Anachroniques

29/10/2023

À pas de fourmis

MANCEAU Édouard, Touc-Touc la fourmi, Frimousse, 2023, 24 p. 6€60

Page de gauche, un texte en écriture manuscrite, écrit gros, noir sur blanc. Page de droite, une page en aplat jaune vif, et une fourmi dessinée, en noir et blanc, à la bouche esquissée par une touche rouge étirée. Le lecteur ou la lectrice pourrait croire ouvrir un récit animalier. C’est vrai, mais pas tout à fait. L’album au tout petit format carré, parfait pour les 3-5 ans, mais que des membres de la commission lisezjeunesse plus âgés ont lu de manière gourmande, cet album, donc, relève entièrement de la littérature. La fiction repose sur une mécanisation du corps de la fourmi qui rêve d’aller jusqu’au bout du monde. Au fil de l’histoire, c’est l’apparence du corps qui trouve à s’expliquer non par l’évolution biologique, comme il serait de droit scientifique de s’y attendre, mais par une cohérence de l’invraisemblance joyeuse.

Le livre égaie les petits, amuse les grands, stimule les imaginations, preuve que la simplicité est aussi une haute vertu.

 

DAUGEY Fleur, Fourmidables fourmis ! Myrmécologie, illustrations d’Émilie Vanvolsem, éditions du ricochet, 2023, 36 p. 14€50

Quel est l’insecte dont on connaît 14 000 espèces ? Qui vit sur terre depuis 140 millions d’années ? Qui peut porter une charge de plus de cinquante fois le poids de son corps ? Quel est l’autre nom du fourmilier, cet animal qui ne se nourrit que de fourmis, 13 000 par jour ? Quelles fourmis cultivent un champignon qu’elles nourrissent dans leur nid pour ensuite se nourrir de lui ? Les fourmis sont des hyménoptères : citez deux autres espèces d’insecte qui le sont aussi. Qu’est-ce que les phéromones ?

Répondre à ces questions est entrer dans la science des fourmis ou myrmécologie. La lecture du livre de Fleur Daugey et d’Émilie Vanvolsem permet de comprendre pourquoi on dit des fourmis qu’elles appliquent l’adage selon lequel ensemble on est plus fort et plus intelligent. Cet album est, comme toute la collection du ricochet, un régal de clarté, de beauté illustrative et d’intelligence textuelle.

 

 

PROULX-CLOUTIER Émile, Le Grillon et la luciole, illustrations Élise KASZTELAN, les éditions Planète rebelle, 2023, 40 p. 20€

Couleurs pâles, mates, tranchées par effractions, auxquelles des traits, silhouettes géométriques, viennent donner un aspect figuratif. Sur ces toiles, qui ne sont pas sans rappeler les peintures de forte composition de Philippe Séro-Guillaume avec le jeu savant des traits suggérant une figuration, deux personnages vont et viennent, l’amoureux grillon et la fantasque luciole.

On suit l’histoire qui semble s’achever tragiquement. Sauf que…

L’intertextualité est habilement convoquée par Émile Proulx-Cloutier. Le grillon chante des sérénades, dont la forme même initiale du texte de l’album est un écho puisqu’il s’agit d’une chanson, mais la luciole qui ne se rassasie pas d’aventures ne permet pas à leurs amours de se poser. Au lointain, on entend la fable de La Fontaine, La Cigale et la fourmi, mais où la cigale se serait dédoublée en grillon chanteur et luciole imprévoyante attirée par le progrès. Par ce dernier trait thématique qui intervient au tiers du livre, on pense à la grande rupture civilisationnelle qu’image Pier-Paolo Pasolini dans ses Écrits corsaires : « Au début des années soixante, à cause de la pollution atmosphérique et, surtout, à la campagne, à cause de la pollution de l’eau (fleuves d’azur et canaux limpides), les lucioles ont commencé à disparaître (…) Après quelques années, il n’y avait plus de luciole ».

