Les manifestations contre l’impunité des patrons et dirigeants de l’industrie agro-alimentaire de la France outremarine se sont multipliées ces derniers mois. Une bande dessinée permet de comprendre l’émotion suscitée par ces décisions de justice qui sont en passe d’absoudre de toute responsabilité des méthodes industrialo-agricoles qui ont causé et causent encore la mort de milliers de personnes, travailleurs de la banane ou non… :
OUBLIE
Jessica, Tropiques toxiques. Le scandale du chlordécone,
dessins de Nicolas GOBBI, couleur Kathrine AVRAAM, photographie Vinciane
LEBRUN, éd. Les Escales-Steinkis, 2020, 240 p. 22€
Guadeloupe, Martinique,
l’économie de la banane, voilà ce dont parle cette bande dessinée. Et pour en
parler, Jessica Oublié part des travailleurs et travailleuses de la banane, des
conditions de sa production avec l’usage intensif, de 1972 à 1993 où il fut
interdit, du chlordécone, un pesticide. Aujourd’hui, le voile se lève sur les
conséquences sanitaires engendrées par l’âpreté du gain des capitalistes :
cancers, scandale environnemental et la chaîne des responsabilités sous-jacente
à la validation des profits. Le livre est une enquête journalistique fouillée
qui part de la pollution de l’eau, des sols et des ravages sur les corps des
antillais ; une enquête tendue vers la recherche des solutions pour
aujourd’hui et demain. La rigueur du scénario que suit le travail graphique de
Gobbi et Avraam trouve un point d’appui dans la présence de la photographie
documentaire de Lebrun. Le lectorat suit les polémiques, les argumentations des
avocats, des prolétaires, des propriétaires, des politiques, des scientifiques,
des industriels et leurs experts, et découvre l’ampleur du désastre écologique,
c’est-à-dire humain et naturel. Les effets sont connus depuis les années 1990
mais le premier plan chlordécone du gouvernement français date de 2008 et en
2018 la députée de Guadeloupe Hélène Vainqueur-Christophe dépose un projet de
loi visant la création d’un fonds d’indemnisation des victimes du chlordécone
et du paraquat en Guadeloupe et Martinique C’est une œuvre foisonnante et
informative, augmentée de notes, d’un glossaire des sigles et d’une
chronologie.
*
Alors que les USA
sont ébranlés par le procès du policier ayant tué George Floyd, voici un
ouvrage qui rappelle la longue marche de la lutte contre le racisme de l’Etat
américain, une marche en cours et loin d’être achevée, un jeune noir ayant
trouvé la mort à Chicago, à nouveau sous les balles d’un policier… :
FONTENAILLE Élise, Les 9 de Little Rock, oskar, 2019,
85 p. 9€95
« Le 4 septembre 1957,
neuf adolescents afro-américains intègrent le lycée huppé de Little Rock dans
l’Arkansas », un établissement réservé aux blancs. Central High. Menaces
de mort, menaces de lynchage, dans une Amérique ségrégationniste et raciste
affluent. La ville sous l’autorité du gouverneur démocrate Faubus (1) s’allie
aux suprématistes blancs et au Ku Klux Klan et au racisme militant des mères
blanches.
Soutenus par Daisy Bates et son
mari qui font paraître le journal Arkansas State Press, par les
antiségrégationnistes, par Martin Luther King, les lycéens noirs, six filles et
trois garçons tiennent bon, le tout dans le strict respect du principe de
non-violence, parce que « la violence est une faiblesse ».
Devant la mobilisation qui
s’amplifie en faveur des 9 de Little Rock, même Louis Armstrong, peu enclin à
s’engager d’ordinaire, les soutient. Le président Eisenhower se voit alors
contraint d’envoyer l’armée pour protéger les 9 élèves. Mille deux cents
soldats de la 101e division de larmée US débarquent à Little Rock.
