré ces dernières, le livre laisse un peu décontenancé. Certes la dénonciation du nazisme est bien présente et en os temps confus on a envie de s’en réjouir. Mais il y a une certaine platitude du texte, un manque d’inspiration diront certains qui frappe, surtout lorsqu’on connaît l’œuvre de Cuvelier.
On peut avoir une toute autre opinion si on considère l’album comme un ouvrage politique didactique. Unité de temps, unité de lieu, unité d’action, personnages concentrés sur une famille, c’est une tragédie pour petits qui est donnée à lire. Le motif du papillon sans apporter de poésie au propos, ouvre une dimension imaginaire qui peut suivre la fantaisie enfantine tout en la recentrant sur le seul propos didactique.
Reste, dans les deux lectures une interrogation. Cet album est proposé à des enfants de quel âge ? L’éditeur propose dès 7 ans. Pourquoi pas. Mais le contexte historique devra être éclairé si on veut que l’enfant profite du propos. Nous voici de nouveau pris de doute. Mais après tout, l’album n’a-t-il pas acquis ses lettres de genre à part entière ? Si c’est le cas, et ça l’est, sa lecture fluctue selon le contenu, en dehors donc de tout figement dans une tranches d’âge fixée. Nous offririons alors cet album aux collégiens.
Geneste Philippe

03/11/2013

Cyberharcèlement et pédophilie

WITEK, Jo, Mauv@ise connexion, Editions Talents Hauts, 2012, 95 pages.

Julie Nottini est une jeune fille de 18 ans qui témoigne du calvaire qu’elle a subi quatre ans plus tôt. Cette histoire est donc un flash-back raconté à la première personne du singulier.
Alors qu’elle n’a que quatorze ans, Julie est une jolie jeune fille attirée par le métier de mannequin. Elle aime se prendre en photo avec sa meilleure amie, Katia. Un soir, Julie s’inscrit sur un nouveau tchat sous le pseudonyme de Marilou, une jeune femme délurée de seize ans, où elle fait la connaissance d’un jeune homme de vingt ans nommé Laurent Devroux dont elle tombe très vite amoureuse.
Elle admire cet homme sérieux qui se soucie de son bien-être, lui conseille de bien travailler en classe et qui prétend être un photographe de mode prêt à aider Julie dans sa carrière de mannequin. Petit à petit, il la manipule en lui conseillant de ne parler à personne de leur liaison constituée d’échanges virtuels, de prendre des distances avec sa meilleure amie… Il ne peut malheureusement pas la rencontrer parce qu’il dit avoir une ex-petite amie qui menace de se suicider s’il la quitte. Il a donc besoin de temps. Julie obéit à tout ce qu’il lui demande. Elle fait croire à Katia qu’elle a rompu avec Laurent et, sans donner d’explication à son amie, elle ne lui parle presque plus. Alors qu’ils ne font qu’échanger des messages, Laurent a une emprise considérable sur la jeune fille.
Cette emprise va s’amplifier lorsque Laurent suggère à Julie de se procurer une webcam afin qu’ils puissent enfin se voir tout en discutant. Un souhait que Julie s’empresse de satisfaire puisqu’elle souhaite aussi voir l’homme qu’elle aime.
L’auteur du livre décrit très bien la progression du calvaire de Julie. Il s’agit d’abord d’une liaison épistolaire, d’une histoire d’amour où deux êtres se confient via Internet sans se voir, mais où déjà l’homme manipule l’héroïne. Ensuite, avec la webcam, la manipulation de Laurent se fait plus forte et plus perverse. La webcam accentue le « harcèlement moral » (1) que Julie va subir de plus en plus. L’héroïne prend alors conscience, d’une manière progressive, qu’elle est la « web poupée » (2), la « chose » (3) de cet homme qu’elle croit encore aimer. Même si elle ressent quand même un malaise dès le début, elle ignore si ce qu’elle fait est normal ou anormal puisqu’elle n’a jamais vécu d’histoires sérieuses auparavant. Elle pense en effet qu’il est logique et courant qu’un jeune homme de vingt ans lui demande de se déshabiller devant la caméra.
Ensuite, au fil du temps, cette manipulation devient du cyber-harcèlement. En effet, lorsqu’elle lui avoue enfin qu’elle s’appelle Julie et n’a que quatorze ans, Laurent s’en moque et l’oblige à défiler dès minuit, et ce parfois jusqu’à quatre heures du matin. En fait, l’âge réel de l’héroïne n’a aucune importance pour cet homme. Julie se rend compte alors qu’elle ne l’aime plus vraiment, elle ne souhaite plus qu’il se connecte et finit par avoir peur de lui. Mais elle se retrouve seule face à cette terrible situation. En effet, elle ne peut plus se confier à sa meilleure amie avec qui elle a coupé les ponts sans explications. Elle essaie de se confier à son père puis à sa mère mais la honte l’empêche de prononcer un mot. Alors qu’elle tente de communiquer son malaise à Laurent, celui-ci la menace de tout révéler à sa famille puisqu’il connaît son adresse. Il s’agit alors d’un chantage où Julie est piégée et est obligée d’obéir à cet homme.
Elle se dégoûte elle-même et le malaise qu’elle ressentait au départ, mais qu’elle supposait alors normal, devient un mal-être profond. Julie n’arrive plus à manger, elle a des troubles du sommeil, ses notes à l’école deviennent catastrophiques. Et l’homme qui se souciait de son bien-être au début de l’histoire devient un bourreau qui se moque de ce que peut ressentir la jeune fille et ne l’appelle pas par son vrai prénom, qu’il connaît pourtant, mais par Marilou. Elle-même ne l’appelle plus Laurent mais le « monstre » (4), « L’Autre » (5), l’être qui l’a piégée. Cette manipulation, ce cyber-harcèlement, sont un enfer pour Julie qui ne peut plus se sortir de cette situation.
L’auteur insiste également sur le fait que, même s’il ne la jamais frappée ou touchée, la violence que Laurent exerce sur Julie est quand même présente, réelle. L’héroïne est blessée au plus profond de son être, son insouciance lui a été volée.
Heureusement, un jour, elle tombe sur un reportage où une femme a vécu la même chose qu’elle. D’elle-même, Julie se rend compte de la gravité de la situation et contacte une association dont la psychologue, sous la demande de la jeune fille, explique à sa mère le drame qu’a vécu Julie. Ce n’est qu’à la fin du livre que Julie se rend vraiment compte qu’elle a été la victime d’un pédophile.

