Anachroniques

27/10/2018

Les idéaux ne se commémorent pas

Force est de constater que l’euphorie éditoriale qui a entouré les cinquante ans de Mai 68 en France et dans la monde n’a pas eu son équivalent dans le secteur de la littérature destinée à la jeunesse. Mai 68 ne s’accommodait pas de la thématique à la mode de l’humanisme bourgeois ni de la pensée socialement anesthésiante du mouvementisme social. Trois ouvrages viennent contredire cette assertion, ce qui les rend d’autant plus remarquables à nos yeux.
A.M.&P.G.

pandazopoulos Isabelle, Trois Filles en colère, Gallimard collection Scripto, 2017, 335 p. 13€50
Partout désormais, des murs sont érigés, qu’ils soient faits de bétons, de lames, de barbelés, ou de clôtures grillagées, enlaidissant honteusement sur des millions de kilomètres les pays, les frontières, les mers et certaines îles, afin, selon les états concernés et incriminés ici, de se protéger d’éventuels dangers et d’êtres humains stigmatisés, rejetés souvent aux périls de leurs vies, et que l’on nomme « migrants ».
Le mur de Berlin dont il est question dans ce roman fut construit en 1961 et détruit en 1989. Il fut construit afin de séparer les pays de l’Est et les pays de l’Ouest -les états communistes des états capitalistes-, divisant la capitale de l’Allemagne vaincue, séparant en quelques jours les deux populations. Nombre d’êtres humains furent tués en tentant de franchir celui qui fut nommé « le Mur de la Honte ».
Au fond d’une valise nouvellement acquise, datées des années 1966 à 1968, des lettres éparpillées (soixante dix-neuf lettres) aux différentes écritures se mêlent au plan de Berlin Ouest et Berlin Est, à la carte de la Grèce en y incluant des îles-prisons, à des photographies anciennes, à des extraits de journaux d’époque, à des pages de journaux intimes et un très beau poème de prisonniers politiques grecs. La personne qui a acheté cette valise, mettant très consciencieusement et respectueusement en ordre chronologique tous ces documents et toute cette correspondance, va permettre de dévoiler l’histoire de trois jeunes filles, Cléomèna, Magda, Suzanne, toutes trois nées en 1949.
Cléomèna a du fuir son pays, la Grèce, qui subit la dictature des généraux. Le père de la jeune fille, opposant au régime, a été torturé, rendu fou avant de mourir. Après bien des errances Cléomèna trouve refuge à Paris, auprès de la famille de Suzanne. Celle-ci est la cousine et amie de Magda qui, après la construction du mur de Berlin en 1961 jusqu’en 1966 a vécu chez elle, puis est retournée en Allemagne, auprès de sa famille meurtrie.
Au fil des pages les trois héroïnes du roman vont s’affranchir du joug de la société bourgeoise et militaire, tandis qu’en ce printemps devenu mythique les murs du pouvoir se lézardent, elles vont se forger des idéaux affranchis de l’esprit d’oppression, de compétition, esprit animé de diktats de la société machiste et bourgeoise qui sévit toujours…
Ces trois héroïnes qui vivent leur jeunesse en 1968, ont des traits que l’on peut retrouver chez des jeunes filles de 2018 : c’est Cléoména, en exil, intelligente, fière, d’abord effacée puis militante courageuse dans les actions de mai pour, comme ses lettres le disent, choisir ce que nous ne révélons pas ici ; c’est Suzanne, exaltée, sensible, sa haine du mensonge et qui étouffe dans sa famille, Suzanne avec son désarroi face à son corps, à sa sexualité, s’épanouissant dans ses rencontres avec des étudiants rebelles ; c’est Magda si emplie d’empathie, cherchant à comprendre ce que les apparences taisent, Magda si fine, subtile dans ses relations et meurtrie par son enfance douloureuse où les blessures de son pays se mêlent.aux siennes. Mais c’est aussi dans la pénombre du roman les visages de leurs mères qui se dessinent, celui de Stavroula, la mitèra de Cléomena, emprisonnée politique, elle dont le mari a été torturé et rendu fou par la dictature des colonels, elle dont le fils est tué par cette même dictature ; le visage de Sibylle, la Mutter de Magda, avec sa jeunesse brisée par la guerre, avec la folie et la mort de son premier enfant conçue en ces temps de guerre, avec ses années perdues à l’ombre de la Stasi, étouffée par ce lourd secret de famille qu’on les oblige à défendre, elle et Ilse, son amie et belle-sœur, face aux questions de leurs filles et leur demande de vérité. C’est la silhouette d’Ilse, la maman de Suzanne, lorsqu’à la Libération on l’imagine sur les chantiers de la ville en ruine, toute démunie avec son petit garçon au père inconnu, puis à trente neuf ans donnant naissance à un enfant qu’elle n’a pas désiré, Ilse qui dévoile le lourd secret familial, s’en affranchit et se libère de son mariage tout en prenant une part active aux révoltes de mai 68.
Il est question, dans ce roman magnifique, d’émancipation, du droit des femmes à disposer de leur corps, de contraception, d’amour libre et de ce qu’il signifie, d’amour romantique revendiqué, de passion, d’amitié, de réalisation de soi et de sexualité.
S’il est des valises coffre-fort où sont gardés argent, pouvoir, domination, s’il en est de calfeutrées, de douloureuses, fragiles comme « un vieux truc informe, tout ratatiné et poussiéreux », il en est que l’on ouvre comme l’on ouvre un livre…avec exaltation, comme pour ce roman érudit et sensible, féministe, qui émeut aux larmes quel que soit l’âge de nos yeux et de nos sourires. Tel est le roman d’Isabelle Pandazopoulos, Trois filles en colère, dont chaque page affirme qu’il est interdit d’interdire de penser, qu’il est interdit d’interdire d’aimer.

