SERVANT Servant, Esprits d’enfance, WISNIEWSKI Gaya, rouergue, 2025, 144 p. 17€50
à
Élisabeth Bing et Bruno Duborgel
Voici
un livre pour les petits lecteurs, les enfants de l’école primaire. C’est un
livre magnifique, édité avec grand soin, une couverture en relief, une grande
abondance d’illustrations en couleurs directement accessibles aux enfants. Le
travail à la peinture et, sauf erreur de notre part, au fusain, épouse
étroitement la thématique du livre. La succession des illustrations liées à la
maison de la grand-mère suscite une narration renforçant l’unité du propos et
portant le personnage narrateur Esteban et sa petite sœur, personnage
illustratrice Gayouchka, au rang de piliers d’un récit cohérent.
L’objet
du livre est d’évoquer vingt-et-une créatures que tout un chacun a pu créer au
cours de sa vie, soit dans une situation de peur, d’angoisse, d’exaltation,
d’élan vers l’autre, de tristesse, de comique en société, etc. Les
auteurs du livre défendent ce droit à imaginer, comme un droit à vivre et de
vivre en paix avec ses rêves. L’ouvrage évoque des esprits tous associés à
quelque génie, celui de la baignoire, du jeu du feu, de l’invisible, de
l’humeur, de la créativité, des prédictions du goût, de la raison etc.
Phénoménisme,
animisme, magie, sont présents puisqu’ils gouvernent la représentation du monde
des enfants. Car le livre est un appel à libérer l’enfance, il est une défense
de l’imaginaire, une exhortation faite à la société pour qu’elle retrouve ses
esprits et cesse de mécaniser les rapports humains, de les médier par des
écrans, des activités programmées et planifiées ; L’esprit n’est libre que
s’il sait vagabonder, que s’il en a l’opportunité. Alors, l’enfant s’attarde
aux choses minuscules, aux faits banals, aux êtres qui passent, aux rencontrent
que se font. La production imaginaire devient une offrande à la vie humaine, à
soi comme aux autres et accueillir les créations enfantines devient un enjeu de
socialisation pénétrée de respect.
Vibrant
à l’onirisme, au rêve, à la fantaisie, à la fabulation, l’esprit enfantin joue
l’accordeur des sentiments, des émotions, des réflexions. Laisser libre
l’enfant dans cette conquête du continent imaginaire pour qu’il sache dans sa
vie nouer les liens avec l’au-delà des apparences, celles des cœurs, des corps,
des situations, des objets.
Le
livre suppose que l’enfant ensemence le monde de figures, que l’expérience a
suscité au cœur de sa mentalité. Et l’enfant, qui rêve, les organise en mythes
personnels. Il se crée un cabinet des curiosités fabulées dont les
chuchoteurs d’histoires, les crapauds de Bonaventure, boud’bois,
l’ombre des toilettes, les charivaris, le lapin blanc, la vieille
maison, le dessin-ciel, l’arbre qui pleure, le placard
grinçant, soukapat, croque-chaussette, doudou… sont
les visiteurs et visiteuses, actrices et acteurs dans un bal à rêves.
L’harmonie
de cet univers est si fragile que le livre de Stéphane Servant et Gaya
Wisniewski tourne au manifeste pour l’imaginaire contre les tendances de notre
société à le subordonner au préfabriqué, à le conditionner à des marchandises,
à l’exténuer dans la reproduction de clichés, à le diluer dans l’ornementation
démotivée, à le déraciner de son terreau d’enfance pour le planifier par des
programmes pour la jeunesse. Esprits d’enfance est une invitation
passionnée faite aux enfants pour qu’ils explorent leur imaginaire, prospectent
dans les recoins de leurs inventions mentales, acceptent les lois des rêves,
rencontrent l’inexprimé de leur corps et de leur esprit. L’humain se prépare
dans cet accordage de l’enfant à son imaginaire. La faculté de connaissance s’y
construit, y puise aussi de son pouvoir. Le travail de l’imaginaire mène le
petit d’homme vers le monde et vers sa personne, tâche éducative qu’il
conviendrait de prendre au sérieux, c’est-à-dire de ne pas enfermer le
connaître dans des grilles de compétences.
« Renseigner
l’homme sur lui-même constitue, dès l’enfance, une tâche éducative par
excellence » disait Bruno Duborgel (1), Esprits d’enfance
en propose une voie réalisatrice.
Philippe
Geneste
(1)
Doborgel, Bruno, Imaginaire et pédagogie, de l’iconoclasme scolaire à la
culture des songes, préface de Gilbert Durand, Paris, le sourire qui
mord, 1983, 480 p. – p.419.