Anachroniques

24/06/2018

Quelques classiques

Brontë Charlotte, Jane Eyre, traduit de l’anglais par Dominique Jean, édition abrégée par Patricia Arrou-Vignod, notes et carnet de lecture par Philippe Delpeuch, Gallimard, collection folio junior, 2016, 409 p. 5€50
Charlotte Brontë (1816-1855) publie Jane Eyre en 1847. C’est un roman à forte influence autobiographique, profondément mélodramatique, celui d’une personnalité torturée par des élans de passion et le désir de ne point blesser la vie d’autrui. Les sensations œuvrent à un rapport maladif au monde, et l’univers de la folie s’y trouve enfermé, un peu comme l’est l’épouse de Rochester dans sa propre demeure. Le roman de cette orpheline, domestique qui devient femme indépendante et riche trouve dans son héroïne un relief pour échapper à une texture vieillie et réussir ainsi à saisir l’intérêt de jeunes lectrices et lecteurs.

Beecher-Stowe Harriet, La Case de l’oncle Tom, traduit de l’anglais (Etats-Unis) sans signature, Notes et carnets de lecture par Jean-Noël Leblanc, Gallimard jeunesse, collection folio junior, 2017, 491 p. 5€90
Cette édition avec son appareil de notes est une belle entrée dans l’œuvre de Harriet Elizabeth Beecher-Stowe (1811-1896), romancière américaine de formation puritaine qui commença à publier La Case de l’oncle Tom ou la vie des humbles en feuilleton dans le journal The National Era en 1851. Le déclencheur en fut la loi sur l’obligation de dénoncer les esclaves fugitifs promulguée en 1850. Le fond religieux traverse l’œuvre, preuves en sont la bonne maîtresse au nom d’Evangéline Saint-Clare, la motivation religieuse qui pousse l’oncle Tom à refuser de maltraiter ses frères de couleur comme le lui demande le cruel Simon Legree…
Mais le roman joua un rôle de dénonciation et les historiens des Etats-Unis ne manquent pas de l’attacher à l’épisode de la Guerre Civile qui débute en 1861avec la sécession des états du Sud. Alternant de longs passages héroïques avec des plages d’écriture quasi documentaire, le roman tient sa force de l’indignation morale et chrétienne qui l’anime. Ce n’est pas un hasard s’il fut salué par le président Lincoln car le conservatisme moral y règne en maître. Il n’empêche que sa critique de l’esclavage a permis d’ouvrir la sensibilité de maintes générations à la lutte pour son abolition. Le livre fut traduit en France dès 1853.

Balzac Honoré, Le Père Goriot, texte abrégé par Patricia Arrou-Vignod, notes et carnet de lecture par Philippe Delpeuch, Gallimard, collection folio junior, 2016, 219 p. 6€
Force est de reconnaître que faire lire Balzac (1799-1850) aux élèves aujourd’hui n’est pas facile. Les jeunes lecteurs sont rebutés par les longues descriptions et, surtout, manquent de références historiques comme littéraires pour trouver la saveur des textes du romancier.
Le Père Goriot, paru en 1835, est une œuvre importante pour Balzac car elle signe le début d’un succès croissant jusqu’à sa mort en 1850 et c’est par elle qu’il initie un classement des romans qu’il écrit selon un plan de grande envergure qui sera celui de ce qu’il nommera La Comédie Humaine. Tableau réaliste de la société française du dix-neuvième siècle commençant, roman d’apprentissage à travers la figure d’Eugène de Rastignac, Le Père Goriot est un chef d’œuvre du roman réaliste. La version abrégée du livre permet au jeune lectorat d’entrer dans l’œuvre avec facilité, d’autant plus qu’un répertoire des personnages est placé à l’entrée de l’édition. Le travail éditorial sérieux peut être interrogé, mais en tout cas, il permet de faire vivre un roman auprès des jeunes générations qui, sinon, ne l’ouvriraient pas.