DU BOUCHET, Paule, 68 Année Zéro, Gallimard collection Scripto, 2018, 196 pages, 9€90
Autre beau roman sur les événements de 1968, 68 Année Zéro laisse parler sa narratrice Maud, âgée de seize puis dix-sept ans. C’est une parole sensible, certains diraient naïve d’une jeune fille qui découvre le monde ; une parole qui questionne, prend parti, se positionne ; une parole qui s’envole pleine d’humour, de gaité. Maud comme le montre le plan de Paris, habite au cœur des émeutes, des barricades, des fumées et lancers de pavés, des violences policières et répressions du pouvoir. Maud se raconte avec précision, finesse, drôlerie s et l’on ne peut fermer le livre avant la fin, on ne peut ne plus l’écouter. Elle nous dit de ne pas se décourager, ne pas renoncer, de rester intègres, de rester rebelles et que les idéaux ne se commémorent pas, ne s’enterrent pas dans du marbre mais qu’ils permettent des axes de pensée, de conscience, d’engagement. Et ainsi de respecter, d’écouter les belles utopies… « Soyons réalistes, demandons l’impossible ».
Annie Mas

Ohayon Danièle, Fillioud Patrick, Mai 68 e A à Z. 100 mots pour comprendre le bouleversement de la société, oskar, 2018, 143 p. 12€95
10 millions de grévistes, usines, lycées et universités occupées, la France de 68 à l’instar d’autres pays dans le monde est bousculée par une contestation sociale qui met en cause les modes de vie conformistes, les modes d’organisation militantes, les formes d’organisation de la vie en société, les schémas idéologiques qui s’étaient imposés après la seconde guerre mondiale, les comportements de la consommation de masse. Pour paraphraser Elvio Frachinelli, les désirs dissidents se défont de leurs oripeaux de peur et entrent au plein jour de la scène sociale,
Mai 68 a été ce « grand commutateur planétaire » (1) dernière convulsion révolutionnaire reliée au XIXème siècle, pour certains, ou clé d’entrée dans la modernité par l’émancipation, pour d’autres. En tout cas, par tous ses aspects, « le Mouvement de Mai 68 a présenté des caractéristiques nouvelles, comparé à ses prédécesseurs de notre vieille société industrielle. Il se situe à la charnière entre le “vieux mouvement révolutionnaire” et de nouvelles formes qui devraient jaillir des nouveaux dispositifs de domination que le capitalisme est condamné à mettre en place, dans cette société autant “de classe” que jadis. Et en tant que précurseur, il est naturel qu’il n’ait pas débouché sur une structuration et une permanence politique »
Le livre d’Ohayon et Fillioud se présente sous la forme d’un dictionnaire. Evidemment, on peut regretter des oublis ou des silences. Par exemple, comment parler de l’anti-militarisme sans parler des réfractaires à la guerre d’Algérie et de l’action non violente, sans mentionner les objecteurs de conscience et le statut obtenu après la grève de la faim de louis Lecoin en 1963 ? On regrettera sûrement, que la dimension internationale bien que présente ne soit pas plus mise en avant. Pourquoi une entrée à Cohn-Bendit et pas à Duteuil ? Etc. Mais dans un ouvrage de dimension modeste, les deux auteurs réussissent là où la littérature de jeunesse, en général échoue : rendre compte de la dimension sociale de classe de Mai 68. Prenant le contre-pied de l’air du temps qui édulcore la notion d’engagement à partir du moment où elle jouxte la contestation sociale, les auteurs montrent que c’est dans la confrontation avec les idées dominantes que se construit un engagement. Le livre prenant à contre-poil l’idéologie dominante d’aujourd’hui, détaille entrée après entrée la notion d’émancipation inséparable des controverses et des luttes tant féministes qu’ouvrières, des combats des communautés de vie comme des combats des minorités opprimées homosexuelles et autres. Alors oui, ce livre de la collection Histoire société de chez oskar est un ouvrage riche pour les repères qu’il donne et honnête pour la présentation qu’il fait des acteurs, des actrices et des événements qui traversent mai 68 en France et en font un moment historique.
Philippe Geneste

