Anachroniques

28/06/2020

Emmanuelle Figueras une autrice de la littérature destinée à la jeunesse

Figueras Emmanuelle, Terramania. Notre planète vue comme une maison, illustrations de Sarah Tavernier, Alexandre Verhille, Milan, 2018, 48 p. 19€90
Le sous-sol est le centre de la terre, le plancher la croûte terrestre, la salle de bains les océans… la comparaison n’est pas très probante. En revanche, le propos écologique et informationnel est passionnant. Le livre propose au jeune lectorat d’entrer en connaissance avec la planète Terre, avec les dangers qui la menacent, avec les problématiques de l’écologie, de la biodiversité, des écosystèmes. La question de la population (7,5 milliards d’humains, 1,9 millions d’espèces animales dont de nombreuses menacées) est bien abordée. Le livre se propose de donner des exemples pratiques, empruntés à la construction d’une maison par exemple, pour montrer que des solutions existent pour empêcher la catastrophe d’une fin de l’humanité sur Terre. Le propos n’est donc aps décliniste mais volontiers optimiste en arguant de la raison et des progrès d’une science en conscience. C’est un choix qui donne la couleur particulière à ce livre, même s’il y manque, du coup, la question du pouvoir des humains sur leurs propres vies, c’est-à-dire la problématique politique. Il y a d’ailleurs fort à parier qu’à l’avenir, les ouvrages de ce genre se multiplieront en évitant cette question et en s’arrêtant pour son traitement à une idéologie des droits de l’homme et du citoyennisme dont, pourtant, l’impasse est avérée, en matière d’écologie et d’écologie politique. Nous retrouvons dans ce livre l’impensé inhérent au secteur éditorial de la jeunesse (sauf rares exemples) à savoir la question de la lutte des classes dont seule la prise en compte permettrait d’offrir une vision internationale à la question écologique sous l’angle des solutions humaines à l’exploitation de la Terre.
Cette dernière remarque n’enlève rien à l’intérêt du livre qui montre le lien entre les activités humaines et naturelles qui montre bien que la nature est devenue une résultante de l’activité économique et sociale de l’humanité et dont, par conséquent, les problèmes ne peuvent être envisagés qu’en liaison avec le travail productif et social des êtres humains, des pays et des états.

Figueras Emmanuelle, Le Plastique, illustration de Nikol, Milan, 2020, 40 p. 8€90
Voici un très bon documentaire que nous recommandons aux enfants de 9 à 12 ans. Le propos est clair, les illustrations du texte sont efficaces et plaisantes, le papier brillant agréable à la consultation, et la question est bien traversée autant qu’excellemment éclairée : depuis quand le plastique existe ? Avec quoi le fabrique-t-on ? Que fait-on avec le plastique ? Où le trouve-t-on ? Quels pays le fabriquent ? Pourquoi interdit-on les sacs plastiques ? Est-ce vrai qu’il existe un continent de plastique ? Quelle est la durée de vie des différents plastiques ? Est-il recyclable ou décomposable et comment ? Pourquoi est-il dangereux pour la santé ? Pourrait-on vivre sans plastique ?

Figueras Emmanuelle, Secrets de petites bête, illustrations Alexander Vidal,  Milan, 2019, 26 p. 18€
Quel bel ouvrage à nouveau, avec sa jaquette réalisée sous la forme d’un découpage au laser représentant un paysage juxtaposé sur l’image de couverture colorée où volent papillons, abeilles, libellules, où trottinent des fourmis. A l’intérieur, un récit tient en cohérence une multitude d’informations. Belle idée, les auteurs commencent par le monde de la ruche. On poursuit avec l’araignée qui tisse sa toile et y prend au piège un cricket. La dentelle du découpage fait merveille. On suit la ponte d’œufs d’une femelle papillon dans une feuille, œuf avalé par une chenille, une chenille qui se fait chrysalide, la chrysalide qui se transforme en papillon. C’est un machaon, il va vivre deux mois et va à la rencontre d’une femelle qui a attiré son attention.
L’ouvrage quitte alors l’air pour se concentrer sur la terre des fourmis. On les suit dans leur habitat et selon leurs différentes fonctions : ouvrières, soldats, nourrices, architectes.
L’ouvrage nous mène alors à la rivière pour admirer les libellules dans leur chasse aux moustiques, moucherons et papillons. L’illustration nous offre alors l’accouplement et la ponte des œufs dans l’eau.
Le jeune lectorat est aussi invité à rechercher un phasme, insecte à tête, thorax et abdomen, qui se tient immobile au cœur d’un buisson de ronces. La nuit, il se déplace pour grignoter quelques feuillages sous le regard avide d’un hibou.
Comme le précédent ouvrage de Figueras, c’est un album précieux, un cadeau magnifique.