Par ces convocations intertextuelles, on pourrait se diriger vers deux interprétations différentes de l’album. Mais ce serait faire fi de sa composition, qui repose sur le dédoublement. Alors que le récit s’achève, l’auteur reprend la plume pour interroger le jeune lectorat sur cette fin : « Alors ? Qu’est-ce que tu en penses ? Est-ce que ça finit bien ? (…) ». Et une nouvelle narration esquisse des suites avant de passer la main à l’enfant lecteur ou lectrice qui, à sa guise, pourra imaginer comment grillon et luciole accompliront le restant de leur vie, comment le grillon surmontera-t-il la déchirure sentimentale ? Comment traiter la disparition de la luciole ? Des pages vierges sont d’ailleurs laissées à cet effet.

S’il faut louer cet album, c’est pour le dialogique qui le constitue et pour l’intelligence des situations à laquelle il mène le jeune lectorat à être sensible. Le travail graphique et de couleurs d’Élise Kasztelan suit certes l’histoire mais garde sans cesse vivante la volonté d’en ouvrir l’imaginaire pour que les enfants puissent la rêver en plus de la lire. Nourri du texte et de l’image l’enfant saura peut-être conjurer la disparition du peuple des lucioles et par l’errance imaginative exercer une pensée libre ouverte sur le possible inouï de la relation amoureuse.

Philippe Geneste


22/10/2023

Connaître, penser, informer : la fiction pour la pré-adolescence et l’adolescence

FONTENAILLE Élise, La Malinche, Rouergue, 2022, 90 p., 9€90

Chaque roman d’Élise Fontenaille s’appuie sur une documentation rigoureuse pour traiter des sujets en lien avec des problématiques contemporaines. Chacun de ses romans fouillent ainsi la gravité de la condition humaine en un temps où les affres du passé, le colonialisme, le sexisme, l’esclavage, le racisme, l’exploitation, l’exclusion, perdurent en fondements de l’actualité géopolitique, économique et sociale.

La Malinche est un roman historique qui traite de la conquête de la capitale de l’Empire aztèque Mexico-Tenochtitlan en 1521 par Hernán Cortés. Articulé sur deux narrateurs, et l’héroïne Malina ou Marina ou la Malinche, tous trois personnages historiques, le récit livre une face cachée du triomphe de Cortés : il n’aurait jamais vaincu Moctezuma sans les dons de langue de Malina. À douze ans, elle est vendue par sa mère à des marchands pour satisfaire son second mari et laisser toute la fortune au demi-frère de Malina. Elle est ensuite vendue à Cortès qui en fait sa concubine mais aussi sa conseillère pour arriver à son but : accaparer l’or de la cité aztèque. C’est elle qui lui dévoile les conflits entre les peuples amérindiens et l’oppression subie par nombre d’entre eux et sur lequel le conquistador s’appuiera pour vaincre Moctezuma.

Le roman est sanguinaire, sans mythification des acteurs en présence. Élise Fontenaille interroge la problématique de la femme esclavagisée par les hommes, vouée à l’assujettissement de par son appartenance à un peuple dominé par les Aztèques, vendue, échangée comme un objet : quelle voie peut mener à la dignité ? Que signifie trahir la condition indienne quand on est exploité par d’autres indiens ? Au fil de l’histoire, des réponses émergent, écartant de la lumière le héros Cortés seul retenu par l’histoire officielle. Féminité, indianité, voici les deux thèmes structurants de la malinche, qui résonnent encore aujourd’hui dans nombre de pays d’Amérique latine. Le récit, prenant appui sur une forte documentation, sert aussi de passeur avec cette actualité brulante.

 

Belder Grâce, Extraction 3, 2, 1… Partez !, éditions chant d’orties, 2022, 81 p. 7€

Ce roman pour préadolescent, reprend un canevas conventionnel : un héros que l’évolution va rendre héros positif, l’invention d’une action qui croise le réalisme de situations, où se retrouvent les jeunes lecteurs et lectrices, et une échappée futuriste entre voyage dans le temps et récit dickien de simulacre. En fait, la dystopie futuriste relève d’une plongée onirique dans la psychologie du personnage, le héros Jules âgé de 11 ans, projeté ainsi dans sa quatorzième année.