Ce livre a été publié récemment, en 2012, et traite d’un problème d’actualité : les dangers qu’un(e) adolescent(e) peut rencontrer sur la Toile. Pourtant, les adolescents d’aujourd’hui représentent la génération des « digital natives » (6), des natifs du numérique. Ils sont assimilés à des « technophiles », c’est-à-dire à des gens très à l’aise avec les outils numériques. Il semble certain qu’une culture adolescente liée au numérique est en train de se développer. Cependant, si la plupart des jeunes savent se servir des outils numériques, ils n’ont aucune idée de la dimension éthique que l’utilisation de tels outils devrait comporter. Le cas de Julie illustre bien ce problème : l’adolescente sait très bien se servir de l’ordinateur et elle n’hésite pas à y mettre des photos d’elle, à l’insu de sa mère. Alors au début de son histoire, la jeune fille dévoile des aspects privés et intimes de sa vie sans se rendre compte que cela peut lui nuire puisque c’est par ce moyen que Laurent va la repérer et cerner sa personnalité. Il va rapidement comprendre que pour Julie l’image qu’elle donne d’elle et le regard des autres sur elle sont très importants.
Cette histoire peut permettre à des lecteurs/lectrices adolescent(e)s de se rendre compte de l’importance de trier les informations (dont les vidéos et les photographies) les concernant avant de les diffuser, même à titre privé. Sans dramatiser, ils doivent prendre conscience qu’avec le numérique, toutes les informations sont des traces difficilement effaçables. Laurent l’a bien compris et on apprend à la fin du livre qu’il s’est servi des vidéos de Julie pour les vendre sur des sites pédophiles. Ce livre rejoint les thématiques de l’identité numérique sur Internet, ou cyber identité, terme qui désigne les informations qu’un individu met ou laisse sans le savoir en ligne concernant la reconnaissance de sa personne, et de la « e-reputation », c’est-à-dire la gestion de l’image de soi sur la Toile. Dans le cas de Julie, cette « e-reputation », que Laurent finit par contrôler en gardant les vidéos d’elle, dépasse le cadre virtuel pour se répercuter dans la vie quotidienne et réelle de la personne. C’est ce qui se passe par exemple lorsque ce criminel fait chanter Julie, en la menaçant de tout dire à sa famille si elle parle.
Enfin, ce livre est très bien écrit. Il est basé sur un thème très difficile (la pédophilie sur la toile) mais il est malgré tout écrit de manière poétique. L’enfer que subit l’héroïne est peint d’une façon poignante et réaliste.

Milena Geneste-Mas

(1) Dans le livre, page 56 -(2) Dans le livre, page 43 -(3) Dans le livre, page 61, 76 -(4) Dans le livre, page 81 -(5) Dans le livre, page 81 -(6) Terme de Marc Prensky





20/10/2013

Erudition, écoute et plaisir

OLLIVIER Stéphane, Elvis Presley, illustrations de Rémi Courgeon, raconté sur CD par Eric Caravaca, Gallimard Jeunesse, collection Découverte des musiciens, 2012, 24 p. + 1 CD 40 mn, 17€
Le livre est une biographie pour les enfants de 7 à10 ans. La naissance, le 8/01/1935) dans les faubourgs de Tupelo (Mississippi) dans une famille d’ouvrier agricole. La première guitare à 11 ans, l’emploi comme mécanicien, les premiers enregistrements. Puis la gloire avec That’s all right. Le livre s’arrête là. C’est une manière peu véridique de raconter l’histoire, au fond. De la spoliation du blues noir par les musiciens blancs dans une Amérique raciste, le jeune lectorat ne saura rien. Il retiendra seulement qu’Elvis a marié la musique noire et la musique blanche. Quant à son idolâtrie posthume, là encore, le biographe se tait. Le CD est intéressant, bien sûr, les liens du rock’n roll avec le blues est peu approfondi et celui avec le rock encore moins. C’est une nouvelle fois l’idéologie du génie qui se fait jour, ce qui est certes dans l’air du temps de notre société qui vante le « talent » autre nom du « don ». C’est dommage qu’un bel emballage éditorial renferme une si plate recherche dans les termes convenus de l’idéologie dominante.

GAMBINI C., GEHIN E., RICARD A., RODERER C., Mes plus belles musiques classiques pour les petits, Gallimard jeunesse, collection Les imagiers, 2012, 40 p. + CD 1h. 16€90
Chaque double page met en scène des enfants pour illustrer des tableaux musicaux. On y trouve, aussi, un portrait du compositeur et un court texte qui invite à l’écoute. Dix-sept extraits sont présents : Badinerie de la suite française de Bach, Symphonie pastorale 1er mouvement de Beethoven, Carmen (chœur d’enfant de la garde montante) de Bizet, danse hongroise n°5 de Brahms, Grande valse brillante (mi-bémol op.18) de Chopin, Golliwog’s cake-walk de Debussy, Dolly (berceuse) de Fauré, La marche des Trolls de Grieg, Tableaux d’une exposition (ballet des poussins) de Moussorgsky, Concerto pour piano n°23 et La flûte enchantée de Mozart, Pierre et le loup (ouverture) de Prokofiev, Le vol du bourdon de Rimsky-Korsakov, Duo des chats de Rossini, Ma mère l’Oye de Ravel, le carnaval des animaux de Saint Saëns, Casse-Noisette (Danse de la fée dragée) de Tchaïkovsky.

PROKOFIEV, Pierre et le loup, lus par Bernard Giraudeau, musique de Prokofiev interprétée par L’ORCHESTRE NATIONAL DE FRANCE, illustrations d’Olivier TALLEC Gallimard jeunesse, 2009, cd 30 minutes, 22€
C’est un hors série de la collection Musique de chez Gallimard jeunesse : un grand ouvrage aux illustrations malicieuses pour interpréter une œuvre patrimoniale et, au fond, au niveau littéraire, peu intéressante. Le soin de l’édition, le travail musical de l’orchestre national de France, la lecture chaleureuse de Girardeau posent l’ouvrage/cd comme une référence de la collection.

NORAC Carl, CHATELLARD Isabelle, PINON Dominique, Bazar Circus, Didier jeunesse, 2013, 48 p. + CD 40 mn, 23€80
Angelot l’homme canon qui est envoyé si loin qu’il ne revient, Gala, l’amoureuse d’Angelo qui part à sa recherche, El Toutou, le chien savant, et tous les acrobates, dompteurs et animaux, clowns, lancés dans une folle aventure, par une improbable représentation… La musique réunie par David Pastor est surtout de tradition russe : Vocalise de Rachmaninov, la danse d’Aysheh de Khatchatourian, Suite pour orchestre de variétés de Chostakovitch convoquent une Russie du peuple, imitent les tempéraments fougueux des acteurs et actrices, ou leur immense sentiment de solitude. C’est à la fois très intime et très politique. Mais on trouve aussi des rythmes brésiliens et Le jazzy bœuf sur le toit de Darius Milhaud. Cette porosité des styles (jazz, musique populaire, classique) chante la vie circassienne en marge de la société. Lue avec force gouaille par Dominique Pinon, l’histoire emballe l’attention des enfants de 4 à 11 ans. L’album est avec des angles de vue imprenables, des couleurs chatoyantes, par-dessus un dessin assez anguleux. Un petit chef d’œuvre qui donne de la joie.