Philippe Geneste

21/06/2020

Racines du racisme aux USA

Bétaucourt Xavier, Perret Olivier, Ils ont tué Léo Frank, couleur Paul Bona, Steinkis, 2020, 112 p. 18€
Atlanta en Géorgie, 1913 : une ouvrière de 14 ans est assassinée après avoir récupéré sa paie dans l’usine de textile où elle travaillait et dirigée par un patron, nordiste, juif, du nom de Léo Frank. Qui l’a tuée ?
L’album s’appuie sur les journaux de l’époque, sur les témoignages, sur les réquisitoires. Autant dire qu’il s’agit d’une fiction réalisée au plus près des événements et dans le plus grand scrupule de la vérité historique. Les couleurs de Bona transcrivent l’atmosphère étouffante dans laquelle cette affaire se déroula. Le récit bénéficie de l’art de la narration journalistique de Bétaucourt autant que du réalisme suggestif des dessins de Perret.
L’enquête bâclée est suivie pas à pas : la fabrication de la haine antisémite de la presse à scandale est dévoilée ; la certitude de Léo Frank que la justice rendra justice et reconnaîtra son innocence est suggérée ; la duplicité de Jim Conley, employé de l’usine, noir, alcoolique, est simplement constatée par le suivi de son audience au tribunal. Curieusement ses élucubrations ne feront pas tiquer le jury ni le juge. Comme on suit l’enquête, ce n’est que parcimonieusement qu’on avance dans la compréhension de ce qui se trame : un verdict raciste, dans une Amérique raciste où Lynch reste un héros. Le 17 août 1915, la population menée par les notables locaux arrachera Léo Frank de sa prison et le lynchera.
L’album montre comment la ségrégation raciale, le ressentiment des sudistes à l’égard des nordistes, se muent en convictions individuelles irrationnelles jusqu’au fanatisme antisémite. Ce dernier n’est pas construit comme notion, mais imposé comme sentiment et c’est sur ce sentiment exprimé par la foule que les éditorialistes racistes tirent justification de leurs menées antisémites. Dans cet acte de violence du lynchage, on peut lire l’affirmation, par les notables locaux, de leur autorité auprès de leurs subordonnés et administrés et, du côté du peuple, un assujettissement à l’ordre hiérarchique. Trois mois après l’assassinat de Léo Frank, le Ku Klux Klan renaissait de ses cendres. Á son apogée en 1920, il comptait 5 millions de membres.
L’ouvrage rappelle tout cela et se clôt sur une double page qui réunit les protagonistes, une autre qui présente quelques photographies, enfin sur un dossier qui met en regard l’affaire Franck avec les événements de Charlottesville du 12 août 2017. Les événements de Minneapolis s’éclairent aussi avec cette plongée dans l’histoire du racisme aux USA.

