Gaiman Neil , La Belle et
le fuseau, illustrations de Chris Riddell,
Albin Michel, 2015, 66 p. 19€
L’histoire :
Les
royaumes de Kanselaire et de Dorimar sont séparés par une haute chaîne de
montagnes infranchissable. Mais les nains connaissent tous les tunnels
permettant de passer en-dessous des montagnes. Ils peuvent ainsi circuler à
leur guise entre les différents royaumes. Un jour, alors qu’ils rendent visite
à un ami aubergiste, dans un village non loin de la capitale, les nains sont
surpris de trouver dans la taverne de leur ami beaucoup de personnes
complètement paniquées : une malédiction, provenant du château de la forêt
d’Acaire, gagne peu à peu du terrain et a atteint la capitale ! En effet,
il y a une soixantaine d’années, une sorcière a maudit une jeune princesse en
prédisant que le jour de ses dix-huit ans, elle se piquerait le doigt et
s’endormirait ainsi que tous ses serviteurs. Des héros ont déjà essayé d’aller la
délivrer en rompant le sortilège par un baiser. Mais nul n’y est parvenu car
les rosiers autour du château ont formé une forêt d’épines. Et cette
malédiction progresse chaque jour, endormant tous ceux se trouvant sur son
sillage.
Alarmés,
les nains vont trouver la reine de Kanselaire, de l’autre côté des montagnes,
pour l’avertir de cette terrible nouvelle. Cette dernière était en train de préparer
son futur mariage qu’elle reporte pour se joindre aux nains et essayer, à son
tour, de libérer la princesse. Autrefois, elle-même a été victime d’une
malédiction et a dormi une année entière. Elle espère donc être moins sensible
aux effets de ce charme du sommeil. Il en va de même pour les nains qui sont
des créatures magiques et ne dorment que deux fois dans l’année. Ils guident la
reine dans les tunnels sous les montagnes puis, plus ils se rapprochent du
château maudit, plus ils croisent des gens du peuple endormis. Les araignées,
qui sont les seules créatures réveillées, ont tissé des toiles qui forment une
sorte de linceul autour d’eux. Sans ouvrir les yeux, ils se meuvent vers la
reine et les nains mais ils sont tellement lents que ces derniers parviennent à
les éviter. Une fois dans la forêt d’Acaire, une sensation de sommeil maléfique
les menace et la reine a des hallucinations mais, ensemble, ils résistent à la
malédiction. Pour se frayer un chemin dans l’enchevêtrement des ronces de
rosiers qui rendent le pont-levis du château inaccessible, la reine a l’idée
d’y mettre le feu et, ainsi, ils peuvent passer. Une fois à l’intérieur, ils
rencontrent une très vieille dame qui ne dort pas. Est-ce la sorcière ou une
simple gardienne ? Pourquoi est-elle épargnée par la malédiction et ne
dort-t-elle pas ? La reine et les nains la prennent avec eux et ils
trouvent le lit où une jeune fille est endormie. La reine lui donne un baiser
pour lever la malédiction :
La fille s’éveille alors : très belle, blonde et
jeune. Elle raconte son histoire aux nains et à la reine : il y a
longtemps, une jeune princesse est venue dans cette chambre et y a vu une
vieille dame qui filait de la laine avec un fuseau. Curieuse car elle n’en
avait jamais vu auparavant, la jeune fille souhaite essayer mais la vieille
dame la pique au doigt avec le fuseau. Elle lui lance une malédiction : la
princesse sera privée de sommeil et devra veiller sur celui de la sorcière. En
effet, c’est en fait cette dernière qui était étendue sur le lit ! Elle
condamne la famille royale et tous les serviteurs à être plongés dans le
sommeil. Durant toutes ces années, la sorcière endormie a volé un peu de leur
vie et de leurs rêves. Elle a ainsi retrouvé sa jeunesse en prenant un peu de
celle des dormeurs tandis que la pauvre princesse était prisonnière et est
devenue une vieille dame. Et, en plus, aucun serviteur ne se réveille en même
temps que la fausse jeune fille. En effet, cette méchante créature souhaite les
laisser dans le sommeil et gouverner sur le monde ! Elle endort les nains.