BLOCH Muriel, La Musique indienne, musique d’Indrajit BANERJEE, illustrations d’Allegra AGLIRDI, Gallimard, collection mes premières découvertes de la musique, 2010 32p. + CD 20’, 13€50
Il s’agit de la mise en musique d’un conte traditionnel indien sur un enfant paresseux qui tente de fuir le courroux de sa mère. Sitar, flûte, harmonium, sarenghi, tampura et tabla mais aussi voix envoûtantes, font de cette création une vraie réussite.

DAMBURY Gerty, La Musique créole, musique d’Edmond MONDESIR, illustrations d’Aurélia FRONTI, Gallimard, collection A la découverte de la musique du monde, 2013 32p. + CD 25’, 14€90
On pourrait mettre en comparaison cet ouvrage avec La Petite Sirène, puisque le conte mis en musique a pour personnage principal, un lamantin. Mais il s’agit d’un conte plus naturaliste, un voyage d’apprentissage d’un jeune Lamentin qui décide de retrouver le territoire perdu dont les récits de la grand-mère vantent les bienfaits de vie. Ses rencontres, autres animaux, végétaux, bateaux, vont apporter danger ou bien aide et il lui faudra acquérir un peu de responsabilité pour transformer sa hardiesse voyageuse en vie nouvelle. La mise en musique suit le tempo narratif avec chœurs, chant, tambour bélé, tibwa, conque de lambi, guitare basse, guitare acoustique.
Soulignons qu’à l’intérêt audio s’ajoute le soin de l’illustration merveilleusement chaleureuse ou glacée, la présence d’un documentaire en fin de volume.


Geneste Philippe

12/10/2013

L’évolutionnisme contre le créationnisme

FOIX Alain, Rocky le petit rocher, illustré par NIKOL, Gallimard jeunesse – Giboulées, 2013, 40 p. 16€50

Cet album au grand format (230x230) se lit à deux niveaux. Le premier est la vie d’un petit rocher, dans le temps géologique et à travers une perception assez anthropomorphe. A 7 millions d’années, Rocky est encore assez jeune, c’est un bébé accroché au plissement de sa mère montagne. Quelle solitude que l’immobilité ! Il aimerait tant se lier à Erose, cette roche scintillante et rose qui glisse sur le glacier le côtoie, le dépasse puis disparaît dans l’éloignement. C’est que dans l’univers géologique, les roches suivent leur vie en passivité. Elles attendent les tremblements de terre qui accouchent de nouvelles configurations, font se mêler les roches et s’épouser, se fracasser les unes contre les autres ou bien s’interpénétrer. C’est ce qui arrivera quand une secousse de délivrance libérera Rocky des jupes de sa mère. Est-ce métaphore d’un acte sexuel ? De la répétition du bigbang ? C’est la vie des roches. Rocky et Erose s’éparpilleront en milles cailloux, roches et graviers. Un conte de fée s’arrêterait là, le fameux et ils eurent beaucoup d’enfants. Mais la vie d’un rocher n’est pas un conte de fée, elle n’a pas de fin. Cailloux puis galets, graviers, gravillons, grains de sable Erose et Rocky s’unissent par leurs atomes en un unique grain que le vent d’éternelle jeunesse emporte un jour jusque dans les nuages. Et quand ceux-ci éclatent en sanglots au-dessus de la mère montagne, le grain se glisse dans une goutte « jusqu’au bas de sa robe, là où les fleurs s’épanouissent en pétales multicolores »… C’est le cycle des montagnes sur l’infini du temps géologique, c’est un conte sur la création matérielle de l’univers, c’est un conte tendre qui n’omet rien de la vie physique de l’environnement du vivant.
Geneste Philippe

06/10/2013

Imagier et raison imaginante de l’enfant

L’Imagier Deyrolle, Gallimard jeunesse, 2013, 200 p. 10€


Ce très bel ouvrage, remarquablement édité avec une reliure en toile, rassemble des fruits, des légumes, des arbres, des fleurs, des animaux. Les images proviennent des planches pédagogiques Deyrolle. « Deyrolle éditait ces planches pour les écoles, collèges et lycées, et elles étaient affichées dans les murs de classes » que l’on peut encore voir dans la boutique rue du Bac. C’est dans la deuxième moitié du XIXe siècle que la Maison fondée en 1831 par Jean-Baptiste Deyrolle, spécialisée dans le domaine de la taxidermie, de la naturalisation, de la botanique, de la zoologie, des curiosités, de l’entomologie et de la minéralogie, a commencé à produire des planches à destination des salles de classe et des écoles, planches murales pour les leçons de chose, sous le titre générique de musée scolaire Deyrolle. « L’Éducation par les yeux est celle qui fatigue le moins l’intelligence, mais cette éducation ne peut avoir de bons résultats que si les idées qui se gravent dans l’esprit de l’enfant sont d’une rigoureuse exactitude » énonce un catalogue des années 1870.

La Maison bénéficie de l’engouement du siècle pour les sciences naturelles alors en pleine expansion, puis du développement de l’instruction publique d’Etat.

En 2001 l’entreprise un peu en sommeil est rachetée et les nouveaux propriétaires relancent ce cabinet des curiosités et développe le secteur pédagogique. Les éditions Gallimard travaille depuis 2012 avec Deyrolle pour la publication d’imagiers.

Un tel ouvrage fait venir à l’esprit deux remarques. La première, c’est que la démarche vintage est en expansion dans le secteur jeunesse, ce qui est, probablement, le signe d’une maturité de la littérature de jeunesse. Cette évolution explicite la multiplication des références convoquées par les ouvrages de ce secteur qui posent des questions d’accès social, mais c’est un autre sujet.