(1) Balestrini Nanni, Moroni, Primo, La Horde d’or, Italie 1968-1977. La grande vague révolutionnaire et créative, politique et existentielle, traduit de l’italien et annoté par J. Revel et J.-B. Leroux, P6V Cresceri et L. Guilloteau, Paris, L’éclat, 2017, 671 p. – p.219
(2) Duteuil, Jean-Pierre, Mai 68 un mouvement politique, La Bussière, Acratie, 2008, 237 p - p200. Cet ouvrage devrait figurer dans tous les CDI des lycées tant il est complet et suggestif, stimulant la réflexion pour comprendre le mouvement d’alors et aussi le mettre dans la perspective contemporaine. 

16/10/2018

contes pictogrammatiques

Chaine Sonia, Pichelin Asrien, Raconte à ta façon Le Petit Chaperon rouge, Père Castor-Flammarion, 2016, 32 p. 10€50 ; Chaine Sonia, Pichelin Asrien, Raconte à ta façon Le Chat Botté, Père Castor-Flammarion, 2016, 32 p. 10€50 ; Chaine Sonia, Pichelin Asrien, Raconte à ta façon Boucle d’or, Père Castor-Flammarion, 2016, 32 p. 10€50

Les deux livres reposent sur un concept innovant où des pictogrammes signifient des personnages, des lieux, ou des actions. Un marque-page comprend la légende des différents pictogrammes, ce qui est une aide pour l’adulte qui invite l’enfant à se lancer, ensuite, seul dans la lecture. Par exemple, le ciseau représente le loup, le triangle rouge représente le petit chaperon.
Mais alors, qu’est-ce que lire ? A regarder procéder les enfants sur ces deux ouvrages, lire se définit comme un acte d’interprétation des images et de leurs relations à partir d’une identification des pictogrammes. Lire revient à mettre en relation, à de combiner des actions, des lieux et des personnages. Le truchement des pictogrammes installe la représentation au poste de commande de la lecture de fiction. Un personnage est une représentation. Quant aux images sur la page, l’enfant les interprète à sa façon, il s’amuse à raconter. La stylisation géométrique minimale ouvre l’imaginaire créatif. Et l’enfant, spontanément, touche, suit du doigt, désigne, montre, parfois stimulé par l’adulte. C’est durant cette période première de tâtonnement pour la mise en place de l’histoire que l’enfant est le plus actif.
Chaque conte initial est décomposé en 32 séquences qui sont notifiées au dos du marque page. Le livre comprend donc autant de pages que de séquences. Bien sûr, destiné à des enfants d’âge de l’école maternelle, on présuppose l’accompagnement d’un adulte, juste pour étayer la lecture. La stylisation des pictogrammes oblige l’enfant à faire entendre sa voix dans la voix traditionnelle du conte. Généralement, il le connaît . Il sera intéressant, à l’avenir, d’appliquer ce même procédé d’écriture pictogrammatique d’un conte à des histoires non connues des enfants. Car, ici, on s’assure la connaissance préalable par l’enfant du conte classique. La démarche créative s’en trouve moins ouverte, centrée qu’elle est –mais c’est déjà une richesse précieuse– sur la liberté de raconter. Avec un conte inconnu, on passerait de la liberté dans la modalité du racontage (de la narration) à la liberté dans la modalité de représentation des événements qui font l’histoire (diégèse).
Mais interrogeons, encore, notre observation des enfants racontant un conte avec un tel livre. La signification de l’histoire ne se révèle que par le discours enfantin. Ce discours se construit sur la relation des doigts et de l’œil en mouvement avec la page et les pictogrammes qui y sont figurés. Seule la cohérence de ce discours construit la signification du livre. L’enfant reprend dans une trame discursive parfois buissonnière la trace des contes anciens lus ou racontés par l’adulte. En même temps, il découvre d’autres savoirs parce que d’autres événements lui viennent à l’esprit, suggérés par l’interprétation en cours. La lecture s’élargit, alors par l’accomplissement de l’interprétation donnée qui s’avère être une interprétation recherchée. Et l’enfant trouve une satisfaction dans cet acte de sensification, terme de J.P. Lepri qui signifie la mise en sens du texte, ici de l’album. L’enfant ne répète pas l’histoire entendue, il la re-produit, la ré-invente si on veut. Par cette action de lecture, l’enfant affermit le mécanisme de la lecture qui, nous le voyons, exige et le sens à trouver et la cohérence du sens à suivre. Il devient ainsi malaisé pour l’enfant de discourir, de raconter, se raconter l’histoire sans mettre en relation toutes les pages ; Ce qui exige ce lien, c’est le discours qu’il tient, qu’il se tient. 
Contrairement aux albums ancrés sur l’illustration fictionnelle ou réaliste, ici, plus que l’œil qui observe, c’est l’imagination qui invente. L’imagination est suscitée, elle n’est pas sollicitée. Elle construit le sens. 