Les élèves feront leur année dans des conditions épouvantables, éprouvantes.
Mais ils iront au bout.
Les
9 de Little Rock est un roman de la déségrégation, qui fouille les
ressorts psychologiques collectifs poussant des êtres à devenir les porteurs
d’une cause, au risque de leur vie et de leur équilibre tant ils subissent
d’humiliations. Il fait la genèse de ce qui va devenir un mythe de
l’anti-ségrégationnisme : le mythe cette figure qui donne énergie et
courage aux opprimés.
Le récit d’Élise
Fontenaille repose sur un dispositif d’écriture particulier. Son écriture
évite les effets de style pour livrer des énoncés déclaratifs qui frappent par
leur juxtaposition. La narration est presque brutale. C’est que la fiction
documentaire assume une fonction performative. Si on compare Les 9 de
Little Rock avec Dorothy Counts : affronter la haine raciale
(2), roman qui se déroule aussi en 1957, mais en Caroline du Nord et qui
raconte l’entrée au lycée d’une adolescente noire, on peut constater que
l’autrice semble porter une attention particulière à éliminer tout ce qui du
style pourrait nuire au relevé constatif des faits. Élise Fontenaille
n’est-elle pas en train d’imposer par son œuvre la fiction documentaire comme
une modalité nouvelle du réalisme en littérature ?
Philippe Geneste
(1)
Immortalisé par
la chanson de Charlie Mingus : Fables of Faubus, (voir aussi l’album de
1959, Mingus ah um) où on entend : « Ne les laisse
pas nous flinguer,/ Ne les laisse pas nous poignarder !/ Plus de swastikas !
plus de Ku Klux Klan !/ -Cite-moi quelqu’un de ridicule, Danny !/ -Le
gouverneur Faubus !/ Pourquoi c’est un malade ridicule ?/ -Il
n’autorise pas [les jeunes noirs] à intégrer les écoles [blanches]/-Alors c’est
vraiment un abruti ».
(2)
Premier roman d’Elise
Fontenaille par chez oskar.
Nota
Bene : Toujours disponible, WLODARCZYK Isabelle, COERHÄTI Hajnalka, Des
Blanches et des noires. Pas de pause dans la ségrégation, oskar,
collection Mes albums de l’histoire, 2016, 43 p. 12€ :
l’ouvrage commence par l’histoire en image du premier concert de Nina Simone, à
10 ans, où ses parents sont priés de quitter la salle parce que noirs. Les
treize pages qui suivent relatent l’histoire de la ségrégation aux États-Unis,
expliquent la place de la musique, développent les résistances et leurs
différentes modalités de manifestation. Un livre toujours essentiel pour les
9/11 ans.
*
Les femmes luttent
pour la reconnaissance de leurs droits, pour l’intégrité de leur corps, pour
leur liberté de s’exprimer et de vivre. La littérature de jeunesse depuis
longtemps a épousé certains combats des femmes, non sans quelques travers
normatifs :
CHARLES
Nathalie, Salomé et les femmes de parole, Rageot, 2019, 192 p. 12€90
Le livre nous a un peu déçu.
C’est une composition qui permet de faire le tour de femmes illustres, de
vanter la parité, de tenir un discours sur l’égalité des sexes par la preuve
des actes héroïques ou notoires de figures féminines historiques. Nous nous
sommes crus dans un cours d’éducation morale et civique (EMC) et c’est ça qui
nous a déçu. Bien sûr, on a tous et toutes appris des choses, mais pourquoi
toujours parler des héroïnes estampillées par l’histoire nationale ? Les
femmes c’est nos mamans, c’est plein d’autres personnes qui se battent chaque
jour. Le livre magnifie de grands combats réalisés, ne faudrait-il pas
magnifier les petits combats, ceux qu’on ne voit pas dans la vie minuscule des
gens du peuple oubliés par l’EMC scolaire ?
Commission lisez jeunesse