Anachroniques

09/11/2025

Légende et fiction documentaire en bande dessinée

FERRY Luc (conception), BRUNEAU Clotilde (scénario), Tristan et Iseult 1/5 Le Château de Tintagel, POLI Didier (direction artistique), BAIGUERA Giuseppe, SMULKOWSKI (couleurs), GRELLA Paolo (couverture), Glénat, 2025, 56 p. ; FERRY Luc (conception), BRUNEAU Clotilde (scénario), Tristan et Iseult 2/5 La Blessure du Morholt, POLI Didier (direction artistique), BAIGUERA Giuseppe, SMULKOWSKI (couleurs), GRELLA Paolo (couverture), Glénat, 2025, 48 p.

Un grand soin est apporté à cette adaptation du récit de Tristan et Iseult. Dans une postface nourrie, Luc Ferry explique le choix pris de partir de l’édition de 1972 de René Louis et non de celle de Bédier « réalisée entre 1900 et 1905), la plus couramment utilisée, mais qui souffre de travers moraux étrangers à la légende dont on connaît les premières traces écrites au XIIème siècle. La version en bande dessinée proposée est donc une reconstruction à partir d’une autre reconstruction, mais elle s’enrichit de la connaissance des textes de Béroul et de l’Anglo-Normand Thomas qui écrivaient entre 1150 et 1190 (on cite généralement 1160 pour la version en vers de Thomas, et 1180 pour celle de Béroul, mais d’autres dates sont avancées). Enfin, il existe d’autres versions dont parle la postface.

Le premier tome conte la naissance douloureuse de Tristan, Blanchefleur, sa mère mourant en couche. Le père, le roi Rivalen du Duché de Léon en Bretagne, appelle son fils Tristan, où se reconnaît le mot tristesse car dit-il « Tristan portera en lui l’amour de sa mère, mais aussi la souffrance de sa perte ». Le nom synthétise la mort qui donne la vie et le futur sombre d’un amour confronté à la mort et qui en triomphera, pourtant, en s’unissant au-delà d’elle. Le défi des créatrices et créateurs est ici de donner toute son épaisseur au personnage, en le suivant dans son apprentissage de souverain et de chevalier sous l’enseignement bienveillant de l’écuyer du roi Rivalen, Gorneval. Puis on assiste à la fuite de Tristan, après l’assassinat de son père. Il se réfugie chez son oncle, le roi Mark, en Cornouaille.

Le second volume commence avec le combat contre le Morholt. Les vocabulaires de l’action héroïque, de l’exploit, de la traitrise et du merveilleux, investissent ce second tome. Pour le plus grand confort de lecture l’archaïsme du vocabulaire et de certains tours syntaxiques, un art de la sentence, organisent une distance avec l’histoire permettant au charme de la légende d’opérer. Ce volume fait une grande place aux barons félons, pourtant loyaux au roi Marc. À la fin, le roi Marc croit se soustraire à l’insistance des barons qui souhaitent qu’il prenne femme pour avoir un enfant, ce qui éliminerait Tristan du trône que lui a réservé ce roi à sa mort, en disant qu’il épouserait la femme portant le cheveu qu’un oiseau lui a apporté… Mais Tristan, qui a reconnu un cheveu d’Iseult, se propose pour l’aller quérir…

 

ADRIANSEN Sophie, Outre Mères. Le scandale des avortements forcés à La Réunion, illustrations ANJALE, Vuibert, 2023, 208 p. 24€90

Cette bande dessinée est le résultat d’un travail documentaire exceptionnellement rigoureux, auquel l’éditeur rend hommage avec une chronologie précise et une bibliographie fouillée.

La dynamique du récit tient au montage alterné des années 1970 et 1971 à La Réunion et dans la métropole française, à Paris. À Paris, le gouvernement criminalise les femmes ayant avorté ainsi que toutes celles et ceux qui les ont aidées. Le mouvement féministe se bat contre ce pouvoir patriarcal, multipliant les manifestations originales et pointant du doigt l’hypocrisie du pouvoir.

Alors qu’en France, la propagande nataliste de Debré se poursuit à l’identique des premières années de la cinquième République, à la Réunion, dont Michel Debré fut le député à plusieurs reprises (mai 1963-février 1966 ; avril/mai 1967-juillet/août 1968 ; avril 1973-avril 1978 ; avril 1978-mai 1981 ; juillet 1981-avril 1986 et avril 1986-mai 1988) un gros bonnet, avec la complicité des plus hautes autorités gaullistes, chapeaute des médecins qui pratiquent la stérilisation forcée des femmes non blanches et issues des milieux populaires. C’est le combat de femmes, de leur famille et de médecins généralistes intègres, contre ces commerçants des corps, ces notables de l’île pratiquant l’idéologie eugéniste développée aux États-Unis d’Amérique à l’encontre des femmes noires dès le début du vingtième siècle, et sur les deniers de la conquête ouvrière de la Sécurité Sociale. Le montage alterné télescope une parole du pouvoir anticonceptionnelle et anti-avortement en France à la parole du même pouvoir, via des montages louches et en faveur de la médecine privée, en faveur de la stérilisation forcée.

Le 24 février 1971 le procès en appel des docteurs Ladjadj, Valentini (anesthésiste), Leproux, Lehman, de l’infirmier Covindi et l’homme d’affaire, membre du Conseil Général de La Réunion, David Moreau, clôture le scandale des cliniques privées de Saint-Benoît (dont le propriétaire est Moreau) et Sainte-Clotilde. Moreau échappe à toute condamnation, Ladjadj et Covindi sont condamnés à la prison avec sursis, les autres médecins sont relaxés au bénéfice du doute ! Les plaignantes sont déboutées et doivent s’acquitter des frais de justice…

Ce même mois de février 1971, à l’initiative de Simone de Beauvoir paraît, dans Le Nouvel Observateur, le manifeste signé de 343 femmes déclarant avoir avorté, dans le but de forcer le pouvoir à légaliser l’avortement et à élargir la contraception.

On connaissait le trafic d’enfants créoles pratiqué par le pouvoir républicain à l’encontre des familles réunionnaises non blanches, l’épisode de la stérilisation forcée, par un cénacle de médecins et hommes d’affaires (Ladjadj et Moreau) eugénistes et raciste, ne l’était pas. Il a fallu l’enquête poussée de Sophie Adriansen pour la rendre accessible au grand public. La bande dessinée est épurée, favorisant la dynamique dramatique par une majorité de plans moyens, rapprochés, qui plongent le lectorat au cœur des sentiments éprouvés et des moments de décision de chacun et chacune.

Cette bande dessinée allie l’intelligence d’un scénario de fiction à l’exactitude documentaire, en étant servie par un art du dessin qui vise la simplicité et l’efficacité pour la représentation des faits racontés. Un chef d’œuvre de la fiction documentaire à proposer aux adolescentes et adolescents, jeunes adultes et adultes.