Milne, A.A., Winnie l’ourson, la maison d’un ours comme ça, traduit de l’anglais par Jacques Papy, illustrations de Ernest H. Sheppard, Gallimard, collection Bibliothèque, 2016, 203 p. 12€90
Né à Londres, le journaliste satirique Alexander Alan Milne (1882-1956) deviendra un écrivain prolixe, notamment de romans policiers et de poésies. La postérité a retenu, aussi, de ses œuvres, ses romans pour les enfants centrés sur la figure de l’ours qui donne son titre à ses deux livres majeurs : Winnie l’ourson (1926) puis La Maison de Winnie (1928). Il s’agit de romans adressés à son fils, Christopher Robin, qui est aussi un personnage des livres : il a 10 ans pour le premier et 12 ans pour Winnie l’ourson, la maison d’un ours comme ça. C’est un premier dispositif ingénieux qui va permettre à l’auteur d’inverser la relation parent-enfant, installant ainsi un humour doux auprès du lectorat. Le héros est certes Winnie, figure même de l’enfance, mais, « comme le fait remarquer Milne, les enfants allient l’innocence et la grâce à “un égoïsme brutal” » (1).
L’univers de Milne est une évocation de l’enfance, d’une enfance rêvée, faite d’une nostalgie du passé, des jouets anciens, des paysages perdus, un monde d’harmonie dans lequel vivent des animaux sans haine ni cruauté. Cet univers c’est aussi un hymne à vivre à côté des normes et de l’éducation : le monde de l’enfant qui refuse de grandir. L’enfant se construit un mode où il laisse libre cours à ses désirs exerçant ainsi une maîtrise sur eux. Le dessin au trait d’E.H. Shepard amplifie cette dimension. L’ouvrage reprend la traduction de Jacques Papy pour les Presses de la Cité en 1946.
Philippe Geneste
(1) Alison Lurie, Ne le dites pas aux grands. Essai sur la littérature enfantine, traduit de l’anglais par Monique Chassagnol, Rivages1990, 251 p. – p.175

17/06/2018

Littérature de jeunesse et sociétés

De l’excision
On estime à 130 millions, le nombre de femmes excisées de par le monde. Il en existe autour de 65 000 en France dont 35 000 fillettes. La littérature de jeunesse a peu abordé cette question. La Gazelle et les exciseuses paru en 2011 (1) conte le drame d’une fillette promise en mariage à un vieux polygame et qui, la veille de son excision, s’enfuit. Le roman montre aussi le calvaire, au village, de la mère, jugée responsable de la fuite de sa fille et contrevenant ainsi aux codes de la tradition. Ensuite, le livre épouse le genre du roman d’aventure avec la traque de la fugitive.
Le livre clé sur ce sujet reste Le Pacte d’Awa (2). Il rassemble trois témoignages provenant du Mali et un d’Ethiopie. Suit un ensemble de documents sur les mutilations génitales féminines dans le monde, leurs origines, leurs conséquences sur la santé des femmes, les cadres juridiques existant, Un entretien avec Isabelle Gilette-Faye, alors directrice du Groupe pour l’Abolition des Mutilations Sexuelles (créé en 1982), fait le point sur la lutte contre l’excision. Une chronologie, une bibliographie et des adresses closent l’ouvrage. Bien qu’ayant 12 ans, c’est un livre de référence accessible aux adolescentes et adolescents et même plus jeunes
De l’immigration / émigration
Les histoires de l’immigration sont nombreuses en littérature de jeunesse. Casterman poursuit sa collection français d’ailleurs en regroupant régulièrement plusieurs récits en un seul volume. Le dernier paru (3), Tous Français d’ailleurs, reprend les récits : Anouche ou la fin de l’errance, de l’Arménie à la vallée du Rhône, Le Rêve de Jacek. De la Pologne aux corons du Nord, Le Secret d’Angélica. De l’Italie aux fermes du Sud-Ouest, Joăo ou l’année des révolutions. Du Portugal au Val de Marne, Chaïma et les souvenirs d’Hassan. Du Maroc à Marseille, Les Deux Vies de Ning. De la Chine à Paris-Belleville. à chaque fois un dossier documentaire permet au jeune lectorat de situer l’histoire, dans l’espace et dans le temps grâce à une chronologie, un lexique et des informations thématiques, géopolitiques, historiques, économiques.
Sur ce même sujet de l’immigration, deux livres ont retenu notre attention.
Le premier, Lire les sans-papiers (4) présente en dernière partie une centaine de titres (albums, fictions, bandes dessinées, documentaires) destinés à la jeunesse. Le corps de l’ouvrage est une étude du thème de « l’immigration illégale » avec les trois directions qui président à l’écriture de ces livres : informer, dénoncer, proposer. La troisième partie est une réflexion sur l’engagement dans la littérature de jeunesse, essayant de définir l’écriture engagée, en quoi une édition peut-elle être dite engagée et « comment engager le lecteur ? ». Pour toutes les questions traitées, des éclairages sur des ouvrages spécifiques sont proposés, appuyant les thèses sur des exemples concrets d’ouvrage.
Le second, La Littérature de jeunesse migrante (5), se concentre sur l’étude des ouvrages de jeunesse appartenant « au champ de la littérature d’immigration algérienne, rattachée à la francophonie et qui concerne l’enfance ». L’autrice travaille un corpus de 120 récits avec les concepts de résilience et de reliance dont elle fait les concepts clés de ce qu’elle nomme la littérature migrante. Les auteurs étudiés sont aussi bien des auteurs issus de l’immigration, des pieds-noirs, des coopérants, des appelés du contingent, des harkis, des franco-algériens. Le livre montre que la guerre d’Algérie et l’histoire de l’Algérie sont l’objet de reconstitutions diverses qui sont autant de constructions qui viennent interroger le travail de l’institution éducative dans le champ de l’éducation « citoyenne » (« morale et civique »).
Annie Mas & Philippe Geneste