L’essentiel de la fiction repose sur des dialogues où l’éducation morale et civique républicaine côtoie l’engagement favorable au mouvement social écologiste. La dystopie orwellienne s’avère l’argument inconsciemment fomenté par l’esprit de Jules pour le convaincre, dans l’avenir, à s’intéresser aux affaires du monde, avec un leitmotiv insistant pour aller voter…. On regrettera que l’autrice ait préféré les discours à la narration des actions avec description de situations particulières. Certes, c’est là une caractéristique de la littérature de fiction adressée au lectorat de cet âge. Mais le manque d’épaisseur de l’histoire, s’il favorise la facilité de la lecture, nuit à l’approfondissement du sujet par ceux et celles qui lisent. Une nouvelle fois, un récit pour préadolescents jouxte le scénario plutôt qu’il n’édifie une œuvre.

Malgré ces limites, qui interrogent au-delà d’Extraction 1, 2, 3… Partez ! l’ensemble des productions romanesques pour préadolescents et préadolescentes, les membres de la commission lisez jeunesse l’ont trouvé intéressant. La discussion qui a suivi la lecture a montré que le livre aurait pu approfondir les questions traitées sans perdre l’attention du lectorat ciblé.

 

BOTTI Stéphane, À Un Poil près, Calicot, 2022, 29 p. 6€

Un élève, de milieu bourgeois, élève de cinquième, se découvre un poil pubien. Cette révélation l’amène à une réflexion sur les changements des corps des hommes, sur leurs différences, mais aussi sur son grandissement. La nouvelle est concentrée sur cette mutation. Celle-ci le concerne, mais aussi il s’interroge sur la réaction de ses parents : « Pourraient-ils aimer ce nouveau moi comme ils avaient aimé l’enfant que je n’étais déjà plus tout à fait ? » ; ou encore, « ils pouvaient soupçonner, contempler ma lente métamorphose en cet autre garçon qu’ils ne connaissaient pas ». Afin de faciliter l’identification du lecteur au personnage, la nouvelle est écrite à la première personne. À Un Poil près répond à ce que relevait excellemment Pierre Bruno dans une réflexion sur le roman pour la jeunesse, à savoir que certains romans visent « moins à un traitement littéraire complexe qu’à répondre sous une forme fictionnelle aux besoins d’information » (1) du jeune lectorat.

Philippe Geneste avec commission Lisez jeunesse

(1) Pierre Bruno « Théorie du roman », dans Escarpit, Denise, (sous la direction de), La littérature de jeunesse, itinéraires d’hier à aujourd’hui, Paris, Magnard, 2008, 473 p. – p. 390.


16/10/2023

Chronique carcérale du présent et guerre en uchronie

Second Simon, Elias Ferguson tome 1. 1937, l’héritier, dessin de Lender Shell, couleur Albertine RALENTI, Vent d’Ouest, 2023, 56 p. 15€95 ; Second Simon, Elias Ferguson tome 2. 1938, les océans de feu, dessin de Lender Shell, couleur Albertine RALENTI, Vent d’Ouest, 2023, 56 p. 15€95.

Cette bande dessinée d’aventure croise au large de Jules Verne et de la fiction d’uchronie. La datation des épisodes explicite la volonté d’ancrer l’intrigue dans l’Histoire mondiale : montée du nazisme, course scientifique entre le régime nazi et les américains pour la réalisation de l’arme atomique de destruction massive.

Au récit d’aventure, la série Elias Ferguson emprunte la traversée de l’océan Atlantique par train sous-marin, la concurrence entre services d’espionnage des États capitalistes, avec pour base des enjeux géopolitiques que lecteurs et lectrices comprennent au fur et à mesure que le héros en prend conscience.

Le point de vue est celui des américains, mais aussi celui d’un savant utopiste voulant sauver les populations de la guerre à venir. Or, dès les premiers pages du premier tome, Walter Fergusson meurt, poursuivi par des agents gouvernementaux. L’enjeu économique repose sur des transferts de technologie que les gouvernants qui préparent la guerre des deux côtés de l’Atlantique aimeraient fort s’approprier, mais que Walter Ferguson leur a toujours refusé.

C’est son fils Elias qui lui succède, trop jeune pour véritablement diriger une telle entreprise, il bénéficie d’un entourage expert et patient. Un savant juif, Kurt Spire, se présente : il souhaite rejoindre l’Amérique incognito parce qu’il est en possession d’informations susceptibles de changer la face du monde.

