Force
est de constater que l’euphorie éditoriale qui a entouré les cinquante ans de
Mai 68 en France et dans la monde n’a pas eu son équivalent dans le secteur de
la littérature destinée à la jeunesse. Mai 68 ne s’accommodait pas de la
thématique à la mode de l’humanisme bourgeois ni de la pensée socialement
anesthésiante du mouvementisme social. Trois ouvrages viennent contredire cette
assertion, ce qui les rend d’autant plus remarquables à nos yeux.
A.M.&P.G.
pandazopoulos
Isabelle, Trois Filles en colère, Gallimard collection Scripto, 2017, 335 p. 13€50
Partout désormais, des murs sont
érigés, qu’ils soient faits de bétons, de lames, de barbelés, ou de clôtures
grillagées, enlaidissant honteusement sur des millions de kilomètres les pays,
les frontières, les mers et certaines îles, afin, selon les états concernés et
incriminés ici, de se protéger d’éventuels dangers et d’êtres humains
stigmatisés, rejetés souvent aux périls de leurs vies, et que l’on nomme
« migrants ».
Le mur de Berlin dont il est
question dans ce roman fut construit en 1961 et détruit en 1989. Il fut
construit afin de séparer les pays de l’Est et les pays de l’Ouest -les états
communistes des états capitalistes-, divisant la capitale de l’Allemagne
vaincue, séparant en quelques jours les deux populations. Nombre d’êtres
humains furent tués en tentant de franchir celui qui fut nommé « le Mur de la Honte ».
Au fond d’une valise nouvellement
acquise, datées des années 1966 à 1968, des lettres éparpillées (soixante
dix-neuf lettres) aux différentes écritures se mêlent au plan de Berlin Ouest
et Berlin Est, à la carte de la
Grèce en y incluant des îles-prisons, à des photographies
anciennes, à des extraits de journaux d’époque, à des pages de journaux intimes
et un très beau poème de prisonniers politiques grecs. La personne qui a acheté
cette valise, mettant très consciencieusement et respectueusement en ordre
chronologique tous ces documents et toute cette correspondance, va permettre de
dévoiler l’histoire de trois jeunes filles, Cléomèna, Magda, Suzanne, toutes
trois nées en 1949.
Cléomèna a du fuir son pays, la Grèce , qui subit la
dictature des généraux. Le père de la jeune fille, opposant au régime, a été
torturé, rendu fou avant de mourir. Après bien des errances Cléomèna trouve
refuge à Paris, auprès de la famille de Suzanne. Celle-ci est la cousine et
amie de Magda qui, après la construction du mur de Berlin en 1961 jusqu’en 1966 a vécu chez elle, puis
est retournée en Allemagne, auprès de sa famille meurtrie.
Au fil des pages les trois
héroïnes du roman vont s’affranchir du joug de la société bourgeoise et
militaire, tandis qu’en ce printemps devenu mythique les murs du pouvoir se
lézardent, elles vont se forger des idéaux affranchis de l’esprit d’oppression,
de compétition, esprit animé de diktats de la société machiste et bourgeoise
qui sévit toujours…
Ces trois héroïnes qui vivent
leur jeunesse en 1968, ont des traits que l’on peut retrouver chez des jeunes
filles de 2018 : c’est Cléoména, en exil, intelligente, fière, d’abord
effacée puis militante courageuse dans les actions de mai pour, comme ses
lettres le disent, choisir ce que nous ne révélons pas ici ; c’est Suzanne,
exaltée, sensible, sa haine du mensonge et qui étouffe dans sa famille, Suzanne
avec son désarroi face à son corps, à sa sexualité, s’épanouissant dans ses
rencontres avec des étudiants rebelles ; c’est Magda si emplie d’empathie,
cherchant à comprendre ce que les apparences taisent, Magda si fine, subtile
dans ses relations et meurtrie par son enfance douloureuse où les blessures de
son pays se mêlent.aux siennes. Mais c’est aussi dans la pénombre du roman les
visages de leurs mères qui se dessinent, celui de Stavroula, la mitèra de
Cléomena, emprisonnée politique, elle dont le mari a été torturé et rendu fou
par la dictature des colonels, elle dont le fils est tué par cette même
dictature ; le visage de Sibylle, la Mutter de Magda, avec sa
jeunesse brisée par la guerre, avec la folie et
la mort de son premier enfant conçue en ces temps de guerre, avec ses années
perdues à l’ombre de la Stasi ,
étouffée par ce lourd secret de famille qu’on les oblige à défendre, elle et
Ilse, son amie et belle-sœur, face aux questions de leurs filles et leur
demande de vérité. C’est la silhouette d’Ilse, la maman de Suzanne, lorsqu’à la Libération on l’imagine
sur les chantiers de la ville en ruine, toute démunie avec son petit garçon au
père inconnu, puis à trente neuf ans donnant naissance à un enfant qu’elle n’a
pas désiré, Ilse qui dévoile le lourd secret familial, s’en affranchit et se
libère de son mariage tout en prenant une part active aux révoltes de mai 68.
Il est question, dans ce roman magnifique,
d’émancipation, du droit des femmes à disposer de leur corps, de contraception,
d’amour libre et de ce qu’il signifie, d’amour romantique revendiqué, de
passion, d’amitié, de réalisation de soi et de sexualité.