Mais la reine, en plongeant son regard dans celui de la sorcière, y voit ce
qu’elle avait vu dans les yeux de sa marâtre, qui se vantait d’avoir des sœurs…
La sorcière comprend que la reine est insensible à son sort du sommeil et lui
propose un marché : de lui donner des continents sur lesquels régner. En
échange, elle souhaite l’amour de la reine. Mais cette dernière ne se laisse
pas influencer et n’est pas intéressée par autant de pouvoir. Elle donne le
fuseau à la vieille dame, restée à côté d’elle, qui l’enfonce dans la gorge de
la sorcière. Cette dernière n’est pas méfiante car aucune arme ne peut la
blesser. Sauf qu’il ne s’agit pas d’une arme mais de sa propre magie… ce qui la
tue. Les gens du peuple s’éveillent soudain et certains se précipitent dans la
chambre : ils y voient une vieille dame endormie sur un lit, la reine et les
nains, éveillés eux aussi, et un petit tas d’ossements. La reine leur demande
de bien veiller sur la vieille dame qui leur a sauvé la vie et part avec les
nains sans donner davantage d’explications. Aux gens du peuple d’interpréter ce
qu’il s’est passé…
A la fin de l’album, les nains et la reine brûlent le
fuseau maléfique et l’enterrent sous un arbre. Les nains proposent à la reine
de la ramener dans son palais de Kanselaire où son fiancé l’attend. La reine
reste assise sous l’arbre : « on
a toujours le choix » pense-t-elle. Elle part alors vers la direction
opposée de son royaume en compagnie des nains, vers de nouvelles aventures.
Avis
et analyse :
J’ai
beaucoup aimé cet album qui est visuellement très beau : les illustrations
sont en noir, blanc et doré. Le lecteur doit être attentif aux images et au
texte, poétique et très bien écrit. Le début de l’histoire renvoie à des lieux communs propres aux contes que
connaît le lecteur : par exemple, pour réveiller la princesse, la méthode
habituelle est de lui donner un baiser. De même, comme dans la majorité des
contes, ici, exceptés certains noms de lieux, « les noms n’abondent pas dans ce récit ». D’autres références familières au lecteur
renvoient aux contes de La Belle au bois dormant et de Blanche-Neige et les Sept Nains. En
effet, on devine rapidement que la reine n’est autre que Blanche-Neige :
physiquement, elle a la peau « pâle »,
« presque d’un blanc de neige »,
les cheveux « ailes de corbeau »,
« les plus noirs » qu’on
« eût jamais vus » et des
« lèvres rouges ». Elle a dormi une année entière dans un cercueil de
verre à cause d’une femme puissante et cruelle. Et lorsqu’elle délire dans la
forêt, elle voit sa marâtre qui est représentée avec une pomme dans les mains
et elle entend sa maman lui dire qu’elle est « belle comme une rose rouge sur la neige fraîche ». Quant à
l’histoire de la belle endormie telle qu’elle est décrite par les gens de
l’auberge au début du récit, c’est exactement celle de La Belle au bois dormant : une méchante fée
maudit une princesse, encore bébé, en prédisant que le jour de ses dix-huit
ans, elle se piquerait le doigt et s’endormirait. Cela se confirme ensuite avec
la description physique de la fille : elle est jeune, blonde, au sourire
innocent, au teint crémeux, aux « yeux
bleus comme le ciel du matin » et ses lèvres sont roses. Un fuseau,
objet avec lequel la princesse du conte se pique le doigt, est auprès du lit. Cela
correspond à l’idée que se fait le lecteur de La Belle au bois dormant.