Philippe Geneste

07/10/2018

un conte écologique et d’abord humain

Giono Jean, L’Homme qui plantait des arbres, illustré par Olivier Desvaux, Gallimard Jeunesse, collection album junior, 2018, 60 p. 14€50 ; Giono Jean, L’Homme qui plantait des arbres, illustré par Olivier Desvaux, Gallimard Jeunesse, collection folio cadet, 2018, 64 p. 6€90 ;
Le récit de Giono (1895-1970) est un hymne au geste humain, à l’arbre et à la nature. Il fut publié en 1954 dans le magazine Vogue aux Etats-Unis. En France il faudra attendre en 1973 pour que le récit soit pris en compte.
Dans L’Homme qui plantait des arbres, Giono reprend des thèmes de ses premiers livres des années 1920 et 1930, notamment Un de Baumugne ou Colline. Le berger solitaire Elzéard Bouffier, personnage central, prend une dimension de sagesse en plantant, jour après jour, des glands de chênes. C’est ce geste qui est magnifié dans l’histoire, geste de la tension entretenue entre l’homme et la terre aride qu’il habite. Il en sortira un récit de merveilles, un conte si on veut.
On y retrouve un Giono militant pour une vie rustique et pacifique. Ce n’est pas un hasard si Elzéard Bouffier continue son œuvre durant la première guerre mondiale comme pendant la seconde. L’idéal pacifiste de l’homme aux arbres refuse toutes les guerres. Méprisé durant la plus grande partie de sa vie, le berger est à la source du bonheur des villageois des années 1950/1960, ceux qui ont pu réintégrer les villages en ruine de la Provence décrite entre Drôme et Durance. C’est que le simple geste d’Elzéard Bouffier à fait revenir l’eau et la vie. On peut donc lire L’Homme qui plantait des arbres comme un hymne lyrique à la vie qui prend, au vingt et unième siècle, une allure de signal de conduite humaine à réfléchir pour éviter le printemps silencieux qui s’annonce à grand pas. C’est un livre poétique, un conte, d’une grande actualité.
Gallimard double la version en folio cadet par une nouvelle édition sous la forme d’un album au format confortable (200 x 270) qui met en valeur les peintures d’Olivier Desvaux. Il s’agit d’un travail pictural réalisé in situ. Les images abondent et mènent l’enfant lecteur ou lectrice au cœur de la Provence. Elles doublent par la matière des couleurs exécutée au pinceau le récit de géographie physique de Giono. L’incipit, en effet, est d’abord une description, le personnage, « c’était un berger » arrive après et enserré au cœur de la description du paysage. Puis les descriptions vont se faire géographie humaine et ce sera « l’histoire d’Elzéard Bouffier ».
C’est peu dire que le travail d’Olivier Desvaux est déjà une narration en fusion avec la sensibilité de l’univers de l’écrivain. Ainsi, l’œuvre picturale fait éprouver la protestation silencieuse d’Elzéard Bouffier à la guerre : la forêt, seul objet de ses préoccupations et enclave de la vie renaissante de la terre d’un côté, et, de l’autre côté, le ton obscur des tranchées militaires, du paysage ravagé, blessé, troué par les obus d’une humanité déchaînée dans la barbarie. L’apaisement des tableaux qui closent l’album, tableaux lumineux et d’un vert de luxuriance, propose un message optimiste d’une humanité respectueuse de la nature, une terre de seigle et d’orge réconciliée avec l’humain. La nature vit des relations qu’entretiennent avec elle les habitants d’une région, d’un village, d’un territoire ; la terre est un visage des rapports humains.
L’album est un régal pour l’œil comme le récit est un régal pour la réflexion et un délice de réalisme merveilleux.
Philippe Geneste

NB : Toujours disponible, la version audiophonique du livre : Giono Jean, L’Homme qui plantait des arbres, lu par Jacques Bonnaffé, Gallimard Jeunesse, collection écouter lire, 2010, 1 CD 30 minutes, 990, (La voix chaude de Bonnafé donne vie avec vraisemblance au drame de Giono, en lui restituant son art de la parole conteuse.