Alors que s’achève cette année 2013, le dernier blog annonce le premier de 2014. Une réflexion sur le temps qui passe et sur le temps qui vient imprègne sur la littérature. C’est ce que propose le blog d’aujourd’hui, cent cinquante quatrième de lisezjeunessepg
Revault d’Allonnes Myriam, Raconter des histoires, raconter l’Histoire, dessins d’Aurore Callias, Giboulées-Gallimard, collection chouette penser !, 2013, 65p. 10€50
Dans cette collection où rares sont les volumes décevants, la directrice de chouette penser ! propose une œuvre d’une très riche teneur. Ici, la clarté des propos ne se dément jamais. Le pédagogue y trouvera de quoi amorcer des discussions avec les élèves. Par exemple : « une vie n’est pas seulement vécue, elle demande à être racontée pour qu’on puisse saisir sa continuité » (p.57). Ainsi, si vous travaillez l’autoportrait en classe, l’enjeu va être à la fois d’éviter l’essentialisme et aussi le zapping compulsif. C’est faire comprendre que raconter sa vie, c’est convoquer les autres, donc d’autres histoires. Il ne s’agit pas de cultiver un moi égoïste, mais un soi c’est-à-dire le support le plus intime parce que sa qualité de troisième personne convoque la part collective sur lequel tout individu développe sa propre existence. Le linguiste Gustave Guillaume l’a suffisamment montré pour ne pas trop développer ici.
Un autre exemple, pris au domaine de l’orientation scolaire, dispositif scolaire et professionnel du tri social par la sélection des compétences, nous montrera la centralité de la réflexion sur le temps pour la compréhension de notre quotidien. Partons de cette remarque : « Nous cherchons dans le passé ce qui peut encore y être trouvé et pas seulement ce qui a été perdu » (p.55). Nous cherchons dans le passé ce qui peut encore y être trouvé, cela signifie qu’il s’agit d’une construction de soi, que nous prenons la mesure du collectif qui nous constitue. Dit autrement, « l’identité narrative » « est une identité construite dans le changement » (p.55). A l’inverse, s’appuyer sur ce qui nous constituerait de toute éternité (thèse innéiste de l’individualisme bourgeois à la base de l’orientation scolaire), relèverait de la démarche commémorative. Il s’agit d’une reproduction à l’identique d’un narré pour le conserver intact. Au niveau individuel, c’est une affirmation du moi dans toute l’étroitesse d’une identité invariable (livret scolaire des compétences individuelles, grille de la pré-affectation multicritère en orientation, plate-forme des vocations de Pôle emploi etc.).
Le parent comme l’adolescent trouveront matière à réflexion avec les évocations de la psychogénèse. Quand il prononce avant et après, l’enfant ne met pas en ordre temporel les événements ; il organise le récit des événements à partir de l’intérieur de chacun d’eux. C’est d’ailleurs pour cela qu’il aime les mythes qui, eux, précèdent anthropologiquement l’histoire. Un événement n’existe que par rapport aux autres. C’est pourquoi il faut acquérir les schèmes de relations pour réaliser les événements en histoire c’est-à-dire articuler les événements entre eux. Avant de participer à une intrigue, chaque événement est un avènement, un relief qui interroge l’enfant, ce qui du monde vient à (à-ven-e-ment) l’enfant.
Pourquoi, comme l’a montré Piaget, le sujet construit-il le temps à partir des schèmes d’action et de leur mise en interaction avec la construction de l’espace, de la causalité et de l’objet permanent ? Parce que c’est le fondement de l’histoire, diront les anthropologues, le fondement de la mémoire diront les psychologues, la mémoire qui est reconstruction par le récit d’une action et d’un espace vécu lors d’une expérience singulière du sujet. L’histoire du récit, avant l’histoire discipline scientifique, reconstruit un commencement, un milieu et une fin, bref, établit une perspective (1) qui pourrait être l’autre nom de la mise en intrigue et qui définit l’événement. C’est pourquoi nous partons immanquablement du présent pour nous souvenir donc évoquer quelque chose d’absent comme pour anticiper c’est-à-dire raconter le futur soit une autre forme d’absence puisque fait encore non arrivé et qui peut-être n’arrivera jamais.
On en vient, alors à s’intéresser à l’énigme de cet acte de raconter. Le récit de l’historien prétend à la vérité ; le récit de fiction prétend au vraisemblable : qu’est-ce qui leur est commun ? C’est l’acte de raconter et pour ce faire d’utiliser le temps. Est-ce le même temps ? Non. Le conte procède par avant et après ; le récit historique de l’historien procède avec le temps chronologique. Dans le récit de l’historien, le temps est chronologique alors que dans le conte il s’agit d’une durée, exactement comme l’est le temps de l’enfant avant qu’il ait construit le temps de l’ordre chronologique. C’est que la capacité de raconter précède le récit mis en forme temporelle (2). Prenons l’enfant. Avec l’avant et l’après, l’enfant ne met pas les événements en ordre temporel. Il organise le récit des événements en se centrant sur chacun d’eux, pris de l’intérieur (leur durée). Seule l’acquisition des schèmes de relation permettra de réaliser les événements en histoire donc de les articuler et avec l’acquisition des formes verbales de les exprimer.
Le dernier volet de cette réflexion portera sur la mémoire collective, thème sensible aujourd’hui où se multiplient les commémorations et des journées mémoratives en tous genres. Myriam Revault d’Allonnes excelle sur ce sujet du choix des faits qu’une société réalise pour les porter à la dimension d’événements. L’Histoire comme discipline scientifique refuse de sélectionner les événements pour pouvoir ex-pliquer le passé par les faits qui le composent. Mais les discours sociaux ont, souvent, une autre approche de la question.
Pour eux, est événement ce qui est retenu, n’est pas événement ce qui est maintenu en oubli. Dans le premier cas, menace l’excès de passé qui vient paralyser l’intelligence et la pensée car il le fait peser comme un fardeau : « il existe donc des abus de mémoire » (p.47). Dans le second cas, menace le manque de mémoire par le refoulement de ce qui dérange. Ces deux cas sont des écueils qui reposent sur la volonté de ne pas mettre en relation les événements entre eux, or c’est cette relation qui fait du temps révolu un passé c’est-à-dire un temps rattaché à l’aujourd’hui, au présent. Le passé est une reconstruction sinon une construction faite de relations où s’ordonnent l’ordre temporel (événements dans leur succession). Mais c’est au présent que s’opère cette construction donc en lien avec les projets de celui qui pense, du groupe social qui pense, en lien, donc, avec « ce que nous avons l’intention de réaliser » (p.46).
Geneste Philippe
(1) Séro-Guillaume, Philippe, Langue des signes, surdité et accès au langage, seconde édition, Paris, Papyrus, 2011, 224 p. – pp.193/203
(2) sur ce lien entre l’anthropologique et le psychogénétique voir Hervé Barreau, La Construction de la notion de temps, tome 1 la genèse anthropologique de la notion, Paris, Université de Paris X, 1982, 423 p.