Philippe Geneste

14/06/2020

Ce qui se dit dans ce qui passe

Martin Jean-Claude, Vies patinées, illustrations de Claudine Goux, préface de Hervé Bougel, Bruxelles, Les Carnets du Dessert de Lune, 2019, 91 p. 14€
Constats d’espace
Vivre, c’est interroger le réel que nous impose notre compréhension du territoire de notre vie. L’humain n’est peut-être pas le suzerain d’un lieu de vie qu’il croit sien. C’est plutôt un errant, un passager, celui qui passe ; c’est surtout un être de rencontre qui prend de l’autre et des autres le témoin qu’il porte pour tracer sa propre course.
Tous les portraits de personnes ou d’animaux dessinés par Claudine Goux comportent des chemins de traits, des circulations de motifs, des imbrications de contraires, des mosaïques de parcours,
Vies patinées, est donc le recueil des vies réelles brusquées ou non par l’existence, et manipulées par elle sans ménagement, parfois jusqu’au désespoir qui façonne le paysage intérieur :
« Pousser les jours devant soi, comme détritus au caniveau ».
Et c’est aussi l’illusion des vies lisses, isolées les unes des autres condamnées alors à ne jamais rien arborer que l’étendard des standards des moralisateurs du réussir sa vie. C’est que dans une société de la tyrannie des apparences, la vie est vitrine, alors que le poète plonge dans les ressorts du vivre, pour suivre une autre spatialisation, une autre représentation des choses et des êtres.
Contacts temporels
Si la vie est espace, elle est aussi du temps, mais point tant celui qui élargit ses frontières au fil augmenté de l’âge, que le temps de l’instant. L’être humain porte son futur et son passé dans l’instant. Le poète en appelle aux mots, aux discours, bref au langage -celui intérieur où nous jouons nos représentations et celui extérieur qui investit le dialogue-, comme ce par quoi l’humain donne vie à sa vie « à tout instant et en un instant »[1] : « Le sensible du sentir ne saurait aboutir au sens qu’à la faveur d’un monde de signes, qui ouvre chaque individu (…) au champ d’altérité »[2].
C’est donc à travers l’espace de sa langue que l’humain habite le monde. Le dessin de Claudine Goux page 22 explicite le signe comme port et transport de la personne. C’est dans la langue, sur « la plage de temps »[3] que chacun s’initie au temps, que se façonne l’Histoire et que chacun tisse la sienne. La poésie permet d’entrer dans cette suspension qui peut engendrer le suspens de la vie. Mais il y faut haute patience. Il y faut œuvrer à contre-courant de l’ère de la vitesse qui fracasse le rapport humain au temps. Car l’homme contemporain vit tout urgemment, courant après le temps, luttant, évidemment déceptivement, contre lui.
Du coup, l’espace de l’instant se refusant à lui, l’humain se trouve emporté par le temps qui vient, n’ayant plus que l’accumulation des souvenirs et conséquemment, l’affaiblissement de l’espoir. La hantise des morts signale la brisure de l’instant et le débordement du trop-plein des souvenirs.
S’en référer à une promesse commune
Le verbe en liberté de Jean-Claude Martin s’affranchit des sujets et se nourrit de la vie personnelle et de la société où le poète se meut. Le cheminement alors prévaut sur la destination ou plutôt, il la pré-figure en écartant la prévision qui fige et réifie. La vie est dans ce qui se passe, se patine en saisissant ce qui se dit dans ce qui passe. Elle est pour le sujet une promesse participative, elle est une recherche de convenance entre le réel et le subjectif, elle est l’approfondissement têtu de l’intimité garante de l’extension amplifiée de l’espace extérieur offert à la personne : se trouver au monde, c’est se trouver soi-même :
« en refermant l’armoire, tu te prends à penser que toi aussi on ne t’a peut-être jamais ouvert »
et
« ces livres auxquels tu n’as pas donné vie, est-ce toi-même que tu n’as pas lu ? »
Accepter de quérir la suspension s’est s’opposer à la course mortifère au temps dans laquelle se délecte notre contemporanéité, c’est se réapproprier les saisons, les événements naturels, les surprises, les instants … ce qui n’est pas sans rappeler le Rimbaud des Derniers vers qui écrivait en mai 1872 :
« Elle est retrouvée.
Quoi ? L’éternité
C’est la mer allée
Avec le soleil »
Parce que l’instant est passage ; parce que l’intériorité y rencontre l’extériorité, parce que le symbole appelle le symbolisé : « Quelle vitre nous protège du ciel ? ». L’enjeu serait donc de se réapproprier l’instant. Or la vie contemporaine le fétichise, le prive de sa dynamique propre, de ce mouvement qui le constitue, le traverse, où ce qui vient et ce qui fuit se nouent pour réaliser ce qui est. Dans l’instant réifié, tout est donné à voir ; or, nous dit le recueil Vies patinées, c’est là une « Illusion de survie ». En effet,
« Le jour s’en va, la nuit s’en vient » ;
cet énoncé prouve que ce qu’on croit voir est ce qui est donné à concevoir. Comment opérer cette réappropriation de l’instant ? La poésie est une voie qui offre à prendre un univers verbal immédiat. La poésie est faite de mots disait Mallarmé avec Valéry, donc de la sensation qui émane de leur lecture, de leurs agencements sur la page, entre les pages, de ce qui se soulève aussi d’entre les mots.
En brisant le fétichisme individualiste de l’instant, en permettant au mouvement qui le constitue de s’accomplir, l’humain se trouve traversé par le cosmos qui le constitue, d’où il vient, dont il s’extrait en tant que personne :
« Bientôt la tempête fut si forte que je crus devenir le vent, le sable, l’océan. Tout. Rien du tout… »
Alors, la personne cesse d’occuper son temps, cesse de passer du temps, elle l’accueille. Elle ne cherche pas à remplir son temps. Elle ne cherche donc pas l’air du temps, mais elle laisse le temps venir à elle, elle le fait sien, le configure, pour mieux elle-même se conjuguer avec les autres. Et c’est pourquoi ce qu’on a voulu faire ne s’atteint jamais, mais s’approche, ce pourquoi le poète est dans l’approche
« De quoi est-il mort ? D’un rêve généralisé ».
Philippe Geneste



[1] Jacob, André, « Du Cogito à l’instant du loquor », Degrés, n°143-144, automne-hiver 2010, o-1/o-19, p.o-8
[2] Jacob, André, « Du Cogito à l’instant du loquor », Degrés, n°143-144, automne-hiver 2010, o-1/o-19, p.o-6
[3] Martin Jean-Claude, Vies patinées, illustrations de Claudine Goux, préface de Hervé Bougel, Bruxelles, Les Carnets du Dessert de Lune, 2019, 91 p. – p.21