S’il est des valises coffre-fort
où sont gardés argent, pouvoir, domination, s’il en est de calfeutrées, de douloureuses,
fragiles comme « un vieux truc
informe, tout ratatiné et poussiéreux », il en est que l’on ouvre
comme l’on ouvre un livre…avec exaltation, comme pour ce roman érudit et
sensible, féministe, qui émeut aux larmes quel que soit l’âge de nos yeux et de
nos sourires. Tel est le roman d’Isabelle Pandazopoulos, Trois filles en colère, dont
chaque page affirme qu’il est interdit d’interdire de penser, qu’il est interdit d’interdire d’aimer.
DU
BOUCHET, Paule, 68 Année Zéro, Gallimard collection Scripto, 2018, 196 pages, 9€90
Autre beau roman sur les
événements de 1968, 68 Année Zéro laisse parler sa narratrice Maud, âgée de seize
puis dix-sept ans. C’est une parole sensible, certains diraient naïve d’une
jeune fille qui découvre le monde ; une parole qui questionne, prend
parti, se positionne ; une parole qui s’envole pleine d’humour, de gaité.
Maud comme le montre le plan de Paris, habite au cœur des émeutes, des
barricades, des fumées et lancers de pavés, des violences policières et répressions
du pouvoir. Maud se raconte avec précision, finesse, drôlerie s et l’on ne peut
fermer le livre avant la fin, on ne peut ne plus l’écouter. Elle nous dit de ne
pas se décourager, ne pas renoncer, de rester intègres, de rester rebelles et
que les idéaux ne se commémorent pas, ne s’enterrent pas dans du marbre mais qu’ils
permettent des axes de pensée, de conscience, d’engagement. Et ainsi de
respecter, d’écouter les belles utopies… « Soyons réalistes, demandons l’impossible ».
Annie Mas
Ohayon Danièle, Fillioud
Patrick, Mai 68 e A à Z. 100 mots pour comprendre le bouleversement de la
société, oskar, 2018, 143 p. 12€95
10 millions de grévistes, usines,
lycées et universités occupées, la France de 68 à l’instar d’autres pays dans le
monde est bousculée par une contestation sociale qui met en cause les modes de
vie conformistes, les modes d’organisation militantes, les formes
d’organisation de la vie en société, les schémas idéologiques qui s’étaient
imposés après la seconde guerre mondiale, les comportements de la consommation
de masse. Pour paraphraser Elvio Frachinelli, les désirs dissidents se défont
de leurs oripeaux de peur et entrent au plein jour de la scène sociale,
Mai 68 a été ce « grand commutateur planétaire » (1)
dernière convulsion révolutionnaire reliée au XIXème siècle, pour certains, ou
clé d’entrée dans la modernité par l’émancipation, pour d’autres. En tout cas,
par tous ses aspects, « le Mouvement
de Mai 68 a
présenté des caractéristiques nouvelles, comparé à ses prédécesseurs de notre
vieille société industrielle. Il se situe à la charnière entre le “vieux
mouvement révolutionnaire” et de nouvelles formes qui devraient jaillir des
nouveaux dispositifs de domination que le capitalisme est condamné à mettre en
place, dans cette société autant “de classe” que jadis. Et en tant que
précurseur, il est naturel qu’il n’ait pas débouché sur une structuration et
une permanence politique »
Le livre d’Ohayon et Fillioud se
présente sous la forme d’un dictionnaire. Evidemment, on peut regretter des
oublis ou des silences. Par exemple, comment parler de l’anti-militarisme sans
parler des réfractaires à la guerre d’Algérie et de l’action non violente, sans
mentionner les objecteurs de conscience et le statut obtenu après la grève de
la faim de louis Lecoin en 1963 ? On regrettera sûrement, que la dimension
internationale bien que présente ne soit pas plus mise en avant. Pourquoi une
entrée à Cohn-Bendit et pas à Duteuil ? Etc. Mais dans un ouvrage de
dimension modeste, les deux auteurs réussissent là où la littérature de
jeunesse, en général échoue : rendre compte de la dimension sociale de
classe de Mai 68. Prenant le contre-pied de l’air du temps qui édulcore la
notion d’engagement à partir du moment où elle jouxte la contestation sociale,
les auteurs montrent que c’est dans la confrontation avec les idées dominantes
que se construit un engagement. Le livre prenant à contre-poil l’idéologie
dominante d’aujourd’hui, détaille entrée après entrée la notion d’émancipation
inséparable des controverses et des luttes tant féministes qu’ouvrières, des
combats des communautés de vie comme des combats des minorités opprimées
homosexuelles et autres. Alors oui, ce livre de la collection Histoire société de chez oskar est un ouvrage riche pour les
repères qu’il donne et honnête pour la présentation qu’il fait des acteurs, des
actrices et des événements qui traversent mai 68 en France et en font un moment
historique.
Philippe Geneste
(1) Balestrini Nanni, Moroni,
Primo, La Horde d’or, Italie 1968-1977. La grande vague révolutionnaire et
créative, politique et existentielle, traduit de l’italien et annoté
par J. Revel et J.-B. Leroux, P6V Cresceri et L. Guilloteau, Paris, L’éclat,
2017, 671 p. – p.219
(2) Duteuil, Jean-Pierre, Mai
68 un mouvement politique, La Bussière, Acratie, 2008, 237 p - p200.
Cet ouvrage devrait figurer dans tous les CDI des lycées tant il est complet et
suggestif, stimulant la réflexion pour comprendre le mouvement d’alors et aussi
le mettre dans la perspective contemporaine.