Philippe Geneste

 


02/11/2025

Chaque histoire à inventer, à vue d’œil

WU Hugo, Leur Regard, illustrations Pei-Hsiu CHEN, CotCotCot éditions, 2025, 44 p. 16€50

Hugo Wu écrit un texte gigogne où il tente d’approcher la relation spontanée des enfants au monde. C’est à la fois une apologie du regard naïf au sens étymologique : qui naît au monde. La culture occidentale a dérivé de ce sens l’idée de la pureté contre, par conséquent, l’impureté du regard construit par les règles esthétiques et éthiques de la vision. L’adjectif possessif « Leur » du titre marque la distance entre le regard enfantin et celui des adultes, et inscrit l’album dans la dichotomie du eux et nous.

Voilà qui n’est pas commun. Leur Regard serait alors un album pour les adultes bien plus que pour les enfants, même si ceux-ci y trouveront plus que leur compte et même si, de par le média de l’édition CotCotCot il s’adresse à eux. Leur Regard souligne combien le genre de l’album défie les frontières du répertitoire lectoral et sa hiérarchie liée aux âges de la vie. Hugo Wu transgresse ce compartimentage des âges de lecture en articulant la simplicité du texte avec une structure narrative qui repose sur des choix syntaxiques précis. En effet, les seize premières pages rassemblent huit phrases réparties chacune sur deux lignes, sauf la huitième, sur trois. Il s’agit donc de phrases courtes. La syntaxe emprunte à la langue orale : les sept premières reposent sur une topicalisation suivie de l’assertion qui l’informe. Le segment phrastique topicalisé est le champ d’application du prédicat : par exemple, dans

« Aux yeux de l’univers,

La Terre est encore toute neuve. »,

le segment topicalisé, « Aux yeux de l’univers » concentre l’apport du rhème ou prédicat « est encore toute neuve ». L’essentiel n’est donc pas dans le sujet grammatical (« la Terre ») mais dans le prédicat. Il faut disloquer l’ordre des choses pour mieux comprendre celles-ci. Ce pas de côté par rapport à l’ordre canonique est une première indication du devoir de désaccoutumance qu’ont à faire les adultes avec les normes qui régissent leur observation et leur contemplation de ce qui les entoure. La huitième phrase pose une question et y répond, c’est la seule de ces huit premières à comporter deux propositions. Mais là encore, la forme interrogative signale l’attitude relationnelle enfantine au monde, qu’il s’agit de re-trouver : questionner le monde, et user du langage comme d’un outil d’exploration et de -vélation. Toute phrase, tout énoncé, au fond, est une interrogation qui livre sa réponse. L’adulte ne saisit que la réponse, masque la question ou l’élide, l’omet, l’oublie ; l’enfant, lui, la conserve, la cultive, l’entoure de tous les soins de ses sens et du sens qu’elle peut -véler.

Et là intervient, dans la structure de l’album, une suite de doubles pages (trois en tout) où Pei-Hsiu Chen laisse libre cours à l’imagination graphique, jouant toujours exclusivement de deux couleurs, dans des planches à l’allure de sérigraphie, créations à l’ordinateurs supportant des aquarelles voire des collages. Ce n’est qu’après ce voyage en cet imaginaire imprégné des propos précédents que le texte reprend, mais cette fois-ci sous la forme d’une phrase complexe qui court sur sept pages. Puis c’est la clôture de l’album avec une phrase simple, qui ménage un effet de dislocation sur le complément, sans topicalisation mais par antéposition et mise en relief de l’adverbe « Alors ». Le dernier mot est choisi pour souligner la structure, « nouveau » c’est-à-dire que « aux yeux des enfants… tout est encore nouveau ». Les points de suspension semblent signifier l’invitation faite aux adultes de réussir, dans leur relation au monde, la transgression des âges.

 

CHEVEAU Sarah, Nuit de chance, éditions La Partie, 2023, 72 p. 20€

Voici un album rare. Il est épais, entièrement conçu au charbon de bois avec une multitude d’outils fabriqués main par l’artiste et que trois doubles pages présentent, à la manière de ces tiroirs que l’on tire au Museum d’Histoire Naturelle. Ces doubles pages sont suivies par deux autres consacrées au nuancier de bois brûlés, l’autrice donnant un nom d’arbuste ou d’arbre à chaque élément. Histoire naturelle, peinture, les deux références de l’artiste sont posées en cette fin d’ouvrage. S’y ajoutent, toutefois, et pour le souvenir, des notes graphiques silhouettant les feuilles des végétaux convoqués, elles aussi dessinées par des bois brûlés.

Quant à l’histoire, elle repose sur la vue, tout simplement, mise en abyme de la lecture. Il s’agit à chaque fois de faire se dégager de la forêt représentée et graphiée, des silhouettes qui avancent vers celle d’un sanglier onirique qui emporte au final un petit garçon, figure allégorique du jeune lecteur ou de la jeune lectrice, vers une histoire à inventer.

Philippe Geneste

 

26/10/2025

Pour les petits

SERVANT Servant, Esprits d’enfance, WISNIEWSKI Gaya, rouergue, 2025, 144 p. 17€50

à Élisabeth Bing et Bruno Duborgel

Voici un livre pour les petits lecteurs, les enfants de l’école primaire. C’est un livre magnifique, édité avec grand soin, une couverture en relief, une grande abondance d’illustrations en couleurs directement accessibles aux enfants. Le travail à la peinture et, sauf erreur de notre part, au fusain, épouse étroitement la thématique du livre. La succession des illustrations liées à la maison de la grand-mère suscite une narration renforçant l’unité du propos et portant le personnage narrateur Esteban et sa petite sœur, personnage illustratrice Gayouchka, au rang de piliers d’un récit cohérent.

L’objet du livre est d’évoquer vingt-et-une créatures que tout un chacun a pu créer au cours de sa vie, soit dans une situation de peur, d’angoisse, d’exaltation, d’élan vers l’autre, de tristesse, de comique en société, etc. Les auteurs du livre défendent ce droit à imaginer, comme un droit à vivre et de vivre en paix avec ses rêves. L’ouvrage évoque des esprits tous associés à quelque génie, celui de la baignoire, du jeu du feu, de l’invisible, de l’humeur, de la créativité, des prédictions du goût, de la raison etc.

Phénoménisme, animisme, magie, sont présents puisqu’ils gouvernent la représentation du monde des enfants. Car le livre est un appel à libérer l’enfance, il est une défense de l’imaginaire, une exhortation faite à la société pour qu’elle retrouve ses esprits et cesse de mécaniser les rapports humains, de les médier par des écrans, des activités programmées et planifiées ; L’esprit n’est libre que s’il sait vagabonder, que s’il en a l’opportunité. Alors, l’enfant s’attarde aux choses minuscules, aux faits banals, aux êtres qui passent, aux rencontrent que se font. La production imaginaire devient une offrande à la vie humaine, à soi comme aux autres et accueillir les créations enfantines devient un enjeu de socialisation pénétrée de respect.