07/06/2020

Effacer l’ijime

Heurtier Annelise, Chère Fubuki Kataba, Casterman, 2019, 309 p. 14€90
« Le clou qui dépasse appelle le marteau »
proverbe japonais
L’intelligence de ce roman est de présenter la problématique du harcèlement en lien avec le contexte social et étroitement dépendant des modalités des relations humaines qu’entraînent les traditions  et les stéréotypes sociaux, de comportement comme de langage : « L’inconnu n’était jamais le bienvenu. Alors pour l’éviter, on sanglait le quotidien dans quantité de procédures de précautions variées » (p.16). Le point de vue que va épouser le lectorat est celui de l’adolescente harcelée.
Cette dimension fait l’objet d’un traitement dans la composition du livre, à travers des courriers professionnels égrenés tout au long du récit et dont le lecteur ne comprend la présence et la fonction que vers la toute fin de l’histoire.
Emi, l’adolescente harcelée est victime. Le jeu de la harceleuse et de ses comparses exacerbe son sentiment d’infériorité qui ne tarde pas à se muer en culpabilité : « Peut-être n’avait-elle que ce qu’elle méritait » (32) ; « Être victime est humiliant. On ne l’est pas par hasard, tu ne crois pas ? » (32). La honte imprègne alors le quotidien de la victime, en lien avec l’ijime - nom japonais du harcèlement dont le fondement est l’idéologie individualiste exacerbée. Le roman d’Annelise Heurtier vient ici pointer du doigt la nécessaire interrogation à mener sur le mode de vie. Si chacun est responsable de soi (« Être heureux ou malheureux était avant tout une question de perception, non ? » (39)), chacun dépend de ce qui contraint sa socialité.
Le livre interroge, aussi, la dimension spatiale du harcèlement. Cette dimension spatiale est importante car Emi fuit la réalité parce qu’elle n’a pas la force de l’affronter, parce qu’elle lui est trop dure à vivre. Une fuite est une tentative de sortie de l’espace social.
Le livre établit aussi un parallèle entre la « souillure » personnelle ressentie par la jeune fille et celle jetée en opprobre sur des catégories sociales. Au début du roman, Emi est à côté de Kiko. Celle-ci sera chassée de la classe à cause la filiation de sa famille avec les burakumins (descendants de bouchers, de tanneurs, de croque-morts déclarés impurs ; c’est eux qui ont fourni le gros du contingent des nettoyeurs de la centrale de Fukushima dévastée…).  L’exclusion d’une élève d’un groupe est alors reliée à son appartenance sociale, à une dimension qui dépasse la dimension psychologique. Le récit en vient à interroger les représentations sociales qui déforment les expériences humaines. C’est une invitation faite au lecteur de transposer l’histoire à la sienne propre, de le faire réfléchir, si on veut, mais sans jamais quitter la fiction. L’amitié, qui, au Japon, peut faire l’objet d’un enjeu économique, entrepreneurial, chosifie la relation humaine en un commerce des affections : on appelle les amis professionnels des katana, même nom que pour professeur ou coach (211). .
Dans le roman d’Annelise Heurtier, le thème central de l’amitié souligne que pour surmonter positivement le sentiment d’infériorité, Emi va devoir accéder au sentiment de communauté. Être en accord avec soi, c’est trouver les accords avec les autres, avec un autre. C’est la condition pour ne plus intégrer l’humiliation. Bien sûr, la harceleuse empêche cette réalisation, et elle imprègne tout l’univers d’Emi bien au-delà du lycée. C’est parce qu’on suit la prise de conscience d’Emi de ce processus qui l’accable, qu’une charge contre l’égoïsme lié à l’individualisme est présente dans Chère Fubuki Katana.
Elle est d’autant plus présente que le roman articule le besoin d’amitié et l’amitié réelle qui se noue entre Hana et Emi avec l’exploitation économique de l’amitié : « Une amie de location », « De l’argent. Une entreprise. Un contrat » (258). L’univers de l’économie fait se côtoyer le virtuel et le réel. Annelise Heurtier retrouve dans cette œuvre le thème du simulacre, thème cher à Philip K. Dick comme à la série Black Miror. Le simulacre est payant de nos jours, plus encore qu’à l’époque où K. Dick confectionnait son œuvre visionnaire. Aujourd’hui, le simulacre se donne comme réel antidote à la peur du réel. C’est ainsi que le capitalisme phagocyte la psychologie des êtres sur la terre pour les détourner de voir son monde d’exploitation : tu te loues, tu te vends, donc tu es ; tu achètes donc tu es.

Philippe Geneste