(1) Mambou Christian, La Gazelle et les exciseuses, L’Harmattan, 2011, 171 p. 15€50
(2) Boussuge Angnès, Thébaut Elise,  Le Pacte d’Awa, collection J’accuse, Syros, 2006, 127 p. 7€50
(3) Goby Valentine, Tous Français d’ailleurs, Casterman, 2018, 359 p. 14€95
(4) Hugon Claire, Lire les sans-papiers. Littérature de jeunesse et engagement, éditions CNT-RP, 2012, 192 p. 10€
(5) Schneider Anne, La Littérature de jeunesse migrante. Récits d’immigration de l’Algérie à la France, L’Harmattan 2013, 420 p. 27€50

10/06/2018

Une réécriture du conte de La Belle au Bois dormant

Gaiman Neil , La Belle et le fuseau, illustrations de Chris Riddell, Albin Michel, 2015, 66 p. 19€

L’histoire :
Les royaumes de Kanselaire et de Dorimar sont séparés par une haute chaîne de montagnes infranchissable. Mais les nains connaissent tous les tunnels permettant de passer en-dessous des montagnes. Ils peuvent ainsi circuler à leur guise entre les différents royaumes. Un jour, alors qu’ils rendent visite à un ami aubergiste, dans un village non loin de la capitale, les nains sont surpris de trouver dans la taverne de leur ami beaucoup de personnes complètement paniquées : une malédiction, provenant du château de la forêt d’Acaire, gagne peu à peu du terrain et a atteint la capitale ! En effet, il y a une soixantaine d’années, une sorcière a maudit une jeune princesse en prédisant que le jour de ses dix-huit ans, elle se piquerait le doigt et s’endormirait ainsi que tous ses serviteurs. Des héros ont déjà essayé d’aller la délivrer en rompant le sortilège par un baiser. Mais nul n’y est parvenu car les rosiers autour du château ont formé une forêt d’épines. Et cette malédiction progresse chaque jour, endormant tous ceux se trouvant sur son sillage.
Alarmés, les nains vont trouver la reine de Kanselaire, de l’autre côté des montagnes, pour l’avertir de cette terrible nouvelle. Cette dernière était en train de préparer son futur mariage qu’elle reporte pour se joindre aux nains et essayer, à son tour, de libérer la princesse. Autrefois, elle-même a été victime d’une malédiction et a dormi une année entière. Elle espère donc être moins sensible aux effets de ce charme du sommeil. Il en va de même pour les nains qui sont des créatures magiques et ne dorment que deux fois dans l’année. Ils guident la reine dans les tunnels sous les montagnes puis, plus ils se rapprochent du château maudit, plus ils croisent des gens du peuple endormis. Les araignées, qui sont les seules créatures réveillées, ont tissé des toiles qui forment une sorte de linceul autour d’eux. Sans ouvrir les yeux, ils se meuvent vers la reine et les nains mais ils sont tellement lents que ces derniers parviennent à les éviter. Une fois dans la forêt d’Acaire, une sensation de sommeil maléfique les menace et la reine a des hallucinations mais, ensemble, ils résistent à la malédiction. Pour se frayer un chemin dans l’enchevêtrement des ronces de rosiers qui rendent le pont-levis du château inaccessible, la reine a l’idée d’y mettre le feu et, ainsi, ils peuvent passer. Une fois à l’intérieur, ils rencontrent une très vieille dame qui ne dort pas. Est-ce la sorcière ou une simple gardienne ? Pourquoi est-elle épargnée par la malédiction et ne dort-t-elle pas ? La reine et les nains la prennent avec eux et ils trouvent le lit où une jeune fille est endormie. La reine lui donne un baiser pour lever la malédiction :