La seconde remarque, c’est l’interprétation de la vulgarisation scientifique. Nul doute que les livres édités en partenariat avec Deyrolle recouvrent ce domaine. Le jeune lectorat aime se promener au cœur de ces planches précises et fouillées. Un imagier étant, par excellence, un livre des représentations, L’Imagier Deyrolle vient se situer en décalage des autres imagiers plutôt qu’en concurrence. Même si un imagier n’explique pas, il montre, et ce qu’il montre aide l’enfant à s’approcher du réel ou non. Peut-être est-ce là l’enjeu de la vulgarisation scientifique auprès des enfants des 4/5 ans. Mais il faut souligner que l’enfant qui lit un imagier, se se reporte à la légende de l’image. Toutefois, l’image elle-même l’amène à se délecter de liaisons insoupçonnées et insoupçonnables, un peu comme opère la poésie avec son lecteur. L’imagier Deyrolle n’échappe aps à cette rêverie inhérente au processus réel de la représentation. L’image représente, croit-on, la réalité visible, mais surtout, peut-être, l’enfant y développe-t-il une représentation allusive en laissant libre cours à son imagination. Walter Benjamin écrivait très justement : « Le livre d’images typique que l’on utilisait ou que l’on utilise encore pour les leçons de choses dans les écoles allemandes, offre un bon exemple. On croit que ces livres sont utiles, soit parce qu’ils apprennent à l’enfant à reconnaître dans les choses représentées les choses réelles, soit parce que les choses représentées permettraient d’introduire celui-ci dans le monde des choses réelles et de le familiariser avec elles. Nul besoin de dire combien cette dernière explication est vaine et fausse… [car l’enfant] habite dans ces images. Leur surface n’est pas, comme celle des œuvres d’art, un noli me tangere, elle ne l’est ni en soi ni pour l’enfant. Elle ne possède que des virtualités allusives, susceptibles d’une condensation infinie. L’enfant y insuffle de la poésie. Et c’est ainsi que lui vient selon le second sens, matériel, du verbe beschreiben sa prédilection à couvrir ces images d’écriture » (1)

Geneste Philippe

Source des informations : les éditions Gallimard et la librairie Deyrolle
(1) Walter Benjamin, Fragments philosophiques, p.144/145 cité par Georges Didi-Huberman, Quand les images prennent position. L’œil de l’histoire 1, Paris, Minuit, 2011, 268 p. – p.254).

28/09/2013

Contes roumains

Entretien avec Mariana Cojan Negulesco*

* à propos de NEGULESCO Mariana Cojan, Belle de lune et autres contes tirés de la tradition roumaine, L’Harmattan, collection La légende des mondes, 2013, 113 p. 12€

-Vous avez choisi des contes qui mettent en scène des personnages d’orphelin. Pourquoi ce choix ?
Mariana Cojan Negulesco : Lorsque j’ai proposé ces contes à un éditeur, je n’ai pas du tout songé à mettre en scène des enfants orphelins. Mon idée centrale était de parler du désir d’un couple d’avoir des enfants, et ce, à tout prix. Comme le recueil s’adressait en égale mesure aux enfants qu’aux parents, l’éditeur a choisi, pour sa première parution, un titre plus proche des enfants que des parents (Contes des enfants qui cherchent le bonheur, Albin Michel jeunesse - 2006 ; traduit en Italie : A la Ricerca della Felicità, ed. EL, Trieste 2007). Lorsque j’ai pu récupérer les droits, après sa sortie du catalogue d’A.M.-j, j’ai proposé ce recueil revisité à l’Harmattan, sous l’intitulé de l’une des histoires : Belle-de-Lune.
-Pourquoi ce choix thématique ?
Mariana Cojan Negulesco :  Parce que j’ai trouvé ce dénominateur commun dans bien des histoires de la tradition roumaine et de la région des Balkans : un couple n’ayant pas d’enfant, qui en désire ardemment d’en avoir un, et qui « adopte », pour assouvir ce désir, soit un enfant, soit un objet ou un animal, lequel se métamorphose… Ce que j’ai souhaité notamment démontrer, c’était l’issue de cette démarche généreuse qui n’est pas toujours couronnée de réussite. Comme dans la vie réelle.
Ce que je veux dire par là, c’est qu’à aucun moment, je n’ai envisagé d’associer mes histoires à la situation des orphelinats de Roumanie, dont la presse a fait ses choux gras à une époque récente !
-La littérature pour enfant qui évoque la Roumanie emprunte souvent ce thème. N’y a-t-il pas un risque de figer l’image du folklore roumain et de la littérature populaire roumaine, avec les conséquences ?
Mariana Cojan Negulesco : La littérature pour enfants en Roumanie commence en ce moment à se détacher de la tradition des contes d’autrefois. Quand je dis « autrefois » je fais allusion à la tradition du 19e siècle. Tous les enfants roumains connaissent par cœur des passages entiers de contes recueillis, inventés parfois, de Ion Creanga, dont on a préservé jusqu’aux traits de langage typiques de la région de Moldavie. La langue des contes de Creanga n’est pas « mise à jour » dans les éditions roumaines. Mais il ne faut pas croire que le folklore roumain se limite à ce type de contes. J’insiste : c’est le motif répétitif, retrouvé dans certaines histoires mettant en scène des parents n’ayant pas d’enfant et souhaitant en adopter un, qui m’a déterminé à concevoir un recueil autour de ce thème.
-Vous donnez trois auteurs qui vous ont plus particulièrement accompagnée durant votre travail : Ion Creanga (1839-1889), Ioan Slavici (1848-1925), Barbu Stefanescu Delavrancea (1858-1918). Comment leurs œuvres ont été intégrées dans votre travail d’écriture ?
Mariana Cojan Negulesco : Les contes que j’ai transposés en français ne représentent qu’en partie des adaptations à partir d’histoires écrites par les auteurs cités. En éliminant les régionalismes, les archaïsmes, dans la forme, et en réinventant certains faits, gestes et propos, voire en changeant le fil conducteur de l’histoire, je me suis permis de donner à ces histoires une nouvelle vie, plus moderne, les rendant accessibles et agréables au lecteur d’aujourd’hui.
C’est la raison pour laquelle j’ai assumé leur réécriture, en signant le recueil.
Entretien réalisé par Philippe Geneste

Bibliographie : • Adaptations pour enfants : Contes des Carpates (recueil bilingue), collection « Légende des mondes », Paris, l’Harmattan, 1996. - Histoire du Chardonneret, « Bouton d’or », Éd. Fleurus-Edifa, Paris, n°93 de mars 2000 ; (bilingue) Collection « Quatre Vents » Paris, l’Harmattan, 2002. Réédition + CDrom « Bouton d’or », Éd. Fleurus-Edifa, Paris, 2003. - La Jeune fille plus sage que le juge (album), Collection « Contes d’hier et d’aujourd’hui », Paris, Albin Michel Jeunesse, 1997. Réédition en recueil : Mon année de sagesse, Paris, Albin Michel Jeunesse, 2004. - Le Méchant Zméou (recueil), Collection « Légendes des mondes », Paris, l’Harmattan, 2001. - La Petite bourse aux pièces d’or (recueil bilingue), collection « Légende des mondes », Paris, l’Harmattan, 2003. - La Revanche du pain (recueil bilingue), collection « Légende des mondes », Paris, l’Harmattan, 2004. - Un Amour bon comme le sel, Collection « Contes de sagesse », Paris, Albin Michel Jeunesse, 1998. Réédition en recueil : Mon année de sagesse, Paris, Albin Michel Jeunesse, 2004. - Contes des enfants qui cherchent le bonheur (recueil). Paris, Albin Michel-Jeunesse, 2006. Traduit en Italie : Alla ricerca della Felicità, ed. EL, Italie 2008.
• Roman ado-adultes : Au temps de Dracula, Paris, l’Harmattan Jeunesse, 2000.