Vibrant à l’onirisme, au rêve, à la fantaisie, à la fabulation, l’esprit enfantin joue l’accordeur des sentiments, des émotions, des réflexions. Laisser libre l’enfant dans cette conquête du continent imaginaire pour qu’il sache dans sa vie nouer les liens avec l’au-delà des apparences, celles des cœurs, des corps, des situations, des objets.

Le livre suppose que l’enfant ensemence le monde de figures, que l’expérience a suscité au cœur de sa mentalité. Et l’enfant, qui rêve, les organise en mythes personnels. Il se crée un cabinet des curiosités fabulées dont les chuchoteurs d’histoires, les crapauds de Bonaventure, boud’bois, l’ombre des toilettes, les charivaris, le lapin blanc, la vieille maison, le dessin-ciel, l’arbre qui pleure, le placard grinçant, soukapat, croque-chaussette, doudou… sont les visiteurs et visiteuses, actrices et acteurs dans un bal à rêves.

L’harmonie de cet univers est si fragile que le livre de Stéphane Servant et Gaya Wisniewski tourne au manifeste pour l’imaginaire contre les tendances de notre société à le subordonner au préfabriqué, à le conditionner à des marchandises, à l’exténuer dans la reproduction de clichés, à le diluer dans l’ornementation démotivée, à le déraciner de son terreau d’enfance pour le planifier par des programmes pour la jeunesse. Esprits d’enfance est une invitation passionnée faite aux enfants pour qu’ils explorent leur imaginaire, prospectent dans les recoins de leurs inventions mentales, acceptent les lois des rêves, rencontrent l’inexprimé de leur corps et de leur esprit. L’humain se prépare dans cet accordage de l’enfant à son imaginaire. La faculté de connaissance s’y construit, y puise aussi de son pouvoir. Le travail de l’imaginaire mène le petit d’homme vers le monde et vers sa personne, tâche éducative qu’il conviendrait de prendre au sérieux, c’est-à-dire de ne pas enfermer le connaître dans des grilles de compétences.

« Renseigner l’homme sur lui-même constitue, dès l’enfance, une tâche éducative par excellence » disait Bruno Duborgel (1), Esprits d’enfance en propose une voie réalisatrice.

Philippe Geneste

(1) Doborgel, Bruno, Imaginaire et pédagogie, de l’iconoclasme scolaire à la culture des songes, préface de Gilbert Durand, Paris, le sourire qui mord, 1983, 480 p. – p.419.

 

19/10/2025

Au cœur des voix, une empreinte de l’enfance

RESTE DE ROCA, Michèle-Alex, Lily au pensionnat de la Légion d’honneur ou l’art de la soumission, L’Harmattan, 2025, 120 p. 14€

« Le miroir ne vise pas à narrer, mais plutôt à déployer intelligiblement une représentation des choses, ou du sujet qui les connaît, tout en ménageant la possibilité de renvois d’un lieu en un autre, et celle d’ajouts dans les lieux déjà parcourus. »

Michel Beaujour, Miroir d’encre. Rhétorique de l’autoportrait, Paris, Le Seuil, 1980, 377 p. – p.31.

L’ouvrage paraît dans la collection « Graveurs de Mémoire » où des récits personnels côtoient des témoignages. Lily au pensionnat de la Légion d'honneur est un récit à teneur autobiographique où l’autrice raconte ses années de pensionnat dans une maison d’éducation des Demoiselles de la légion d’honneur. Cette institution fondée en 1805 par Napoléon Bonaparte, accueille, certes en priorité, des enfants de militaires, mais aussi orphelins placés là par leurs parents. C’est la mère de Michèle-Alex Reste de Broca, afin de pouvoir vivre sa vie librement qui l’a inscrite, ainsi que sa sœur. Le livre s’apparente donc à un témoignage mais l’autrice se détourne du genre en empruntant celui de l’autobiographie à la troisième personne. En effet, la narratrice raconte l’histoire de Lily pensionnaire. Ce n’est pas une nouveauté que de lire une autobiographie à la troisième personne, on connaît celle du grand écrivain suédois Harry Martinson, Même les Orties fleurissent qui repose sur un passage de la troisième personne à la première. Toutefois, Michèle-Alex Reste de Roca compose son récit autour de trois voix et d’une voix non identifiée :

- La première voix est celle de la narratrice principale. L’histoire est ici celle de Lily, vue à distance par l’autrice. La fiction littéraire autorise ce dédoublement. Il est en effet probable que la prudence narrative choisie corresponde à une recherche de liberté pour pouvoir organiser les faits mémoriels sans la contrainte de la certitude. Cette première voix narrative œuvre par licence avec le souvenir. Elle est la voix principale en ce qu’elle couvre le plus grand nombre de pages et surtout répond directement au titre. Il s’agit d’une narratrice omnisciente qui décrit, raconte, précise.

- Signalée par les italiques, la seconde voix est toujours celle de la narratrice principale mais elle s’appuie, cette fois, sur la vie antérieure à la maison d’éducation de la Légion d’honneur. Cette voix rassemble les souvenirs et faits mémoriels heureux vécus par l’enfant encore non s éparée de sa famille. Une enfant rêveuse qui aime la nature et s’y fond. Ces passages, second en importance d’ordre de pages concernées, donnent corps aux échappées de la jeune pensionnaire en son for intérieur. Car celle-ci s’ennuie dans son nouvel état, où tout, des exercices religieux quotidiens à la discipline générale, concourt à soumettre les jeunes filles à l’ordre militaro-patriarcal dispensé par les femmes dirigeantes et éducatrices. Cette seconde voix est celle de la narratrice participante, celle détentrice de la mémoire globale de Lily mais encore confondue avec la jeune fille. C’est la narratrice du passé de la première enfance.

- Signalée par les italiques gras, et l’annonce titrée « Les mots de la vieille », la troisième voix est encore celle de la narratrice principale mais qui se confond, cette fois-ci, avec l’autrice et qui dialogue avec Lily, c’est-à-dire elle-même, dans de brefs passages inclus dans ou après le texte soit de la première soit de la seconde voix. Ce n’est que quand intervient cette troisième voix que l’interlocution subjective fait son apparition. Ces passages interpellent Lily, à la seconde personne, c’est donc bien qu’une première personne lui parle. Cette première personne est celle de l’autrice qui l’interpelle, et avec qui Lily plonge dans un examen de conscience de ses états d’âme ou de pensée du moment.