La fille s’éveille alors : très belle, blonde et jeune. Elle raconte son histoire aux nains et à la reine : il y a longtemps, une jeune princesse est venue dans cette chambre et y a vu une vieille dame qui filait de la laine avec un fuseau. Curieuse car elle n’en avait jamais vu auparavant, la jeune fille souhaite essayer mais la vieille dame la pique au doigt avec le fuseau. Elle lui lance une malédiction : la princesse sera privée de sommeil et devra veiller sur celui de la sorcière. En effet, c’est en fait cette dernière qui était étendue sur le lit ! Elle condamne la famille royale et tous les serviteurs à être plongés dans le sommeil. Durant toutes ces années, la sorcière endormie a volé un peu de leur vie et de leurs rêves. Elle a ainsi retrouvé sa jeunesse en prenant un peu de celle des dormeurs tandis que la pauvre princesse était prisonnière et est devenue une vieille dame. Et, en plus, aucun serviteur ne se réveille en même temps que la fausse jeune fille. En effet, cette méchante créature souhaite les laisser dans le sommeil et gouverner sur le monde ! Elle endort les nains. Mais la reine, en plongeant son regard dans celui de la sorcière, y voit ce qu’elle avait vu dans les yeux de sa marâtre, qui se vantait d’avoir des sœurs… La sorcière comprend que la reine est insensible à son sort du sommeil et lui propose un marché : de lui donner des continents sur lesquels régner. En échange, elle souhaite l’amour de la reine. Mais cette dernière ne se laisse pas influencer et n’est pas intéressée par autant de pouvoir. Elle donne le fuseau à la vieille dame, restée à côté d’elle, qui l’enfonce dans la gorge de la sorcière. Cette dernière n’est pas méfiante car aucune arme ne peut la blesser. Sauf qu’il ne s’agit pas d’une arme mais de sa propre magie… ce qui la tue. Les gens du peuple s’éveillent soudain et certains se précipitent dans la chambre : ils y voient une vieille dame endormie sur un lit, la reine et les nains, éveillés eux aussi, et un petit tas d’ossements. La reine leur demande de bien veiller sur la vieille dame qui leur a sauvé la vie et part avec les nains sans donner davantage d’explications. Aux gens du peuple d’interpréter ce qu’il s’est passé…
            A la fin de l’album, les nains et la reine brûlent le fuseau maléfique et l’enterrent sous un arbre. Les nains proposent à la reine de la ramener dans son palais de Kanselaire où son fiancé l’attend. La reine reste assise sous l’arbre : « on a toujours le choix » pense-t-elle. Elle part alors vers la direction opposée de son royaume en compagnie des nains, vers de nouvelles aventures.
  