22/09/2013

Louise Michel, une vie de femme en luttes

CHASTRE Lucile, Louise Michel, une femme libre, Oskar éditeur, 2011, 160 p.
« Parce que la guerre pour la liberté et l’égalité
est une histoire de l’humanité
sans cesse renouvelée ».

Le choix de l’auteure est de commencer par l’épisode de la Commune (1871) de Paris. Engagée, Louise Michel (1830-1904), est non seulement insurgée sur les barricades, dans les rangs du soixante et unième bataillon de marche de Montmartre mais aussi écrivaine, institutrice, féministe. A propos de Béatrix Excoffon (1849- ?), insurgée comme elle, elle déclare vouloir écrire sur elle pour : « révéler le courage et la grandeur des femmes. Pour qu’on cesse de nous traiter en sous-genre de l’humanité. Pour qu’on nous reconnaisse le droit de participer aux affaires publiques, puisqu’on a gagné le droit de mourir pour des idées ». La biographie de Lucile Chastre pourrait avoir cette phrase en exergue. Puis vient le procès de louise Michel et c’est le moment pour l’auteure de parcourir sa vie jusqu’à cette date du 16 décembre 1871 où elle est condamnée à la déportation en Nouvelle Calédonie, dans une enceinte fortifiée.
Commence alors un récit chronologique de la vie de Louise Michel. On la suit durant le voyage du bateau la Virgine (10 août - 8 décembre 1873) où les prisonniers sont mis en cage. On découvre le quotidien sur la presqu’île de Ducos, à Numbo avec sa codétenue Nathalie Lemel (1826-1821), pour finir à Nouméa. On voit comment elle se lie avec les kanaks, recueille leurs contes et chansons, sans magnifier leurs coutumes qui laisse les femmes dans une position de seconde zone ; comment elle organise l’éducation chez les banniEs et sur l’île ; comment elle s’oppose aux communards prêts à suivre l’armée pour écraser la rébellion du peuple de l’île mené par Ataï en juin 1878. On suit le parallèle qui est fait entre cette révolte et celle des kabyles grâce à la présence parmi les proscrits du berger Cherchel. Il a pris part à la révolte de son peuple lancée le 16 mars 1871, contre la puissance coloniale française qui s’accaparait les terres de ce territoire d’Algérie. Louise Michel enseigne que les camarades de misère doivent s’unir contre la barbarie de l’ordre de la civilisation bourgeoise.
Puis c’est le retour en France après avoir refusé une remise de peine qui n’était pas généralisée à tous et toutes. On est le 9 novembre 1880. Celle qui « était trop grande, trop laide, trop folle, trop masculine, trop savante, trop sensible, trop enragée, trop violente… » se lance alors dans une série de conférences en soutient aux grèves, aux luttes des chômeurEs, pour ouvrir les yeux des exploitéEs « expliquer les mécanismes de l’injustice sociale, faire entendre qu’un monde meilleur et plus juste peut être construit ». On assiste à l’attentat dont elle est victime par Lucas et à la manière dont elle sauve de dernier de la prison. Enfin, c’est l’exil en Angleterre de 1890 à 1904, entrecoupé de voyages pour des conférences en Algérie et en Europe. Elle revient en France en 1904 et meurt le 9 janvier 1905 à Marseille des suites d’une pneumonie.

Dès les premières lignes on comprend que cette biographie est aussi un roman. Dans cette indécision du genre, nous décelons le désir d’écrire un récit de vie à visée didactique. Mais ici, le didactisme n’est pas simplificateur. L’ouvrage est précis, rassemblant les épisodes de la vie de Louise Michel, nouée autour de son affection pour sa mère, servante chez des riches. Louise Michel est justement née de l’union de sa mère avec le fils de cette famille. Si les parents ont offert une éducation à cette enfant, le fils, lui, ne l’a jamais reconnue : « Et tu voudrais que je respecte une société qui ne traite aps à égalité les servantes e les bourgeois ? ».
A travers son itinéraire, on croise des figures marquantes comme celle de Théophile Ferré (1846-1871) qu’elle a rencontré alors qu’institutrice dans une école professionnelle de jeune fille, elle suivait des cours du soir dé républicains radicaux où il intervenait. On suit sa passion littéraire pour Victor Hugo à qui elle écrit dès l’âge de 14 ans et qui rend un hommage poétique au lendemain de son procès avec Viro Major. On croise Mathilde Verlaine et on peut lire dans le dossier qui clôt l’ouvrage de Chastre, la Ballade en l’honneur de Louise Michel inclus par Verlaine dans son recueil Amour (1886). On assiste à l’évasion de Rochefort, un communard aristocratique et trois autres compagnons, Grousset, Pain et Jourde.
Cette biographie est un modèle du genre.
Geneste Philippe

14/09/2013

Du sens et de son support sémiologique

Mc CAIN Murray, Livres, illustré par ALCORN John, Autrement jeunesse, collection Vintage, 2013, 11€50
La collection Vintage réédite des livres du patrimoine mondial de la littérature jeunesse. Livres est écrit par un auteur américain des années 1960 et illustré par Alcorn (1935/1992) un graphiste, affichiste renommé qui a travaillé pour la presse, la publicité, le cinéma et le secteur éditorial de la jeunesse.
Qu’est-ce qu’un livre ? Un objet avec un intérieur qui sera à décrire et un extérieur qui impose la matérialité du livre. La typographie, la mise en page, les illustrations humoristiques du dessin de presse mettent tout cela en valeur. La ponctuation est traitée, un peu comme dans un guide pour journaliste. Le circuit du livre est lui-même présent.
Le lecteur entre ainsi, par la matérialité dans l’univers du langage, avec un certain délice. « Qu’est-ce qu’un livre ? – Ca c’est un livre ».