- La quatrième voix, moins présente, est signalée par des italiques. On la trouve à la page 23 avec la précision générique « témoignage » puis aux pages 45-46 dans un texte informatif rejeté par parenthèses à la fin d’un chapitre. Cette quatrième voix raconte l’organisation de la Maison d’éducation du temps de sa première instigatrice, madame Campan. On retrouve cette voix-là page 37, en appendice et entre parenthèses d’un récit de la seconde voix.

Aux quatre voix correspondent quatre types de discours :

- à la première se raconte le récit au présent de la vie au pensionnat. La troisième personne apporte une objectivation des faits qui se mélangent, avec le présent, à la subjectivation de leur ressentiment par Lily. 

- à la seconde correspond au récit de vie mémoriel, avec un style plus ouateux, doux, parfois s’appuyant sur les temps au passé parfois sur les temps du présent.

- à la troisième correspond une prose poétique combattante, enlevée et lourde de la révolte accumulée par les brimades subies. Avec cette voix, on sort du récit pour rejoindre le commentaire mais par le rythme, les sensations, les sentiments, les émotions nourries de toute une expérience.

- à la quatrième correspond le texte informatif.

La première et la seconde voix épousent la vie affective et sensitive de Lily : sensation que chaque jour recommence le précédent, plongée libératrice vers les « origines » c’est-à-dire l’enfance heureuse en Dordogne. La troisième voix scande la nécessité d’ouvrir des perspectives dans cette vie, pour briser le carcan des interdits, de l’instruction à la tristesse.

Cette composition de l’entrelacement des récits et du nuancement de la charge dialogale de la voix narrative a pour effet de briser la chronologie, ce qui déstabiliserait le texte s’il s’était annoncé comme une autobiographie. En revanche, le personnage de Lily permet à l’autrice et narratrice de prendre en main un moment de son histoire à la manière d’un autoportrait. S’y ajoute, en sous-jacence profonde, une référence à Rousseau, celui des Confessions, en cela que Lily au pensionnat de la Légion d'honneur est une protestation contre une Maison d’éducation qui contraint les corps (le passage sur les règles des jeunes filles est éloquent à cet égard), cultive l’hypocrisie au nom de la bonté sociale d’État, aliène les cerveaux par l’éducation religieuse (ce qui surprend dans l’institution d’un État laïque) et disciplinaire. Ode à l’imagination, à la rêverie, à la contemplation, l’autoportrait de Michèle-Alex Reste de Roca est une dénonciation de l’éducation comprise comme inculcation de la soumission. Elle est aussi motivée par une volonté de résister à l’écroulement du temps pour se réapproprier dans leur vérité les chapitres temporels de sa vie. En paraphrasant Sophie Mijolla, disons qu’écrire son autoportrait c’est survivre à son passé, y re-passer pour le dé-passer sans l’étriquer dans une cohérence a posteriori de sa personne, sans le faire servir à l’édification d’une destinée gravée dans le marbre de l’origine. Dans Lily au pensionnat de la Légion d'honneur, le fourmillement des voix et la pluralité des types de racontage épousent le vivant de l’existence non sa rééducation en un tout ordonné et à jamais fixé, de la naissance à la mort. Le travail mémoriel de l’autoportrait de Michèle-Alex Reste de Roca confinerait alors à se nourrir du kaléidoscope de sa vie pour objectiver ses choix et son être présents, sans s’inscrire dans une éternité du toujours déjà là ni de l’immobilité de sa personne : un sur-passement de soi, en quelque sorte, contre toutes les mauvaises fois.

En ces temps de régression sociale et de militarisation des esprits, voilà une lecture salutaire, vivante et généreusement littéraire.

Philippe Geneste

12/10/2025

La littérature contre ce qui broie

FONTENAILLE Élise, Julien de la Révolte, rouergue, 2025, 93 p., 11€50

Élise Fontenaille œuvre aux confins du nouveau journalisme et du récit de reportage, tissant des histoires vraies dans l’étoffe de la fiction, puisant dans la distance dont la littérature irrigue le réel le poids des argumentations sociales qui s’affrontent, des comportements humains qui se confrontent, des visées politiques, écologiques qui s’entrechoquent.

Le 20 mai 2017, à Sailly, en Saône et Loire, en plein cœur du Bourgonnais, un agriculteur de 37 ans est assassiné par les gendarmes. Son délit : questionner l’obsession de la traçabilité du bétail et la lutte contre l’agro-business qui empoisonne les terres, pressure les paysans, fait régner la terreur dans les campagnes à l’encontre des récalcitrants. Jérôme Laronze en est un, puisqu’il pratique l’agriculture biologique contre tous les dogmes de la FNSEA et de tous les gouvernements qui la couvrent. Les services de la mal nommée Direction Départementale de la Protection de la Population (DDPP) traquent les bêtes de son troupeau, accusent l’agriculteur, désormais porte-parole de la Confédération paysanne du département, de ne pas les avoir toutes déclarées. Le 11 mai, excédé, n’en pouvant plus, Jérôme Laronze fuit son domicile pour fuir les contrôleurs. Repéré au bout de neuf jours, les gendarmes l’abattent de deux balles dans le dos, et d’une troisième au flanc… En 2025, l’instruction de l’affaire n’est toujours pas bouclée (1)…

Élise Fontenaille bâtit sa fiction sur de nombreux détails avérés dans la réalité. Par exemple, la cheffe de la délégation de la DDPP était bien une cheffe, son comportement et celui de son administration relevait bien du harcèlement et de la morgue contre l’agriculteur hors les clous. Mais la fiction a sa propre cohérence, elle nécessite la construction d’une distance d’avec le réel pour mieux pénétrer la logique des faits. Julien Vauquier remplace Jérôme Laronze, Elen Rivière, la fugueuse n’existe pas. Ainsi, au début, Julien de la Révolte prend une allure de conte, avec cette jeune fille qui arrive par hasard, déboussolée, dans une ferme hors du temps avec un fermier hors des normes.

Le roman prend alors l’allure d’un récit d’apprentissage, la jeune Elen Rivière devient peu à peu fermière, bénéficiant des conseils de l’éleveur solitaire et de ses amis écologistes anti-productivistes. Le lieu se fait utopique, des règles neuves y sont expérimentées, des relations humaines souveraines s’y construisent. Hymne à la nature, le récit est aussi une ode à la littérature capable de pénétrer le cœur des humains, de saisir les nécessaires liens de sympathie totalement réfractaires aux relations d’intérêts et de profit. L’écriture est précise, comme toujours chez Fontenaille. Le rythme des phrases est abrupt, les paragraphes ficelés, alors qu’un art exceptionnel de l’évocation se fait enveloppant, tendu sur la corde d’un suspense savamment orchestré.