Avis et analyse :
J’ai beaucoup aimé cet album qui est visuellement très beau : les illustrations sont en noir, blanc et doré. Le lecteur doit être attentif aux images et au texte, poétique et très bien écrit. Le début de l’histoire renvoie à des lieux communs propres aux contes que connaît le lecteur : par exemple, pour réveiller la princesse, la méthode habituelle est de lui donner un baiser. De même, comme dans la majorité des contes, ici, exceptés certains noms de lieux, « les noms n’abondent pas dans ce récit ». D’autres références familières au lecteur renvoient aux contes de La Belle au bois dormant et de Blanche-Neige et les Sept Nains. En effet, on devine rapidement que la reine n’est autre que Blanche-Neige : physiquement, elle a la peau « pâle », « presque d’un blanc de neige », les cheveux « ailes de corbeau », « les plus noirs » qu’on « eût jamais vus » et des « lèvres rouges ». Elle a dormi une année entière dans un cercueil de verre à cause d’une femme puissante et cruelle. Et lorsqu’elle délire dans la forêt, elle voit sa marâtre qui est représentée avec une pomme dans les mains et elle entend sa maman lui dire qu’elle est « belle comme une rose rouge sur la neige fraîche ». Quant à l’histoire de la belle endormie telle qu’elle est décrite par les gens de l’auberge au début du récit, c’est exactement celle de La Belle au bois dormant : une méchante fée maudit une princesse, encore bébé, en prédisant que le jour de ses dix-huit ans, elle se piquerait le doigt et s’endormirait. Cela se confirme ensuite avec la description physique de la fille : elle est jeune, blonde, au sourire innocent, au teint crémeux, aux « yeux bleus comme le ciel du matin » et ses lèvres sont roses. Un fuseau, objet avec lequel la princesse du conte se pique le doigt, est auprès du lit. Cela correspond à l’idée que se fait le lecteur de La Belle au bois dormant.
Pourtant, il est surpris par la suite de l’histoire qui ne répond pas à ses attentes. C’est aussi l’une des raisons pour lesquelles j’ai aimé cet album.
En effet, le lecteur peut s’attendre à ce que la vieille femme éveillée dans le château maudit soit la sorcière et la jeune et belle fille blonde endormie soit la princesse à sauver. Hors, c’est en fait le contraire qui se produit puisque la vieille femme est la princesse qui s’est piquée au fuseau autrefois et la sorcière est devenue, en volant les rêves et la vie des dormeurs, une belle jeune fille. Elle semble même « bien plus jeune que la reine ». Sa beauté est indéniable, seul son regard la trahit puisque la reine y voit la même méchanceté que dans celui de sa belle-mère. Il faut donc se méfier des apparences.
Il est vrai que, pour les lecteurs attentifs, le texte donne certains indices. Par exemple, la première fois qu’est évoquée la vieille femme dans le château maudit, j’ai supposé qu’il s’agissait de la sorcière : elle est la seule dans le château à ne pas être victime de la malédiction et à ne pas dormir, elle souhaite tuer la jeune fille endormie avec le fuseau sans pouvoir le faire, « seule sa haine la faisait avancer » … Pourtant, j’ai vite douté de ma première interprétation. En effet, la vieille dame est bienveillante envers les dormeurs :
« La vieille passa devant une mère endormie, un enfant au sein. Elle les épousseta distraitement, et s’assura que la bouche du bébé restée collée au tétin ».
Elle est physiquement affaiblie par son âge et, pour une puissante sorcière, elle ne semble pas avoir de grands pouvoirs : « elle était lente », « chaque pas faisait souffrir ses genoux et ses hanches ». En la trouvant, les nains s’interrogent : « Est-ce une sorcière ? Il y a de la magie en elle, mais je ne pense pas que ce soit de son fait » demande l’un d’eux. Le lecteur peut donc déjà douter du rôle de cette vieille femme.
De plus, dans un conte classique, la jeune princesse est sauvée par un homme. Ce n’est pas le cas ici où c’est une reine qui, finalement, sauve une princesse très âgée.
D’ailleurs, le thème de l’homosexualité bouleverse la vision traditionnelle du conte où un prince sauve sa princesse. L’illustration du baiser entre la reine et la fille endormie est faite sur une double page pour marquer l’importance de cette scène. Mais il y a aussi d’autres allusions dès le début de l’album : alors qu’ils interrogent les personnes dans l’auberge, une servante dit aux nains que des héros, des braves, et quelques femmes ont essayé d’aller délivrer la belle endormie. De même, lorsqu’elle délire dans la forêt, la reine se souvient de sa marâtre lui disant que sa belle-fille devait l’adorer et, une fois réveillée, la fausse jeune fille maléfique propose davantage de pouvoir à la reine en échange de son amour :
« -Aime-moi, souffla encore la jeune fille. Tous m’aimeront, et toi, toi qui m’as éveillée, tu devras être celle qui m’aime le plus.
La reine sentit quelque chose remuer dans son cœur ».

La fin heureuse de beaucoup de contes est le mariage de la princesse avec son prince. Ici, au début de l’album, la reine appréhende son futur mariage qui pour elle signifie qu’elle ne pourra plus faire de choix dans sa vie. Les illustrations montrent bien son manque d’enthousiasme à l’idée de se marier : si sa robe de mariée prend beaucoup de place dans sa chambre, on remarque au pied de son lit une tenue de chevalier. La seule description de son fiancé est qu’il est son inférieur hiérarchique : « bien qu’il ne fût que prince et elle reine », ce qui n’est jamais le cas dans les contes traditionnels. A la fin de l’histoire, elle fait le choix de partir dans la direction opposée, loin de ce mariage, et de vivre de nouvelles aventures avec les nains.