Entre dangers politico-militaires et terreurs des abysses, la bande dessinée mène le lecteur avec allégresse grâce au travail des dessins et des couleurs aussi efficaces que foisonnants et maîtrisés.

 

GALIEN, Carnet de prison, Steinkis, 2023, 160 p., 22€

Cet album paraît alors que la nouvelle Maison d’arrêt de Caen va ouvrir ses portes, sauf qu’en l’occurrence c’est une maison à portes closes se refermant sur des prisonniers. Galien retrace son expérience au service d’une association agréée par le ministère de la justice et/ou de l’intérieur pour mener des ateliers de bande dessinée en prison. Galien travaille alors, le temps de l’atelier, pour le Service Pénitentiaire d’Insertion et de Probation (SPIP). Il nous livre son expérience en 150 pages denses de dessins, de dialogues et de récits.

Entrer en prison, c’est entrer dans l’univers mental de la violence carcérale reflet de la violence sociale, les deux s’entretenant dans la durée. « Dans notre société on vaut ce qu’on possède » (p.100) ce que rappelait un Président de la République E. Macron avec fierté le 29 juin 2017 : « Une gare est un lieu où on croise des gens qui réussissent et des gens qui ne sont rien ». Et de même que la société est inégalitaire, régie par le hiérarchisme en tous les domaines, « chaque société hiérarchise la criminalité. On ne s’y soustrait pas non plus en prison » (p.98). Et ce que la société maltraite, par exemple la folie, la prison s’en fait l’écho lorsque, dans l’atelier, arrive un détenu fou qui n’aurait jamais dû se trouver là.

Sans aucun discours didactique, sans dissertation morale, sans exposé sociologique, par les seuls pinceaux, dessins, crayons et couleurs, Galien permet aux lectrices et lecteurs d’entrer en connaissance avec l’univers carcéral réel, côté détenus et côtés surveillants et même administration pénitentiaire.

Que ce soit par l’attention portée aux mots des uns et des autres, par l’emploi de la caricature, de l’explication ironique, que ce soit par l’humour présent dans chaque double page, Galien rend compte émotivement de la vie vraie dans une prison française réelle. L’authenticité du propos tient à la conscience des places de chacun dont la sienne propre dont le dessinateur n’occulte pas l’ambiguïté. Grâce à cette authenticité, Carnet de prison évite l’esthétisation de la misère carcérale, récuse la tentation si courante en ce domaine du pittoresque pour livrer le quotidien perçu ou montré par les détenus et surveillants. Grâce à cette mise à distance de la tentation esthétisante, Galien met en scène la notion de culpabilité, centrale dans la justification de la prison, centrale dans la psychologie de certains prisonniers, centrale dans l’idéologie dominante. Or, les aventures de la culpabilité dans la case prison, s’étoffe de perversions diverses, dont celle socialement inoculée du destin individuel, de la fatalité, de l’inéluctabilité, de l’enfermement égoïque. Or, ces perversions prouvent combien, comme le souligne le texte introductif d’Alain Badiou, la société est dessaisie de la question de la justice faisant de la prison une affaire d’État dont les gesticulations de politiciens peu soucieux d’éthique ou Ricoeurien écœurant, s’empiffrent. La prison, le délit, la justice sont générés par la vie collective et ce serait donc à une réflexion collective que devrait être confiée la question des relations sociales, des entorses ou cassures à ces relations. À l’heure où la population carcérale explose (74 513 détenus hommes et femmes au 1er juillet 2023 pour 60 666 places), la question de la socialisation de la question de la prison devrait être une évidence. La surpopulation interdit la mission de « resocialisation » à laquelle les voix officielles prétendent affecter l’institution pénitentiaire. C’est un peu comme si entrer en prison valait déposer à jamais sa vêture sociale, et annonçait seulement la « réinsertion » cellulaire infinie.