Philippe Geneste

Note : (1) Plusieurs sites relatent l’affaire dont : https://fr.wikipedia.org/wiki/Affaire_J%C3%A9r%C3%B4me_Laronze. et https://larotative.info/jerome-laronze-chroniques-et-etats-3390.html

 

05/10/2025

Réalité sociale et mystère villageois, réalité humaine et mystère de soi

VIGNOLLE François, GUERRIER Vincent, Albertine a disparu, dessin et couleur Vincenzo BIZZARI, Glénat, 2025, 144 p. 25€

L’album volumineux de Guerrier, Vignolle et Bizzari puise sa motivation dans un fait divers dont les trois artistes réalisent une transposition en bande dessinée. L’effet de réel est impliqué par le sujet, la connivence avec le roman policier se dessine par l’énigme soulevée. Enrichi par le travail d’invention du scénario et la créativité du dessin et des couleurs, le fait divers prend une dimension générale, qui ne se rapproche pas du mythe mais d’une épopée des temps modernes de la vieillesse. Toute la force des auteurs est dans leur capacité à inventer une écriture du réel qui en perce la surface pour interroger une problématique sociale majeure des sociétés occidentales contemporaines. Cette problématique est celle de la solitude dans laquelle le vieillissement tend à pousser les personnes jusqu’au décrochage de leur vie comme vie sociale et de leur personne comme membre d’un village, d’un groupe social, d’une famille. Et au fond de cette problématique, tapie en ses rets, veille celle de la mort, toujours repoussée hors de la vue, hors de l’empirie humaine, hors des discussions sociales.

Même si l’on suit l’enquête autour de la disparition d’Albertine, même si des indices sont dispersés de ci de là, l’enquête policière se retourne vers les villageois et donc les lecteurs, pour initier une enquête sur l’isolement des personnes âgées. Elle pointe du doigt l’écart entre l’idéologie courante (il fait bon vivre à la campagne, tout le monde se connaît) et la réalité du fait divers transposé. L’album dit l’expérience de l’exclusion par l’oubli, celle des troubles provoqués par la forme individualisée des vies. Il développe l’expérience familiale prise entre sa fonction de conservatisme social, pilier de l’ordre bourgeois, et le délitement intérieur suscité par l’égonomie galopante des sociétés occidentales.

Dans Albertine a disparu, les clichés sont mis à l’épreuve, et avec eux les calmants sociétaux qui endorment les consciences et déforment le réel des environnements de vies. Les ragots et commérages entonnent leur rengaine, la haine sourde, les pulsions de mort, les règlements de compte, s’insinuent dans la brèche du fait divers où ces sentiments troubles trouvent leur autorisation à s’exercer. Ainsi se déploie insidieusement la sanction sociale à l’encontre d’une personne, d’une famille, d’un groupe humain. Par son personnage principal, typiquement issu du monde de la BD et du fanzine, le vernis social qui entoure le vieillissement s’écaille peu à peu, sans pour autant mettre à découvert la cloison de la vérité. C’est là travail de lectrice et de lecteur. Mais nul doute qu’à travers le peuple du fait divers se dessine une sociologie et une psychologie sociale du monde contemporain. L’album y apporte ses traits, ses couleurs et ses mots. Les dialogues puisent dans les conversations quotidiennes bien de leurs répliques et fragments de répliques. Et, richesse supplémentaire, l’album n’occulte pas le rôle de la presse dans la ferveur contemporaine pour l’élucubration sensationnaliste de ce qui touche au désordre social et que signale les drames survenus au sein des gens du peuple.

Albertine a disparu n’est pas un album à thèse, comme il existe des romans à thèses, mais il est un récit qui se fait réceptacle des interrogations sociales qui surgissent du tréfond de la conception politique de la vieillesse. Apparaissent alors nombre d’émotions négatives qui, très vite, s’emparent des curiosités divertissantes pour rappeler les normes et les interdits grâce auxquels la société peut vivre en paix.

 

LEDUC, Émilie, La Soupe au lait, éditions Monsieur Ed, 2025, 64 p., 21€

Le récit de Cécil, un être timide, solitaire et volontiers asocial, voit sa vie perturbée par un oiseau bavard, insistant, amical, blagueur, et surtout fabulateur.

Dès lors la bande dessinée quitte la description de la vie repliée sur lui-même de Cécil pour observer son comportement face à l’intrusif oiseau de fables. Grincheux, séduit, attentif, Cécil reprend vie parmi les autres, avec les autres et grâce aux autres. Mais lui aussi partagera sa vie, lui aussi créera de l’attention, de l’écoute, lui aussi saura être dans l’offrande. La Soupe au lait est un récit de la renaissance à moins que ce ne soit une allégorie de la vie humaine.

Que peut, aujourd’hui, dans un monde en guerre, la littérature ? Émilie Leduc donne sa réponse pour les enfants de six ans à qui on lit l’histoire, dès 7 à 8 ans si l’enfant est seul car, sans qu’il y ait beaucoup de textes, il y en a quand même. Le graphisme nonsensique d’Émilie Leduc, le jeu des couleurs variées, douces bien que vives, la fantaisie de l’ordonnancement en cases de la bande dessinée chassent tout ennui et stimulent sans cesse la curiosité de l’enfant pour l’histoire à venir.

Allégorique, le récit n’en est pas moins livré avec la simplicité des composants propres à l’histoire. Ici les métaphores, les comparaisons s’offrent à travers les personnages dessinés, les couleurs et les transformations corporelles de Cécil, si bien que l’enfant ne perd pas pied. Il ne perd pas pied, non plus, parce qu’Émilie Leduc utilise, entre autres techniques, les crayons de couleur, ce qui parle aux enfants. Et pourtant, c’est bien un sens figuré couvrant l’ensemble de l’album qui se construit et se construit par la lecture y compris celle visuelle des dessins.

Ajoutez, à l’intérêt propre de la création littéraire, le soin éditorial apporté, tranche en tissu, livre relié, papier épais, mat légèrement granuleux. Un beau livre.

Philippe Geneste

28/09/2025

Au cœur de la relation humaine, au cœur des rapports sociaux, Art et Langage

L’art est fabrication

MORGAND Virginie, Artistes !, illustrations de LE MOINE, Laetitia, éditions Dada, 2025, 46 p. 16€

Voici, dans la collection « Le Musée de poche », un ouvrage documentaire sur l’art, qui oscille entre imagier, documentaire, livre pratique. La sculpture, la peinture, le cinéma, l’architecture, la couture, le street-art, le design, la calligraphie, la photographie, l’illustration, sont les arts présentés. Ils le sont tous en deux temps : une double page expose les outils et comme une devinette, on peut demander à l’enfant de quel art il va s’agir ; une seconde double page présente le métier correspondant. Par exemple, l’éponge, la spatule en métal, la gradine, la gouge, le maillet, une branche, une estèque, un fil de coupe en métal, un compas droit, un compas d’épaisseur, une paire de gants, des cailloux, un ébauchoir, une pelle, une mirette, une pomme de pin, sont exposés et désignés avant que la page se tourne sur le métier de la sculptrice ou du sculpteur. Et pour les dix arts présentés, la richesse des instruments et outils est similaire. Le livre est donc dense par la découverte des outils. Ce côté pratique d’une certaine façon mais aussi documentaire de l’ouvrage en fait tout son intérêt ; la couverture fortement cartonnée, les pages épaisses, les couleurs tranchées et vives, donnent du plaisir à s’y plonger. Pour chaque métier, d’autre part, les autrices proposent une définition qui se distingue de celle convenue, en proposant aux enfants d’aller plus loin dans leur connaissance ou dans leur exploration du monde qui les entoure. Bien sûr, il y aurait grand intérêt à ce que l’enfant (le livre peut se lire du bas âge à 8 ans, voire plus si on en fait un livre pratique) puisse accéder à nombre des outils mentionnés et, pourquoi pas, puisse aussi s’essayer à certaines créations. Le livre devient alors une ressource pour les éducatrices et éducateurs de jeunes enfants, pour les centres aérés, les colonies de vacances, les écoles… Un livre riche.