Milena Geneste-Mas

03/06/2018

Histoires de vies

Causse Rolande, Janusz Korczak, la République des enfants, oskar, collection littérature et société, 2013, 138 p.
Avec son art abouti de la biographie, Rolande Causse retrace la vie de Henryk Goldszmit mieux connu sous le nom de Janusz Korczak (1878-1942). Médecin polonais, journaliste et écrivain, il a instauré un mode d’éducation, d’abord dans les colonies de vacances puis dans des orphelinats, fondé sur la responsabilisation des enfants et la prise collective de décision. C’est le 7 octobre 1912, qu’avec Stefania Wilczynska, il ouvre la Maison de l’orphelin qui rassemble garçons et filles. La loi de l’institution doit être élaborée par tous et toutes, adultes comme enfants. Pour Korczak l’enfant est un sujet de droit et c’est pourquoi son nom fut si souvent cité au moment de la convention internationale relative aux droits de l’enfant adoptée le 20/11/1989 par l’ONU. Dans l’orphelinat est institué un tribunal d’enfants qui juge des litiges de la petite communauté. Cette création a fait l’objet de débats passionnés chez les partisans de l’éducation nouvelle et des pédagogies coopératives, socialistes ou libertaires. Il s’agit pour Korczak que les enfants s’approprient la défense de droits individuels et fassent un apprentissage constructif de la loi collective. Remarquons tout de suite que la conception de Korczak s’éloigne de l’éducation morale et civique, l’éducation aux droits de l’homme que les lois de programme et d’orientation, qui se succèdent, réitèrent. En effet, il ne s’agit pas de professer des droits mais de les vivre et de les instaurer, c’est tout autre chose !
Korczak s’est appliqué aussi à développer la pratique du journal des enfants au sein des établissements, il est l’auteur d’une œuvre vibrante pour l’amour des enfants, pour l’accueil de leur expression de la représentation du monde qui leur est propre. Il a su, également, se nourrir des pédagogies libertaires, socialistes et coopératives pour développer la socialisation dans les institutions qu’il dirigeait ou qu’il conseillait. C’est d’ailleurs avec l’appui d’un syndicat qu’il a pu mener une de ses premières expériences. En effet, en 1919, à Pruszkow -à trente kilomètres de Varsovie-, Maryna Falska, une socialiste en exil, qu’il a rencontrée à Kiev en 1915 et qui partage ses convictions, crée un orphelinat. Elle lui demande d’en être le directeur pédagogique, ce qu’il accepte et assumera de 1921 à 1936. Falska s’est tournée vers les syndicats pour soutenir l’initiative.
Plus tard, alors que la dictature nazie s’abat sur la Pologne, Korczak refuse de fuir. Il mourra avec les orphelins du ghetto de Varsovie dont il était chargé, au camp de Tréblinka.

Abdelrazaq Leila, Baddawi. Une enfance palestinienne, Steinkis, 2018, 120 p. 18€
La bande dessinée retrace la vie d’un jeune palestinien de 1959 à 1980. Leila Abdelrazaq est la fille de ce personnage réfugié au Liban après la Nakba, la catastrophe, comme les palestiniens nomment l’opération Hiram de l’armée israélienne, du 29 octobre 1948. On suit la jeunesse du père au camp libanais de Baddawi de 1959 à 1969, à travers le quotidien de la vie. On partage les espoirs, les rêves secrets de cette population arrachée à sa terre natale. La défaite (Al-Naksa) de 1967, ce qu’on appelle la « guerre des six jours » éloigne un peu plus les palestiniens de leur espoir du retour, promis pourtant par une résolution de l’ONU jamais appliquée. L’exploitation par le petit patronat local des enfants réfugiés est très bien décrite. Puis le jeune palestinien se retrouve à Beyrouth, au moment même où éclate la guerre civile.
On l’accompagne dans sa quête effrénée de savoirs, malgré tous les obstacles qui se dressent devant lui, lui le réfugié aux droits diminués. Le livre s’achève quand son oncle d’Amérique lui écrit qu’une université états-unienne accepte de le prendre. L’étudiant devra travailler en usine pour pouvoir payer sa scolarité, mais son choix est fait : il partira. Dix ans plus tard, il reviendra auprès des siens, mais ce n’est plus l’histoire de cette BD.
Philippe Geneste