Philippe Geneste

  

08/10/2023

Quand l’inventivité joue des images et des mots

WLODARCZYK Isabelle, Le loup, le vieil homme et la mer, illustrations de Clémentine POCHON, éditons d2eux, 2023, 44 p., 18€

De la forêt à la mer on suit un loup singulier, qui ne suit pas la meute, qui reste enfant, qui refuse l’agressivité, qui rêve de liberté dans la solitude, qui rêve de voyage. Alors, un jour, Nemo, c’est son nom dans l’histoire, se laisse distancer par la meute et part voir la mer. Il sera recueilli par un vieux pêcheur, un solitaire, un qui, comme le héros d’Hemingway ne suit pas les mêmes coutumes que ses pairs. Le vieux pêcheur, le loup, « la mer les porte l’un vers l’autre » et ils s’allient et se lancent l’un avec l’autre dans l’infini de la mer, de l’aventure en mer… Le dessin mi-réaliste mi-onirique de Clémentine Pochon épouse la poésie tendre d’Isabelle Wlodarczyk. L’album fera partie de ces livres qui accompagnent longtemps l’enfant à partir de 4/5 ans quand on lui lit et jusqu’à l’aube de la préadolescence quand il sait lire. Peut-être bien un ouvrage qui deviendra un classique de la jeunesse, à la fois par l’intertexte convoqué, la beauté des images, la tendresse des dessins.

 

MARDESSON Emmanuelle, Les Maisons folles de Monsieur Anatole, illustratrice Sarah LOULENDO, L’Agrume, 2023, 32 p., 18€

Voici un magnifique album plein d’ingéniosité graphique, de jeux de mots, d’humour fripon et de gourmandise colorée. Avec Emmanuelle Mardesson et Sarh Loulendo, l’architecture entre dans les préoccupations de l’album de fiction. Le jeune lectorat est invité à visiter onze maisons conçues par Anatole, un architecte de haut vol (c’est un oiseau). Chacune est adaptée à un animal particulier : perroquet, gerbille, ours brun, loup, chat, panthère & léopard, suricate, renard, raton laveur, koala, lion. Toutes ces maisons forment un village pacifique où les différences sont cultivées afin d’enrichir chacun et chacune. C’est que les habitants et habitantes de la maison cristal, de la maison animale, abeille, bouquet, escalier, écailles, coquillage, origami, flottante, koala ou de la maison volante, communiquent entre eux, exerçant des métiers divers pour que la société s’entretienne.

Au fond, cet album est une fable puisqu’elle attribue aux animaux des comportements humains. En revanche, seule la narratrice tient le registre de la parole, au service du héros Anatole dont la venue au village sera l’occasion de la grande fête musicale et en couleur de la fin de l’album. Un livre étourdissant d’inventivité graphique et dont l’écriture à rimes intérieures des textes assure le rythme de la visite éblouie.

 

DAVID François, Le Mime osa, images Henri GALERON, mØtus, 2023, 56 p. 16€50

Le message poétique, comme l’a montré Roman Jakobson, est centré sur lui-même, ouvrant le sens à l’ambiguïté. Dans le poème, les mots invitent à se retourner sur eux-mêmes pour ne pas se tromper de sens : jeu de mot, homophonie, acrostiche et chiffrage voire devinettes à la clé intérieure.

Il y a ambiguïté quand un sens premier est doublé par un autre, un sens second. Or, le texte de François David repose sur ce sens second exprimé par une suite syntagmatique que l’on peut voir comme le dépliement du mot initial recélant le sens premier sous-jacent. L’image explicite d’ailleurs le mot sous-jacent, elle se fait élément d’un imagier imaginaire extraite d’une prose mimétique des signes.

Les scènes imaginées par Henri Galeron représentent des scènes de l’univers verbal, non de l’univers référentiel. Elles se distinguent des peintures surréalistes – auxquelles elles ne manquent pas, d’une certaine façon, à faire penser – en ce que celles-ci représentent des scènes mentales, oniriques, non issues du langage articulé. Les images d’Henri Galeron sont motivées par le jeu de mots du texte, elles fouillent l’ambiguïté qu’il suscite et sur lequel il repose. Illustratives le plus souvent, elles se font parfois interprétatives, pour le plus grand régal des yeux et de la pensée.