Commission Lisezjeunesse avec Philippe Geneste

 

Pour les professionnels de l’enfance et de l’éducation

BLÈS Marie-France, À Coups d’éclats : la violence verbale et ses expressions. L’adulte, le bébé et la clinique, Paris, L’Harmattan, 2025, 291 p., 31€

Voici un livre qui intéressera les cliniciens, les pédagogues, les parents, les éducateurs et nombre de professionnels de la santé et des services sociaux. Marie-France Blès est clinicienne qui s’est donné pour tâche dans ce livre d’analyser les figures verbales de la violence, c’est-à-dire des tours de langage motivés par l’intention de nuire ou de blesser, de rabaisser ou de faire du mal, de détruire : impolitesse, mots grossiers, juron, injure, menace, insulte. Et cela se rencontre dans tous les peuples du monde, mais avec des variantes sociales et psycho-sociales. La violence verbale est aussi présente dans la sphère politique. Par exemple, le président Macron a érigé la violence verbale en normalité d’adresse aux classes populaires, si bien que la violence est un marqueur de sa personnalité autoritaire. Dans la société, la violence verbale accompagne les actes de cruauté, de maltraitance, d’agressivité, d’hostilité, elle est au cœur d’intention offensante, destructive ou d’anéantissement, enfin brutalité et coup s’appuient généralement sur elle.

Dans tous les cas, la violence est un rapport et son analyse ne peut être que l’analyse d’une interaction, un mode de rapport à l’autre. La violence verbale est souvent le truchement d’une justification motivante de l’acte. Avec l’insulte, par exemple, le locuteur vise à réduire l’interlocuteur à un « trait dévalorisant » (p.77).

Le livre de Marie-France Blès ne s’en tient pas là. Elle analyse aussi les formes somatiques de la violence chez les tout petits et les petits. « Les pédopsychiatres précisent que la violence serait “normale chez l’enfant avant l’âge de trois ans dans un mouvement de vie et de survie” et pour “sauvegarder la sécurité narcissique” dès lors que “tout objet externe” est vécu “comme dangereux” » (p.240) ; la violence est aussi présente dans le processus d’apprentissage du rapport aux autres, aux interdits et l’adulte joue là un rôle important. Enfin, dans une courte partie, la clinicienne brosse un état des lieux de l’usage du juron, du mot grossier, de l’insulte etc. dans le milieu de la clinique et chez des patients.

Philippe Geneste

 

 


21/09/2025

Terre et toile ou la fabulation de l’art

DOOREN Edith van, Mémoires minérales, CotCotCot éditions, 2025, 24 p. 10€90

Cet ouvrage peut être un album de petit format, un album de poche. Il peut être un conte, dont la formule inceptive « Ça se passerait » semble le pendant du Il était une fois. Mais le livre peut être aussi une suite poétique où texte et aquarelles s’abouchent en une propédeutique à la narration. Le titre lui-même laisse ouvert le choix du genre auquel rattacher Mémoires minérales. En effet, le pluriel du substantif du titre semble orienter vers une lecture séparée de chaque texte et de l’image qui l’accompagne, quand le texte occupe la page de gauche et l’image la page de droite, mais d’autres fois, c’est le texte qui accompagne l’image. Il se crée ainsi, non pas un brouillage de l’énoncé global mais une invitation à traverser les vecteurs de la fonction sémiotique (écriture, peinture et dessin). Nous y reviendrons.

Nous avons parlé de propédeutique à la narration, cela mérite quelque explication. Tout le texte est écrit au conditionnel présent. Ce temps est en conformité avec l’histoire qui vient mais qui encore n’est point advenue. C’est une histoire qui n’est pas formée, qui se forme, ou mieux dont la forme est en surcharge d’hypothèses. Et celles-ci s’offrent à l’interprétation. L’éditrice parle de « songe », on pourrait aussi parler de fabulation. Une histoire est un à venir qui se livre à la sagacité de qui la lit. Il faut au lecteur retenir en son esprit les hypothèses de sens qu’il construit, page à page, par l’interaction du dessin, des peintures évanescentes, et du texte, par l’entrecroisement de ce qui se donne à voir et de ce qui se donne à imaginer dans les propositions qui se nouent et s’enchaînent.

L’album d’Edith van Dooren semble, à chaque double page, proposer un énoncé pictural et scriptural, disons picto-scriptural, à la reflexion du lectorat, participant actif de la constitution de l’histoire. Et, depuis l’interprétation livrée en réponse, la lecture se poursuit tout autant que l’écriture reprend sa marche. Mais c’est toujours comme si l’énoncé picto-scriptural du livre allait au-devant de la réponse interprétative de son lecteur. En même temps, la double page tournée, cet énoncé peut réorienter la réponse interprétative qui ne cesse d’évoluer, aux confins de ce monde hypothétique qui se propose plus qu’il ne s’affirme. 

L’album propose de toucher à la radicalité du sens, si on accepte de nommer ainsi le moment inorganique de toute histoire, le moment où elle reste à naître puis les moments où, rassemblant des matériaux épars, elle se constitue peu à peu. Mémoires minérales serait alors un avant-texte de toute histoire où le merveilleux se poserait en horizon d’attente. Les métamorphoses qui surviennent plaident en faveur de cette interprétation, tant au niveau du dessin que des jeux rhétoriques (métaphores). Pourtant, voici que s’installe le vraisemblable romanesque de la rencontre amoureuse… somme toute, alpha et oméga de la littérature occidentale… À quel horizon s’accrocher ? Difficile à dire, sinon conseiller de revenir au conditionnel du texte, cette hypothétique fiction figurée, avec insistance, par la morphologie verbale : l’histoire élaborée par la lecture est une histoire à venir mais non advenue, toujours en horizon d’attente. Les amoureux qui se retrouvent « pour ne rien se dire » jouissent aussi comme les lectrices et lecteurs de l’horizon silencieux de la fabulation d’art. 