DAVID François, L’Homme, Motus, 2013, 28 p. 12€50
Cet ouvrage au format singulier (42 cmx12cm) qui épouse le propos poétique de l’auteur, est un ouvrage d’anthropologie à l’adresse des enfants, petits, petits, petits. L’homme est un animal qui parle un langage articulé. Telle est la thèse défendue avec humour par le texte et le format, par la typographie et la couleur, par la taille de la police et la mise en page. Alors le livre album parle du moi mais aussi, inévitablement, du toi, donc, du soi, c’est-à-dire de l’humain, de l’homme en général, cet homme qui grandit mais qui ne doit jamais oublier qu’il fut petit, petit, petit relié aux autres par la voix forte, forte, forte ou bien ténue, ténue, ténue. Et que dit la voix ? Elle dit que l’homme qui parle, chuchote, écoute, est un homme qui vit, qui existe, qui est là, ici, maintenant, dans ce présent du dialogue. Oui, n’en déplaise à l’auteur, un grand livre ! Mais cela ne lui déplaira pas car le format porte déjà du sens qui n’existerait aps sans la matérialité qui le porte.
Geneste Philippe

08/09/2013

Le livre aux mille univers

MCDONALD Ian, EvernessT 1 .L’odyssée des monde, traduit de l’anglais par Jean Esch, Gallimard Jeunesse, 2013, 336 p. 17€90
Le brillant physicien Tejendra Singh vient d’être enlevé alors qu’il venait de former la carte de la Panoplie, où sont inscrits tous les plans, tous les univers parallèles. Seul son fils, Everett à qui il a confié le plan a les capacités nécessaires pour changer d’univers et le retrouver.
Celui-ci se lance alors dans une longue quête qui le mènera dans E2 (le deuxième univers) où il rencontrera Sen, une « airish » (groupe de personne vivant dans d’immenses dirigeables), sa mère la capitaine de leur vaisseau l’Everness et leur équipage composé de deux sympathiques personnages ; Mcynlyth et Sharkey.
Accepté sur le dirigeable, il vit d’incroyables aventures avec ses nouveaux amis pour finalement finir en milieu inconnu le jour de Noël. Qu’à cela ne tienne les cinq camarades décident de partager le repas ensemble avant de repartir à la recherche du père du garçon maintenant dans un endroit inconnu dans l’immensité de la Panoplie.
Hmmmm quel bon livre ! L’auteur nous fait découvrir un univers retrofuturiste ou steampunk à souhait où chacun y trouve finalement son compte, que ce soit dans le domaine de la physique, de l’imagination ou à travers l’amitié. On reconnait bien là la plume experte de McDonald même lors de son premier roman jeunesse. Elle est corrosive, dénonçant les comportements sociaux, comme l’avidité et l’abus de pouvoir et même un peu la discrimination envers les gens différents.
Je dois avouer que la fin du livre est troublante car on ne sait pas s’il y aura une suite ou non et avant de savoir que c’était une trilogie je ne savais pas si j’avais apprécié ou non à cause de la fin. Mais sachant que c’est une trilogie, je suis maintenant sûre que c’est un chef d’œuvre de littérature jeunesse.
Aurélie Arnaud

31/08/2013

Le théâtre est ré-création

DUBILLARD Roland, "Le Gobedouille", avec un Petit carnet de mise en scène de Félicia Sécher, Gallimard-jeunesse, collection folio junior théâtre, 2013, 160 p. 6€30

C’est en 1947 que Roland Dubillard (1923-2011) écrit ses premiers sketches qu’il joue lui-même et qui feront partie des Diablogues . Ceux-ci contiennent aussi de petites scènes radiophoniques drolatiques qu’il interpréta avec Philippe de Cherisey sur Paris-inter de 1953 à 1956. On en retrouve plusieurs dans le livre qui vient de paraître sous le titre Le Gobedouille. Pour en rendre compte, nous sommes allés à la rencontre de la troupe Métamorphose qui joue régulièrement des diablogues de Dubillard. La prestation de cette troupe lors d’une rencontre de théâtre scolaire le 18 juin 2113 à Lanton (Gironde), scolaire avait enflammé la salle des collégiens du Teich, d’Andernos et de Lège Cap-Ferret. Le 4 juillet, la troupe récidivait dans le cadre du festival indépendant de spectacle vivant, « Scènefolies », cette fois-ci devant un public majoritairement adulte, avec un égal succès. C’est Daniel Millo, comédien et metteur en scène, qui nous a reçus.

Entretien avec Daniel Millo de la troupe Métamorphose

-Pourquoi avoir choisi de jouer les diablogues devant les collégiens à la rencontre inter-établissements de théâtre scolaire du 18 juin 2013 ?
Daniel Millo : Le choix des diablogues pour la rencontre des collégiens est d'abord imposé par le besoin de moduler le temps de scène en fonction de la manifestation, et c'est un très gros atout des spectacles à sketches. Ensuite il s'avère que c'est notre travail en cours, le nouveau spectacle que nous avons monté cette année et ensuite, cerise sur le gâteau, les diablogues sont, pour moi, l'illustration parfaite que le texte peut induire des situations inattendues comme support aux émotions qui font vibrer le public.

-Au festival Scenefolies que vous avez organisé, vous les avez rejoués, mais cette fois-ci devant un public de tous les âges. Les considérez-vous comme une récréation théâtrale ?
Daniel Millo : Je dois avouer que je considère plutôt le théâtre comme une récréation dans le sens de créatif, création : au théâtre nous re-créons. Les Diablogues sont forcément une récréation puisqu'ils sont devenus partie intégrante du théâtre et de son répertoire.

-Qu’est-ce qui est difficile quand on monte un diablogue ?
Daniel Millo : La difficulté de monter les diablogues reste toujours de pouvoir projeter sur scène ce que nous à donné le texte en tant que tel. C'est de laisser suffisamment place à la liberté du corps et de l'esprit pour s'abandonner à la folie délirante des mots qui fusent.

-Dubillard soignait-il la mise en scène ?
Daniel Millo : Pour ce que j'en sais, Les Diablogues sont une mise en volume de textes écrits au jour le jour par Dubillard pour une émission de radio des années 50 et qui furent adaptés par ses soins pour la scène en 1975...tout ça pour dire qu'au départ il s'agit de texte faits pour être entendus et non pas vus...Pour ma part je trouve qu'il s'en ressent dans la version "théâtrale" et c'est la raison pour laquelle j'ai souhaité un parti pris résolument physique dans l'interprétation, parfois même jusqu'à l'outrance avec une place importante laissée à l'improvisation : Ce sont quand même au départ des écritures quasi instantanées et quotidiennes, ce qui leur donne aussi leur fraîcheur.