Une dernière remarque, explicitant la centration de l’album sur la fonction poétique, consistera à souligner qu’aucune des doubles pages, constituant une unité icono-graphique ou scripto-iconique, aucune des doubles pages, donc, n’a besoin de lever l’équivoque du sens qu’elle porte. Et la raison en est simple : l’album propose au jeune lectorat de gambader allègrement dans l’univers des mots, de leur enchaînement, et de ne surtout pas en sortir. Cette lecture guidée relève du travail d’autoproduction du texte et de co-production de l’image (contrainte, elle, dans une certaine mesure, par le texte). Mime osa est ainsi un recueil de textes en liberté servis par des images captivées qui fraient un chemin dans l’onirisme des mots. Mime osa devient alors une suite de rêves d’un imageur sur les fantaisies d’un vocabuliste.

Philippe Geneste

NB : Sur François David, lire le blog https://lisezjeunessepg.blogspot.com/ du 16 août et du 24 août 2015 

01/10/2023

Une femme poète, une éducatrice, sans autre légende que leur œuvre

DESMET Tania, Marcelle Delpastre, la pastourelle de Chamberet, Limoges, éditions Mon Limousin, 2023, 11 p. 20€

« Il fallait respecter une source. Il fallait la contourner (…)

C’était trop magnifique une source ; c’était le départ de la vie »

Micheline Olive, « Escapades biographiques », dans Espaces, éditions Sémentes, 2011, p.55

 

L’ouvrage est un recueil de textes écrits à partir de souvenirs d’amis et d’amies, de proches par l’intérêt social et littéraire ou bien par la seule voisinance. Tania Desmet, la maitresse d’œuvre de l’ouvrage, accompagne ces dires de campagne par une abondante iconographie photographique qui permet aux lectrices et lecteurs de se représenter au plus près le village de Chamberet, au plus près de ce que fut le milieu de vie de Marcelle Delpastre (1925-1998), agricultrice, poète, ethnologue, folkloriste, écrivain de langue français et de langue occitane. 

Le livre ne se propose pas d’introduire à son œuvre mais à sa biographie. Il se compose de quatre parties (« Les chemins de Chamberet », « Amitiés », « La Vie à Chamberet », « Légendes et croyances ») et d’un épilogue. L’ouvrage nous amène sur les lieux, proposant une traversée de la terre et du pays de Germont où se situe la ferme de Marcelle Delpastre. Ici, les photographies de Tania Desmet sont particulièrement précieuses. Si les première et troisième parties soulignent la prégnance de la langue occitane dans l’univers delpastrien, elles montrent, aussi, l’apport de l’agricultrice poète (elle n’aimait pas le terme poétesse) à la littérature occitane. La quatrième partie souligne l’intérêt de Marcelle Delpastre pour l’ethnologie et les études du folklore, intérêt qui l’a amenée à une œuvre importante en ces deux domaines : étude de légendes, rites, bestiaires etc.

La deuxième partie repose sur des témoignages, soit rapportés par Tamia Desmet soit directement retranscrits ou écrits. Drôle et plein de délicatesse est celui de Micheline Bogé, poignant celui Jean-François Desmoulin-Catonnet, humoristique pour Marcelle Pathier, informatif pour Denise et Pierre, et tous livrent tant de facettes de Marcelle Delpastre, de la femme, de l’amie, de l’agricultrice et poète.

Annie Mas & Philippe Geneste

 

HALIM, La Maison des enfants. Maria Montessori, observer pour apprendre, dessin Caterina ZANDONELLA, Steinkis, 2022, 136 p. 20€

« C’est l’argent qui établit les injustices, même entre hommes et femmes »

Maria Montessori

La vogue des écoles Montessori ne se dément pas depuis une trentaine d’année en France et on peut dire qu’elle est l’objet actuellement d’engagements lucratifs où la recette a remplacé le travail expérimental initial de la première médecin femme d’Italie née en 1870, morte en 1952.  La bande dessinée du scénariste Halim et de la dessinatrice Zandonella tente de revenir aux engagements initiaux de Maria Montessori pour les enfants. Elle exerça d’abord auprès d’enfants « anormaux » avant d’étendre la méthode d’éducation qu’elle expérimentait et mettait au point, aux enfants « normaux ». C’est en 1907 qu’elle ouvre la Casa Bambini. Très vite sa méthode et ses recherches appliquées vont trouver un grand écho dans le milieu de l’éducation émancipatrice et nouvelle. En 1926, elle créera l’association Montessori internationale dont le siège est au Pays-Bas.