FAUCONNIER, Cézanne, sur la route de Cézanne, dessin et couleurs ARÉ, Glénat, 2025, 56 p. 15€50

Comment présenter la biographie d’un peintre au jeune lectorat (à partir de 11 ans) ? Dans cette bande dessinée, Fauconnier imagine une structure fondée sur la mise en abyme. Un peintre amateur, de la région d’Aix-en-Provence, et suite à la perte de son fils, s’enferme dans une compulsion de peinture sur les pas de Cézanne à qui il voue un culte. Arrive de la région parisienne, une famille monoparentale, une mère et sa fille, qui loue une maison à la sortie d’Aix vers le Tholonet. Le Tholonet, c’est le chemin de Cézanne qu’il empruntait pour peindre la montagne Sainte-Victoire.

Comme Cézanne, la petite fille de 11 ans subit le harcèlement scolaire de par ses origines et son goût du dessin et de la peinture. Elle va se nouer d’amitié avec le peintre amateur, le vieil homme silencieux mais prodigieusement fascinant quand il raconte la vie de Cézanne. Voilà le schème installé de la biographie dessinée. Aré joue d’une proximité des formes, couleurs et lumières de la peinture de Cézanne, pour envelopper le jeune lectorat dans une atmosphère, une ambiance propice à ce qu’il assimile la leçon d’une vie peu ordinaire. Comme c’est le vieil homme qui raconte, la biographie est allégée des sources que, normalement, elle doit décliner. Ce schème est celui de la biographie classique contant le roman d’une vie. Le scénariste choisit des « événements d’intérêt humain » qu’il monte en « unité d’une même action » (1). Le mouvement de la biographie, que l’auteur constitue, est celui de l’arrachement du personnage (Cézanne) à l’histoire et à la société. L’évocation de l’amitié de Cézanne avec Zola ne trouble pas ce schème mais l’agrémente d’une touche culturelle supplémentaire. C’est le mouvement individualisant de la biographie, celui qui préside, en général et classiquement, au genre. La fin de la vie de Cézanne, son œuvre complet, y « tient pour la vérité du commencement » (2).

Le discours de Fauconier est monosémique, édifiant une vie en destin. Il est servi par la magnificence des illustrations d’Aré. L’album est efficace car le jeune lectorat s’identifie ou au moins épouse durant la plus grande partie de l’histoire les sensations et sentiments de la jeune héroïne de 11 ans (ce n’est qu’à la fin qu’on la retrouve adulte, ayant trouvé une profession en lien avec sa passion de la peinture). Surtout, l’intelligence du scénario permet d’embarquer le lectorat dans l’histoire de la jeune héroïne, traitant ainsi la biographie de Cézanne sans la lourdeur d’un document soumis à vérification des références. Cézanne, sur la route de Cézanne est d’abord une fiction et ensuite se recouvre d’une biographie. Nul doute que les bibliothèques des écoles primaires et les centres de documentation et d’information auront à cœur de proposer le livre dans leurs rayons.

Philippe Geneste

(1) Bia, Joseph, « Persistance de la biographie », Le Discours social, cahiers de l’Institut de Littérature et de Techniques artistiques de masse, n°1, août-septembre 1970, pp.23-32 – p.35 ; (2) Sartre, Jean-Paul, Les ot, Paris, Gallimard 1980 (1ère éd. 1964), 215 p. – p.169.

 


14/09/2025

Par l’humour

L’humour est très présent en littérature de jeunesse. Parfois, c’est l’effet de l’univers naïf proposé par les auteurs et autrices qui le provoquent. Quoi qu’il en soit, l’humour permet d’aborder des domaines divers, parfois difficiles d’accès au lectorat visé. C’est pourquoi on peut le rencontrer dans l’album, bien sûr, afin de renforcer la joie de lire, mais aussi dans la bande dessinée, il y est même inscrit à ses origines, ou encore le documentaire.

 

Gazzellini, Adriano, Le Pélican, Kaléodoscope, 2025, 40 p. 14€50       2039 signes

L’album est le genre le plus inventif du secteur du livre pour la jeunesse. Les innovations s’y succèdent et s’y ancrent, si bien que plus la lecture est accompagnée, plus elle oriente les enfants vers une mise en regard des albums entre eux. Certes, les petits enfants ne jouent pas consciemment de l’intertextualité et certes, aucune (à notre connaissance et nous apprécierons tout démenti à cette affirmation) étude auprès d’enfants n’a été menée sur la question. Toutefois, il est certain que l’accoutumance de l’enfant aux albums ne peut que forger son éveil à des situations similaires, à des tonalités convergentes, à des compositions qui se croisent.

Le Pélican est un récit animalier autant qu’un récit à orientation réaliste. Sa spécificité est, en croisant ces deux caractères, d’ouvrir l’univers créé au surréalisme (dans le manifeste du 27 janvier 1925, les surréalistes ne parlaient-ils pas de forger « un moyen de libération de l’esprit et de tout ce qui lui ressemble » ?). C’est souvent que le surréalisme s’immisce dans le genre, de l’album, perpétuant cette école poétique (picturale aussi, mais dans une bien moindre mesure). Les dessins d’Adriano Gazzellini sont essentiellement réalistes mais d’un réalisme naïf qui glisse vers l’humour, appuyée qu’ils sont par le motif de l’histoire. Mais cette naïveté est trompeuse : les points de vue changeant, la géométrie de la composition des planches, le jeu des plans relèvent d’un art savant.

L’inouï de la situation centrale, un pélican qui se niche dans la chevelure abondante et bouclée de Madame Marceline, introduit l’humour en même temps qu’autour d’elle se structure l’intrigue.

Le jeune lectorat rit, rit de Madame Marceline, rit de la posture du pélican, planche après planche, s’amuse de la situation suffisamment pour accompagner la révolte de l’héroïne-nichoir de pélican. Le coup de théâtre, qui est un coup de colère, va renverser la situation introduisant une morale à la fable : l’excentricité dépend du jugement des autres et de nouvelles normes de coiffure, d’existence, de comportement social peut donc se transformer. Il suffit que la situation se reproduise… à bon jeune lectorat salut pour saisir ce dernier trait….

Philippe Geneste

LAHOCHE Salomé, Ancolie, Glénat, 2025, 128 p. 23€

Du scénario au dessin, Salomé Lahoche orchestre, assistée à la couleur par Thaïs Guimard, à l’ensemble de l’œuvre. Sa bande dessinée s’adresse aux filles et garçons en âge de préadolescence et d’adolescence, et peut être lue par de plus vieux. Il y est décrit la vie d’une sorcière reine des gaffes et qui est en passe de perdre son statut… Car le livre détaille savamment les règles de l’art et surtout de la corporation. Pour ne pas sombrer, Ancolie va alors fomenter une technique de « bonne » sorcière, venant enrichir la figure féministe d’une figure et anti-sexiste et sociale luttant contre les inégalités. Elle met au point, enfin, un sortilège de la compassion censé sauver le monde. Le dessin, très fanzine, est saturé de traits, de détails avec, en moyenne, un grand nombre de cases par planches et une multitude d’inventions graphiques. Le livre s’achève sur une utopie en bande dessinée muette.