Pourtant,
il est surpris par la suite de
l’histoire qui ne répond pas à ses
attentes. C’est aussi l’une des raisons pour lesquelles j’ai aimé cet album.
En
effet, le lecteur peut s’attendre à ce que la vieille femme éveillée dans le
château maudit soit la sorcière et la jeune et belle fille blonde endormie soit
la princesse à sauver. Hors, c’est en fait le contraire qui se produit puisque
la vieille femme est la princesse qui s’est piquée au fuseau autrefois et la
sorcière est devenue, en volant les rêves et la vie des dormeurs, une belle jeune
fille. Elle semble même « bien plus
jeune que la reine ». Sa beauté est indéniable, seul son regard la
trahit puisque la reine y voit la même méchanceté que dans celui de sa
belle-mère. Il faut donc se méfier des apparences.
Il est vrai que, pour les lecteurs attentifs, le
texte donne certains indices. Par exemple, la première fois qu’est évoquée la
vieille femme dans le château maudit, j’ai supposé qu’il s’agissait de la
sorcière : elle est la seule dans le château à ne pas être victime de la
malédiction et à ne pas dormir, elle souhaite tuer la jeune fille endormie avec
le fuseau sans pouvoir le faire, « seule
sa haine la faisait avancer » … Pourtant, j’ai vite douté de ma
première interprétation. En effet, la vieille dame est bienveillante envers les
dormeurs :
« La vieille
passa devant une mère endormie, un enfant au sein. Elle les épousseta
distraitement, et s’assura que la bouche du bébé restée collée au tétin ».
Elle
est physiquement affaiblie par son âge et, pour une puissante sorcière, elle ne
semble pas avoir de grands pouvoirs : « elle était lente », « chaque
pas faisait souffrir ses genoux et ses hanches ». En la trouvant, les
nains s’interrogent : « Est-ce
une sorcière ? Il y a de la magie en elle, mais je ne pense pas que ce
soit de son fait » demande l’un d’eux. Le lecteur peut donc déjà
douter du rôle de cette vieille femme.
De
plus, dans un conte classique, la jeune princesse est sauvée par un homme. Ce
n’est pas le cas ici où c’est une reine qui, finalement, sauve une princesse
très âgée.
D’ailleurs, le thème de l’homosexualité bouleverse la vision traditionnelle du conte où un
prince sauve sa princesse. L’illustration du baiser entre la reine et la fille
endormie est faite sur une double page pour marquer l’importance de cette
scène. Mais il y a aussi d’autres allusions dès le début de l’album :
alors qu’ils interrogent les personnes dans l’auberge, une servante dit aux
nains que des héros, des braves, et quelques femmes ont essayé d’aller délivrer
la belle endormie. De même, lorsqu’elle délire dans la forêt, la reine se
souvient de sa marâtre lui disant que sa belle-fille devait l’adorer et, une
fois réveillée, la fausse jeune fille maléfique propose davantage de pouvoir à
la reine en échange de son amour :
« -Aime-moi, souffla encore la jeune fille.
Tous m’aimeront, et toi, toi qui m’as éveillée, tu devras être celle qui m’aime
le plus.
La reine
sentit quelque chose remuer dans son cœur ».
La fin heureuse de beaucoup de contes est le
mariage de la princesse avec son prince. Ici, au début de l’album, la reine
appréhende son futur mariage qui pour elle signifie qu’elle ne pourra plus
faire de choix dans sa vie. Les illustrations montrent bien son manque
d’enthousiasme à l’idée de se marier : si sa robe de mariée prend beaucoup
de place dans sa chambre, on remarque au pied de son lit une tenue de chevalier.
La seule description de son fiancé est qu’il est son inférieur hiérarchique :
« bien qu’il ne fût que prince et
elle reine », ce qui n’est jamais le cas dans les contes
traditionnels. A la fin de l’histoire, elle fait le choix de partir dans la
direction opposée, loin de ce mariage, et de vivre de nouvelles aventures avec
les nains.
Milena Geneste-Mas