Votre prochain spectacle ?
Daniel Millo : Notre prochain spectacle? Hum ? Je dois bien avouer que, si beaucoup de projets sont en lice, je n'ai cependant pas encore de réponse. Mais des surprises sont en cours...
Entretien réalisé par Philippe Geneste et Annie Mas
juillet 2013


Contact : Dan@theatremetamorphose.metamorphose.org _
Site : www.theatremetamorphose.org

25/08/2013

fiction d’histoire et réalité féminine

HASSAN, Yaël, Mon Rêve d’Amérique. Journal de Reïzel 1914-1915, Gallimard jeunesse, collection mon histoire, 2013, 135 p. 9€50
LASA, Catherine de, Anne de Bretagne, duchesse insoumise 1488-1491, Gallimard jeunesse, collection mon histoire, 2011, 158 p. 9€50
KOENIG, Viviane, Au temps du théâtre grec. Journal de Cléo, Athènes, 468 avant J.-C., Gallimard jeunesse, collection mon histoire, 2013, 143 p. 9€50

Toujours agréable à lire, la collection « Mon Histoire », aux éditions Gallimard Jeunesse, s’est enrichie de trois romans de belle texture où, sous la forme malgré tout artificielle du journal intime trois jeunes filles se confient
Mon rêve d’Amérique, journal intime de Reizel, débute le 29 mars 1914, le jour de ses treize ans, dans son petit village en Russie. La narratrice décrit la dure condition de la communauté juive dans son pays, communauté humiliée, étouffée par des préjugés et des lois racistes. Puis Reizel raconte l’histoire de son exil avec sa mère afin de rejoindre son père et ses deux frères en Amérique, la rupture avec sa terre d’origine, avec sa maison, la douleur de quitter ses amis, ses grands parents, tous ses proches, la traversée difficile d’abord en train jusqu’en Pologne puis si longue et éprouvante en bateau, l’excitation du voyage, les nouvelles rencontres. Puis c’est l’arrivée à Ellis Island, les épreuves humiliantes que subissent les immigrants afin de ne pas souiller la terre d’accueil, les longues files d’attente, les inspections médicales poussées : les personnes malades et contaminées étant rejetées.
Ensuite le journal raconte les retrouvailles avec son père et ses frères, leur douce chaleur protectrice, leur misère aussi, dans ce quartier très pauvre de New York où ils vivent.
Reizel devenue Rose veut réussir, elle travaille l’anglais au point de le parler couramment. Elle réussit brillamment à l’école mais s’ouvre aussi aux autres. Son modèle pour elle est une jeune institutrice qui lui a offert le roman de Harriet Beecher-Stowe, La Case de l’Oncle Tom, qui dépeint avec une grande sensibilité la condition des esclaves noirs d’Amérique. Rose décide alors de se consacrer aux plus démunis. Elle veut devenir institutrice elle aussi.

Dans Anne de Bretagne, Duchesse insoumise, la jeune duchesse Anne écrit son journal de 1488 à 1491. Elle vient de perdre son père et, entourée de conseillers fidèles ou plus ou moins retors, doit défendre la Bretagne contre les assauts du roi de France. Toute jeune adolescente elle doit protéger ses sujets et prendre de bonnes décisions. Elle se confronte aussi à la convoitise de seigneurs puissants qui désirent l’épouser et la spolier de ses terres. Après une guerre sanglante et bien des défaites, elle doit se résoudre à épouser le roi de France.

Au temps du théâtre grec est le journal de Cléo, à Athènes en 468 avant Jésus Christ. La jeune Cléo âgée de 11 ans donne la réplique à son père, comédien de talent qui va jouer Antigone de Sophocle, dont c’est la première représentation. Les cheveux coupés très courts, habillée comme un garçon, Cléo devient le jeune Joulios, neveu du grand comédien, pour se rendre aux répétitions. Joulios a un jeu si parfait, si sensible que le tragédien Sophocle le remarque. Mais lors de la représentation de la pièce, Joulios disparait. La jeune Cléo reprend ses vêtures féminines et coiffe ses cheveux d’un voile. Elle confie toute cette expérience, son exaltation et sa déception devant l’injuste condition des femmes à son ami le papyrus offert par son père pour travailler le grec, et qu’elle a nommé Pétrocle comme l’ami du héros Achille .

Riches de sensibilité et d’expériences fortes, ces trois romans proposent dans leurs dernières pages un glossaire et précisent le contexte historique où se situent les intrigues. Ces trois romans témoignent du courage et de la détermination des héroïnes, offrant des pages stimulantes aux jeunes lecteurs, lectrices. Les diaristes offrent une image active de la femme qui prend en main sa vie. Le support de l’écriture lui-même est l’enjeu d’un détournement. En effet, le papyrus devait servir à Cléo pour travailler le grec ; Anne de Bretagne devait copier des prières sur les feuillets manuscrits délivrés dans le cadre de sa fonction ; quand au cahier de belles pages blanches offert pour son anniversaire, c’est Reïzel qui le transforme en journal intime. Les ouvrages ne magnifient pas sous prétexte de fiction la vie des jeunes filles de ces époques : Cléo ne peut pas intégrer une troupe parce qu’elle est une femme, Anne de Bretagne se voit imposer son ennemi comme époux.
Annie Mas

17/08/2013

Le besoin des marges épouse l'imaginaire de nos vies

Langlois Denis, La Maison de Marie Belland, éditions La Différence, 2013, 141 p. 15€

Par ce texte, Denis Langlois s’engage vers une tonalité littéraire qu’on ne lui connaissait pas. Son écriture douce et son style tendre épousent les confins de l’imaginaire en renouant avec une certaine pureté du récit fantastique. Jusqu’à la fin, le lecteur hésite entre réel et irréel, persuadé qu’il demeure d’une résolution rationnelle de l’histoire. Mais celle-ci ne viendra pas. On referme la dernière page du récit avec un sentiment de lourdeur. Durant les cent quarante et une pages, nous nous sommes laissés porter par un récit agréable à lire, parsemé d’humour, un rien nostalgique pour comprendre, en fin, que la trame est celle de la mort, celle de l’inexistence des quêtes impossibles : « Autour d’eux, rien. La forêt et le vent. » Le roman se passe dans l’Allier, dans une région reculée où le temps semble être suspendu. Le lieu central est un café, les personnages principaux, et, d’une certaine façon ils le sont tous, sont des villageois un rien chauvin. L’intrigue tient dans la curiosité prudente des habitués du comptoir pour une maison où vécut une « fille-mère et, de ce fait, rejetée », Marie Belland qui avait perdu son fils « à la guerre, la dernière ». C’est ce lieu à l’écart qui aurait été investi par un couple d’écrivains sculpteurs disait-on. Mais personne ne les voyait, personne ne les côtoyait. Qui étaient-ils ? Nul ne le savait ni n’avait envie de le savoir. La tranquillité du village était à ce prix, celui de la rumeur en lieu et place de la confrontation aux divergences du réel. On comprend alors, peut-être, que le roman de Langlois est le roman de la rumeur. En elle, le monde s’évanouit en volutes insaisissables et qui veut l’étreindre étreint des fantômes et des oripeaux vaporeux du réel. La composition du récit qui repose sur une succession de stases narratives épouse le rythme fluant de la rumeur. Celle-ci a certes besoin de l’expérience pour prendre consistance mais c’est dans la transmission qu’elle s’accomplit. La rumeur c’est le triomphe de la communication contre la substance du réel, contre la vie vraie des humains. Ce que le récit de Langlois explore c’est ce besoin d’imaginaire qui se love chez tout individu.
Philippe Geneste