Commission lisezjeunesse

 

TER HORST Marc, Prout, la planète se réchauffe ! illustratrice Yoko HEILIGERS, Milan, 2025, 32 p., 11€90

Parler du réchauffement climatique aux petits, à partir de 5 ans, n’est-ce pas une gageure ? L’illustration joue, ici, un rôle majeur pour rendre accessible et attrayant l’album de beau format. L’illustratrice joue de la stylisation et du réalisme, crée des montages judicieux et humoristiques, traite les images avec des couleurs sobres bien que contrastées, jouant avec les arrières fonds qui souvent réfèrent à une part du discours verbal sur eux surimposé.

Quant au texte, Marc Ter Horst n’arrive pas à introduire les problématiques dialogisantes. Son discours se cantonne alors à celui, officiel, cherchant à rendre crédible une lutte écologique contre le réchauffement climatique dans les conditions actuelles de l’économie capitaliste, en changeant, seulement, quelques critères. Ce discours parie sur la science. Par exemple, il est écrit qu’« il existe de plus en plus de solutions pour diminuer l’épaisseur de la couche de gaz », mais il n’est pas écrit que de plus en plus la planète s’enfonce dans l’intenable des pollutions en tous genres. L’auteur semble convaincu que la responsabilité du réchauffement climatique repose sur les individus (« Plus nous serons nombreux à agir, plus nous serons efficaces ») : mais peut-on faire l’impasse sur la discordance entre les pays riches qui polluent sans restriction pour conserver leur mode de vie et les pays pauvres ? Peut-on faire l’impasse sur la responsabilité première des États, des organismes internationaux et peut-on ne pas s’interroger sur les intérêts de qui ces derniers agissent ?

Alors, c’est sûr, parler du réchauffement climatique dans un album documentaire qui nécessite de l’argumentation, est une gageure quand il s’agit de s’adresser à de petits. Le problème est que la simplification efface la vulgarisation et risque à tout instant de tordre le cou à la vérité des faits.

Commission lisezjeunesse & Philippe Geneste

 

 


07/09/2025

Justesse biographique et liberté de création

PERNA Fabrice, Mercader. L’assassin de Trotsky, tome 1, dessin Stéphane BERVAS, couleur Christian Lerolle, Glénat, 2024, 56 p. 14€95 ; PERNA Fabrice, Mercader. L’assassin de Trotsky, tome 2, dessin Stéphane BERVAS, couleur Christian LEROLLE, Glénat, 2025, 56 p. 14€95.

La bande dessinée est un thriller autant qu’un roman d’espionnage traditionnel. Les dessins de Stéphane Bervas guident le lectorat vers ce dernier genre, dès les premières planches. Tout part d’un suicide apparent, puis des identités multiples du mort. L’identité est la première piste thématique générale poursuivie par le scénariste Fabrice Perna : Raymond, Jacques Mornard, Franck Jackson ou encore Ramon Mercader. Mais on n’est pas à Mexico en 1940, lieu et année de l’assassinat de Trotsky orchestré par le régime stalinien, mais à Prague en 1978.

Quel est donc cet homme suicidé, détenteur d’un manuscrit qui semble accréditer qu’il serait le fameux Mercader, ex lieutenant de milices en 1937 en Espagne, où il est recruté et formé comme agent des services secrets russes avec pour mission de tuer Trotsky ? On le sait, Mercader avait été envoyé à Paris, où il séduit Sylvia Ageloff. Celle-ci est une adhérente américaine de la Quatrième Internationale (constituée par les trotskistes), qui côtoie le vieux révolutionnaire.

Sont présents aussi dans la bande dessinée, les habitués de la villa-forteresse de Coyoacán dont le couple Rosmer, des communistes staliniens mexicains, la mère de Mercader, la communiste catalane Cardidad, le compagnon de celle-ci, Leonid Eitingon dirigeant du NKVD, les services secrets staliniens. Caridad entretient une relation manipulatrice avec son fils, qui lui est passionnément attaché, ce qui donne lieu à la part de fiction particulièrement aboutie de Perna à partir d’une interprétation psychanalytique…

Très documentée, l’œuvre de Perna et Bervas, colorée par Lerolle, rend compte de l’attentat échoué du 24 mai 1940, en traitant la thèse de l’auto-attentat à laquelle penche la police mexicaine. Leur œuvre présente enfin sobrement la séance de travail supposée entre Mercader et Trotsky dans son bureau, le 20 août 1940, où Mercader assassine Trotsky d’un coup de piolet.

La bande dessinée introduit aussi à la compréhension par Trotsky, de la bureaucratie stalinienne comme « la clique totalitaire du Kremlin qui s’appuie sur « les prétendants à la domination totalitaire »[1]. En mêlant récit historique et intrigue policière, Perna rend vivant un épisode sanglant de la contre-révolution stalinienne en URSS, particulièrement symbolique de par la personnalité de la victime. Perna crée des personnages non historiques pour personnages principaux. Le policier, Pavel, par exemple, qui veut découvrir les ressorts complets de l’affaire, est lui-même suivi par le KGB et les services secrets tchèques staliniens à l’époque. En mettant en avant des personnages fictifs, Perna insuffle une intrigue qui sollicite lecteur et lectrice. Perna joue aussi des pistes interprétatives où il se trouve en liberté de création. Ainsi, explore-t-il la relation de Mercader à sa mère, ébauchant une hypothèse psycho-affective à la source explicative de son acte. Mais l’hypothèse reste intelligemment à l’état d’hypothèse, le récit historique, alors relançant l’histoire. C’est ce va et vient de la fiction pure à l’accréditation historique des épisodes narrés et dessinés qui donne toute sa dynamique à l’œuvre. Lecture agréable, il s’agit aussi d’une lecture instructive mais aussi d’une lecture qui entretient une mémoire révolutionnaire contre le totalitarisme dont parlait déjà Trotsky, et dont l’actualité ne se dément pas, sous des oripeaux politiques très divers.

Philippe Geneste

Nota Bene : En complément de la bande dessinée, recommandons Broué, Pierre, Trotsky, Paris, Fayard, 1988, 1105 p. ; Broué, Pierre, L’Assassinat de Trotsky, Paris, éditions Complexe, 1980, 192 p.

 Note

[1] Trotsky, Léon, Œuvres, juin 1940- août 1940, tome 24, publiées sous la direction de Pierre Broué, introduction et notes de Pierre Broué, Paris, 1987, Publications de l’Institut Léon Trotsky401 p. – p 313.