L’éducation est l’objet de la part de Montessori d’une anthropologie qui partant de l’enfance envisage les conditions d’un monde de paix. L’idée centrale est que les enfants sont opprimés par des adultes qui pensent pour eux. De plus, Montessori défend une éducation qui laisse l’enfant se développer à son rythme. En revanche, il ne s’agit pas de non directivité car il est de la responsabilité des éducatrices et enseignantes de mettre en place un environnement matériel qui facilite les apprentissages. La conception de ce matériel pédagogique (soit inventé soit intégré à l’école et organisé dans l’espace) est le grand apport de Montessori. Le livre d’Halim et Zandonella le montre bien.

L’auteur et l’autrice attribuent à Montessori la pédagogie coopérative, ce qui est peu compatible avec le socle théorique de la conception montessorienne. Celle-ci repose sur l’innéisme biologique qui explique la place donnée au corps et à la sensation mais aussi conséquemment au jeu. L’éducation doit veiller à laisser libre le développement biologique de l’enfant ce que Montessori nomme l’Hormé. En revanche, elle pose bien comme finalité de l’éducation la marche vers une autonomie individuelle dans les apprentissages, ce que développe justement la bande dessinée. Et, si elle est bien loin de la pédagogie coopérative, le lien se fait à travers le principe de la relation interpersonnelle au sein de l’engagement de l’enfant dans des actions. Il se fait aussi par la critique montessorienne de l’aliénation de l’enfant qui subit l’encasernement dans des écoles aux règlements inappropriés à l’enfance. C’est comme cela que la société fabrique des êtres infériorisés.

Certes, la bande dessinée laisse dans l’ombre la conception des besoins de l’enfant dans une conception innéiste, l’éducation devant servir à la satisfaction des besoins par l’épanouissement du développement biologiquement programmé. Mais la bande dessinée ne cache pas des épisodes ambigus comme lorsqu’en 1924, Mussolini l’éleva au rang de membre d’honneur de l’organisation féministe fasciste italienne. Cependant la centration sur l’enfant et son libre développement allait vite convaincre le pouvoir fasciste d’un malentendu, même s’il chercha à bénéficier de l’aura internationale des expériences éducatives de la médecin et pédagogue. La bande dessinée met bien en lumière les conditions de l’abandon de son enfant à la naissance, enfant avec qui elle travaillera plus tard mais qui resta douze années séparées de sa mère.

Le choix de la dessinatrice de jouer avec le débordement des cases, leur chevauchement, l’utilisation de la matité des couleurs, épouse la centralité du corps et des sensations dans la pédagogie Montessori. L’alternance des pages à dominante de gris et des pages colorées rend compte d’une période historique troublée. Le scénariste a puisé tant du côté de l’histoire de Anne Frank que du roman d’Une Vie dans les bois de Félix Stalten une intertextualité qui installe la biographie du côté de la lutte contre l’antisémitisme. De même, l’autrice et l’auteur identifient le vingtième siècle de Maria Montessori à un siècle de l’enfant, ce qui est pour le moins bien optimiste et faux au vu de la pérennité de la guerre et de l’irrationalisme humain menant la catastrophe planétaire. Or, ce choix a beaucoup à voir avec le triomphe de l’individualisme bourgeois. Or, force est de constater que l’œuvre pionnière de Montessori n’a jamais su se départir de cet individualisme qui permet aujourd’hui à des entreprises éducatives de fleurir en arguant de manière éhontée des recettes Montessori ! C’est éhonté car Montessori était pour une éducation fondée à partir de l’observation de l’enfant et sans cesse réajustée... Ainsi va l’exploitation de la mémoire des œuvres passées. La Maison des enfants, qui, bien qu’en pleine empathie avec son sujet, sait ouvrir des questionnements, évite d’entrer sur le marché où s’agitent ceux et celles qui veulent tirer des dividendes de l’Histoire relue et corrigée.

Philippe Geneste