10/08/2013

Quand la réalité du monde se fait incertaine

Grousset, Alain, Vertical, Flammarion jeunesse, 128 p. 5€10

Lix, le mystérieux jeune homme du Peuple de la Falaise, les Verticaux, fascine tant Thékla, jeune scientifique, ethnologue, qu’elle en oublie presque la mission que lui a donnée l’industrie pharmaceutique : rapporter du lichen, plante aux vertus médicinales, capable de guérir toutes les maladies existantes. Les deux amants en apprennent chaque jour un peu plus l’un sur l’autre. Lix, qui a compris que Thékla a besoin du lichen, lui dévoile la cachette où elle pourra l’étudier et en cueillir. Projetant leur complicité en vœu de rapprochement de leurs peuples qui s’ignorent, ils s’adressent au conseil des sages des Verticaux. Ceux-ci décident que le Peuple de la Falaise échangerait le lichen seulement contre sa tranquillité. Thékla repart alors mais les deux personnages gardent le contact au moyen de la technologie.
Lix va ainsi apprendre que Thékla a découvert les intentions néfastes du patron de l’industrie pharmaceutique pour laquelle elle travaille : tarir le filon de lichen des Verticaux. Et la répression sur elle s’est abattue. Soumise à la torture, la jeune femme a livré le secret du lieu de la grotte. L’affrontement est inévitable .Toutes les tribus de la Falaise se sont réunies et vainquent les pilleurs de leur sol. Un accord entre les deux peuples est conclu et Thékla a un ventre visiblement assez rond …
C’est un bon livre, une belle histoire sur les rencontres, les différences, qui donne aussi un peu à réfléchir sur le monde d’aujourd’hui : l’écologie, la technologie dans son lien avec les modes de vie. A l’heure où les scandales liés à l’industrie pharmaceutique s’accumulent, à l’heure où des multinationales des médicaments veulent priver des pays pauvres de médicaments génériques contre la maladie du Sida par exemple, le livre devient une allégorie de notre actualité. Ecrit avec un style direct, simple et léger, le roman s’adresse aux enfants de 10 à 13 ans.
Aurélie Arnaud

04/08/2013

Critique de la réalité du temps des divertissements

Jérémy Beschon, Baraque de foire, introduction de Alèssi Dell’umbria, Marseille, éditions L’Atinoir, 203, 86 p.
Jérémy Beschon poursuit son œuvre entreprise avec la comédienne Virginie Aimone, d’une transposition théâtrale d’œuvres de sciences humaines. Le livre proposé par L’Atinoir est leur dernier spectacle, écrit par Jérémy Beschon et joué par Virgine Aimone. La pièce comprend douze scènes. Nous passons d’un plateau télévisuel à un bar en Afrique puis dans un bureau de DRH d’entreprise de sécurité, puis on revient sur ces lieux et on y rencontre le metteur en scène et des professionnels de la culture. Il est question de propagande, d’école qui endoctrine, de colonialisme, de démocratie occidentale en lieu et place de la justice sociale. Mais surtout, il est question de langage. Sur le plateau d’une émission, on parle à l’infini parce que les mots n’engagent à rien ; à l’école la leçon a du mal à être retenue parce qu’elle va à l’encontre de ce que vit l’élève interrogé. Le langage est le marqueur du domaine de la culture que cette pièce explore de manière critique. Or, dans nos sociétés, la culture se donne pour porteuse de démocratie, de liberté, mot immédiatement associé et d’égalité de tous les regards, de toutes les oreilles, affaires de goût nous dit-on…. C’est l’heure du grand divertissement et tout spectacle se doit de se positionner face à cette réalité. C’est ce que fait le texte de Jérémy Beschon. Les dialogues sont âpres, mais grotesques aussi parce que la communication décapée laisser percer la fadeur des mots, l’éviscération du sens mis au seul service de l’utilitarisme entrepreneurial. Des extraits d’un dialogue d’entretien d’embauche illustreront ce propos : « –(…) Jusqu’où pouvez-vous vous reconvertir ? (…) –Je suis polyvalente (…) Je suis polyvalente parce que je crois en la revalorisation des tâches (…) Je crois en la revalorisation des tâches parce que je crois en la parole des experts (…) Je crois en la parole des experts parce que j’ai confiance en l’entreprise ». Tout sonne juste dans ces dialogues, par ce que Jérémy Beschon, les reprend du réel, jouant de leur composition mais point sur leur teneur. Il y a de l’authenticité dans les mots et les phrases de Baraque en foire. On pense à Karl Kraus, pour cette inclusion dans l’œuvre de pans langagiers entiers du réel, mais un Kraus qui aurait le souci du spectateur plus auteur de théâtre que littérateur pamphlétaire en quelque sorte. Le théâtre prend dans ses filets les discours contemporains, il les tisse en une trame qui se resserre au fil du temps de la représentation. L’enfant que l’on voit au début, peinant à se mémoriser une leçon de classe réapparaît à al fin : « C’est l’ultime défense du monde : demander à celui qui refuse l’ordre d’en inventer un autre. On le met face à son incapacité d’action tout en l’empêchant d’agir ». Or, ce que la pièce démontre c’est que « pour celui qui refuse l’ordre », il ne s’agit pas d’invention d’un monde nouveau, « mais bien de destruction » du monde actuel pour que se lève le rideau de nouvelles possibilités de création sociale. Par la pertinence de la composition, par l’intelligence des dialogues, par la richesse des sources qui sont livrées, cette pièce de théâtre pourrait être utilement proposée dans les lycées et tous les lieux de culture soucieux de sortir de la stéréotypie culturelle ambiante.
Geneste Philippe